Cour constitutionnelle
Arrêt n° 94/2023
du 15 juin 2023
Numéro du rôle : 7825
En cause : le recours en annulation des articles 3, 4, 10 et 11 du décret de la Région flamande du 11 février 2022 « modifiant le décret du 5 février 2016 relatif à l'hébergement touristique et abrogeant le décret du 18 juillet 2003 relatif aux résidences et associations actives dans le cadre de ‘ Toerisme voor Allen ’ (‘ Tourisme pour Tous ’) » et des articles 2 et 3 du décret de la Région flamande du 5 février 2016 « relatif à l'hébergement touristique », introduit par l’ASBL « RECREAD, fédération des entrepreneurs de loisirs de Belgique ».
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, S. de Bethune et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet du recours et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 30 juin 2022 et parvenue au greffe le 1er juillet 2022, l’ASBL « RECREAD, fédération des entrepreneurs de loisirs de Belgique », assistée et représentée par Me S. Carton, avocat au barreau de Flandre occidentale, a introduit un recours en annulation des articles 3, 4, 10 et 11 du décret de la Région flamande du 11 février 2022 « modifiant le décret du 5 février 2016 relatif à l'hébergement touristique et abrogeant le décret du 18 juillet 2003 relatif aux résidences et associations actives dans le cadre de ‘ Toerisme voor Allen ’ (‘ Tourisme pour Tous ’) » (publié au Moniteur belge du 11 mars 2022) et des articles 2 et 3 du décret de la Région flamande du 5 février 2016 « relatif à l'hébergement touristique ».
Le Gouvernement flamand, assisté et représenté par Me T. Eyskens et Me J. Geysens, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire, la partie requérante a introduit un mémoire en réponse et le Gouvernement flamand a également introduit un mémoire en réplique.
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Par ordonnance du 12 avril 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Y. Kherbache et M. Pâques, a décidé que l'affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 26 avril 2023 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 26 avril 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
Quant à la recevabilité ratione temporis
A.1. La partie requérante fait valoir que le recours contre les articles 3, 4, 10 et 11 du décret de la Région flamande du 11 février 2022 « modifiant le décret du 5 février 2016 relatif à l’hébergement touristique et abrogeant le décret du 18 juillet 2003 relatif aux résidences et associations actives dans le cadre de ‘ Toerisme voor Allen ’ (‘ Tourisme pour Tous ’) » (ci-après : le décret du 11 février 2022) a été introduit dans le délai de six mois suivant la publication de ce décret au Moniteur belge.
En ce qui concerne les articles 2 et 3 du décret de la Région flamande du 5 février 2016 « relatif à l’hébergement touristique » (ci-après : le décret du 5 février 2016), la partie requérante affirme que le législateur décrétal a décidé, par un vote explicite, de maintenir (provisoirement) ces dispositions. Le législateur décrétal a donc effectivement légiféré à nouveau. La requête est dès lors également recevable ratione temporis en ce qui concerne ces dispositions.
A.2. Le Gouvernement flamand fait valoir que le recours n’est pas recevable.
L’article 2 du décret du 5 février 2016 n’a pas été modifié par le décret du 11 février 2022, de sorte qu’aucun recours ne peut être actuellement introduit contre cette disposition sans violer l’article 3, § 1er, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle.
L’article 3 du décret du 5 février 2016 a été modifié par le décret du 11 février 2022 en ce sens que le point 2°
a été abrogé, mais cet article est resté inchangé pour le surplus. En outre, la partie requérante ne formule pas de critique contre les exceptions inscrites dans cette disposition, de sorte que le recours est également irrecevable en ce qu’il est dirigé contre cette disposition.
L’arrêt de la Cour n° 43/2020 du 12 mars 2020 (ECLI:BE:GHCC:2020:ARR.043), cité par la partie requérante, ne conduit pas à une autre conclusion. L’affaire qui a donné lieu à cet arrêt concernait la coordination de plusieurs décrets qui ont été évalués et complétés de nouvelles dispositions, ce qui diffère de la situation présentement examinée, dans laquelle un seul et même décret est modifié. Dans l’affaire présentement examinée, le législateur décrétal a entendu ne pas légiférer, notamment en ne modifiant pas les articles 2 et 3, attaqués, du décret du 5 février 2016.
Par ailleurs, la partie requérante ne formule pas de critique spécifique contre les articles 3, 4, 10 et 11 du décret du 11 février 2022. Les griefs développés par la partie requérante portent en effet essentiellement sur le fait que les hébergements touristiques qui sont proposés gratuitement sur le marché touristique sont exclus du champ d’application du décret du 5 février 2016. Toutefois, la différence de traitement entre les hébergements touristiques
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qui sont proposés gratuitement et les hébergements touristiques qui sont proposés contre paiement trouvait déjà sa source dans le décret du 5 février 2016. La partie requérante n’a pas introduit de recours à temps contre ce décret, de sorte que le recours actuel est irrecevable.
Quant aux moyens
A.3. Le premier moyen est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution.
La partie requérante conteste le fait que les règles prévues par les articles 3, 4, 10 et 11 du décret du 11 février 2022 sur l’exploitation d’hébergements touristiques soient uniquement applicables aux exploitants d’hébergements touristiques qui sont proposés contre paiement et non aux exploitants d’hébergements touristiques qui sont proposés gratuitement. Les deux catégories de personnes se trouvent en effet dans des situations comparables, dès lors qu’elles exploitent toutes les deux des hébergements touristiques. En ce qui concerne l’objectif poursuivi par le législateur décrétal consistant à protéger le consommateur et à imposer le respect des règles en matière d’urbanisme, des normes de sécurité en matière d’incendie et des règles relatives à la propreté et à l’entretien, il n’est pas pertinent qu’une distinction soit faite entre les hébergements proposés gratuitement et les hébergements proposés contre paiement.
Pour la même raison, les articles 2 et 3 du décret du 5 février 2016, tels qu’ils sont confirmés dans le décret du 11 février 2022, sont contraires aux articles 10 et 11 de la Constitution.
A.4. Le Gouvernement flamand fait valoir, en ce qui concerne le premier moyen, que les hébergements proposés gratuitement et les hébergements proposés contre paiement ne sont pas comparables au regard de l’objectif consistant à réguler une activité économique que poursuit le décret du 5 février 2016. En effet, l’offre gratuite d’hébergements touristiques ne saurait, par sa nature, faire partie d’une activité économique.
En tout état de cause, la différence de traitement attaquée est pertinente au regard de l’objectif précité consistant à réguler l’activité économique relative à l’exploitation d’hébergements touristiques, dès lors que les activités non commerciales sont exemptées de charges et d’obligations administratives. L’exemption applicable à l’offre gratuite ne produit, en outre, pas d’effets manifestement disproportionnés.
A.5. Le deuxième moyen est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 9, paragraphe 1, points a), b) et c), de la directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 « relative aux services dans le marché intérieur » (ci-après : la directive 2006/123/CE).
La partie requérante fait valoir qu’en distinguant les prestataires de services qui proposent des hébergements touristiques gratuitement et les prestataires de services qui proposent des hébergements touristiques contre paiement, les dispositions attaquées sont discriminatoires. Il ne saurait se justifier qu’un système de permis soit nécessaire pour l’offre payante et non pour l’offre gratuite.
A.6. Le Gouvernement flamand fait valoir, en ce qui concerne le deuxième moyen, que l’offre gratuite d’hébergements touristiques ne relève pas du champ d’application de la directive 2006/123/CE. Un service offert à titre entièrement gratuit ne saurait en effet être considéré comme une activité économique.
La partie requérante reprenant, dans son deuxième moyen, essentiellement la critique qu’elle a déjà exposée dans son premier moyen, le Gouvernement flamand renvoie pour le surplus à la réponse qu’il a donnée au premier moyen.
A.7. Le troisième moyen est pris de la violation des articles 101 à 109 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, du Protocole n° 27 sur le marché intérieur et la concurrence, du Protocole n° 26 sur les services d’intérêt général et de l’article 36 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, lus en combinaison avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
La partie requérante fait valoir que les dispositions attaquées ont pour effet que les exploitants d’hébergements touristiques payants sont confrontés à des concurrents avec lesquels ils ne se trouvent pas à armes égales, notamment en ce que les autorités locales ne doivent pas respecter les conditions imposées par le décret du 5 février 2016 lorsqu’elles proposent des emplacements gratuits pour les campeurs.
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A.8. En ordre principal, le Gouvernement flamand soulève plusieurs exceptions en ce qui concerne la recevabilité du troisième moyen.
En ordre subsidiaire, le Gouvernement flamand renvoie à la réponse donnée au premier moyen, dès lors que la partie requérante reproduit, dans son troisième moyen, essentiellement la critique qu’elle a déjà exposée dans son premier moyen.
A.9. En ordre subsidiaire, la partie requérante demande à la Cour de poser quatre questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne en ce qui concerne la compatibilité du décret du 5 février 2016, tel qu’il a été modifié par le décret du 11 février 2022, avec la directive 2006/123/CE, avec le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, avec le Protocole n° 27 sur le marché intérieur et la concurrence, avec le Protocole n° 26
sur les services d’intérêt général et avec la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
A.10. Selon le Gouvernement flamand, les questions préjudicielles formulées par la partie requérante ne doivent pas être posées.
-B-
Quant aux dispositions attaquées
B.1. La partie requérante demande l’annulation des articles 2 et 3 du décret de la Région flamande du 5 février 2016 « relatif à l’hébergement touristique » (ci-après : le décret du 5 février 2016) et des articles 3, 4, 10 et 11 du décret de la Région flamande du 11 février 2022
« modifiant le décret du 5 février 2016 relatif à l’hébergement touristique et abrogeant le décret du 18 juillet 2003 relatif aux résidences et associations actives dans le cadre de ‘ Toerisme voor Allen ’ (‘ Tourisme pour Tous ’) » (ci-après : le décret du 11 février 2022).
B.2.1. L’article 2, attaqué, du décret du 5 février 2016 définit les notions suivantes :
« touriste », « hébergement touristique », « mettre à disposition sur marché touristique », « exploitant », « intermédiaire » et « Toerisme Vlaanderen ».
L’article 3, attaqué, du décret du 5 février 2016 dispose que le décret n’est pas applicable :
« 1° aux terrains sur lequel le camping est pratiqué pendant au maximum 75 jours calendaires dans le cadre d’un événement ou par des groupes organisés de campeurs qui sont surveillés par un ou plusieurs accompagnateurs. Le propriétaire ou l’exploitant du terrain informe le bourgmestre de la commune où se situe le terrain, au préalable et par écrit lorsque le terrain est utilisé en tant que tel;
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2° à l’hébergement touristique qui, dans le cadre du décret du 18 juillet 2003 relatif aux résidences et associations actives dans le cadre de ‘ Toerisme voor Allen ’, est agréé comme résidence et est classé dans la catégorie des centres de séjour pour jeunes;
3° à la zone de bivouac, dans la mesure où celle-ci est désignée dans un règlement d’accessibilité conformément au et en exécution du Décret forestier du 13 juin 1990 ou du décret du 21 octobre 1997 relatif à la conservation de la nature et le milieu naturel;
4° à l’établissement utilisé pour les activités d’une initiative d’animation des jeunes, agréée, subventionnée ou organisée par la Communauté flamande ou par les pouvoirs locaux, dans lequel il est séjourné ou à côté duquel le camping s’est pratiqué pendant au maximum soixante jours calendaires par an par des groupes de jeunes organisés qui sont surveillés par un ou plusieurs accompagnateurs. Le propriétaire ou l’exploitant de l’établissement informe le bourgmestre de la commune où se situe l’établissement, au préalable et par écrit lorsque l’établissement est utilisé en tant que tel ».
L’article 2, non attaqué, du décret du 11 février 2022 abroge l’exception mentionnée au point 2° de l’article 3, précité, du décret du 5 février 2016.
B.2.2. L’article 3, attaqué, du décret du 11 février 2022 ajoute à l’article 4, alinéa 1er, du décret du 5 février 2016, qui définit les conditions d’exploitation d’un hébergement touristique situé en Région flamande, la condition que l’hébergement touristique ait été créé et soit exploité conformément à la réglementation en matière d’aménagement du territoire et aux règles urbanistiques en vigueur et que l’hébergement touristique ait été déclaré conformément à l’article 5 du même décret.
L’article 4, attaqué, du décret du 11 février 2022 remplace l’article 5 du décret du 5 février 2016. En vertu de l’article 5, ainsi remplacé, du décret du 5 février 2016, l’exploitant ou la personne préposée à cet effet doit déclarer l’exploitation à « Toerisme Vlaanderen ».
« Toerisme Vlaanderen » peut « révoquer la déclaration » s’il s’avère que l’hébergement touristique ne satisfait pas ou plus aux conditions visées à l’article 4. « Toerisme Vlaanderen »
met un registre des hébergements touristiques déclarés à la disposition du public.
L’article 10, attaqué, du décret du 11 février 2022 modifie l’article 12, § 1er, du décret du 5 février 2016, qui définit les cas dans lesquels une amende administrative peut être imposée.
Plus particulièrement, il prévoit que le non-respect de la réglementation en matière
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d’aménagement du territoire et des règles urbanistiques en vigueur ne peut pas donner lieu à l’imposition d’une amende administrative.
L’article 11, attaqué, du décret du 11 février 2022 modifie l’article 14, § 1er, alinéas 1er et 2, du décret du 5 février 2016, qui définit les compétences des agents de la police fédérale et locale et des personnes autorisées par le Gouvernement flamand. Plus particulièrement, il prévoit que le non-respect de la réglementation en matière d’aménagement du territoire et des règles urbanistiques en vigueur ne peut pas donner lieu à un ordre de cessation immédiate de l’exploitation ni à une demande de production d’informations et de documents.
En vertu de l’article 19 du décret du 11 février 2022, les dispositions de ce décret entrent en vigueur à une date à fixer par le Gouvernement flamand.
Quant à la recevabilité
B.3.1. Selon le Gouvernement flamand, la requête a été introduite tardivement et le recours en annulation est donc irrecevable, parce qu’il est en réalité dirigé contre le fait que les hébergements touristiques qui sont proposés gratuitement sont exclus du champ d’application du décret du 5 février 2016, ce qui était déjà le cas dans le décret du 5 février 2016 et n’a pas changé à la suite du décret du 11 février 2022.
B.3.2. Pour satisfaire aux exigences de l’article 3, § 1er, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, un recours en annulation doit être introduit dans le délai de six mois suivant la publication de la norme attaquée.
B.3.3. Un recours dirigé contre une différence de traitement ne résultant pas de la loi attaquée mais déjà contenue dans une loi antérieure est irrecevable.
Toutefois, lorsque, dans une législation nouvelle, le législateur reprend une disposition ancienne et s’approprie de cette manière son contenu, un recours peut être introduit contre la disposition reprise, dans les six mois de sa publication.
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B.3.4. Les griefs de la partie requérante sont dirigés contre la différence de traitement entre les hébergements touristiques qui sont proposés gratuitement et les hébergements touristiques qui sont proposés contre paiement, en ce que les hébergements de la première catégorie ne relèvent pas du champ d’application du décret du 5 février 2016 et ne sont donc pas soumis aux conditions d’exploitation ni aux possibilités de contrôle et de sanction contenues dans ce décret.
Cette différence de traitement ne trouve pas son origine dans les articles 3, 4, 10 et 11, attaqués, du décret du 11 février 2022, qui prévoient des conditions supplémentaires pour l’exploitation d’hébergements touristiques ainsi que des possibilités de contrôle et de sanction supplémentaires, ni dans l’article 3 du décret du 5 février 2016, qui énumère plusieurs catégories d’hébergements touristiques ne relevant pas du champ d’application de ce décret.
Cette différence résulte seulement de l’article 2, 2°, du décret du 5 février 2016, qui définit l’hébergement touristique comme « toute construction, tout établissement, tout espace ou terrain, sous quelque forme que ce soit, offrant à un ou plusieurs touristes, contre paiement, la possibilité de séjourner pour une ou plusieurs nuits, et qui est mis à disposition sur le marché touristique ». Cette disposition n’a pas été modifiée par les dispositions attaquées. La circonstance que, dans le projet de décret à l’origine du décret du 11 février 2022, il était prévu de supprimer les mots « contre paiement » contenus dans l’article 2, 2°, du décret du 5 février 2016 n’a pas pour conséquence d’ouvrir un nouveau délai pour introduire un recours en annulation de la disposition précitée, dès lors que cette modification n’a finalement pas été retenue.
Le décret du 5 février 2016 ayant été publié au Moniteur belge du 8 mars 2016, le recours introduit le 1er juillet 2022 est tardif.
B.4. Le recours est irrecevable.
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Par ces motifs,
la Cour
rejette le recours.
Ainsi rendu en langue néerlandaise, en langue française et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 15 juin 2023.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut L. Lavrysen