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27/04/2023 | BELGIQUE | N°71/2023

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 27 avril 2023, 71/2023


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 71/2023
du 27 avril 2023
Numéro du rôle : 7813
En cause : le recours en annulation partielle de l’article 40 de la loi du 28 novembre 2021
« visant à rendre la justice plus humaine, plus rapide et plus ferme » (modification de l’article 10, § 3, alinéa 5, de la loi du 7 mai 1999 « sur les jeux de hasard, les paris, les établissements de jeux de hasard et la protection des joueurs »), introduit par Magali Clavie.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, M. Pâq

ues, T. Detienne, D. Pieters et S. de Bethune, assistée du greffier F. Meersschaut, pré...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 71/2023
du 27 avril 2023
Numéro du rôle : 7813
En cause : le recours en annulation partielle de l’article 40 de la loi du 28 novembre 2021
« visant à rendre la justice plus humaine, plus rapide et plus ferme » (modification de l’article 10, § 3, alinéa 5, de la loi du 7 mai 1999 « sur les jeux de hasard, les paris, les établissements de jeux de hasard et la protection des joueurs »), introduit par Magali Clavie.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, M. Pâques, T. Detienne, D. Pieters et S. de Bethune, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet du recours et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 25 mai 2022 et parvenue au greffe le 30 mai 2022, Magali Clavie, assistée et représentée par Me B. De Beys, Me L. Depré et Me G. Rolland, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un recours en annulation partielle de l’article 40 de la loi du 28 novembre 2021 « visant à rendre la justice plus humaine, plus rapide et plus ferme » (modification de l’article 10, § 3, alinéa 5, de la loi du 7 mai 1999 « sur les jeux de hasard, les paris, les établissements de jeux de hasard et la protection des joueurs »), publiée au Moniteur belge du 30 novembre 2021, deuxième édition.
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me N. Bonbled, Me L. Bouhyaoui et Me J. Geysens, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire, la partie requérante a introduit un mémoire en réponse et le Conseil des ministres a également introduit un mémoire en réplique.
Par ordonnance du 1er mars 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs T. Giet et S. de Bethune, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la
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notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 15 mars 2023 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 15 mars 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
A.1. La partie requérante demande l’annulation, dans l’article 40 de la loi du 28 novembre 2021 « visant à rendre la justice plus humaine, plus rapide et plus ferme » (ci-après : la loi du 28 novembre 2021), des mots « et est liée à l’indice-pivot en vigueur au 1er avril 2020, soit 107,20 ». La partie requérante appartient à la magistrature et est nommée en qualité de juge au Tribunal de première instance francophone de Bruxelles. Par arrêté ministériel du 19 mars 2020, elle a été désignée présidente de la Commission des jeux de hasard, pour un mandat de six années. En plus de son traitement ordinaire de magistrat, qu’elle conserve, sa nouvelle fonction lui donne droit, en application de l’article 10, § 3, alinéa 5, de la loi du 7 mai 1999 « sur les jeux de hasard, les paris, les établissements de jeux de hasard et la protection des joueurs » (ci-après : la loi du 7 mai 1999), à une allocation de traitement annuelle d’un montant de 15 000 euros. Créée en 2010 et non indexée à l’époque, cette allocation est désormais, par l’effet de la disposition attaquée, soumise à la règle de l’indexation, laquelle est liée à l’indice-pivot qui est entré en vigueur au 1er avril 2020, soit 107,20. La partie requérante reproche au législateur d’avoir choisi l’indice-
pivot susmentionné plutôt que l’indice-pivot applicable aux magistrats, à savoir 138,10, en application de l’article 362 du Code judiciaire, lequel renvoie in fine à l’article 1er de l’arrêté royal du 13 décembre 1989
« portant liaison de certaines dépenses dans le secteur public à un nouvel indice-pivot ». La partie requérante observe que l’indexation qui s’attache à l’allocation qu’elle perçoit correspond à une augmentation de 1 250 euros à 1 275 euros par mois, soit 2 %, ce qu’elle juge insuffisant.
Quant à la recevabilité
A.2. La partie requérante soutient qu’elle justifie d’un intérêt à agir, puisque, du fait de sa qualité de présidente de la Commission des jeux de hasard, la disposition attaquée lui est pleinement applicable. La règle d’indexation qui fait l’objet du recours, qu’elle juge trop peu importante et discriminatoire, a porté le montant de l’allocation de traitement qu’elle reçoit de 15 000 euros à 15 300 euros par an, et non à 25 603,44 euros par an, ce qui aurait constitué ce même montant si l’indice-pivot applicable à l’ensemble des magistrats avait été choisi. Elle estime dès lors que la disposition attaquée a eu un impact négatif sur sa situation financière et que l’annulation demandée lui serait favorable, en ce qu’elle permettrait au législateur d’adapter la règle d’indexation à la hausse, compte tenu de la différence de traitement qui serait pointée.
Quant au fond
A.3.1. La partie requérante prend un moyen unique de la violation, par la disposition attaquée, des articles 10
et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 16 de la Constitution et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme.
A.3.2. Tout d’abord, la partie requérante soutient qu’il existe une différence de traitement entre le président de la Commission des jeux de hasard et l’ensemble des agents de l’État, en particulier les magistrats, en ce que
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l’indexation des revenus du premier (indice-pivot : 107,20) serait inférieure à celle qui est applicable aux seconds (indice-pivot : 138,10).
La partie requérante relève qu’à l’origine, l’intention était que le président de la Commission des jeux de hasard reçoive la même rémunération que les avocats généraux près la Cour de cassation. Selon elle, leurs régimes respectifs devraient être liés, y compris en ce qui concerne les règles d’indexation. Elle signale que le président du Conseil supérieur de la justice a également droit à une allocation de traitement annuelle identique, et que le montant de cette allocation est indexé suivant l’indice-pivot 138,10.
La différence de traitement n’est pas de nature à atteindre les objectifs qui sont développés dans les travaux préparatoires de la loi du 28 novembre 2021, à savoir garantir l’indépendance du président de la Commission des jeux de hasard face à toute tentative d’influence du secteur, ainsi que maintenir l’attractivité financière de la fonction, partant du principe que, onze ans après la création de l’allocation de traitement, « l’indexation n’est que logique ». Dans cette optique, le choix d’un indice-pivot différent et beaucoup plus faible que l’indice-pivot applicable à tous les autres magistrats est contradictoire.
La partie requérante estime que le législateur n’a pas justifié la différence de traitement pointée plus haut. En réponse à un courrier de celle-ci, le ministre a simplement mentionné l’absence d’un accord politique au sein du Gouvernement.
A.3.3. Dans un second temps, la partie requérante soutient que la disposition attaquée constitue une ingérence injustifiée dans son droit de propriété au sens de l’article 16 de la Constitution et de l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme. Elle estime que la modification législative a fait disparaître une attente légitime de sa part, à savoir que l’allocation de traitement annuelle qu’elle reçoit soit soumise à la même règle d’indexation que l’ensemble des traitements de la fonction publique et du monde judiciaire. Ceci est d’autant plus important que le montant de l’allocation n’est pas pris en compte dans sa pension future.
A.4.1. À titre liminaire, le Conseil des ministres soulève l’irrecevabilité partielle du moyen unique, sur deux points : d’une part, en ce qu’il vise l’article 16 de la Constitution, puisqu’aucune expropriation ni transfert de propriété n’a lieu par l’effet de la disposition attaquée et, d’autre part, en ce que la partie requérante mentionne ses droits à la pension, puisque ce régime est étranger au recours en l’espèce.
A.4.2. Le Conseil des ministres conteste l’existence de la différence de traitement soulevée par la partie requérante, en ce que les catégories de personnes identifiées ne sont pas comparables. Contrairement à ce que semble soutenir la partie requérante, le président de la Commission des jeux de hasard continue à bénéficier de son traitement de magistrat, ainsi que des avantages y attachés, lesquels sont soumis à l’indexation à l’indice-
pivot 138,10. En réalité, seule l’allocation de traitement annuelle est liée à un indice-pivot différent. Or, les agents de l’État auxquels la partie requérante se compare ne bénéficient pas, pour la plupart, d’une telle prime, mais d’un traitement unique. La situation d’un fonctionnaire bénéficiant d’une seule rémunération et celle du président de la Commission des jeux de hasard, qui reçoit en sus une allocation aussi importante, ne peuvent dès lors être utilement comparées. Par ailleurs, le Conseil des ministres estime que l’indice-pivot inférieur qui est applicable à la prime de la partie requérante est légitime, puisque l’indexation qui en résulte s’ajoute précisément à la rémunération de base, laquelle est déjà favorablement indexée. En tout état de cause, il n’existe aucun droit constitutionnel à l’indexation d’une allocation forfaitaire. Par conséquent, la partie requérante ne démontre pas la comparabilité des catégories visées et la différence de traitement soulevée n’existe pas.
Le même raisonnement s’applique en ce qui concerne la comparaison entre la fonction de président de la Commission des jeux de hasard et la fonction de président du Conseil supérieur de la Justice. Si ces deux fonctionnaires ont chacun droit à une allocation de traitement annuelle de même montant, à savoir 15 000 euros, leurs missions sont sensiblement différentes et leurs situations ne peuvent dès lors pas non plus être utilement comparées. En effet, le Conseil des ministres relève que l’objectif de la création du Conseil supérieur de la Justice était de réformer en profondeur le fonctionnement du pouvoir judiciaire. La nouvelle institution dispose donc de pouvoirs importants sur l’ensemble de la profession et son président remplit une large série de missions concrètes.
Ces dernières diffèrent des missions qui incombent au Président de la Commission des jeux de hasard, laquelle a été créée dans le but d’améliorer la politique belge en matière de jeux de hasard. Le cantonnement de cette dernière institution à un secteur bien particulier la distingue clairement du Conseil supérieur de la Justice.
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A.4.3. À titre subsidiaire, le Conseil des ministres soutient que la différence de traitement est suffisamment justifiée. Il n’est pas contesté qu’en 2010, l’objectif principal de la création de l’allocation de traitement était de rendre la fonction de président de la Commission des jeux de hasard plus attractive. Pour ce faire, il a été décidé de mettre en place un régime de rémunération sui generis, prévoyant une allocation de 15 000 euros non indexés.
Force est de constater que, malgré la non-indexation affichée, l’objectif a été atteint, puisque la partie requérante s’est portée candidate à ce poste, en connaissance de cause. Avec la loi du 28 novembre 2021, l’objectif d’attractivité est resté le même. Il a juste été question d’adapter cette attractivité à l’année 2021. Partant, le choix de l’indice-pivot en vigueur au jour de la nomination de la présidente actuelle n’est que légitime. Le choix de l’indice-pivot lié à l’année 1990, à savoir 138,10, n’aurait eu aucun sens. Selon le Conseil des ministres, la partie requérante ne démontre à aucun moment que l’objectif susmentionné n’est pas rempli.
En réalité, c’est l’absence d’indexation que le législateur de 2021 a jugée insuffisante au regard de ce qui peut être considéré comme attractif à l’heure actuelle. L’indexation à la date de l’entrée en fonction du président en exercice est un critère objectif, d’autant que celle-ci est dès lors déjà rétroactive. La critique formulée par la partie requérante quant à l’indice-pivot de 107,20 est donc une critique d’opportunité qu’il n’appartient pas à la Cour de trancher.
A.4.4. En ce qui concerne l’ingérence dans le droit de propriété, le Conseil des ministres conteste l’argumentation développée par la partie requérante. Il n’existe aucune attente légitime en l’espèce. En devenant présidente de la Commission des jeux de hasard, la partie requérante ne pouvait pas s’attendre à recevoir le même montant d’allocation de traitement annuelle qu’au Conseil supérieur de la Justice, puisqu’il était clair, lors de l’appel à candidatures, que le montant était non indexé, conformément à la loi. En tout état de cause, les modalités d’indexation ne peuvent être considérées comme une ingérence dans le droit de propriété. À titre subsidiaire, le Conseil des ministres estime que l’ingérence est suffisamment justifiée, pour les raisons développées plus haut.
A.5.1. Dans son mémoire en réponse, la partie requérante réfute l’irrecevabilité partielle du moyen au regard de l’article 16 de la Constitution. Il est au contraire admis que ce dernier constitue un ensemble indissociable avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour est dès lors compétente pour en connaître.
A.5.2. En ce qui concerne la comparabilité, la partie requérante rappelle que le législateur prévoyait initialement de renvoyer explicitement au montant de l’allocation forfaitaire de l’avocat général près la Cour de cassation. Or, celui-ci est indexé à l’indice-pivot 138,10. Ce n’est que dans un second temps que le législateur a choisi de prévoir une allocation d’un montant fixe et non indexé.
La partie requérante conteste ensuite les différences qui existeraient entre les catégories visées. La rémunération du président de la Commission des jeux de hasard est composée de deux parties : la rémunération primaire de magistrat et la rémunération secondaire correspondant à l’allocation de traitement annuelle.
Contrairement à ce que soutient le Conseil des ministres, le tout constitue un seul et même salaire global. Par conséquent, les catégories visées sont comparables.
En outre, la partie requérante n’aperçoit pas en quoi il serait légitime d’appliquer des indices d’indexation différents à une allocation de traitement et à une simple « rémunération ». Ladite allocation, qui s’élève également à 15 000 euros, est d’ailleurs indexée à l’indice-pivot 138,10 pour le Conseil supérieur de la Justice. Le mécanisme de l’indexation a pour raison d’être l’adaptation de la rémunération au coût de la vie, qui est le même pour tout le monde. Ce mécanisme n’a donc pas vocation à varier selon la fonction occupée.
La partie requérante réfute également l’argument qui porte sur l’année de l’indice-pivot. Selon le Conseil des ministres, l’indice-pivot applicable à tous les fonctionnaires, à savoir 138,10, est lié à l’année 1990. Il serait dès lors incohérent de l’appliquer à une modification législative de 2021. Rien n’est plus erroné, selon la partie requérante, puisque les nouveaux postes créés dans la fonction publique depuis plus de trente ans sont tous soumis à cet « ancien » indice-pivot. Elle en veut pour preuve l’allocation de traitement applicable au Conseil supérieur de la justice, indexée à l’indice-pivot 138,10 alors que l’institution n’a été créée qu’en 1999, ou au Tribunal d’application des peines, qui a été créé en 2007, et à bien d’autres encore.
Enfin, la partie requérante fait valoir que l’argument des différences relatives au contenu des tâches des catégories visées pour justifier la non-comparabilité ne tient pas. Il n’y a aucune raison que les différents types de
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missions justifient une différence de mécanisme d’indexation, d’autant que tous les agents de l’État autres que le président de la Commission des jeux de hasard se voient appliquer le même indice-pivot, à savoir 138,10. Or, rien qu’au niveau judiciaire, les missions visées concernent aussi bien les secrétaires que le premier président de la Cour de cassation. Au surplus, les fonctions de président de la Commission des jeux de hasard et de président du Conseil supérieur de la Justice sont largement similaires, puisqu’il s’agit de réguler un secteur (les jeux de hasard, la justice) par l’accomplissement de diverses missions administratives et consultatives.
A.5.3. Dans son mémoire en réponse, la partie requérante précise, en ce qui concerne le caractère insuffisant de la justification de la différence de traitement, que la volonté du législateur était de procéder à une indexation pour garantir l’attractivité de l’allocation en l’adaptant sur le coût actuel de la vie. Il est donc paradoxal d’avoir choisi l’indice-pivot 107,20, qui correspond à une augmentation de 2 % sur onze ans, alors que l’inflation, entre 2010 et 2020, a été de 19 %.
Par ailleurs, contrairement à ce que soutient le Conseil des ministres, la date d’entrée en fonction de la partie requérante n’est pas un critère objectif, puisque tous les autres agents de l’État, quelle que soit la date de la création de leur fonction, sont soumis à l’indice-pivot d’indexation de l’année 1990. Enfin, il est absurde de soutenir que la loi attaquée est rétroactive, puisqu’elle est entrée en vigueur le dixième jour après sa publication au Moniteur belge.
A.5.4. En ce qui concerne l’ingérence dans son droit de propriété, la partie requérante répond qu’il est manifeste que l’attente légitime ne découle pas de sa candidature au poste qu’elle occupe, comme le soutient le Conseil des ministres, mais de la disposition attaquée. Elle s’attendait en effet légitimement à ce que l’indexation, qui fait l’objet de la loi, soit calquée sur l’indexation applicable à tous les agents de l’État.
A.6.1. Dans son mémoire en réplique, le Conseil des ministres estime que les magistrats du Conseil supérieur de la justice et du tribunal de l’application des peines, mentionnés par la partie requérante, ne sont pas comparables au président de la Commission des jeux de hasard. Le supplément de rémunération dont bénéficie ce dernier est d’ailleurs trois fois plus important que celui qui est applicable aux magistrats du tribunal de l’application des peines. En tout état de cause, la partie requérante ne démontre pas en quoi l’indexation nouvelle, fondée sur l’indice-pivot 107,20, ne permet pas de renforcer l’attractivité de la fonction et de prévenir les risques d’influences externes. L’inflation enregistrée entre 2010 et 2020 n’y change rien. Le Conseil des ministres affirme qu’il n’existe pas d’obligation constitutionnelle de prévoir une indexation identique pour la rémunération de chaque fonction, ni de prévoir une indexation pour les montants autres que la rémunération principale. Il s’agit là d’un pouvoir d’appréciation du législateur. Enfin, le Conseil des ministres maintient que la date de prise en compte de l’indice-
pivot est objective et que le seul fait que d’autres agents soient soumis à un indice de 1990 n’y change rien.
A.6.2. En ce qui concerne l’ingérence dans le droit de propriété, le Conseil des ministres réplique qu’aux termes de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et de celle de la Cour constitutionnelle, constitue une attente légitime une « créance suffisamment établie » ou une « prestation sociale reconnue par la législation interne ». En l’espèce, aucune de ces conditions n’est remplie.
-B-
Quant à la disposition attaquée et à son contexte
B.1.1. Le recours en annulation porte sur le régime de rémunération du président de la Commission des jeux de hasard, un organe qui a été institué auprès du Service public fédéral Justice par l’article 9 de la loi du 7 mai 1999 « sur les jeux de hasard, les paris, les établissements de jeux de hasard et la protection des joueurs » (ci-après : la loi du 7 mai 1999).
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L’article 10, § 3, de la même loi, tel qu’il était en vigueur avant l’entrée en vigueur de la loi attaquée, disposait :
« Le président est nommé par le Roi, par arrêté délibéré en Conseil des ministres, sur proposition du ministre de la Justice, parmi les magistrats francophones ou néerlandophones qui, conformément à l’article 43quinquies de la loi du 15 juin 1935 concernant l’emploi des langues en matière judiciaire, ont fourni la preuve de la connaissance, respectivement, de la langue néerlandaise ou de la langue française.
Le président exerce ses fonctions à temps plein.
Pendant la durée de son mandat, il ne peut exercer aucune autre activité professionnelle.
En tant que magistrat, le président de la commission conserve sa place dans la liste de rang.
Il est censé exercer sa fonction pendant la durée de son mandat. Les dispositions relatives à la mise à la retraite et à la pension lui sont applicables. Le magistrat est remplacé par la voie d’une nomination en surnombre, conformément aux dispositions du Code judiciaire. Lorsque le magistrat est un chef de corps, il est pourvu à son remplacement par la voie de la nomination en surnombre d’un magistrat de rang immédiatement inférieur. Le président est détaché de plein droit.
Le président continue à bénéficier de son traitement et des augmentations et avantages qui y sont attachés. Le président perçoit en outre une allocation de traitement annuelle d’un montant de 15 000 euros non indexés, sans préjudice de l’éventuelle prime linguistique ».
B.1.2. Le cinquième alinéa de la disposition précitée a été inséré par l’article 4 de la loi du 10 janvier 2010 « modifiant la loi du 7 mai 1999 sur les jeux de hasard, les établissements de jeux de hasard et la protection des joueurs, en ce qui concerne la Commission des jeux de hasard » (ci-après : la loi du 10 janvier 2010) et est entré en vigueur le 1er janvier 2011.
L’allocation de traitement non indexée ainsi créée a été justifiée comme suit, dans les travaux préparatoires de la loi du 10 janvier 2010 :
« Le secrétaire d’État précise qu’initialement et par analogie avec le régime financier applicable à d’autres organes comparables, l’on avait envisagé d’aligner le traitement du président sur celui du premier président près la Cour de cassation.
Par la suite, il a été décidé de fixer une allocation de traitement de 15 000 euros, ce qui correspond à la différence entre le montant du traitement d’un avocat général près la Cour d’appel et le montant du traitement d’un avocat général près la Cour de cassation.
Plutôt que de se référer au traitement d’un avocat général près la Cour de cassation, le présent projet inscrit, dans la loi de 1999, le montant de cette allocation afin d’éviter qu’un substitut qui serait désigné président de la commission ne bénéficie du traitement d’un avocat général près la Cour de cassation » (Doc. parl., Chambre, 2008-2009, DOC 52-1992/006, p. 54).
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B.1.3. L’article 40, attaqué, de la loi du 28 novembre 2021 « visant à rendre la justice plus humaine, plus rapide et plus ferme » (ci-après : la loi du 28 novembre 2021) modifie l’alinéa 5
précité. Il dispose :
« À l’article 10, § 3, alinéa 5 de la loi du 7 mai 1999 sur les jeux de hasard, les paris, les établissements de jeux de hasard et la protection des joueurs, modifié par la loi du 10 janvier 2010, les modifications suivantes sont apportées :
1° les mots ‘ non indexés ’ sont abrogés;
2° l’alinéa est complété par la phrase suivante :
‘ Cette allocation de traitement annuelle est soumise à la règle de l’indexation et est liée à l’indice-pivot en vigueur au 1er avril 2020, soit 107,20. ’ ».
La partie requérante demande spécifiquement l’annulation des mots « et est liée à l’indice-
pivot en vigueur au 1er avril 2020, soit 107,20 ».
B.1.4. Cette disposition a été justifiée comme suit, dans les travaux préparatoires :
« La loi du 10 janvier 2010 modifiant la loi du 7 mai 1999 sur les jeux de hasard, les établissements de jeux de hasard et la protection des joueurs, en ce qui concerne la Commission des jeux de hasard, a introduit le cinquième alinéa de l’article 10, § 3, et prévoit une allocation de traitement annuelle de 15 000 euros pour le président de la Commission des jeux de hasard.
Les travaux parlementaires montrent que cette allocation de traitement annuelle doit être suffisamment élevée pour empêcher le secteur des jeux de hasard d’essayer d’influencer le président. Il ressort également de ces travaux qu’il était initialement prévu d’aligner le traitement du président de la commission des jeux sur celui du premier président de la Cour de cassation, mais que par la suite, afin de tenir compte du statut original du juge-président, il a été décidé de travailler avec une indemnité salariale de 15 000 euros, ce qui correspond à la différence entre le traitement d’un avocat général à la cour d’appel et le traitement d’un avocat général à la Cour de cassation.
Dans la loi du 10 janvier 2010, le complément de salaire n’était pas indexé. Personne ne niera que l’attractivité d’un supplément de 15 000 euros en 2021 n’est pas du tout la même qu’en 2010 et que l’indexation n’est donc que logique. De plus, cela met également en péril l’objectif ultime du complément de salaire, qui est de faire en sorte que le secteur des jeux de hasard ne puisse pas influencer le président.
Dans la mesure où l’actuelle présidente de la Commission des jeux de hasard a été nommée le 1er avril 2020 par arrêté royal du 19 mars 2020, le supplément salarial est soumis au régime d’indexation lié à l’indice pivot qui était en vigueur à cette date, soit 107,20 » (Doc. parl., Chambre, 2020-2021, DOC 55-2175/001, pp. 38-39).
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Quant au fond
B.2. La partie requérante prend un moyen unique de la violation, par la disposition attaquée, des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 16 de la Constitution et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme. Le grief porte sur l’indice-pivot auquel est liée l’indexation de l’allocation de traitement annuelle d’un montant de 15 000 euros dont elle bénéficie en tant que présidente de la Commission des jeux de hasard. Cet indice-pivot est celui qui était en vigueur au 1er avril 2020, soit 107,20. La partie requérante estime que ce choix fait naître une différence de traitement non justifiée par rapport au régime d’indexation applicable à la fonction publique en général, et aux magistrats en particulier. L’indice-pivot applicable à ceux-ci est celui qui était en vigueur au 1er janvier 1990, à savoir 138,10. Elle estime en outre que cette différence de traitement constitue une atteinte injustifiée à ses biens.
B.3.1. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.3.2. La détermination des traitements, allocations et primes complémentaires dans la fonction publique, ainsi que la fixation d’un mécanisme d’indexation salariale relèvent de la politique socio-économique de l’autorité publique. Le législateur dispose en cette matière d’un large pouvoir d’appréciation et la Cour ne saurait censurer les mesures qui y ont trait que si elles reposent sur une appréciation manifestement déraisonnable.
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Il n’existe aucune obligation constitutionnelle générale d’indexation des rémunérations, même en ce qui concerne les allocations de traitement annuelles complémentaires. Toutefois, lorsque le législateur prévoit un mécanisme d’adaptation des rémunérations, il ne peut le faire d’une façon qui entraîne une différence de traitement injustifiée ou une limitation disproportionnée du droit de propriété des personnes concernées.
B.4. Il ressort des travaux préparatoires mentionnés en B.1.3 que le législateur, constatant l’inadéquation du montant de l’allocation de traitement annuelle au moment des débats, à savoir en 2021, entendait indexer ce montant. Afin d’appliquer cette indexation nouvelle de la façon la plus adaptée à la situation de l’actuelle présidente de la Commission des jeux de hasard depuis sa nomination, il a été décidé de fixer la date de cette première indexation au 1er avril 2020. Ce critère est objectif.
B.5. L’importance de l’augmentation de l’allocation de traitement annuelle par le jeu de l’indexation, que la partie requérante estime trop faible, ne résulte pas directement de la valeur de l’indice-pivot mais de la date de la première indexation, fixée par la disposition attaquée, de ce montant, lequel n’était pas indexé auparavant. En réalité, la partie requérante ne vise pas l’adaptation graduelle de son allocation de traitement annuelle au coût de la vie, puisque, comme les autres rémunérations de la fonction publique, cette allocation sera indexée à l’avenir, mais elle critique l’absence de revalorisation de ladite allocation pour le passé, qui découle du fait que l’allocation de traitement annuelle prend son premier rang d’indexation au 1er avril 2020.
B.6.1. Il ressort des travaux préparatoires de la loi du 10 janvier 2010 mentionnés en B.1.2
que la non-indexation initiale de l’allocation de traitement annuelle n’a pas été considérée comme faisant obstacle aux buts poursuivis, à savoir assurer l’attractivité de la fonction et empêcher le secteur des jeux de hasard d’essayer d’influencer le président.
B.6.2. Compte tenu de sa large marge d’appréciation en la matière, le législateur de 2021
a pu quant à lui estimer que le supplément de traitement non indexé de 15 000 euros alloué au président de la Commission des jeux de hasard était resté suffisamment attractif en soi durant la période de neuf ans et trois mois qui s’était écoulée depuis l’entrée en vigueur de l’allocation de traitement annuelle. Par conséquent, il n’est pas déraisonnable que le législateur choisisse
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d’adapter ce montant à dater de la nomination de l’actuelle présidente de la Commission des jeux de hasard, sans pour autant procéder à une revalorisation de cette allocation pour le passé.
B.7. Par ailleurs, le choix de ne pas revaloriser l’allocation de traitement annuelle du président de la Commission des jeux de hasard pour le passé ne produit pas des effets disproportionnés. En effet, la partie requérante n’a pas vu sa rémunération globale diminuer en comparaison de celle qui prévalait au moment de sa nomination. Par ailleurs, l’allocation de traitement annuelle constitue un complément de rémunération qui, en application de l’article 10, § 3, alinéa 5, de la loi du 7 mai 1999, s’ajoute à son traitement de magistrat et aux augmentations et avantages qui y sont attachés, sur lesquels la loi attaquée ne porte pas.
B.8. La Cour doit encore examiner si la disposition attaquée n’emporte pas une limitation disproportionnée du droit de la partie requérante au regard de l’article 16 de la Constitution et de l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme.
B.9.1. L’article 16 de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité ».
B.9.2. L’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ».
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B.9.3. L’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme offre une protection non seulement contre l’expropriation ou contre la privation de propriété (premier alinéa, seconde phrase), mais également contre toute ingérence dans le droit au respect des biens (premier alinéa, première phrase) et contre toute réglementation de l’usage des biens (second alinéa).
Cet article ne porte pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général.
L’ingérence dans le droit au respect des biens n’est compatible avec ce droit que si elle est raisonnablement proportionnée au but poursuivi, c’est-à-dire si elle ne rompt pas le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et celles de la protection de ce droit. La Cour européenne des droits de l’homme considère également que les États membres disposent en la matière d’une grande marge d’appréciation (CEDH, 2 juillet 2013, R.Sz. c. Hongrie, ECLI:CE:ECHR:2013:0702JUD004183811, § 38).
B.10. L’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme ayant une portée analogue à celle de l’article 16 de la Constitution, les garanties qu’il contient forment un ensemble indissociable avec celles qui sont inscrites dans cette disposition constitutionnelle, de sorte que la Cour en tient compte lors de son contrôle de la disposition attaquée.
B.11.1. Les rémunérations des magistrats sont protégées par l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH, 15 octobre 2013, Savickas c. Lituanie, ECLI:CE:ECHR:2013:1015DEC006636509, § 91).
B.11.2. L’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme ne garantit pas le droit d’acquérir des biens (CEDH, 13 juin 1979, Marckx c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:1979:0613JUD000683374, § 50). Dans certaines circonstances, des attentes fondées relatives à la réalisation de futurs titres de propriété peuvent certes relever de la protection de la disposition conventionnelle précitée. Cela implique toutefois qu’il soit
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question d’un titre ayant force obligatoire et qu’il existe une base suffisante en droit national avant qu’un justiciable puisse invoquer une espérance légitime. Le simple espoir d’obtenir la jouissance d’un droit de propriété ne constitue pas pareille espérance légitime (CEDH, 28 septembre 2004, Kopecky c. Slovaquie, ECLI:CE:ECHR:2004:0928JUD004491298, § 35).
B.12.1. Contrairement à ce que soutient la partie requérante, le simple espoir de voir son allocation de traitement annuelle revalorisée pour la période qui précède le 1er avril 2020 ne peut être considéré comme une espérance légitime au sens de la jurisprudence précitée.
B.12.2. Par conséquent, il n’existe pas d’ingérence dans le droit au respect des biens de la partie requérante.
B.13. Le moyen unique n’est pas fondé.
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Par ces motifs,
la Cour
rejette le recours.
Ainsi rendu en langue française, en langue néerlandaise et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 27 avril 2023.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut P. Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 71/2023
Date de la décision : 27/04/2023
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2023-04-27;71.2023 ?

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