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13/04/2023 | BELGIQUE | N°62/2023

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 13 avril 2023, 62/2023


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 62/2023
du 13 avril 2023
Numéro du rôle : 7777
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 30 de la loi du 8 juin 2006 « réglant des activités économiques et individuelles avec des armes », posée par le Conseil d’État.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,


après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle ...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 62/2023
du 13 avril 2023
Numéro du rôle : 7777
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 30 de la loi du 8 juin 2006 « réglant des activités économiques et individuelles avec des armes », posée par le Conseil d’État.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par arrêt n° 253.179 du 8 mars 2022, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 16 mars 2022, le Conseil d’État a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 30 de la loi du 8 juin 2006 réglant des activités économiques et individuelles avec des armes, tel que modifié par l’article 160 de la loi du 5 mai 2019 portant des dispositions diverses en matière pénale et en matière de cultes, et modifiant la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie et le Code pénal social, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, éventuellement combinés avec les articles 160 et 161 de la Constitution et avec les articles 6 et 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en ce qu’il traite d’une manière identique le requérant ayant introduit le recours administratif auprès du ministre de la Justice sans avoir eu recours à un pli recommandé ou au-delà du délai légal de quinze jours et celui ayant introduit un recours similaire par un pli recommandé et dans ce délai mais sans joindre une copie de la décision attaquée, ce qui implique que non seulement son recours administratif sera irrecevable mais qu’il en ira également de même pour un recours juridictionnel devant le Conseil d’État ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
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- Daniel Kubacki, assisté et représenté par Me E. Kiehl et Me P. André, avocats au barreau de Liège-Huy;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me B. Renson, avocat au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 15 février 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs T. Detienne et W. Verrijdt, a décidé que l'affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 1er mars 2023 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 1er mars 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Par décision du 17 décembre 2020, la commissaire d’arrondissement de la province de Liège, agissant au nom du gouverneur, retire à D. Kubacki ses autorisations et le droit de détenir des armes à feu. Cette décision est signifiée à l’intéressé, de même qu’au chef de corps de la zone de police de Grâce-Hollogne, au procureur du Roi de Liège et aux services régionaux compétents qui ont la charge de retirer la licence de tireur sportif et le permis de chasse de D. Kubacki dans l’hypothèse où ils viendraient à constater que celui-ci possède effectivement une telle licence et un tel permis.
Par lettre recommandée du 11 janvier 2021, D. Kubacki introduit un recours administratif contre cette décision auprès du ministre de la Justice. Le 21 janvier 2021, le ministre déclare toutefois le recours irrecevable, au motif que, contrairement à ce que prévoit la disposition en cause, la requête n’est pas accompagnée d’une copie de la décision attaquée. D. Kubacki introduit ensuite un recours en annulation de cette décision devant le Conseil d’État.
Le Conseil d’État constate que la disposition en cause a été modifiée par l’article 160 de la loi du 5 mai 2019
« portant des dispositions diverses en matière pénale et en matière de cultes, et modifiant la loi du 28 mai 2002
relative à l'euthanasie et le Code pénal social ». Cette modification vise à préciser que l’absence de toute copie de la décision attaquée conduit systématiquement à l’irrecevabilité du recours.
Le Conseil d’État constate que la disposition en cause sanctionne donc de la même manière tout non-respect de l’une des trois formalités prévues par cette disposition, à savoir l’utilisation d’un pli recommandé, le délai de quinze jours et l’adjonction d’une copie de la décision attaquée. Il avait pourtant jugé, par son arrêt n° 201.488 du 4 mars 2010, que le recours, dans ce dernier cas, pouvait tout de même être recevable si le but de la formalité était atteint.
Le Conseil d’État observe de surcroît que le législateur n’a prévu aucune possibilité de régularisation, à la différence de l’article 3bis de l’arrêté du Régent du 23 août 1948 « déterminant la procédure devant la section du contentieux administratif du Conseil d’État ». Il constate enfin que la disposition en cause a également des répercussions sur l’accès au juge administratif et, pour ce motif, il pose, à la demande de D. Kubacki, la question préjudicielle reproduite plus haut.
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III. En droit
-A-
A.1.1. Selon la partie requérante devant le Conseil d’État, la disposition en cause, telle qu’elle a été modifiée par l’article 160 de la loi du 5 mai 2019 « portant des dispositions diverses en matière pénale et en matière de cultes, et modifiant la loi du 28 mai 2002 relative à l'euthanasie et le Code pénal social » (ci-après : la loi du 5 mai 2019), traite à tort de la même manière les personnes qui n’ont pas introduit leur recours administratif par pli recommandé ou qui ne l’ont pas introduit dans le délai de quinze jours et les personnes qui ont omis de joindre à leur requête une copie de la décision attaquée.
A.1.2. La partie requérante devant le Conseil d’État estime qu’avec la modification de la disposition en cause par l’article 160 de la loi du 5 mai 2019, le législateur ne poursuit pas un but légitime. Ce dernier soutient à tort que cette modification vise à répondre à l’arrêt du Conseil d’État n° 201.488 du 4 mars 2010. D’après cet arrêt, l’absence de copie de la décision attaquée ne doit pas forcément entraîner l’irrecevabilité du recours administratif si la requête permet d’identifier la décision attaquée. Or, en précisant que l’absence d’une copie de la décision attaquée entraîne systématiquement l’irrecevabilité de la requête, l’article 160 de la loi du 5 mai 2019 va à l’encontre des enseignements de cet arrêt.
A.1.3. Selon la partie requérante devant le Conseil d’État, la condition de recevabilité en cause n’est pas pertinente pour atteindre l’objectif poursuivi. Si la requête mentionne le numéro d’identification, le contenu et la portée de la décision attaquée, il n’est pas nécessaire, en effet, de joindre encore une copie de cette décision.
L’automaticité de l’irrecevabilité n’est pas davantage pertinente, dès lors que l’instance de recours qui estime ne pas avoir une vision suffisamment précise du contenu de la décision attaquée peut également en prendre connaissance en demandant au requérant de lui fournir tout de même une copie de cette décision.
A.1.4. La partie requérante devant le Conseil d’État estime que la condition de recevabilité en cause n’est pas non plus proportionnée au regard de l’objectif poursuivi, dès lors qu’elle permet toujours à l’instance de recours de déclarer le recours irrecevable sur la base de l’affirmation erronée selon laquelle aucune copie de la décision attaquée n’a été jointe. Il serait impossible pour le requérant d’apporter la preuve contraire.
A.1.5. Enfin, la partie requérante devant le Conseil d’État souligne que le non-respect de la condition de recevabilité en cause entraîne également l’irrecevabilité du recours ultérieur devant le juge administratif. La disposition en cause impose ainsi un formalisme excessif qui viole le droit d’accès au juge.
Si le but des autres formalités prévues par la disposition en cause pouvait aussi être atteint par d’autres moyens, la sanction d’irrecevabilité constitue aussi un formalisme excessif à l’égard de ces formalités. Il ne saurait dès lors être soutenu, sur la base d’un tel constat, que les personnes qui ne respectent pas la formalité en cause peuvent être traitées de la même manière que les personnes qui ne respectent pas l’une des autres formalités prévues par la disposition en cause.
Pour autant que d’autres dispositions légales prévoient également, dans des procédures de recours comparables, une irrecevabilité qui ne peut être régularisée lorsque le requérant ne joint pas à sa requête une copie de la décision attaquée, ces dispositions violent également le droit d’accès au juge. Partant, il ne serait pas possible non plus de puiser le moindre argument dans une comparaison avec ces dispositions légales.
A.2.1. Selon le Conseil des ministres, les deux catégories de personnes comparées se trouvent dans la même situation, de sorte qu’elles peuvent être traitées de la même manière. Il s’agit dans les deux cas de personnes qui ont introduit un recours administratif sans respecter les formalités imposées par la loi. En juger autrement reviendrait à imposer au législateur une obligation de motivation excessive quant aux choix qu’il pose pour établir des formalités et les sanctions qui les accompagnent. La partie requérante devant le Conseil d’État n’indique pas en quoi la formalité en cause serait moins importante que les deux autres.
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L’argument selon lequel le ministre de la Justice pourrait soutenir à tort qu’aucune copie de la décision attaquée n’a été jointe ne peut servir de critère de distinction par rapport aux deux autres formalités, dès lors qu’un tel raisonnement se fonde sur la prémisse que le ministre commettrait un faux en écriture. Or, l’on ne saurait présumer que le ministre se livre à un tel comportement.
De même, l’argument selon lequel le but de la formalité en cause peut être atteint par d’autres moyens ne peut pas non plus servir de critère de distinction. En effet, la finalité du pli recommandé, à savoir la certitude quant à la date d’introduction du recours, peut aussi être atteinte par d’autres moyens, notamment par le dépôt du recours contre un accusé de réception.
La possibilité éventuelle de régulariser la formalité en cause ne pourrait pas davantage servir de critère de distinction. Si la régularisation joue en effet dans le cadre des nullités en droit de la procédure civile, elle est en revanche étrangère au droit de la procédure administrative.
A.2.2. Selon le Conseil des ministres, le choix du législateur de sanctionner de la même manière le non-
respect de chacune des formalités en cause n’est pas déraisonnable. La formalité consistant à joindre une copie de la décision attaquée, qui existe dans nombre de règles de procédure comparables dans d’autres législations, n’est pas moins légitime que les autres formalités prévues par la disposition en cause. Son application n’a pas non plus pour effet d’imposer un formalisme excessif.
A.2.3. Enfin, le Conseil des ministres souligne que la disposition en cause clarifie les motifs d’irrecevabilité du recours administratif, en réponse à l’arrêt du Conseil d’État n° 201.488, précité, dans lequel ce dernier avait jugé qu’une virgule dans cette disposition pouvait porter à confusion quant à l’objectif du législateur de sanctionner aussi par une déclaration d’irrecevabilité l’absence d’une copie de la décision attaquée.
-B-
B.1. Le Conseil d’État interroge la Cour au sujet de l’article 30 de la loi du 8 juin 2006
« réglant des activités économiques et individuelles avec des armes » (ci-après : la loi du 8 juin 2006). Cette disposition prévoit un recours administratif auprès du ministre de la Justice ou de son délégué contre, notamment, les décisions du gouverneur refusant, limitant, suspendant ou retirant une autorisation ou un droit de détenir une arme.
B.2. La question préjudicielle porte en particulier sur l’obligation de joindre à la requête une copie de la décision attaquée. Cette obligation est imposée par l’article 30, alinéa 2, de la loi du 8 juin 2006, qui dispose :
« Sous peine d'irrecevabilité, la requête motivée est adressée sous pli recommandé au service fédéral des armes, au plus tard quinze jours après avoir constaté l'absence de décision dans les délais visés à l'article 31 ou après avoir eu connaissance de la décision du gouverneur accompagnée d'une copie de la décision attaquée. La décision est rendue dans les six mois de la réception de la requête ».
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La Cour limite son examen à cette disposition.
B.3. À l’origine, l’article 30, alinéa 2, de la loi du 8 juin 2006 contenait une virgule entre les mots « gouverneur » et « accompagnée ». Cette virgule a été abrogée par l’article 160 de la loi du 5 mai 2019 « portant des dispositions diverses en matière pénale et en matière de cultes, et modifiant la loi du 28 mai 2002 relative à l'euthanasie et le Code pénal social ». Aux termes de l’exposé des motifs, cette modification législative visait à « répondre à l’arrêt n° 201 488 du 4 mars 2010 du Conseil d’État, en supprimant la virgule dans une phrase. Si une copie de la décision attaquée n’est pas jointe, la requête est irrecevable » (Doc. Parl., Chambre, 2018-2019, DOC 54-3515/001, p. 250).
Par son arrêt n° 201.488 du 4 mars 2010, auquel l’exposé des motifs précité fait référence, le Conseil d’État a jugé que l’article 30, alinéa 2, de la loi du 8 juin 2006, sous sa forme initiale, « n’[était] pas [clair] quant à la question de savoir si le fait que la requête doive être accompagnée d’une copie de la décision attaquée fait partie des exigences établies ‘ sous peine d’irrecevabilité ’ ». Selon lui, il n’y avait aucune raison, « à tout le moins compte tenu de ces circonstances, […] de déclarer irrecevable un recours auprès du service fédéral des armes au motif qu’une copie de la décision attaquée fait défaut, alors que l’objectif de la formalité prétendument prescrite sous peine d’irrecevabilité est indiscutablement atteint. Cet objectif consiste manifestement en ce que le service fédéral des armes soit en mesure d’identifier la décision attaquée, de sorte que le dossier relatif à cette décision puisse être retrouvé sans difficulté ».
B.4. Le Conseil d’État demande à la Cour si l’article 30, alinéa 2, de la loi du 8 juin 2006, ainsi modifié, est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 160 et 161 de la Constitution et avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il fait naître une identité de traitement entre, d’une part, un requérant qui ne joint pas une copie de la décision attaquée à sa requête, et, d’autre part, un requérant qui n’envoie pas sa requête par pli recommandé ou qui n’introduit le recours qu’après l’expiration du délai de quinze jours. Dans tous ces cas, le ministre de la Justice est tenu de déclarer le recours irrecevable.
B.5. La question préjudicielle n’indique pas en quoi la disposition en cause pourrait porter atteinte aux articles 160 et 161 de la Constitution, qui, pour l’un, consacre l’existence du
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Conseil d’État et, pour l’autre, réserve au législateur la création des juridictions administratives.
Cela ne peut pas davantage se déduire de la décision de renvoi.
Par conséquent, la Cour examine la disposition en cause en regard des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.6.1. L’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme implique un droit d’accès au juge compétent. Ce droit est également garanti par l’article 13 de la Constitution et par un principe général de droit.
B.6.2. L’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit le droit à un recours effectif devant une instance nationale à toute personne dont les droits et libertés mentionnés dans cette Convention ont été violés.
B.6.3. En principe, les garanties procédurales quant à l’accès à un recours effectif contenues dans l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme sont moins strictes que celles qui sont fixées à l’article 6 de cette Convention (CEDH, 12 janvier 2010, Paroisse Greco-catholique Sâmbata Bihor c. Roumanie, ECLI:CE:ECHR:2010:0112JUD004810799, § 85; 15 juillet 2003, Ernst et autres c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2003:0715JUD003340096, §§ 80-81; 26 octobre 2000, Kudla c. Pologne, ECLI:CE:ECHR:2000:1026JUD003021096, §§ 146-149). Il suffit dès lors d’examiner si les garanties de cette dernière disposition conventionnelle sont violées ou non.
B.7.1. L’accès au juge peut être soumis à des conditions de recevabilité. Ces conditions ne peuvent cependant pas aboutir à restreindre le droit de manière telle que celui-ci s’en trouve atteint dans sa substance même. Tel serait le cas si les restrictions imposées ne tendaient pas vers un but légitime et s’il n’existait pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. La compatibilité de ces limitations avec le droit d’accès à un tribunal dépend des particularités de la procédure en cause et s’apprécie au regard de l’ensemble du procès (CEDH, 24 février 2009, L’Érablière A.S.B.L. c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2009:0224JUD004923007, § 36; 29 mars 2011, RTBF c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2011:0329JUD005008406, § 69; 18 octobre 2016, Miessen c. Belgique,
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ECLI:CE:ECHR:2016:1018JUD003151712, § 64; 17 juillet 2018, Ronald Vermeulen c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2018:0717JUD000547506, § 43).
B.7.2. Plus particulièrement, les règles relatives aux formalités et délais fixés pour former un recours visent à assurer une bonne administration de la justice et à écarter les risques d’insécurité juridique. Toutefois, ces règles ne peuvent empêcher les justiciables de se prévaloir des voies de recours disponibles.
De surcroît, les tribunaux doivent, en appliquant des règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité de la procédure, et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (CEDH, 26 juillet 2007, Walchli c. France, ECLI:CE:ECHR:2007:0726JUD003578703, § 29; 25 mai 2004, Kadlec et autres c. République tchèque, ECLI:CE:ECHR:2004:0525JUD004947899, § 26). En effet, le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (CEDH, 18 octobre 2016, Miessen c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2016:1018JUD003151712, § 66).
B.8. L’identité de traitement entre les requérants mentionnée dans la question préjudicielle découle de l’application des diverses règles de procédure relatives au recours administratif contre une décision du gouverneur refusant, limitant, suspendant ou retirant une autorisation ou un droit de détenir une arme. Ces règles de procédure ont trait au mode d’envoi, au délai et au contenu de la requête et de ses annexes.
Une telle identité de traitement n’est pas discriminatoire en soi. En effet, comme il est dit en B.7.2, les règles relatives aux formalités et aux délais fixés pour former un recours visent à assurer une bonne administration de la justice et à écarter les risques d’insécurité juridique.
C’est au législateur qu’il appartient d’apprécier si et dans quelle mesure une irrégularité de forme ou le non-respect d’un délai de procédure peut être sanctionné ou non. La Cour ne
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pourrait censurer pareil choix que si celui-ci était déraisonnable ou que s’il portait une atteinte disproportionnée aux droits d’une catégorie de justiciables, dont le droit d’accès au juge, garanti par l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.9. L’obligation de joindre à la requête une copie de la décision attaquée est une condition pour introduire un recours administratif recevable auprès du ministre de la Justice, qui lui-même n’est pas une instance juridictionnelle au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme. Toutefois, ainsi que le relève également la décision de renvoi, un recours en annulation devant le Conseil d’État ne peut être introduit de manière recevable que si tous les recours administratifs organisés ont été valablement épuisés par la partie requérante (voy. notamment CE, 27 décembre 2022, n° 255.391). Il en résulte que le droit d’accès au juge s’applique en l’espèce.
B.10. Au moment de l’introduction du recours administratif prévu à l’article 30 de la loi du 8 juin 2006, le ministre de la Justice ne dispose en principe pas de la décision du gouverneur contre laquelle ce recours est dirigé si le requérant ne lui transmet pas cette décision. Il n’existe en effet aucune obligation légale imposant au gouverneur de communiquer d’initiative au ministre de la Justice toute décision refusant, limitant, suspendant ou retirant une autorisation ou un droit de détenir une arme. S’il est vrai que le gouverneur doit informer le Registre central des armes du retrait, de la suspension ou de la modification d’une telle autorisation ou d’un tel droit et que le ministre de la Justice y a également accès, ce registre ne contient pas les décisions proprement dites (voy. les articles 28 à 30 de l’arrêté royal du 20 septembre 1991 « exécutant la loi sur les armes », ci-après : l’arrêté royal du 20 septembre 1991).
B.11.1. Afin que le ministre de la Justice puisse statuer en toute connaissance de cause, il est nécessaire qu’il puisse consulter l’intégralité de la décision contre laquelle le recours a été introduit. La reproduction des motifs de cette décision dans la requête par le requérant ne saurait suffire, dès lors que cette reproduction peut être sélective et empêcher ainsi le ministre de la Justice d’en contrôler l’exactitude et la complétude. L’obligation de joindre à la requête une copie de la décision attaquée contribue donc à la bonne administration de la justice dans le cadre de la procédure de recours administratif devant le ministre de la Justice. Une telle formalité
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permet au ministre d’identifier correctement, dès le tout début de la procédure de recours administratif, la décision attaquée et d’en connaître la portée précise.
B.11.2. Cette obligation ne rend pas impossible ou excessivement difficile l’introduction, par l’intéressé, d’un recours contre la décision du gouverneur, dès lors que l’intéressé est, en règle, informé de cette décision et que rien ne l’empêche d’en faire une copie (voy. les articles 14 et 18 de l’arrêté royal du 20 septembre 1991).
Par conséquent, en imposant à la personne qui dépose le recours administratif prévu à l’article 30 de la loi du 8 juin 2006 l’obligation de joindre à la requête une copie de la décision attaquée, le législateur a pu attendre d’elle qu’elle offre son concours en vue du traitement rapide et efficace de ce recours. La circonstance que le ministre peut, en vertu de l’article 28, § 3, de la loi du 8 juin 2006, demander au gouverneur de lui fournir toutes les informations qui sont nécessaires ou utiles à l’appréciation du recours n’y change rien.
B.12. Toutefois, le souci d’assurer une bonne administration de la justice ne saurait justifier que le ministre de la Justice soit systématiquement tenu de déclarer le recours irrecevable dès qu’il constate que le requérant n’a pas joint à la requête une copie de la décision attaquée. Ce serait faire preuve d’un formalisme excessif que de ne pas permettre au requérant dans cette situation de transmettre tout de même une copie de la décision attaquée. Une telle possibilité de régularisation ne mettrait pas fondamentalement en péril la bonne administration de la justice dans le cadre de la procédure de recours administratif devant le ministre de la Justice. Dans cette mesure, la disposition en cause porte une atteinte disproportionnée au droit d’accès au juge.
B.13. L’article 30, alinéa 2, de la loi du 8 juin 2006 n’est pas compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, mais uniquement en ce que cette disposition ne prévoit aucune possibilité pour le requérant qui n’a pas joint une copie de la décision attaquée à la requête de régulariser le recours sur ce point.
B.14. Dès lors que le constat de la lacune qui a été fait en B.13 est exprimé en des termes suffisamment précis et complets qui permettent l’application de la disposition en cause dans le
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respect des normes de référence sur la base desquelles la Cour exerce son contrôle, il appartient à la juridiction a quo de mettre fin à la violation de ces normes dans l’attente de l’intervention du législateur.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 30, alinéa 2, de la loi du 8 juin 2006 « réglant des activités économiques et individuelles avec des armes », tel qu’il a été modifié par l’article 160 du 5 mai 2019 « portant des dispositions diverses en matière pénale et en matière de cultes, et modifiant la loi du 28 mai 2002 relative à l'euthanasie et le Code pénal social », viole les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que cette disposition ne prévoit aucune possibilité pour le requérant qui n’a pas joint une copie de la décision attaquée à la requête de régulariser le recours en transmettant encore une copie de la décision attaquée.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 13 avril 2023.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut P. Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 62/2023
Date de la décision : 13/04/2023
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

Violation (article 30, alinéa 2, de la loi du 8 juin 2006, tel qu'il a été modifié par l'article 160 du 5 mai 2019 « portant des dispositions diverses en matière pénale et en matière de cultes, et modifiant la loi du 28 mai 2002 relative à l'euthanasie et le Code pénal social », en ce que cette disposition ne prévoit aucune possibilité pour le requérant qui n'a pas joint une copie de la décision attaquée à la requête de régulariser le recours en transmettant encore une copie de la décision attaquée)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - la question préjudicielle relative à l'article 30 de la loi du 8 juin 2006 « réglant des activités économiques et individuelles avec des armes », posée par le Conseil d'État. Armes - Recours - Recours auprès du ministre de la Justice - Conditions - Ajout d'une copie de la décision attaquée comme annexe


Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2023-04-13;62.2023 ?

Source

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