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16/02/2023 | BELGIQUE | N°28/2023

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 16 février 2023, 28/2023


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 28/2023
du 16 février 2023
Numéro du rôle : 7705
En cause : le recours en annulation de l’article 48 de la loi du 2 juin 2021 « portant dispositions financières diverses relatives à la lutte contre la fraude » (insertion de l’article 74/1
dans la loi du 18 septembre 2017 « relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l'utilisation des espèces »), introduit par l’Institut des conseillers fiscaux et des experts-comptables et autres.
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br> composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges T. Giet, J. Moerman, M...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 28/2023
du 16 février 2023
Numéro du rôle : 7705
En cause : le recours en annulation de l’article 48 de la loi du 2 juin 2021 « portant dispositions financières diverses relatives à la lutte contre la fraude » (insertion de l’article 74/1
dans la loi du 18 septembre 2017 « relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l'utilisation des espèces »), introduit par l’Institut des conseillers fiscaux et des experts-comptables et autres.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet du recours et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 16 décembre 2021 et parvenue au greffe le 17 décembre 2021, un recours en annulation de l’article 48 de la loi du 2 juin 2021 « portant dispositions financières diverses relatives à la lutte contre la fraude »
(insertion de l’article 74/1 dans la loi du 18 septembre 2017 « relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l'utilisation des espèces »), publiée au Moniteur belge du 18 juin 2021, a été introduit par l’Institut des conseillers fiscaux et des experts-comptables, Bart Van Coile et Frédéric Delrue, assistés et représentés par Me D. Dewandeleer, avocat au barreau de Louvain, et par Me J. Vanheule, avocat au barreau de Bruxelles.
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par A. Lauwens, conseillère au service juridique du SPF Finances, a introduit un mémoire et les parties requérantes ont introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 23 novembre 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Y. Kherbache et M. Pâques, a décidé que l'affaire était en état, qu’aucune audience ne serait
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tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 7 décembre 2022 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 7 décembre 2022.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
A.1. L’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables, Bart Van Coile et Frédéric Delrue demandent l’annulation de l’article 48 de la loi du 2 juin 2021 « portant dispositions financières diverses relatives à la lutte contre la fraude » (ci-après : la loi du 2 juin 2021), en ce qu’il insère l’article 74/1, §§ 1er et 2, dans la loi du 18 septembre 2017 « relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l’utilisation des espèces » (ci-après : la loi du 18 septembre 2017).
Les parties requérantes démontrent leur intérêt à attaquer l’article précité et exposent en détail la disposition attaquée.
A.2. Sur le fond, les parties requérantes invoquent deux moyens, dont le premier est subdivisé en deux branches.
Le premier moyen est pris de la violation des articles 10, 11, 12, 14 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6, 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec les articles 7, 20, 21, 47 et 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et avec l’article 34 de la directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 « relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, modifiant le règlement (UE) no 648/2012 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil et la directive 2006/70/CE de la Commission » (ci-après : la directive (UE) 2015/849), en ce que l’article 48 de la loi du 2 juin 2021 ne prévoit pas l’intervention d’un organisme d’autorégulation servant de garantie aux conseillers fiscaux et aux experts-comptables dans l’application de l’obligation de signalement qui leur est imposée.
Le second moyen est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que l’article 48 de la loi du 2 juin 2021 n’établit à tort aucune distinction entre, d’une part, les professionnels visés à l’article 5, § 1er, 24° et 25°, de la loi du 18 septembre 2017 qui doivent uniquement signaler une divergence dans le registre UBO
à l’Administration de la Trésorerie et, d’autre part, les mêmes professionnels qui doivent simultanément et en ce qui concerne la même entité également signaler un soupçon de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme à la Cellule de traitement des informations financières (ci-après : la CTIF), ce qui compromet le régime légal des mesures de protection qui est applicable en cas de signalement d’un soupçon de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme.
A.3.1. Dans une première branche du premier moyen, les parties requérantes invoquent la violation des articles 10, 11, 12, 14 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec les articles 7, 47 et 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, en ce que l’article 48, attaqué, de la loi du 2 juin 2021 ne prévoit pas l’intervention d’un organisme d’autorégulation faisant office de « filtre ». La violation consiste en ce que les professionnels peuvent être constamment confrontés à l’obligation de principe de signalement que prévoit la loi (article 74/1, § 1er, alinéa 1er, de la loi du 18 septembre 2017), mais en même temps aussi aux exceptions légales en vertu desquelles le signalement n’est pas légalement obligatoire, et est même interdit par la loi. Pour ces professionnels, il est
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particulièrement complexe de déterminer dans un cas concret et avec suffisamment de certitude et de précision s’ils se trouvent dans une situation où ils sont tenus de procéder à un signalement ou dans un des cas exceptionnels prévus par la loi. Une garantie supplémentaire consistant en une vérification effectuée par un organisme d’autorégulation s’impose dès lors.
Dans le cadre de l’obligation de signaler un soupçon de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme, l’article 34 de la directive (UE) 2015/849 prévoit la possibilité pour les États membres de désigner un organisme d’autorégulation en tant qu’autorité chargée de recevoir l’information en question. La possibilité d’intervention d’un organisme d’autorégulation n’est pas limitée aux avocats, mais est expressément ouverte aux « auditeurs, experts-comptables externes et conseillers fiscaux ». La fonction de filtrage, par dérogation à l’obligation de principe d’un signalement direct aux cellules de renseignement financier (CRF), est liée à la nature du service fourni (évaluation de la situation juridique et défense et représentation en justice), et non à un groupe professionnel déterminé.
La proportionnalité visée en cas de violation du secret professionnel est insuffisamment garantie puisqu’il n’est pas prévu qu’un organisme d’autorégulation intervienne. La violation du secret professionnel en raison d’un signalement illégal étant passible de sanctions pénales, l’existence de la fonction de filtrage par un organisme d’autorégulation s’impose.
A.3.2. La seconde branche du premier moyen est prise de la violation des articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 34 de la directive (UE) 2015/849, avec les articles 6, 8 et 14, de la Convention européenne des droits de l’homme et avec les articles 7, 20, 21, 48 et 49 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La disposition attaquée prévoit uniquement l’intervention d’un organisme d’autorégulation pour les avocats mais pas pour les professionnels.
Les deux catégories de personnes, à savoir les avocats et les professionnels visés à l’article 5, § 1er, 24° et 25°, de la loi du 18 septembre 2017, sont comparables, étant donné qu’elles accomplissent des services comparables. C’est sur la base de cette prestation de services comparable que la loi du 18 septembre 2017 prévoit pour les deux catégories de personnes des exceptions identiques au non-respect du secret professionnel par suite de l’obligation de signalement. Chez les avocats, le rôle de l’organisme d’autorégulation est exercé par le bâtonnier. Chez les professionnels précités, la fonction de filtrage pour les signalements n’est pas prévue, de sorte que ces professionnels sont obligés de communiquer eux-mêmes la divergence à l’Administration de la Trésorerie, sans l’intervention d’un organisme d’autorégulation.
Selon les parties requérantes, le critère de distinction n’est pas pertinent au regard du but poursuivi, qui est de protéger le droit à un procès équitable et le droit au respect de la vie privée. La garantie de la fonction de filtrage exercé par un organisme d’autorégulation doit également s’appliquer lorsque les professionnels précités évaluent la situation juridique d’un client ou le défendent ou le représentent en justice. L’exception à l’obligation de signalement lors de l’évaluation de la situation juridique du client ou de la défense ou de la représentation d’un client en justice justifie la garantie d’un filtre quelle que soit la personne qui fournit ces services.
Même à supposer que la distinction établie soit pertinente, le principe d’égalité est, selon les parties requérantes, malgré tout violé parce qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi. Pour les avocats, le bâtonnier examinera toujours s’il se trouve dans une situation qui l’oblige à faire un signalement, alors que les professionnels précités devront toujours apprécier eux-mêmes s’ils se trouvent dans une situation nécessitant un signalement, et il est très compliqué pour eux de déterminer dans un cas concret, avec suffisamment de certitude, s’ils se trouvent dans une situation nécessitant un signalement ou dans un cas exceptionnel prévu par la loi où le signalement n’est pas obligatoire et est même interdit.
A.4. Dans le second moyen, les parties requérantes invoquent la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que l’article 74/1, §§ 1er et 2, de la loi du 18 septembre 2017 ne prévoit pas un régime dérogatoire dans l’hypothèse où les professionnels visés à l’article 5, § 1er, 24° et 25°, de cette loi doivent déclarer non seulement une divergence dans le registre UBO à l’Administration de la Trésorerie, mais en même temps aussi un soupçon de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme à la CTIF.
La loi du 18 septembre 2017 prévoit la protection des personnes qui signalent un soupçon de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme à la CTIF, mais l’article 74/1, § 2, ne prévoit pas de tels mécanismes de protection en cas de signalement d’une divergence dans le registre UBO. De ce fait, les mécanismes de protection en cas de signalement à la CTIF sont contrecarrés et vidés de leur contenu.
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A.5. Le Conseil des ministres fait valoir que le premier moyen, en ses deux branches, est non fondé. Il existe une différence fondamentale entre le secret professionnel des avocats et le secret professionnel des professionnels visés à l’article 5, § 1er, 24° et 25°, de la loi du 18 septembre 2017, ce qui a pour effet que la réglementation relative au secret professionnel des avocats ne peut être transposée sans plus à celle des professionnels. Pour les professionnels précités, la disposition attaquée reconnaît que le secret professionnel de cette catégorie professionnelle doit être garanti dans la mesure où ils reçoivent l’information de leur client dans le cadre de l’évaluation de la situation juridique de ce client ou ils défendent ou représentent ce client en justice, en ce compris les conseils qu’ils donnent afin d’introduire ou d’éviter une procédure. Or, selon le Conseil des ministres, il convient d’interpréter le secret professionnel concernant ces activités d’une autre manière que le secret professionnel des avocats, eu égard au monopole de plaidoirie des avocats (articles 440 et 728bis, § 2, du Code judiciaire). Par conséquent, l’intervention d’un organe de contrôle pour les avocats s’impose lorsque des informations confidentielles communiquées par le client peuvent être incriminantes, parce que c’est précisément dans ce cas que l’information porte sur les activités essentielles de l’avocat.
Même si les professionnels visés à l’article 5, § 1er, 24° et 25°, de la loi du 18 septembre 2017 peuvent tout autant fournir des conseils en matière fiscale et assister leurs clients dans des litiges fiscaux, il sera plus simple pour cette catégorie professionnelle d’établir si leur secret professionnel peut être violé en communiquant l’information de leur client. Par conséquent, l’intervention d’un organe de contrôle ne s’impose pas dans ce cas.
Le secret professionnel de ces professionnels est suffisamment garanti par l’article 74/1, § 1er, alinéa 4, de la loi du 18 septembre 2017 et s’inscrit dans le prolongement de l’obligation de signalement à la CTIF qui incombe à ces entités. Selon le Conseil des ministres, il serait même disproportionné d’entourer de garanties plus poussées en matière d’organisation de leur secret professionnel le signalement du blanchiment de capitaux ou le financement du terrorisme à la CTIF et le signalement des divergences dans le registre UBO à l’Administration de la Trésorerie effectué par la même catégorie professionnelle, d’autant que le signalement de divergences participe uniquement d’une obligation de collaboration administrative dont les conséquences sont moins extrêmes que le signalement à la CTIF.
A.6.1. En ce qui concerne la première branche du premier moyen, le Conseil des ministres observe que les parties requérantes estiment à tort qu’une prestation de service analogue est appréciée différemment pour les avocats et pour les parties requérantes. L’article 74/1, § 1er, alinéa 4, de la loi du 18 septembre 2017 prévoit, pour les catégories professionnelles qui y sont énumérées, que si elles obtiennent l’information de leurs clients lorsqu’elles évaluent la situation juridique de ce client ou lorsqu’elles défendent ou représentent ce client en justice, elles peuvent invoquer leur secret professionnel pour cette prestation de service. La manière dont le secret professionnel est organisé dépend cependant de la catégorie professionnelle.
La modalité particulière de l’intervention du bâtonnier trouve son fondement dans le souci consistant à garantir les droits fondamentaux de la défense en habilitant le bâtonnier à examiner si le signalement n’est pas susceptible de porter atteinte à ces droits. Par conséquent, elle garantit le secret professionnel des avocats, qui constitue un élément essentiel du droit au respect de la vie privée et du droit à un procès équitable, ainsi que l’interdiction de s’incriminer soi-même en matière pénale. Le secret professionnel découle du droit au silence qui relève de la sphère pénale, ce qui s’oppose au fait que l’obligation de signalement à l’Administration de la Trésorerie est de nature purement administrative.
Pour autant que la Cour considère qu’il y a une inconstitutionnalité, le Conseil des ministres demande à la Cour de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne.
A.6.2. En ce qui concerne la seconde branche du premier moyen, le Conseil des ministres constate que les parties requérantes et les avocats sont traités de manière identique en ce qu’il est prévu la même exception au non-
respect du secret professionnel. La Cour n’a encore jamais considéré le secret professionnel des experts-
comptables et des conseillers fiscaux comme un élément fondamental des droits de la défense, et elle ne l’a pas lié à l’exercice des droits de la défense des justiciables et à l’intérêt public d’une bonne administration de la justice.
Le secret professionnel des experts-comptables et des conseillers fiscaux n’est pas davantage lié aux exigences du droit à un procès équitable et ne constitue pas un principe général de droit. Le critère de distinction, la qualité d’avocat, est pertinent à la lumière du monopole de plaidoirie.
C’est à tort que les parties requérantes font référence à l’article 34, paragraphe 1, de la directive (UE) 2015/849. L’article 34, paragraphe 1, se réfère à l’article 33 et porte uniquement sur les signalements à la CTIF du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et ne concerne pas le signalement de divergences à l’Administration de la Trésorerie, qui a pour seule vocation de mettre le registre UBO à jour.
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A.7. En ce qui concerne le second moyen, le Conseil des ministres fait valoir que le signalement de soupçons de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme à la CTIF et le signalement de divergences dans le registre UBO poursuivent chacun une autre finalité. Le registre UBO est un registre public administratif, pour lequel des règles supranationales exigent que l’information figurant dans le registre soit adéquate, précise et actuelle. L’obligation de signalement doit être considérée comme un devoir de collaboration purement administratif des entités. Une divergence dans les données n’est qu’un constat objectif qui n’est pas suffisant en soi pour étayer un soupçon de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme. Ce signalement ne donne pas lieu à une enquête relative au blanchiment de capitaux ou au financement du terrorisme, ni à des poursuites.
Le signalement de soupçons de blanchiment ou de financement du terrorisme à la CTIF est le résultat d’une analyse intellectuelle subjective, effectuée par l’entité, quant à une relation future ou existante avec un client ou à une opération à effectuer ayant d’éventuelles conséquences pénales pour les personnes impliquées dans le cadre du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme. Ni le législateur européen ni le législateur belge n’ont l’intention d’assimiler le signalement de divergences au signalement de soupçons de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme.
Contrairement à ce qu’affirment les parties requérantes, il n’y a pas de différence de traitement entre le signalement de la CTIF au procureur du Roi ou au procureur fédéral et le signalement de l’Administration de la Trésorerie au procureur du Roi ou au procureur fédéral. Dans les deux hypothèses, ni la CTIF ni l’Administration de la Trésorerie ne communiquent l’identité de l’entité assujettie.
A.8. En ce qui concerne le premier moyen, les parties requérantes relèvent dans leur mémoire en réponse que la Cour reconnaît que le secret professionnel de l’avocat ne peut être limité à la défense ou à la représentation en justice et que, même en dehors du cadre d’une procédure, les conseils sont couverts par le secret professionnel.
En ce qui concerne la nature du secret professionnel de l’avocat, la Cour n’établit aucune distinction entre la défense ou représentation en justice et les conseils, même en dehors d’une procédure.
Pour les groupes professionnels visés à l’article 5, § 1er, 24° et 25°, de la loi du 18 septembre 2017 aussi, le fait de fournir des conseils, même en dehors du cadre d’une procédure, justifie le maintien du secret professionnel.
En ce qui concerne les communications faites par le client à son expert-comptable ou son conseiller fiscal, le client doit toujours pouvoir compter sur le respect de la confidentialité. Rien ne justifie raisonnablement que le respect de ce secret professionnel dans le contexte du signalement des divergences dans le registre UBO à l’Administration de la Trésorerie ne soit pas garanti à titre complémentaire par l’intervention obligatoire d’un organisme d’autorégulation.
A.9. En ce qui concerne le second moyen, les parties requérantes observent dans leur mémoire en réponse que, contrairement à ce que soutient le Conseil des ministres, elles n’attaquent pas la différence de traitement entre les garanties qui entourent le signalement d’une divergence dans le registre UBO et les garanties entourant le signalement d’un soupçon de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme. Elles contestent une différence de traitement injustifiée entre des entités qui sont obligées de signaler tant une divergence dans le registre UBO qu’un soupçon de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme.
Par ailleurs, il ne peut être contesté que le constat d’une divergence dans le registre UBO peut être un indicateur important de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme (article 74/1, § 2, alinéa 2).
A.10. En ce qui concerne les éventuelles questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne, les parties requérantes observent que le Conseil des ministres formule des objections fondamentales concernant la compatibilité des dispositions de la directive (UE) 2015/849 avec les exceptions légales à l’obligation de principe de signaler une divergence dans le registre UBO incombant aux entités assujetties à cette obligation et, subsidiairement, avec l’intervention d’un organisme d’autorégulation chargé d’apprécier si les conditions légales de la violation du secret professionnel sont remplies ou si les entités assujetties à l’obligation de signalement se trouvent dans une des hypothèses exceptionnelles dans lesquelles le signalement n’est pas obligatoire et est même interdit par la loi. Par contre, le mémoire du Conseil des ministres tend à maintenir le régime de l’article 74/1, § 1er, en ce compris les exceptions légales à l’obligation de principe de signalement et en ce compris l’intervention d’un organisme d’autorégulation pour le groupe professionnel des avocats.
Si la Cour estime que les questions préjudicielles doivent néanmoins être posées et si la Cour de justice juge que les exceptions légales à l’obligation de signalement sont incompatibles avec la directive (UE) 2015/849, les parties requérantes demandent également à la Cour de poser une question préjudicielle à la Cour de justice. À titre subsidiaire, dans l’hypothèse où la Cour de justice estimerait que les exceptions légales à l’obligation de
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signalement sont compatibles avec la directive (UE) 2015/849, il conviendrait de poser une autre question préjudicielle à la Cour de justice.
-B-
Quant à la disposition attaquée
B.1. Les parties requérantes demandent l’annulation d’une disposition qui règle l’obligation de coopérer au registre UBO. Le registre UBO est le registre central des bénéficiaires effectifs (Ultimate Beneficial Owners).
Le registre UBO a pour but de mettre à disposition des informations adéquates, exactes et actuelles sur les bénéficiaires effectifs des sociétés et d’autres entités juridiques constituées en Belgique. L’Administration de la Trésorerie est chargée de recueillir, de conserver, de gérer et de contrôler la qualité des données (article 74 de la loi du 18 septembre 2017 « relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l’utilisation des espèces », ci-après : la loi du 18 septembre 2017).
La loi du 18 septembre 2017 vise à transposer en droit belge la directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 « relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, modifiant le règlement (UE) n° 648/2012 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil et la directive 2006/70/CE de la Commission » (appelée également la « quatrième directive anti-blanchiment », ci-après : la directive (UE) 2015/849).
La nécessité de disposer d’informations exactes et actualisées sur les bénéficiaires effectifs joue un rôle déterminant pour remonter jusqu’aux criminels, qui pourraient autrement masquer leur identité derrière une structure de société. Les États membres doivent donc veiller à ce que les entités constituées sur leur territoire conformément au droit national recueillent et conservent des informations suffisantes, exactes et actuelles sur leurs bénéficiaires effectifs,
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outre les informations de base telles que le nom et l’adresse de la société, et la preuve de constitution et de propriété légale (voy. le considérant 14 de la directive (UE) 2015/849).
L’article 30, paragraphe 4, de la directive (UE) 2015/849, modifié par la directive (UE)
2018/843 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 « modifiant la directive (UE) 2015/849 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme ainsi que les directives 2009/138/CE et 2013/36/UE » (ci-après : la directive (UE) 2018/843), dispose :
« Les États membres exigent que les informations conservées dans le registre central visé au paragraphe 3 soient adéquates, exactes et actuelles, et mettent en place des mécanismes à cet effet. Parmi ces mécanismes figure l’obligation pour les entités assujetties et, le cas échéant et dans la mesure où cette exigence n’interfère pas inutilement avec leurs fonctions, les autorités compétentes de signaler toute divergence qu’elles rencontrent entre les informations sur les bénéficiaires effectifs disponibles dans le registre central et les informations sur les bénéficiaires effectifs qui sont à leur disposition. Lorsque des divergences sont signalées, les États membres veillent à ce que des mesures appropriées soient prises afin de résoudre ces divergences en temps utile et, le cas échéant, à ce que, dans l’intervalle, une mention spécifique figure dans le registre central ».
B.2. La disposition attaquée, à savoir l’article 48 de la loi du 2 juin 2021 « portant dispositions financières diverses relatives à la lutte contre la fraude » (ci-après : la loi du 2 juin 2021), insère dans la loi du 18 septembre 2017 un article 74/1, qui prévoit comme suit l’obligation de collaboration en question :
« § 1er. Toute entité assujettie signale par voie électronique à l’Administration de la Trésorerie toute différence qu’elle constate entre les informations sur les bénéficiaires effectifs disponibles dans le registre UBO et les informations sur les bénéficiaires effectifs qui sont à sa disposition.
Par dérogation à l’alinéa 1er, les avocats qui, dans l’exercice des activités énumérées à l’article 5, § 1er, 28°, sont confrontés à une différence visée au même alinéa, en informent immédiatement le Bâtonnier de l’Ordre dont ils relèvent.
Le Bâtonnier vérifie le respect des conditions visées à l’alinéa 4 et l’article 5, § 1er, 28°.
Le cas échéant, il transmet par voie électronique, conformément à l’alinéa 1er, et de manière immédiate et non filtrée, les informations et renseignements à l’Administration de la Trésorerie.
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Par dérogation à l’alinéa 1er, les entités assujetties visées à l’article 5, § 1er, 23° à 28°, ne communiquent pas la différence constatée visée au même alinéa, lorsque les informations et renseignements ont été reçus d’un client ou obtenus sur un client lors de l’évaluation de la situation juridique de ce client ou dans l’exercice de leur mission de défense ou de représentation du client dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure, y compris dans le cadre de conseils relatifs à la manière d’engager ou d’éviter une procédure, que ces informations ou renseignements soient reçus ou obtenus avant, pendant ou après cette procédure, sauf si les entités assujetties visées ont pris part à des activités de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme, ont fourni un conseil juridique à des fins de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme ou savent que le client a sollicité un conseil juridique à de telles fins.
L’obligation de signalement visée à l’alinéa 1er est applicable aux autorités compétentes autres que la CTIF dans la mesure où elle n’interfère pas inutilement avec leurs fonctions.
§ 2. Lorsque des différences sont signalées, ou d’initiative, l’Administration de la Trésorerie prend des mesures appropriées pour modifier, confirmer, compléter, corriger ou clarifier les informations sur les bénéficiaires effectifs figurant dans le registre UBO. Elle peut notamment communiquer les fondements du signalement visé au paragraphe 1er au redevable d’information concerné, visé à l’article 74, § 1er, alinéa 1er, qui modifie, confirme, complète, corrige ou clarifie les informations sur les bénéficiaires effectifs figurant dans le registre UBO
dans le mois à compter de la réception de cette communication. L’identité de l’entité assujettie ou autorité compétente à l’origine de ce signalement ne pourra pas être communiquée au redevable d’information concerné.
Lorsque l’Administration de la Trésorerie fait une communication à un tiers, y compris le procureur du Roi ou le procureur fédéral, l’identité de l’entité assujettie ou de l’autorité compétente à l’origine du signalement de différence visé au paragraphe 1er ne pourra en aucun cas être communiquée.
L’Administration de la Trésorerie fait mention dans le registre UBO qu’un signalement a été introduit conformément au paragraphe 1er sans détailler l’entité assujettie ou l’autorité compétente qui en est à l’origine. Cette mention est uniquement visible pour les autorités compétentes et est retirée dès que les informations sur les bénéficiaires effectifs figurant dans le registre UBO sont modifiées, confirmées, complétées, corrigées ou clarifiées conformément à l’alinéa premier ».
B.3. Cet article 74/1 oblige ainsi les « entités assujetties » à collaborer au registre UBO.
Les parties requérantes sont un expert-comptable certifié, un expert-comptable fiscaliste et l’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables. La Cour limite son examen à l’obligation de collaboration en ce que celle-ci porte sur les professionnels mentionnés (ci-
après : les conseillers fiscaux et experts comptables). Ils relèvent également des « entités
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assujetties visées à l’article 5, § 1er, 23° à 28° », auxquelles s’applique la dérogation mentionnée à l’article 74/1, § 1er, alinéa 4.
B.4. L’obligation pour les conseillers fiscaux et experts-comptables de collaborer au registre UBO, sous la forme d’une obligation de déclarer toute différence qu’ils constatent entre les informations figurant dans le registre UBO et les informations dont ils disposent, tend seulement à recueillir des informations exactes sur les bénéficiaires effectifs.
Les directives européennes mentionnées visent non seulement à détecter le blanchiment de capitaux et à enquêter en la matière mais aussi à le prévenir. L’amélioration de la transparence en ce qui concerne les bénéficiaires effectifs d’entités juridiques peut être un puissant moyen de dissuasion (voy. le considérant 4 de la directive (UE) 2018/843).
Il y a lieu de distinguer l’obligation de collaboration au registre UBO de l’obligation, qui incombe notamment aux conseillers fiscaux et aux experts-comptables, de déclarer à la Cellule de traitement des informations financières (ci-après : la CTIF) tout soupçon de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme (article 33 de la directive (UE) 2015/849 et article 47
de la loi du 18 septembre 2017). Cette obligation de déclaration ne vise pas seulement la collecte de données administratives, mais la détection effective et la poursuite éventuelle d’infractions potentielles.
Quant au premier moyen
B.5.1. Les parties requérantes dénoncent la violation des articles 10, 11, 12, 14 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6, 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec les articles 7, 20, 21, 47 et 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et avec l’article 34 de la directive (UE) 2015/849, en ce que l’article 74/1
de la loi du 18 décembre 2017, inséré par l’article 48 de la loi du 2 juin 2021, ne prévoit pas l’intervention d’un organisme d’autorégulation afin de garantir l’application de l’obligation de signalement imposée aux conseillers fiscaux et aux experts-comptables.
Selon les parties requérantes, le secret professionnel n’est pas suffisamment garanti en ce que l’article 74/1, § 1er, de la loi du 18 septembre 2017 ne prévoit pas l’intervention d’un
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organisme d’autorégulation qui doit examiner si les conditions légales de la violation du secret professionnel des professionnels sont remplies ou si ceux-ci se trouvent dans un des cas exceptionnels (première branche du moyen).
Les parties requérantes dénoncent également une différence de traitement injustifiée, parce que l’intervention d’un organisme d’autorégulation est uniquement prévue pour les avocats mais pas pour les conseillers fiscaux et experts-comptables (seconde branche du moyen).
B.5.2. Les deux branches du moyen critiquent l’absence d’un organisme d’autorégulation pour les professionnels précités et invoquent la violation du principe d’égalité et de non-
discrimination, du droit au respect de la vie privée et du droit à un procès équitable. Étant donné que la disposition attaquée met en œuvre le droit de l’Union, la Cour examine le respect de ces droits fondamentaux en tenant compte notamment des articles de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne invoqués. En application de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, les dispositions de celle-ci ont, en principe, le même sens et la même portée que les droits analogues garantis par la Convention européenne des droits de l’homme.
B.5.3. Eu égard à leur connexité, la Cour examine les deux branches du moyen ensemble.
B.6.1. Les articles 10 et 11 de la Constitution garantissent le principe d’égalité et de non-discrimination. Les articles 20 et 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne garantissent le même principe. L’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme interdit la discrimination dans la jouissance des droits reconnus dans cette Convention.
B.6.2. L’article 12, alinéa 1er, de la Constitution garantit la liberté individuelle. Les articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution garantissent le principe de la légalité en matière pénale.
B.6.3. L’article 22 de la Constitution, l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne garantissent le droit au respect de la vie privée.
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B.6.4. L’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et les articles 47 et 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne garantissent le droit à un procès équitable.
B.6.5. L’article 34 de la directive (UE) 2015/849, tel qu’il a été modifié par la directive (UE) 2018/843, dispose :
« 1. Par dérogation à l’article 33, paragraphe 1, les États membres peuvent, s’agissant des entités assujetties visées à l’article 2, paragraphe 1, point 3) a), b) et d), désigner un organisme d’autorégulation approprié de la profession concernée pour être l’autorité qui recevra les informations visées à l’article 33, paragraphe 1.
Sans préjudice du paragraphe 2, dans les cas visés au premier alinéa du présent paragraphe, l’organisme d’autorégulation désigné transmet rapidement et de manière non filtrée les informations à la CRF.
2. Les États membres n’appliquent pas les obligations prévues à l’article 33, paragraphe 1, aux notaires, aux membres des autres professions juridiques indépendantes, aux auditeurs, aux experts-comptables externes ni aux conseillers fiscaux, uniquement dans la stricte mesure où
cette exemption concerne des informations qu’ils reçoivent de l’un de leurs clients ou obtiennent sur l’un de leurs clients, lors de l’évaluation de la situation juridique de ce client ou dans l’exercice de leur mission de défense ou de représentation de ce client dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure, y compris dans le cadre de conseils relatifs à la manière d’engager ou d’éviter une procédure, que ces informations soient reçues ou obtenues avant, pendant ou après cette procédure.
3. Les organismes d’autorégulation désignés par les États membres publient un rapport annuel contenant des informations sur :
a) les mesures prises en vertu des articles 58, 59 et 60;
b) le nombre de signalements d’infractions reçus visés à l’article 61, le cas échéant;
c) le nombre de rapports reçus par l’organisme d’autorégulation visés au paragraphe 1 et le nombre de rapports transmis par l’organisme d’autorégulation à la CRF, le cas échéant;
d) le cas échéant, le nombre et la description des mesures prises en vertu des articles 47 et 48 pour contrôler le respect, par les entités assujetties, de leurs obligations en vertu des articles suivants :
i) articles 10 à 24 (vigilance à l’égard de la clientèle);
ii) articles 33, 34 et 35 (déclaration de transactions suspectes);
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iii) article 40 (conservation des documents et pièces); et
iv) articles 45 et 46 (contrôles internes) ».
B.7.1. Les activités professionnelles des conseillers fiscaux et des experts-comptables sont énumérées aux articles 3 et 6 de la loi du 17 mars 2019 « relative aux professions d’expert-
comptable et de conseiller fiscal ». Pour toutes ces activités réglementées, les conseillers fiscaux et les experts-comptables sont soumis à la loi du 18 septembre 2017 (article 5, 24° et 25°).
Les avocats ne sont quant à eux soumis à la loi du 18 septembre 2017 que lorsqu’ils assistent leur client dans la préparation ou la réalisation d’opérations concernant l’achat ou la vente de biens immeubles ou d’entreprises commerciales, la gestion de fonds, de titres ou d’autres actifs appartenant au client, l’ouverture ou la gestion de comptes bancaires ou de portefeuilles, l’organisation des apports nécessaires à la constitution, à la gestion ou à la direction de sociétés, la constitution, la gestion ou la direction de sociétés, de fiducies ou de trusts, de sociétés, de fondations ou de structures similaires ou lorsqu’ils agissent au nom de leur client et pour le compte de celui-ci dans toute opération financière ou immobilière (article 5, 28°). Selon le législateur en effet, telles ne sont pas les missions essentielles d’un avocat (Doc. parl., Chambre, 2003-2004, DOC 51-0383/001, p. 28).
La violation du secret professionnel, lors du signalement de la divergence dans le registre UBO à l’Administration de la Trésorerie, n’est dès lors possible qu’à l’égard des activités des professionnels et des avocats qui sont soumises à la loi du 18 septembre 2017.
B.7.2. Le dépositaire du secret professionnel doit, en principe, garder secrète toute information confidentielle obtenue dans les conditions visées à l’article 458 du Code pénal.
Cette obligation de secret, mise à charge du dépositaire par le législateur, vise, à titre principal, à protéger le droit fondamental à la vie privée de la personne qui se confie, parfois dans ce qu’elle a de plus intime. Ce lien de confiance permet au détenteur du secret professionnel d’apporter utilement une aide à la personne qui se confie à lui. Ces informations
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bénéficient aussi, dans certaines hypothèses, de la protection découlant, pour le justiciable, des garanties inscrites à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.8.1. Le législateur a protégé le secret professionnel des deux catégories d’entités assujetties mentionnées dans le moyen, mais il l’a fait de deux manières différentes.
B.8.2. Les conseillers fiscaux et les experts-comptables ne doivent pas signaler la divergence qu’ils constatent dans le registre UBO à l’Administration de la Trésorerie lorsque les informations ou les renseignements ont été reçus ou obtenus « lors de l’évaluation de la situation juridique de [leur] client ou dans l’exercice de leur mission de défense ou de représentation du client dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure, y compris dans le cadre de conseils relatifs à la manière d’engager ou d’éviter une procédure, que ces informations ou renseignements soient reçus ou obtenus avant, pendant ou après cette procédure ». La divergence doit être signalée lorsque les conseillers fiscaux ou les experts-
comptables ont participé eux-mêmes aux activités de blanchiment ou aux activités de financement du terrorisme ou lorsqu’ils savent que leur client souhaite des conseils juridiques à de telles fins (article 74/1, § 1er, alinéa 4, de la loi du 18 septembre 2017).
B.8.3. Les avocats doivent immédiatement signaler la divergence qu’ils constatent au bâtonnier de l’ordre dont ils relèvent. Celui-ci vérifie d’abord que la divergence a effectivement été constatée par l’avocat dans l’exercice d’une activité visée à l’article 5, § 1er, 28°, cité en B.7.1. Il procède ensuite à un contrôle identique à celui qui est effectué par les conseillers fiscaux et experts-comptables eux-mêmes, qui consiste à vérifier si « les informations et renseignements ont été reçus d’un client ou obtenus sur un client lors de l’évaluation de la situation juridique de ce client ou dans l’exercice de leur mission de défense ou de représentation du client dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure, y compris dans le cadre de conseils relatifs à la manière d’engager ou d’éviter une procédure, que ces informations ou renseignements soient reçus ou obtenus avant, pendant ou après cette procédure, sauf si les entités assujetties visées ont pris part à des activités de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme, ont fourni un conseil juridique à des fins de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme ou savent que le client a sollicité un conseil juridique à de telles fins ». Le cas échéant, le bâtonnier transmet par voie électronique,
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de manière immédiate et non filtrée, les informations et renseignements à l’Administration de la Trésorerie (article 74/1, § 1er, alinéas 2, 3 et 4, de la loi du 18 septembre 2017).
B.8.4. La Cour a déduit du statut particulier des avocats, établi par le Code judiciaire et par les réglementations adoptées par les ordres créés par la loi du 4 juillet 2001, que la profession d’avocat en Belgique se distingue d’autres professions juridiques indépendantes (voy. l’arrêt n° 10/2008 du 23 janvier 2008 (ECLI:BE:GHCC:2008:ARR.010), B.6.3). Par le même arrêt, la Cour a jugé :
« B.7.1. L’effectivité des droits de la défense de tout justiciable suppose nécessairement qu’une relation de confiance puisse être établie entre lui et l’avocat qui le conseille et le défend.
Cette nécessaire relation de confiance ne peut être établie et maintenue que si le justiciable a la garantie que ce qu’il confiera à son avocat ne sera pas divulgué par celui-ci. Il en découle que la règle du secret professionnel, dont la violation est sanctionnée notamment par l’article 458
du Code pénal, est un élément fondamental des droits de la défense ».
Par son arrêt n° 114/2020 du 24 septembre 2020 (ECLI:BE:GHCC:2020:ARR.114), la Cour a jugé :
« Le secret professionnel de l’avocat est une composante essentielle du droit au respect de la vie privée et du droit à un procès équitable.
Le secret professionnel de l’avocat vise en effet principalement à protéger le droit fondamental qu’a la personne qui se confie, parfois dans ce qu’elle a de plus intime, au respect de sa vie privée » (B.9.1).
La Cour de justice a jugé, dans un arrêt du 8 décembre 2022 :
« La protection spécifique que l’article 7 de la Charte et l’article 8, paragraphe 1, de la CEDH accordent au secret professionnel des avocats, qui se traduit avant tout par des obligations à leur charge, se justifie par le fait que les avocats se voient confier une mission fondamentale dans une société démocratique, à savoir la défense des justiciables (Cour EDH, arrêt du 6 décembre 2012, Michaud c. France, CE:ECHR:2012:1206JUD001232311, §§ 118
et 119). Cette mission fondamentale comporte, d’une part, l’exigence, dont l’importance est reconnue dans tous les États membres, que tout justiciable doit avoir la possibilité de s’adresser en toute liberté à son avocat, dont la profession même englobe, par essence, la tâche de donner, de façon indépendante, des avis juridiques à tous ceux qui en ont besoin et, d’autre part, celle, corrélative, de loyauté de l’avocat envers son client (voir, en ce sens, arrêt du 18 mai 1982, AM
& S Europe/Commission, 155/79, EU:C:1982:157, point 18) » (CJUE, grande chambre, 8 décembre 2022, C-694/20, Orde van Vlaamse Balies e.a., ECLI:EU:C:2022:963, point 28).
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B.8.5. Le législateur peut raisonnablement considérer que les différences entre le groupe professionnel des conseillers fiscaux et des experts-comptables, d’une part, et le groupe professionnel des avocats, d’autre part, prévues par l’article 48, attaqué, de la loi du 2 juin 2021, eu égard à la nature des principes en cause, sont nécessaires afin d’éviter, en ce qui concerne le groupe professionnel des avocats, tout risque d’atteinte aux droits de la défense et au droit au respect de la vie privée dans son aspect le plus personnel, alors que cette nécessité ne se présente pas de la même façon à l’égard du groupe professionnel des conseillers fiscaux et des experts-
comptables. Bien que les conseillers fiscaux et les experts-comptables, tout comme les avocats, s’exposent à des sanctions administratives et pénales lorsqu’ils ne respectent pas l’obligation de signalement et soient susceptibles de violer le secret professionnel lorsqu’ils respectent, à tort, l’obligation de signalement, ceux-ci se trouvent dans une situation qui diffère fondamentalement de celle des avocats.
De la circonstance que le secret professionnel des avocats et des conseillers fiscaux et des experts-comptables est protégé par l’article 458 du Code pénal, il ne peut être déduit que les articles 10 et 11 de la Constitution exigent que les mêmes règles et les mêmes garanties s’appliquent aux deux catégories de groupes professionnels.
B.8.6. Le législateur a mis en œuvre l’obligation qui découle de la directive (UE) 2015/843, mais il a, ce faisant, considéré que l’intervention d’un organisme d’autorégulation n’était pas nécessaire en ce qui concerne les conseillers fiscaux et les experts-
comptables, faisant ainsi usage de la marge d’appréciation qui lui est laissée par la directive (UE) 2015/849 (article 48, paragraphe 1, de la directive (UE) 2015/849).
Eu égard à cette marge d’appréciation dont il dispose dans les limites du droit de l’Union européenne et compte tenu de ce qui est dit en B.8.5, le législateur a raisonnablement pu choisir de soumettre les seuls avocats à l’intervention d’un organisme d’autorégulation, à savoir le bâtonnier.
La disposition attaquée n’a pas d’effets disproportionnés et n’est donc pas dénuée de justification raisonnable.
B.9. Le premier moyen n’est pas fondé.
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Quant au second moyen
B.10. Les parties requérantes invoquent la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que l’article 74/1 de la loi du 18 septembre 2017 ne prévoit pas de régime dérogatoire dans l’hypothèse où les conseillers fiscaux et experts-comptables doivent signaler non seulement une divergence dans le registre UBO à l’Administration de la Trésorerie, mais en même temps aussi un soupçon de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme à la CTIF.
L’absence de régime dérogatoire, en cas de soupçon de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme qui doit être signalé à la CTIF, compromettrait, selon les parties requérantes, les mesures de protection à l’égard des professionnels en cas de signalement à la CTIF.
B.11. Il n’est pas exclu que des criminels s’en prennent aux déclarants de soupçons de blanchiment ou de financement du terrorisme, ce qui a amené le législateur à prévoir des mesures de protection particulières dans la loi du 18 septembre 2017. Les mesures de protection en cas de signalement à la CTIF sont mentionnées dans les articles 57 à 59 de cette loi.
La première mesure consiste en ce que la communication d’informations effectuée de bonne foi à la CTIF par une entité assujettie ne peut entraîner aucune forme de responsabilité pour le déclarant (article 57). La deuxième mesure garantit que la CTIF ne communique pas au procureur du Roi ou au procureur fédéral les déclarations de soupçons qu’elle a reçues des entités assujetties, afin de protéger l’anonymat du déclarant (article 58). La troisième mesure impose aux autorités compétentes en matière d’enquête et de poursuite du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme de prendre « toute mesure appropriée » afin d’assurer aux déclarants à la CTIF d’un soupçon de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme une protection légale contre toute menace, mesure de représailles ou tout acte hostile (article 59).
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B.12. Comme il est dit en B.4, il y a lieu de distinguer l’obligation de collaboration au registre UBO de l’obligation de déclaration à la CTIF, qui vise à la détection effective et à la poursuite éventuelle d’infractions potentielles. L’obligation de collaborer au registre UBO, en revanche, tend seulement à recueillir des données administratives. Cette différence de finalité suffit en soi pour justifier que les déclarants bénéficient de degrés de protection différents. Si des poursuites pénales sont envisagées, on peut raisonnablement s’attendre à un plus grand risque de représailles.
B.13. Les parties requérantes critiquent toutefois en particulier le fait qu’en cas de signalements parallèles, tant à l’Administration de la Trésorerie (dans le cas du registre UBO)
qu’à la CTIF (en cas de soupçons de blanchiment ou de financement du terrorisme), l’anonymat du déclarant ne soit pas garanti de manière adéquate.
B.14. L’article 74/1, § 2, alinéa 2, de la loi du 18 septembre 2017 prévoit également l’anonymat du déclarant qui collabore au registre UBO :
« Lorsque l’Administration de la Trésorerie fait une communication à un tiers, y compris le procureur du Roi ou le procureur fédéral, l’identité de l’entité assujettie ou de l’autorité compétente à l’origine du signalement [d’une] différence visée au paragraphe 1er ne pourra en aucun cas être communiquée ».
L’amendement visant à insérer cet alinéa a été justifié ainsi :
« La réglementation anti-blanchiment est un outil important dans la lutte contre la fraude grave et organisée. Les entités assujetties coopèrent quotidiennement à cette lutte en appliquant diverses mesures préventives qui leur sont imposées (p. ex. politique d’acceptation des clients)
et en déclarant à la CTIF les soupçons de blanchiment d’argent.
Il convient d’éviter le risque physique auquel les entités assujetties sont exposées en raison de l’obligation de communiquer des faits ou des soupçons de blanchiment d’argent.
C’est pourquoi la déclaration à la CTIF est légalement encadrée par un arsenal de mesures visant à protéger l’identité du déclarant. Par exemple, l’article 58 de la loi sur la lutte contre le blanchiment d’argent stipule que la CTIF ne révèlera jamais l’identité du déclarant lorsqu’elle fera une communication au procureur du Roi ou au procureur fédéral.
Quoique le registre UBO vise à être un registre public administratif dont les informations sont adéquates, exactes et à jour, et n’a donc pas de composante pénale, cet amendement vise à préciser que dans toute communication à un tiers, autre que celui qui a signalé la divergence,
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l’identité de la personne qui a effectué le signalement n’est jamais révélée et bénéficie d’une protection similaire à celle prévue à l’article 58 susmentionné.
Dans ce contexte, il convient de rappeler que, sans préjudice de l’application de l’article 458 du Code pénal, la sanction disciplinaire visée à l’article 77, § 1er, de l’arrêté royal du 2 octobre 1937 portant le statut des agents de l’État peut être applicable en cas de non-respect de ces dispositions.
De cette façon, l’anonymat de la personne à l’origine du signalement est assuré d’une manière absolue » (Doc. parl., Chambre, 2020-2021, DOC 55-1900/005, pp. 4-5).
B.15. Dans l’hypothèse de signalements parallèles, sous la réserve que, dans un tel cas, l’Administration de la Trésorerie ne soit pas autorisée à informer le redevable de l'information concerné des fondements du signalement de la divergence à l’Administration, l’anonymat du déclarant est donc garanti de manière adéquate. Compte tenu de ces mesures de protection, les parties requérantes ne démontrent pas qu’une identification du déclarant soit possible et que sa protection puisse être compromise d’une quelconque manière.
B.16. Sous réserve de ce qui est dit en B.15, le second moyen n’est pas fondé.
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Par ces motifs,
la Cour,
sous réserve de ce qui est dit en B.15, rejette le recours.
Ainsi rendu en langue néerlandaise, en langue française et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 16 février 2023.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut L. Lavrysen


Synthèse
Numéro d'arrêt : 28/2023
Date de la décision : 16/02/2023
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

Rejet du recours (sous réserve de ce qui est dit en B.15)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - le recours en annulation de l'article 48 de la loi du 2 juin 2021 « portant dispositions financières diverses relatives à la lutte contre la fraude » (insertion de l'article 74/1 dans la loi du 18 septembre 2017 « relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l'utilisation des espèces »), introduit par l'Institut des conseillers fiscaux et des experts-comptables et autres. Droit pénal - Lutte contre le blanchiment de capitaux - Conseillers fiscaux et experts comptables - Obligation de coopérer au registre UBO (Ultimate Beneficial Owners) - 1. Absence d'intervention d'un organe autorégulateur - 2. Cas de signalements parallèles - Anonymat du déclarant


Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2023-02-16;28.2023 ?

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