Cour constitutionnelle
Arrêt n° 88/2023
du 8 juin 2023
Numéro du rôle : 7796
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 344 de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002, posées par le Tribunal du travail de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, D. Pieters et E. Bribosia, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par jugement du 25 avril 2022, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 28 avril 2022, le Tribunal du travail de Liège, division de Liège, a posé les questions préjudicielles suivantes :
« L’article 344 de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002 viole-t-il les articles 10 et 11
de la Constitution en ce qu’il crée une identité de traitement entre d’une part, l’employeur dont l’effectif du personnel comporte un travailleur inactif (en incapacité de longue durée) durant toute la période visée à l’article 344 de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002, soit au cours des 4 trimestres précédant le nouvel engagement et, d’autre part, l’employeur dont tous les travailleurs sont actifs durant cette même période, dans la mesure où la réduction de cotisations sociales visée à l’article 342, al. 1 de la loi précitée est refusée au nouvel employeur si le travailleur nouvellement engagé remplace un travailleur occupé dans la même unité technique d’exploitation qu’il soit actif ou inactif ?
En ce qu’il est interprété comme traitant de la même manière les travailleurs actifs et non actifs, l’article 344 de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002 crée-t-il une identité de traitement injustifiée au sens des articles 10 et 11 de la Constitution (refus de la réduction visée à l’article 342, al. 1 de la loi) entre un employeur qui remplace un travailleur actif au sein de la même unité technique d’exploitation durant la période de référence visée à l’article 344 et
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l’employeur qui procède à un nouvel engagement d’un travailleur qui ne remplace pas un travailleur actif au sein de la même unité technique d’exploitation durant la période de référence visée à l’article 344 au motif que le travailleur soi-disant remplacé n’a exécuté aucune prestation durant l’ensemble de la période considérée et ne représente aucune charge pour l’employeur que ce soit en termes de rémunération ou de cotisations sociales ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- l’ASBL « Step Group » (actuellement « Step Connect »), assistée et représentée par Me P. Crahay et Me P. Babilone, avocats au barreau de Liège-Huy;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me V. Pertry, avocat au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 12 avril 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs E. Bribosia et D. Pieters, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 26 avril 2023 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 26 avril 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le 1er janvier 2020, l’ASBL « Step Group » engage un premier travailleur et sollicite auprès de l’Office national de la sécurité sociale (ci-après : l’ONSS) le bénéfice de la réduction groupe-cible « premiers engagements », qui est une mesure de réduction de cotisations patronales.
Par une décision du 3 septembre 2020, l’ONSS rejette cette demande pour les premier et deuxième trimestres 2020 et procède à une régularisation des cotisations patronales dues par l’ASBL « Step Group ».
L’ONSS considère en effet que cette dernière constitue une même unité technique d’exploitation avec (1) la SCRL « Step Construction », (2) la SCRL « Step Services », (3) l’ASBL « Step Autonomies », (4) la SCRL « Step by Steppes », (5) l’ASBL « Step Conseil », et (6) l’ASBL « Step Accompagnement ».
L’ASBL « Step Group » conteste cette décision devant le Tribunal du travail de Liège, division de Liège.
La juridiction a quo considère que l’ASBL « Step Group » forme une même unité technique d’exploitation avec les sociétés et associations susvisées. En revanche, elle ne détermine pas si l’ASBL « Step Group » remplit la condition selon laquelle un employeur doit avoir réellement créé de l’emploi par l’engagement d’un nouveau travailleur pour pouvoir prétendre à la réduction groupe-cible « premiers engagements », en ce qu’en l’espèce, le premier travailleur engagé le 1er janvier 2020 par l’ASBL « Step Group » remplace une travailleuse en incapacité de travail de longue durée.
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C’est dans le cadre de cette procédure que la juridiction a quo a posé les questions préjudicielles susvisées.
III. En droit
-A-
A.1.1. L’ASBL « Step Group » expose le contexte juridique des questions préjudicielles. Elle explique notamment la notion d’ « unité technique d’exploitation » et la teneur de la condition relative à la création réelle d’emploi par l’employeur qui sollicite le bénéfice de la réduction groupe-cible « premiers engagements ».
A.1.2. En ce qui concerne la première question préjudicielle, l’ASBL « Step Group » constate que celle-ci porte sur une identité de traitement entre deux catégories d’employeurs, à savoir, d’une part, les employeurs dont l’effectif du personnel comporte un travailleur qui a été inactif durant les quatre trimestres ayant précédé un nouvel engagement et, d’autre part, les employeurs dont tous les travailleurs sont actifs pendant cette même période. Les employeurs appartenant aux deux catégories se voient refuser le bénéfice de la réduction groupe-cible « premiers engagements » lorsqu’ils procèdent à un nouvel engagement visant à remplacer un « travailleur actif » dans la même unité technique d’exploitation. Or, le terme « travailleur actif remplacé » ne peut pas viser le travailleur qui, bien qu’il soit mentionné sur le pay-roll de l’entreprise, n’y a pas effectivement travaillé durant les quatre trimestres ayant précédé le nouvel engagement, en raison, par exemple, d’une incapacité de travail.
A.1.3. L’ASBL « Step Group » soutient plus précisément que la disposition en cause viole les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’elle traite de la même manière, sans qu’existe une justification raisonnable à cet égard, des employeurs qui se trouvent pourtant dans des situations essentiellement différentes. Pour déterminer si un nouvel engagement remplace un « travailleur actif » dans la même unité technique d’exploitation au cours des quatre trimestres ayant précédé l’engagement, l’ONSS prend en compte le nombre total de membres du personnel employés, qu’ils aient été réellement actifs ou non. Cette interprétation très large de la notion de « travailleur actif » n’est toutefois pas conforme à l’arrêt de la Cour de cassation du 13 mai 2019 (Cass., 13 mai 2019, S.18.0039.N, ECLI:BE:CASS:2019:ARR.20190513.2). De plus, les notions visées aux articles 343 et 344 de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002, telles que les notions de « travailleur » et de « période de référence de quatre trimestres », ne sont pas identiques dans les deux textes. Conformément au texte de la disposition en cause, il n’y a pas lieu de tenir compte, lors de l’examen du droit à la réduction groupe-cible « premiers engagements », des travailleurs « dormants », comme cela ressort également d’une décision du Tribunal du travail de Liège, division de Namur, du 20 décembre 2018. L’effectif du personnel de l’unité technique d’exploitation se rapporte aux travailleurs qui étaient actifs au cours des quatre trimestres ayant précédé le nouvel engagement, c’est-à-dire les travailleurs qui non seulement sont mentionnés sur le pay-roll de l’entreprise mais qui ont aussi exercé une activité réelle auprès de leur employeur, sans quoi le terme « actif » repris dans la disposition en cause serait inutile. En conséquence, l’interprétation de la disposition en cause par l’ONSS revient à traiter de la même manière deux catégories d’employeurs qui se trouvent dans des situations très différentes, sans qu’existe une justification raisonnable à cet égard.
A.1.4. L’ASBL « Step Group » conclut que la première question préjudicielle appelle une réponse affirmative.
A.1.5. En ce qui concerne la seconde question préjudicielle, l’ASBL « Step Group » constate qu’elle porte également sur une identité de traitement, et elle renvoie, pour le surplus, à ses développements quant à la première question préjudicielle.
A.2.1. Le Conseil des ministres expose l’origine du régime des réductions groupes-cibles et retrace les différentes étapes législatives qui ont abouti à l’adoption de la disposition en cause dans sa version applicable au litige au fond. Dans ce cadre, le Conseil des ministres souligne que la version française de la disposition en cause peut prêter à confusion, en ce qu’elle contient le terme « actif », alors que la lecture de l’article 117, § 2 de la
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loi-programme du 30 décembre 1988, lequel a précédé la disposition en cause, ainsi que la version néerlandaise de la disposition en cause éliminent tout doute à cet égard.
A.2.2. Le Conseil des ministres constate que la première question préjudicielle est posée du point de vue de l’employeur, tandis que la seconde question préjudicielle est posée du point de vue des travailleurs. Or, le régime des réductions groupes-cibles « premiers engagements » ne vise que la réduction des cotisations sociales patronales. La situation des travailleurs ne change donc pas car les cotisations sociales personnelles du travailleur ne sont pas affectées par cette réduction. Les deux questions préjudicielles peuvent donc être traitées conjointement.
A.2.3.1. À titre principal, le Conseil des ministres soutient que les employeurs qui relèvent des deux catégories comparées ne se trouvent pas dans des situations essentiellement différentes du point de vue du régime de la réduction groupe-cible « premiers engagements ». En effet, chacun de ces employeurs a droit à la réduction groupe-cible à condition qu’il demande la réduction pour l’engagement d’un à cinq premiers travailleurs et que cet engagement entraîne une augmentation de l’effectif du personnel au sein de l’unité technique d’exploitation.
La combinaison de ces conditions est favorable à l’employeur, qui reste libre de créer de nouvelles entités juridiques et de profiter du régime de la réduction groupe-cible, tout en évitant d’accorder cette réduction à l’occasion de nouveaux engagements qui ne créent pas réellement de nouveaux emplois. Dans les deux situations comparées, il y a une unité technique d’exploitation que quitte un travailleur qui est remplacé par la suite. Puisque l’effectif total du personnel reste identique dans ce cas, il n’y a pas d’augmentation du nombre de membres du personnel. Que le travailleur ainsi remplacé ait été actif ou non, la situation de l’employeur reste la même. En effet, il s’agit d’un employeur d’une unité technique d’exploitation qui a déjà potentiellement bénéficié de la réduction groupe-cible « premiers engagements » pour le travailleur remplacé si ce travailleur a fait partie des cinq premiers travailleurs engagés.
A.2.3.2. Le Conseil des ministres expose que l’objectif du régime est de promouvoir la création d’emploi par un soutien aux jeunes entreprises. Le système limite donc la réduction groupe-cible « premiers engagements »
aux cinq premiers travailleurs de l’employeur. Si l’on admettait que l’engagement d’un travailleur qui remplace un travailleur non actif répond aux conditions d’accès au régime de réduction en cause, l’employeur qui occupe jusqu’à cinq travailleurs pourrait réembaucher ces cinq premiers travailleurs à plusieurs reprises, et profiter de la réduction groupe-cible à plusieurs reprises, chaque fois qu’un de ces cinq premiers travailleurs serait non actif. Or, le remplacement d’un travailleur d’une entreprise, que ce dernier soit actif ou non actif, n’entraîne aucune réelle création d’emploi.
A.2.4.1. À titre subsidiaire, le Conseil des ministres soutient que l’identité de traitement est raisonnablement justifiée. Le critère de distinction est délimité par le remplacement d’un travailleur dans l’unité technique d’exploitation. L’identité de traitement poursuit un but légitime, à savoir la promotion de l’emploi par un soutien financier aux entreprises qui engagent leurs premiers travailleurs, tout en évitant des abus.
A.2.4.2. Le Conseil des ministres fait valoir qu’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. En effet, les entreprises appartenant à l’unité technique d’exploitation de l’employeur qui demande le bénéfice d’une réduction groupe-cible « premiers engagements » après le remplacement d’un travailleur ont par définition déjà pu profiter de cette réduction lors de l’engagement de leurs cinq premiers travailleurs. Par ailleurs, la loi est déjà favorable aux employeurs, dès lors qu’elle admet qu’un nouvel employeur bénéficie de la réduction pour ses cinq premiers engagements, alors qu’il ferait partie d’une unité technique d’exploitation comportant d’autres employeurs ayant potentiellement pu profiter de la même réduction. Il n’est donc pas déraisonnable d’exiger qu’il y ait une réelle augmentation du personnel au niveau de l’unité technique d’exploitation. En outre, un traitement « sur mesure » de chaque employeur, dans le cadre duquel une différence serait faite entre le personnel réellement actif et le personnel dont le contrat de travail a été suspendu pour quelque raison que ce soit, serait impossible à mettre en œuvre, pour des raisons administratives évidentes.
Qui plus est, le travailleur actif non remplacé n’est pas pris en compte sur une durée illimitée, mais uniquement en ce qu’il était occupé dans l’unité technique d’exploitation au cours des douze mois qui ont précédé l’engagement.
L’employeur peut aussi bénéficier de nombreux autres régimes de réductions groupes-cibles. Il ne faut pas non plus perdre de vue que le régime de réduction des cotisations reste une exception à l’obligation générale de payer les cotisations de sécurité sociale qui s’impose à tout employeur. L’exception à cette obligation est de stricte interprétation. Enfin, le régime des réductions groupes-cibles est généreux. À l’origine, le régime « premiers
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engagements » visait à apporter un soutien financier aux employeurs qui embauchaient des chômeurs de longue durée. Le régime a ensuite été étendu à tous les premiers engagements, quel que soit le statut antérieur du travailleur engagé.
A.2.5. Le Conseil des ministres conclut que les questions préjudicielles appellent une réponse négative.
A.3.1. L’ASBL « Step Group » répond que la version néerlandaise de la disposition en cause ne confirme pas la thèse de l’ONSS selon laquelle il y aurait lieu de tenir compte de tous les travailleurs soumis à la sécurité sociale et occupés par l’unité technique d’exploitation au cours de la période de référence.
A.3.2. L’ASBL « Step Group » répond encore que la législation belge traite les deux catégories d’employeurs de la même manière, sans prendre en compte le fait que l’employeur dont le personnel est composé de travailleurs non actifs au cours de la période de référence puisse tout de même créer réellement de l’emploi en engageant un nouveau travailleur.
A.3.3. L’ASBL « Step Group » répond que l’affirmation du Conseil des ministres selon laquelle les catégories de personnes comparées ne se trouvent pas dans des situations essentiellement différentes est inexacte.
En effet, les deux catégories d’employeurs comparées ne se trouvent pas dans des situations identiques.
Concrètement, l’unité technique d’exploitation qui, au cours de la période de référence, compte un travailleur non actif n’est pas redevable du paiement de cotisations de sécurité sociale. Elle ne peut pas non plus licencier ce travailleur et elle ne bénéficie d’aucune prestation de la part de ce travailleur. Dès lors, lorsque le nouvel employeur procède à un nouvel engagement, il y a bien une augmentation réelle de l’effectif du personnel. Cette situation est essentiellement différente de celle d’un employeur qui n’occupe que des travailleurs actifs et qui procède à un remplacement d’un de ses travailleurs.
Il s’ensuit qu’en l’espèce, il y a effectivement eu création d’emploi le 1er janvier 2020. Enfin, le fait qu’un travailleur ait été totalement inactif durant la période de référence des douze mois qui ont précédé l’engagement d’un nouveau travailleur ne dépend pas de la volonté de l’employeur. Il y a donc une discrimination et, partant, violation des articles 10 et 11 de la Constitution.
A.3.4.1. L’ASBL « Step Group » répond ensuite que, contrairement à ce que soutient le Conseil des ministres, l’identité de traitement n’est pas raisonnablement justifiée. En effet, les moyens mis en œuvre pour atteindre l’objectif de la promotion de l’emploi par un soutien financier des entreprises qui engagent leurs premiers travailleurs tout en prévenant les abus sont disproportionnés. L’argument selon lequel il ne serait pas possible, pour des raisons administratives, que l’ONSS ne procède pas au comptage « par tête » des travailleurs mais à un traitement « sur mesure » qui distingue les travailleurs actifs et les travailleurs non actifs est très discutable. En effet, le système de traitement des informations au sein de l’ONSS lui permet de savoir quand un travailleur est non actif depuis une longue période. Ensuite, il faut déduire de cet argument que la méthode de comptage actuelle de l’ONSS constitue une présomption irréfragable de la création ou non d’emploi. Interprétée comme constituant le seul moyen de preuve de l’existence d’une réelle création d’emploi, cette méthode de comptage viole les articles 10 et 11 de la Constitution.
A.3.4.2. L’ASBL « Step Group » répond que l’argument du Conseil des ministres selon lequel le travailleur non actif n’est pas pris en compte sur une durée illimitée car il est comptabilisé uniquement au cours de douze mois qui ont précédé l’engagement n’est pas pertinent. Le résultat serait le même si le travailleur non actif était comptabilisé au cours des six ou vingt-quatre mois qui ont précédé l’engagement du travailleur remplaçant.
Ensuite, le fait qu’il existe d’autres régimes de réductions groupes-cibles ne relève pas du concept de la proportionnalité. Enfin, il n’est pas possible de soutenir qu’il n’y a pas eu création d’emploi.
A.3.4.3. L’ASBL « Step Group » conclut que la disposition en cause viole les articles 10 et 11 de la Constitution.
A.4.1. Dans son mémoire en réplique, le Conseil des ministres précise une série d’éléments. Tout d’abord, l’objectif poursuivi par le législateur est d’encourager la création d’emploi. L’objectif de la loi-programme du 24 décembre 2002 n’est donc pas d’éviter que la réduction des cotisations sociales bénéficie à des employeurs qui modifient leur statut juridique sans créer d’emplois supplémentaires. De même, le législateur n’a pas souhaité
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exclure certains employeurs du bénéfice de la réduction des cotisations sociales, mais a simplement délimité le champ d’application du régime dérogatoire de la réduction groupe-cible « premiers engagements ».
Ensuite, la loi-programme du 24 décembre 2002 n’a pas non plus ajouté deux conditions supplémentaires à l’octroi de la réduction, mais a soumis l’octroi de ce régime dérogatoire au droit commun au respect de deux conditions qui sont issues des régimes légaux précédents. Il s’agit, premièrement, de pouvoir être considéré comme un nouvel employeur qui engage son ou ses premiers travailleurs et, deuxièmement, de créer réellement de l’emploi. Cette dernière condition implique qu’il y ait une augmentation de l’effectif du personnel dans l’unité technique d’exploitation.
Cette notion était définie par un renvoi, dans l’article 344 de la loi-programme du 24 décembre 2002, tel qu’il était applicable avant sa modification par la loi-programme du 22 décembre 2003, à la loi du 20 septembre 1948
« portant l’organisation de l’économie ». En outre, il découle de l’arrêt de la Cour de cassation du 13 mai 2019
précité qu’il faut tenir compte de l’effectif maximal de l’unité technique d’exploitation, et non d’une moyenne de l’effectif du personnel, au moment de l’engagement du nouveau salarié. De même, la notion de « travailleur actif »
n’est pas définie par le législateur et tout ajout d’une condition à cette notion est illégal. Enfin, le jugement du Tribunal du travail de Liège, division de Namur, du 20 décembre 2018 est une décision isolée et antérieure à l’arrêt de la Cour de cassation du 13 mai 2019 précité.
A.4.2. Le Conseil des ministres réplique, à propos de la première question préjudicielle, qu’elle consiste à comparer, d’une part, l’employeur qui appartient à une unité technique d’exploitation dont tous les travailleurs sont actifs et, d’autre part, l’employeur qui appartient à une unité technique d’exploitation dont tous les travailleurs ne sont pas actifs. La condition de création d’emploi s’apprécie au niveau de l’unité technique d’exploitation. La condition de « premier travailleur » s’apprécie au niveau de l’employeur. En ce qui concerne la seconde question préjudicielle, l’ASBL « Step Group » ne peut pas l’interpréter comme consistant à comparer, d’une part, l’employeur qui remplace un travailleur actif et, d’autre part, l’employeur qui procède à un nouvel engagement sans remplacement.
A.4.3.1. Dans l’hypothèse d’un constat de violation, le Conseil des ministres demande à titre subsidiaire le maintien des effets de la disposition en cause. En ce que la disposition en cause vise les travailleurs « actifs », le maintien des effets devrait être définitif, et, en ce que la disposition en cause vise les travailleurs « non actifs », il devrait être provisoire, c’est-à-dire valoir jusqu’à un an après le prononcé de l’arrêt de la Cour.
A.4.3.2. En ce qui concerne les travailleurs « actifs », si les effets de la disposition en cause n’étaient pas maintenus, la condition relative à l’augmentation de l’effectif du personnel au sein de l’unité technique d’exploitation ne s’appliquerait plus. Un employeur pourrait alors prétendre à la réduction groupe-cible « premiers engagements », que le travailleur nouvellement engagé remplace ou non un autre travailleur, actif ou non actif.
Ainsi, tout employeur pourrait bénéficier de la réduction groupe-cible « premiers engagements » à la seule condition que le travailleur engagé soit l’un de ses cinq premiers travailleurs. Le simple changement de la personnalité juridique de l’employeur, sans réelle création d’emploi au sein de la même unité technique d’exploitation, donnerait accès à la mesure de réduction de cotisations sociales. Or, c’est précisément ce que le législateur a voulu éviter.
A.4.3.3. En ce qui concerne les travailleurs « non actifs », un constat d’inconstitutionnalité non modulé causerait d’importantes difficultés administratives et financières, ainsi qu’un problème de sécurité juridique. D’une part, les employeurs pourraient abuser du système en changeant de personnalité juridique sans réellement créer de l’emploi. D’autre part, l’ONSS devrait vérifier, pour chaque travailleur de chaque entreprise, s’il peut ou non être pris en compte dans l’effectif du personnel, ce qui s’apparenterait à une situation administrative impossible à gérer.
Les problèmes administratifs, logistiques et financiers que cela représenterait pour l’ONSS se répercuteraient nécessairement sur les bénéficiaires de bonne foi. Il convient donc d’accorder au législateur un délai d’un an à compter du prononcé de l’arrêt de la Cour, pour lui permettre de définir les notions de « travailleur actif » et de « travailleur non actif ».
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-B-
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1.1. Les questions préjudicielles portent sur la réduction groupe-cible « premiers engagements ».
B.1.2. Les réductions groupes-cibles sont des mesures de réduction des cotisations patronales, adoptées en vue du maintien de l’emploi et dont l’application est liée à des conditions rigoureuses (voy. les articles 335 et suivants de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002). Plusieurs réductions groupes-cibles sont accordées, notamment pour les travailleurs âgés, les demandeurs d’emploi de longue durée, les premiers engagements, les jeunes travailleurs, les tuteurs, la réduction collective du temps de travail, la semaine de travail de quatre jours et les restructurations.
B.1.3. La réduction groupe-cible « premiers engagements » est instituée par les articles 342 à 345 de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002.
B.1.4. L’article 342 de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002, dans sa version applicable lors de l’engagement litigieux (le 1er janvier 2020) devant la juridiction a quo, c’est-
à-dire tel qu’il a été modifié par l’article 14 de la loi du 26 décembre 2015 « relative aux mesures concernant le renforcement de la création d’emplois et du pouvoir d’achat », dispose :
« Pour autant qu’ils peuvent être considérés comme de nouveaux employeurs, les employeurs visés à l’article 335 peuvent bénéficier d’une réduction groupe-cible durant un nombre de trimestres s’étalant sur une période d’un nombre de trimestres pour des premiers engagements de travailleurs, et ce, pour maximum six travailleurs.
Le Roi détermine, par arrêté délibéré en Conseil des Ministres, la période durant laquelle la réduction est octroyée ainsi que la période durant laquelle cette réduction doit être épuisée ».
B.1.5. L’article 343 de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002 définit la notion de ‘ nouvel employeur ’. Dans la version qui était applicable lors de l’engagement litigieux (le 1er janvier 2020) devant la juridiction a quo, c’est-à-dire tel qu’il a été modifié en dernier lieu
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par la loi du 26 décembre 2015 « relative aux mesures concernant le renforcement de la création d’emplois et du pouvoir d’achat », il dispose :
« § 1er. Est considéré comme nouvel employeur d’un premier travailleur, l’employeur qui n’a jamais été soumis à la loi du 27 juin 1969 révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944
concernant la sécurité sociale des travailleurs, en raison de l’occupation de travailleurs autres que des apprentis, des travailleurs domestiques, des travailleurs soumis à l’obligation scolaire à temps partiel et des travailleurs occasionnels visés à l’article 2/1 de la loi du 27 juin 1969
révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs, ou qui a cessé depuis au moins quatre trimestres consécutifs précédant le trimestre de l’engagement, d’y être soumis.
§ 2. Est considéré comme nouvel employeur d’un deuxième travailleur, l’employeur qui, depuis au moins quatre trimestres consécutifs précédant le trimestre de l’engagement d’un deuxième travailleur, n’a pas été soumis à la loi précitée du 27 juin 1969, en raison de l’occupation de plus d’un travailleur autre que des apprentis, des travailleurs domestiques, des travailleurs soumis à l’obligation scolaire à temps partiel et des travailleurs occasionnels visés à l’article 2/1 de la loi du 27 juin 1969 révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs.
[...] ».
B.1.6. Les questions préjudicielles portent sur l’article 344 de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002, tel qu’il a été libellé après son remplacement par l’article 50 de la loi-
programme du 22 décembre 2003 et avant son remplacement par l’article 127 de la loi-
programme du 27 décembre 2021.
Il dispose :
« L’employeur visé à l’article 343 ne bénéficie pas des dispositions du présent chapitre si le travailleur nouvellement engagé remplace un travailleur qui était actif dans la même unité d’exploitation technique au cours des quatre trimestres précédant l’engagement ».
B.1.7.1. Des entités juridiques forment une « unité technique d’exploitation » lorsqu’elles sont socialement et économiquement liées entre elles.
B.1.7.2. L’ « unité technique d’exploitation » n’est pas définie dans la loi-programme (I)
du 24 décembre 2002 dans sa version applicable au litige devant la juridiction a quo.
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B.1.8.1. La disposition en cause a remplacé l’article 117, § 2, de la loi-programme du 30 décembre 1988. Avant son abrogation par l’article 65 de la loi du 21 décembre 1994
« portant des dispositions sociales et diverses », cet article disposait :
« l’employeur [...] ne bénéficie pas des dispositions du présent chapitre si le travailleur nouvellement engagé remplace un travailleur ayant exercé des activités dans la même unité technique d’exploitation au cours des douze mois civils précédant l’engagement [...] ».
B.1.8.2. Il ressort des travaux préparatoires de la loi-programme du 30 décembre 1988 que l’exception à la réduction des cotisations patronales de sécurité sociale en cas de remplacement d’un travailleur « a pour but d’éviter qu’un simple changement de la personnalité juridique de l’employeur, sans aucune création réelle d’emploi, donne accès au bénéfice de la mesure »
(Doc. parl., Chambre, 1988-1989, n° 609/1, p. 58).
B.2.1. Selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, il s’ensuit que le nouvel engagement ne donne pas lieu à des réductions de cotisations de sécurité sociale lorsqu’il n’est pas accompagné d’une réelle création d’emploi au sein de la même unité technique d’exploitation (Cass., 30 octobre 2006, S.05.0085.N, ECLI:BE:CASS:2006:ARR.20061030.5;
Cass, 12 novembre 2007, S.06.0108.N, ECLI:BE:CASS:2007:ARR.20071112.2; Cass., 1er février 2010, S.09.0017.N, ECLI:BE:CASS:2010:ARR.20100201.7; Cass., 7 juin 2010, S.09.0107.N, ECLI:BE:CASS:2010:ARR.20100607.3). En outre, la condition de la création réelle d’emploi doit être appréciée sans distinction quant aux statuts des travailleurs ou à la nature des prestations (Cass., 10 décembre 2007, S.07.0036.N, ECLI:BE:CASS:2007:ARR.20071210.4).
B.2.2. À propos de la disposition en cause en particulier, la Cour de cassation a jugé :
« Il suit de cette disposition que le nouvel engagement ne donne pas droit au bénéfice de la dispense des cotisations de sécurité sociale s’il ne représente pas une augmentation réelle de l’emploi.
Afin de déterminer si le travailleur nouvellement engagé remplace un travailleur qui était actif dans la même unité technique d’exploitation au cours des quatre trimestres précédant
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l’engagement, il y a lieu d’effectuer une comparaison entre l’effectif du personnel de l’unité technique d’exploitation au moment de l’engagement du nouveau travailleur, d’une part, et l’effectif maximal du personnel de l’unité technique d’exploitation au cours des quatre trimestres précédant cet engagement, d’autre part.
La réduction groupe-cible ne sera acquise que si l’effectif du personnel de l’unité technique d’exploitation a augmenté au moment de l’engagement du nouveau travailleur et que les autres conditions légales sont remplies » (Cass., 13 mai 2019, S.18.0039.N, ECLI:BE:CASS:2019:ARR.20190513.2).
Il en ressort que le seul critère dont il peut légalement être tenu compte pour évaluer s’il y a une création réelle d’emploi est celui de l’augmentation ou non de l’effectif du personnel de l’unité technique d’exploitation à la suite d’un nouvel engagement.
Quant aux questions préjudicielles
B.3.1. Par deux questions préjudicielles, la juridiction a quo demande si l’article 344 de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002 viole les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’il traite de la même manière :
- tant les « nouveaux employeurs » qui procèdent à l’engagement d’un travailleur qui remplace un travailleur ayant été actif dans la même unité d’exploitation technique au cours des quatre trimestres qui ont précédé l’engagement;
- que les « nouveaux employeurs » qui procèdent à l’engagement d’un travailleur qui remplace un travailleur considéré comme ayant été « inactif » au sein de l’unité d’exploitation technique dès lors qu’il était en incapacité de travail durant cette même période de référence,
en leur refusant indistinctement le bénéfice de la réduction groupe-cible « premiers engagements ».
B.3.2. Les deux questions préjudicielles sont étroitement liées, de sorte que la Cour les examine conjointement.
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B.4. Le principe d’égalité et de non-discrimination s’oppose à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
B.5.1. En soutenant les « nouveaux employeurs » visés à l’article 343 de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002 qui procèdent à leurs premiers engagements par une mesure de réduction des cotisations de sécurité sociale patronales, la réduction groupe-cible « premiers engagements » tend à promouvoir l’emploi, ce qui est un objectif légitime.
B.5.2. La disposition en cause prévoit une exception au bénéfice de la réduction groupe-
cible « premiers engagements » par les « nouveaux employeurs » lorsque ceux-ci engagent un travailleur qui remplace un « travailleur actif au sein de la même unité technique d’exploitation ». Dans ce cas, en effet, il n’y a pas de réelle création d’emploi.
Comme il ressort du B.1.8.2, l’objectif de cette exception est d’éviter que des employeurs puissent bénéficier d’une réduction groupe-cible « premiers engagements » alors qu’ils ne créent pas réellement de nouveaux emplois.
B.6.1. Au regard de cet objectif, un « nouvel employeur » qui engage un travailleur qui remplace dans la même unité technique d’exploitation un travailleur qui, en raison d’une incapacité de travail, n’a fourni aucune prestation lors des quatre trimestres ayant précédé l’engagement se trouve dans une situation qui n’est pas essentiellement différente de celle d’un « nouvel employeur » qui engage un travailleur qui remplace au sein de la même unité technique d’exploitation un travailleur qui a fourni des prestations pendant les quatre trimestres ayant précédé l’engagement.
En effet, compte tenu de la jurisprudence de la Cour de cassation citée en B.2, ces deux « nouveaux employeurs » ne créent pas réellement de l’emploi, faute pour eux d’augmenter l’effectif du personnel au niveau de l’unité technique d’exploitation. La circonstance que le travailleur remplacé d’un de ces employeurs était « inactif » au cours des quatre trimestres qui ont précédé l’engagement ne modifie pas ce constat.
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B.6.2. Il s’ensuit que la disposition en cause est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 344 de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002 ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 8 juin 2023.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut P. Nihoul