Cour constitutionnelle
Arrêt n° 100/2023
du 22 juin 2023
Numéro du rôle : 7838
En cause : la question préjudicielle relative aux articles 105 et 106 de la loi du 28 décembre 2011 « portant des dispositions diverses », posée par le Tribunal de première instance de Flandre occidentale, division de Bruges.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges T. Giet, M. Pâques, T. Detienne, D. Pieters et S. de Bethune, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 13 juillet 2022, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 19 juillet 2022, le Tribunal de première instance de Flandre occidentale, division de Bruges, a posé la question préjudicielle suivante :
« Les articles 105 et 106 de la loi du 28 décembre 2011 portant des dispositions diverses (calcul des pensions du secteur public) (publiée au Moniteur belge du 30 décembre 2011, quatrième édition) violent-ils les articles 10, 11 et 23 de la Constitution, en ce qu’ils traitent de manière identique, d’une part, la catégorie des personnes qui ont atteint l’âge de 50 ans au 1er janvier 2012 et qui bénéficieraient d’une pension plus élevée s’il était tenu compte d’un traitement de référence égal au traitement moyen des dix dernières années de la carrière et, d’autre part, la catégorie des personnes qui ont atteint l’âge de 50 ans au 1er janvier 2012 et qui bénéficieraient d’une pension moins élevée s’il était tenu compte d’un traitement de référence égal au traitement moyen des dix dernières années de la carrière, de sorte qu’ils traitent ainsi de manière identique des personnes se trouvant dans des situations différentes ? ».
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me E. Jacubowitz, avocat au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire.
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Par ordonnance du 26 avril 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs S. de Bethune et T. Giet, a décidé que l'affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins que le Conseil des ministres n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendu, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 17 mai 2023 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 17 mai 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Frank Derijnck, partie demanderesse devant la juridiction a quo, a travaillé en qualité de fonctionnaire à partir du 30 novembre 1981. À partir d’une date inconnue jusqu’au 31 décembre 2016, il reçoit une prime de développement des compétences.
Le 6 avril 2020, Frank Derijnck introduit une demande en vue d’être admis à la retraite à partir du 1er avril 2021. Par lettre du 8 avril 2020, le Service fédéral des Pensions l’informe que sa pension de retraite lui sera accordée à partir du 1er avril 2021. Par lettre du 28 octobre 2020, le Service fédéral des Pensions lui fait ensuite savoir que son droit à la pension a été fixé. Il ressort de cette lettre que sa pension est calculée sur la base d’un traitement de référence égal au traitement moyen des cinq dernières années.
Devant le Tribunal de première instance de Flandre occidentale, division de Bruges, Frank Derijnck introduit un recours contre cette décision de calculer sa pension sur la base d’un traitement de référence égal au traitement moyen des cinq dernières années. Il demande que sa pension soit calculée sur la base d’un traitement de référence égal au traitement moyen des dix dernières années, ce qui signifierait pour lui une pension plus élevée, eu égard à la prime qu’il a reçue jusqu’au 31 décembre 2016.
Par jugement interlocutoire du 13 juillet 2022, le Tribunal de première instance de Flandre occidentale, division de Bruges, estime qu’il y a lieu, avant de pouvoir statuer au fond, de poser à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1. Le Conseil des ministres considère tout d’abord que la question préjudicielle est irrecevable, dès lors qu’elle ne précise pas en quoi les articles 105 et 106 de la loi du 28 décembre 2011 « portant des dispositions diverses » (ci-après : la loi du 28 décembre 2011) violeraient l’article 23 de la Constitution.
A.2. Ensuite, le Conseil des ministres fait valoir que, contrairement à ce qu’indique la question préjudicielle, il n’y a pas d’identité de traitement de catégories de personnes différentes. Selon lui, l’article 106 de la loi du 28 décembre 2011 ne vise qu’une seule catégorie de personnes, à savoir les fonctionnaires qui ont atteint l’âge de 50 ans au 1er janvier 2012. Cette disposition prévoit pour tous ces fonctionnaires que le traitement de référence est encore fixé sur la base du traitement moyen des cinq dernières années de la carrière, et non sur celle du traitement moyen des dix dernières années de la carrière, ainsi que le prévoit l’article 105 de la loi du 28 décembre 2011.
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A.3. Enfin, le Conseil des ministres soutient que les articles 105 et 106 de la loi du 28 décembre 2011 ne portent pas une atteinte excessive aux droits à la pension. Il souligne que la modification du traitement de référence fait partie d’une réforme de plus grande ampleur qui a pour but d’aider à maîtriser le coût des pensions publiques.
Le régime transitoire applicable aux fonctionnaires qui ont atteint l’âge de 50 ans au 1er janvier 2012 a été introduit dans le but de ne pas toucher aux droits acquis ni aux attentes de la génération proche de l’âge de la retraite tel qu’il est prévu à l’heure actuelle. Sous cet angle, il va de soi, selon lui, que la pension des fonctionnaires qui ont atteint l’âge de 50 ans au 1er janvier 2012 est calculée conformément à leurs droits acquis et à leurs attentes. La circonstance que le nouveau régime est plus avantageux pour certains de ces fonctionnaires ne l’emporte pas sur le principe de la confiance. Selon lui, lors de l’élaboration de la législation en matière de pensions, le législateur ne saurait par ailleurs tenir compte de toutes les dispositions statutaires en matière de rémunération, prévues par les différentes autorités. Le Conseil des ministres conclut dès lors que la question préjudicielle appelle une réponse négative.
-B-
B.1.1. La question préjudicielle porte sur les articles 105 et 106 de la loi du 28 décembre 2011 « portant des dispositions diverses » (ci-après : la loi du 28 décembre 2011), qui font partie du titre 8 (« Pensions »), chapitre 1er (« Pensions du secteur public »), section 4
(« Calcul de la pension sur les dix dernières années de la carrière ») de cette loi.
L’article 105 dispose :
« Nonobstant toute autre disposition légale, réglementaire ou contractuelle, les pensions visées à l’article 38, 1° et 2°, de la loi du 5 août 1978 de réformes économiques et budgétaires et à l’article 80 de la loi du 3 février 2003 apportant diverses modifications à la législation relative aux pensions du secteur public, sont, à partir du 1er janvier 2012, calculées sur la base d’un traitement de référence égal au traitement moyen des dix dernières années de la carrière ou de toute la durée si celle-ci est inférieure à dix ans.
Par dérogation à l’alinéa 1er, si en application des dispositions en vigueur le 31 décembre 2011, une pension visée à cet alinéa aurait dû être calculée sur la base du dernier traitement d’activité ou d’un traitement de référence portant sur une période inférieure à cinq années, cette pension est alors, à partir du 1er janvier 2012, calculée sur la base d’un traitement de référence égal au traitement moyen des quatre dernières années de la carrière ou de toute la durée de celle-
ci lorsqu’elle est inférieure à quatre ans.
Le Roi est chargé d’adapter les différentes dispositions légales pour les mettre en concordance avec les dispositions de l’alinéa 1er.
Les alinéas 1er à 3 ne sont pas applicables au montant minimum garanti visé à l’article 121
de la loi du 26 juin 1992 portant des dispositions sociales et diverses.
Lorsque le montant de la pension calculé sur la base du traitement moyen des dix dernières années de la carrière ou de toute la durée de celle-ci si elle est supérieure à cinq ans mais inférieure à dix ans, est inférieur au montant minimum garanti pour un retraité isolé, visé à l’article 120 de la loi du 26 juin 1992 portant des dispositions sociales et diverses, la pension
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est recalculée sur la base du traitement moyen des cinq dernières années de la carrière, sans que le nouveau montant de la pension puisse excéder le montant minimum garanti précité ».
L’article 106 dispose :
« L’article 105 entre en vigueur le 1er janvier 2012. Toutefois, cet article n’est pas applicable aux personnes qui, au 1er janvier 2012, ont atteint l’âge de 50 ans ou, s’il s’agit d’une pension de survie, lorsque l’ayant droit ou un des ayants droit a atteint cet âge au 1er janvier 2012 ».
B.1.2. Les dispositions en cause modifient, dans le régime des pensions de retraite et de survie, le traitement de référence sur lequel la pension est calculée. À partir du 1er janvier 2012, les pensions du secteur public sont en principe calculées sur la base d’un traitement de référence égal au traitement moyen des dix dernières années de la carrière ou de toute la durée de la carrière si celle-ci est inférieure à dix ans (article 105, alinéa 1er, de la loi du 28 décembre 2011), et non plus sur la base d’un traitement de référence qui est en principe égal au traitement moyen des cinq dernières années de la carrière ou de toute la durée de la carrière si celle-ci est inférieure à cinq ans (article 8, § 1er, alinéa 2, de la loi générale du 21 juillet 1844 sur les pensions civiles et ecclésiastiques).
Ce nouveau régime n’est toutefois pas applicable aux personnes qui, au 1er janvier 2012, ont atteint l’âge de 50 ans ou, s’il s’agit d’une pension de survie, lorsque l’ayant droit ou un des ayants droit a atteint cet âge au 1er janvier 2012 (article 106 de la loi du 28 décembre 2011).
B.1.3. La modification du traitement de référence fait partie d’une réforme plus large des pensions du secteur public, qui a pour but d’assainir les finances publiques et de conserver le niveau de bien-être (Doc. parl., Chambre, 2011-2012, DOC 53-1952/003, p. 17). La loi du 28 décembre 2011 prévoit à cet égard (1) le relèvement de l’âge de la retraite de 60 à 62 ans pour bénéficier d’une pension de retraite immédiate ou différée (articles 85 à 92 de la loi du 28 décembre 2011), (2) l’adaptation des tantièmes applicables (articles 93 à 100 de la loi du 28 décembre 2011) et (3) la limitation de l’admissibilité des périodes d’interruption de carrière volontaire après le 1er janvier 2012 à un an (articles 101 à 104 de la loi du 28 décembre 2011).
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B.2.1. La juridiction a quo demande à la Cour si les articles 105 et 106 de la loi du 28 décembre 2011 sont compatibles avec les articles 10, 11 et 23 de la Constitution, en ce qu’ils traitent de la même manière les personnes qui ont atteint l’âge de 50 ans au 1er janvier 2012 et ce, indépendamment du fait qu’elles reçoivent une pension plus élevée ou une pension moins élevée s’il est tenu compte d’un traitement de référence égal au traitement moyen des dix dernières années de la carrière.
B.2.2. Il ressort des motifs de la décision de renvoi que l’affaire présentement examinée concerne un fonctionnaire qui avait atteint l’âge de 50 ans au 1er janvier 2012 et dont la pension, en application de l’article 106 de la loi du 28 décembre 2011, a été calculée sur la base d’un traitement de référence égal au traitement moyen des cinq dernières années de la carrière, alors qu’il bénéficierait d’une pension plus élevée si sa pension était calculée sur la base d’un traitement de référence égal au traitement moyen des dix dernières années de la carrière, conformément à l’article 105, alinéa 1er, de la loi du 28 décembre 2011. La Cour limite son examen à cette hypothèse.
B.3. Le Conseil des ministres soutient que la question préjudicielle est irrecevable, dès lors qu’elle ne précise pas en quoi l’article 23 de la Constitution serait violé.
Ni la question préjudicielle ni la décision de renvoi n’indiquent en quoi la disposition en cause serait incompatible avec l’article 23 de la Constitution. La question préjudicielle est dès lors irrecevable en ce qu’elle porte sur l’article 23 de la Constitution. En revanche, en ce qu’elle porte sur les articles 10 et 11 de la Constitution, la question préjudicielle est recevable.
B.4. Pour établir sa politique en matière de pensions, le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation.
Toutefois, si un régime légal de pension vise certaines catégories de personnes et d’autres non ou si un même régime est applicable à des catégories de personnes qui se trouvent dans des situations essentiellement différentes, la Cour doit examiner si les dispositions en cause sont pertinentes au regard du but poursuivi et si elles n’ont pas d’effets disproportionnés à l’égard de la situation de l’une ou de l’autre de ces catégories de personnes. Par conséquent, il ne saurait être question de discrimination que si la différence de traitement ou l’identité de traitement qui
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résulte de l’application des règles en matière de pensions entraînait une restriction disproportionnée des droits des personnes concernées à cet égard.
B.5. L’article 106 de la loi du 28 décembre 2011 traite de la même manière les personnes qui ont atteint l’âge de 50 ans au 1er janvier 2012 et ce, indépendamment du fait qu’elles auraient pu ou non tirer un avantage de l’application de l’article 105 de la même loi. Pour toutes ces personnes, la règle est que l’article 105 de la loi du 28 décembre 2011 et le mode de calcul du traitement de référence qu’il prévoit ne leur sont pas applicables.
Contrairement à ce que soutient le Conseil des ministres, il y a donc effectivement une identité de traitement de catégories distinctes de personnes. Les personnes qui ont atteint l’âge de 50 ans au 1er janvier 2012 et pour lesquelles le calcul du traitement de référence sur une période de dix ans serait plus avantageux et celles qui ont atteint l’âge de 50 ans au 1er janvier 2012 et pour lesquelles le calcul du traitement de référence sur une période de cinq ans est plus avantageux sont en effet traitées de la même manière.
B.6. Il ressort des travaux préparatoires que le législateur n’a pas rendu l’article 105 de la loi du 28 décembre 2011 applicable aux personnes qui ont atteint l’âge de 50 ans au 1er janvier 2012 et ce, pour ne pas toucher aux droits acquis ni aux attentes légitimes de ces personnes :
« De nombreuses mesures progressives visant à poursuivre la modernisation de la législation sur les pensions du secteur public sans toucher aux droits acquis ni aux attentes des générations proches de l’âge de la retraite tel qu’il est prévu à l’heure actuelle ont donc été envisagées lors de l’élaboration de l’accord de gouvernement. C’est dans cette optique de progressivité que des mesures transitoires tenant compte de différents âges ont été fixées »
(Doc. parl., Chambre, 2011-2012, DOC 53-1952/016, p. 11).
Cet objectif est légitime.
B.7. L’identité de traitement des deux catégories de personnes repose sur un critère objectif, à savoir la circonstance qu’elles ont atteint l’âge de 50 ans au 1er janvier 2012.
B.8. L’identité de traitement est en outre pertinente à la lumière de l’objectif légitime et raisonnablement justifié mentionné en B.6. En ne modifiant pas le traitement de référence pour
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les personnes qui ont atteint l’âge de 50 ans au 1er janvier 2012, le législateur a répondu aux attentes légitimes et aux droits acquis de ces personnes. La circonstance que certaines d’entre elles auraient pu tirer un avantage de l’application du traitement de référence modifié n’enlève rien à ce constat. Par cette modification, le législateur n’a en effet pas touché aux droits à la pension de ces personnes et rien ne permet de conclure qu’il existait chez elle une attente légitime à l’application d’un nouveau régime plus avantageux.
La circonstance que les personnes qui ont atteint l’âge de 50 ans au 1er janvier 2012 et pour lesquelles le calcul du traitement de référence sur dix ans serait plus avantageux que le calcul du traitement de référence sur cinq ans ne peuvent pas nécessairement bénéficier du mode de calcul du traitement de référence le plus avantageux pour elles, ne produit pas non plus des effets disproportionnés. Les effets de la modification du traitement de référence demeure dans des limites raisonnables. La loi du 28 décembre 2011 n’a pas modifié fondamentalement le traitement de référence. En outre, le montant de la pension n’est pas déterminé exclusivement par le traitement de référence. La pension d’un agent statutaire est en effet calculée conformément à la formule suivante : tantième x traitement de référence x nombre d’années de service admissibles.
B.9. Les articles 105 et 106 de la loi du 28 décembre 2011 sont dès lors compatibles avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
Les articles 105 et 106 de la loi du 28 décembre 2011 « portant des dispositions diverses »
ne violent pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 22 juin 2023.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut L. Lavrysen