Cour constitutionnelle
Arrêt n° 82/2023
du 25 mai 2023
Numéros du rôle : 7778 et 7781
En cause : les questions préjudicielles concernant l’article 41 de la loi du 16 mars 1968
« relative à la police de la circulation routière », posées par le Tribunal de première instance de Flandre orientale, division de Gand.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par deux jugements des 3 et 22 mars 2022, dont les expéditions sont parvenues au greffe de la Cour les 18 et 25 mars 2022, le Tribunal de première instance de Flandre orientale, division de Gand, a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 41 de la loi du 16 mars 1968 relative à la police de la circulation routière, tel qu’il a été rétabli par l’article 20 de la loi du 7 février 2003 portant diverses dispositions en matière de sécurité routière, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’il contraint malgré tout le juge, lorsqu’il sanctionne une infraction du troisième degré au Code de la route décrite à l’article 3.36° de l’arrêté royal du 30 septembre 2005 désignant les infractions par degré aux règlements généraux pris en exécution de la loi relative à la police de la circulation routière, celle-ci pouvant être réprimée par une déchéance facultative du droit de conduire, à prononcer une telle déchéance de manière effective pour au moins huit jours, dérogeant ainsi à l’article 8, § 1er, de la loi du 29 juin 1964 relative à la suspension, au sursis et à la probation, qui prévoit la possibilité d’assortir, sans distinction, tant les peines principales que les peines accessoires d’un sursis complet, mais qui ne prévoit pas que d’autres lois peuvent déroger à cette possibilité, alors que la déchéance facultative du droit de conduire n’est qu’une peine accessoire et que les peines principales prononcées pour la même infraction peuvent être infligées en étant assorties d’un sursis complet ? ».
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Ces affaires, inscrites sous les numéros 7778 et 7781 du rôle de la Cour, ont été jointes.
Des mémoires ont été introduits par :
- K.B., assisté et représenté par Me J. Hoste, avocat au barreau de Flandre occidentale (dans l’affaire n° 7781);
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me S. Ronse et Me T. Quintens, avocats au barreau de Flandre occidentale (dans les deux affaires).
Des mémoires en réponse ont été introduits par :
- K.B.;
- le Conseil des ministres (dans l’affaire n° 7781).
Par ordonnance du 15 février 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs S. de Bethune et T. Giet, a décidé que les affaires étaient en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 1er mars 2023 et les affaires mises en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, les affaires ont été mises en délibéré le 1er mars 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et les procédures antérieures
N. D.S., prévenu dans le litige au fond dans l’affaire n° 7778, a été condamné le 13 avril 2021 par le Tribunal de police de Flandre orientale, division de Gand, à une amende de 240 euros, dont la moitié avec sursis, ainsi qu’à une déchéance du droit de conduire de huit jours. N. D.S. a interjeté appel de ce jugement devant la juridiction a quo. Il demande à cette dernière de commuer la peine. Plus particulièrement, N. D.S. demande que la déchéance (effective) du droit de conduire ne lui soit pas imposée.
K.B., prévenu dans le litige au fond dans l’affaire n° 7781, a été condamné le 6 septembre 2021 par le Tribunal de police de Flandre orientale, division de Gand, à une amende de 3 200 euros, dont 2 400 euros avec sursis, ainsi qu’à une déchéance du droit de conduire de trois mois, assortie d’un sursis complet, du chef d’avoir conduit un véhicule à moteur sous l’influence de l’alcool avec une alcoolémie de 1,04 milligramme par litre d’air alvéolaire expiré (mg/l AAE), ce qui place K.B. en état de récidive. Le ministère public a interjeté appel de ce jugement. Il soutient notamment que la peine qui a été imposée est illégale, dès lors que, conformément à l’article 41 de la loi du 16 mars 1968 « relative à la police de la circulation routière » (ci-après : la loi du 16 mars 1968), la déchéance du droit de conduire ne peut pas être assortie d’un sursis complet.
Par jugements interlocutoires du 3 mars 2022 et du 22 mars 2022, le Tribunal de première instance de Flandre orientale, division de Gand, estime qu’il s’impose, avant de pouvoir statuer quant au fond, de poser à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
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III. En droit
-A-
A.1. Le prévenu devant la juridiction a quo dans l’affaire n° 7781 est d’avis que la question préjudicielle appelle une réponse affirmative. Il souligne tout d’abord que la juridiction a quo constate à juste titre que la disposition en cause fait naître une différence de traitement entre les infractions à la circulation routière et les autres infractions de droit commun, ainsi qu’entre les peines principales et les peines accessoires au sein de la réglementation relative à la circulation routière. En effet, la déchéance du droit de conduire ne peut pas être prononcée avec le bénéfice d’un sursis complet, alors que les peines principales en droit pénal de la circulation routière ainsi que les peines principales et accessoires en droit pénal commun peuvent, elles, être assorties d’un sursis complet.
Il fait ensuite valoir que la disposition en cause poursuit effectivement un objectif légitime, qui consiste plus précisément à améliorer la sécurité routière et à proposer une peine alternative à la peine d’emprisonnement, mais que la mesure n’est pas nécessaire. Premièrement, selon lui, la peine d’emprisonnement n’a pas disparu, en tant que peine, de la réglementation relative à la sécurité routière, de sorte que l’obligation de prononcer la déchéance du droit de conduire de manière effective pour une durée d’au moins huit jours ne saurait être présentée comme une peine alternative à la disparition de la peine d’emprisonnement. Deuxièmement, l’obligation de prononcer la déchéance du droit de conduire de manière effective pour une durée d’au moins huit jours n’est pas nécessaire en tant qu’ultime remède pour empêcher que les conducteurs commettent à nouveau de telles infractions. La loi du 29 juin 1964 « concernant la suspension, le sursis et la probation » prévoit en effet la possibilité de révoquer un sursis qui a été accordé.
A.2. À l’inverse, le Conseil des ministres est d’avis que la question préjudicielle appelle une réponse négative. Il fait valoir que les différences de traitement poursuivent un objectif légitime, à savoir réduire le nombre d’accidents de la route, et qu’elles sont raisonnablement justifiées. Selon le Conseil des ministres, le législateur est libre d’élaborer la politique pénale et, ce faisant, de fixer certaines limites quant aux modalités (d’exécution)
de la peine, tel le sursis à l’exécution de la déchéance du droit de conduire. Dans cette optique, le Conseil des ministres estime que l’obligation de subir la déchéance pendant une période de huit jours n’est en tout état de cause pas disproportionnée.
-B-
B.1.1. La question préjudicielle porte sur l’article 41 de la loi du 16 mars 1968 « relative à la police de la circulation routière » (ci-après : la loi du 16 mars 1968), inséré par l’article 20
de la loi du 7 février 2003 « portant diverses dispositions en matière de sécurité routière » (ci-
après : la loi du 7 février 2003).
L’article 41 de la loi du 16 mars 1968 dispose :
« Dans les cas où le juge prononce une déchéance du droit de conduire, en application de la présente loi, il doit, s’il souhaite faire application de l’article 8, § 1er de la loi du 29 juin 1964
relative à la suspension, au sursis et à la probation, imposer une partie effective d’une durée minimum de huit jours ».
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L’article 8 de la loi du 29 juin 1964 « concernant la suspension, le sursis et la probation »
(ci-après : la loi du 29 juin 1964) dispose :
« § 1er. Les juridictions de jugement peuvent, lorsqu’elles ne condamnent pas à une ou plusieurs peines principales privatives de liberté supérieures à cinq ans d’emprisonnement, ordonner qu’il sera sursis à l’exécution de tout ou partie des peines principales et accessoires qu’elles prononcent.
Toutefois, le sursis simple ne peut être ordonné lorsque le condamné a encouru antérieurement une condamnation à un emprisonnement principal de plus de douze mois ou à une peine équivalente prise en compte conformément à l’article 99bis du Code pénal.
En aucun cas, il ne peut être sursis à l’exécution d’une condamnation à :
- une peine de confiscation;
- une peine de surveillance électronique, de travail ou de probation autonome;
- une peine subsidiaire.
La décision ordonnant ou refusant le sursis et, le cas échéant, la probation, doit être motivée conformément aux dispositions de l’article 195 du Code d’instruction criminelle.
Toutefois, en cas d’application de l’article 65, alinéa 2, du Code pénal, les condamnations antérieurement prononcées pour des faits unis par une même intention délictueuse ne font pas obstacle à l’octroi d’un sursis.
Le délai du sursis ne peut être inférieur à une année ni excéder cinq années à compter de la date du jugement ou de l’arrêt.
Toutefois, la durée du sursis ne peut excéder trois années, en ce qui concerne les peines d’amendes et les peines d’emprisonnement ne dépassant pas six mois.
§ 2. Les mêmes juridictions peuvent, dans les conditions prévues au § 1er du présent article, ordonner le sursis probatoire, moyennant engagement par le condamné de respecter les conditions de probation que la juridiction détermine ».
B.1.2. Selon la Cour de cassation, il ressort de la disposition en cause que « pour chaque peine de déchéance du droit de conduire que le juge prononce en vertu de la loi du 16 mars 1968 [et] pour laquelle il accorde un sursis à l’exécution, il doit imposer une partie effective d’une durée minimum de huit jours » (Cass., 7 janvier 2014, P.13.1716.N, ECLI:BE:CASS:2014:ARR.20140107.2) et « que si le juge prononce une déchéance du droit de conduire de huit jours en vertu de la loi du 16 mars 1968, il ne peut accorder aucun sursis à l’exécution » (Cass., 23 novembre 2021 P.21.1142.N, ECLI:BE:CASS:2021:ARR.20211123.2N3).
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B.2. La juridiction a quo souhaite savoir si la disposition en cause est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’elle contraint le juge qui prononce la déchéance du droit de conduire à prononcer cette déchéance de manière effective pour une durée d’au moins huit jours, alors que le juge peut, d’une part, assortir d’un sursis complet les peines principales pour la même infraction et qu’il peut, d’autre part, assortir, en droit pénal commun, d’un sursis complet tant les peines principales que les peines accessoires.
En vertu de l’article 8, § 1er, alinéa 3, de la loi du 29 juin 1964, il ne peut en aucun cas être sursis à l’exécution d’une condamnation à une peine de confiscation, à une peine de surveillance électronique, de travail ou de probation autonome ou encore à une peine subsidiaire. La comparaison opérée par la juridiction a quo ne tient donc pas en ce qui concerne ces peines, puisqu’elles ne peuvent pas être assorties d’un sursis à l’exécution.
Par conséquent, la Cour comprend la question préjudicielle en ce sens qu’en ce qui concerne le sursis à l’exécution, elle compare la peine de déchéance du droit de conduire avec des peines qui ne figurent pas dans l’article 8, § 1er, alinéa 3, de la loi du 29 juin 1964.
B.3. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-
discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.4. La loi du 7 février 2003, qui a notamment inséré la disposition en cause dans la loi du 16 mars 1968, a été adoptée par le législateur afin d’améliorer la sécurité routière.
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Les travaux préparatoires mentionnent :
« La situation défavorable de la Belgique par rapport à plusieurs autres Etats-membres de l’Union européenne en matière de sécurité routière a particulièrement retenu l’attention du gouvernement.
Il s’est prononcé pour une action coordonnée par objectifs visant à réduire de 33 % le nombre de tués sur les routes à l’horizon 2006, et de 50 % à l’horizon 2010 comme le préconise la Commission européenne.
Cette politique coordonnée sera suivie par la Commission fédérale pour la sécurité routière qui sur base de l’évolution des indicateurs divers fera des propositions au Comité interministériel pour la Sécurité routière; celui-ci adoptera des choix politiques qui seront ensuite traduits en dispositions par l’Etat fédéral et les régions, chacun selon leurs compétences.
Dans cette optique, le gouvernement met en œuvre dans le présent projet de loi une action résolue en matière de contrôles, de catégorisation et de traitement différencié des infractions, de formation à la conduite » (Doc. parl., Chambre, 2001-2002, DOC 50-1915/001, p. 6).
B.5. Le législateur dispose d’une large marge d’appréciation pour promouvoir la sécurité routière.
Il lui appartient, spécialement lorsqu’il entend lutter contre un fléau que d’autres mesures préventives n’ont pu suffisamment endiguer jusqu’ici, de décider s’il convient d’opter pour une répression plus stricte à l’égard de certaines formes de délinquance et/ou s’il y a lieu de prévoir des mesures alternatives en vue de renforcer la sécurité routière. Le nombre d’accidents de la route et les conséquences de ceux-ci justifient que ceux qui compromettent la sécurité routière fassent l’objet de procédures et de sanctions appropriées.
B.6. Eu égard à ce qui précède, il est raisonnablement justifié qu’aux fins d’améliorer la sécurité routière, le législateur prévoie que le juge ne puisse pas assortir d’un sursis complet l’exécution de la peine de déchéance du droit de conduire. Il s’agit en effet d’une mesure pertinente pour améliorer la sécurité routière, qui n’affecte que de manière très limitée les possibilités dont le juge dispose en vertu de la loi du 29 juin 1964 pour moduler la peine de déchéance du droit de conduire. Par ailleurs, la modulation de cette peine n’est de mise que si le juge inflige cette dernière, ce qui ne constitue pas toujours une obligation.
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La différence de traitement mentionnée en B.2 est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 41 de la loi du 16 mars 1968 « relative à la police de la circulation routière » ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 25 mai 2023.
Le greffier, Le président,
P.-Y. Dutilleux L. Lavrysen