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02/02/2023 | BELGIQUE | N°19/2023

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 02 février 2023, 19/2023


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 19/2023
du 2 février 2023
Numéro du rôle : 7872
En cause : la demande de suspension de l’article 5 de la loi du 23 juin 2022 « portant dispositions diverses urgentes relatives à la lutte contre le blanchiment de capitaux et portant dispositions relatives aux exceptions à l’obligation du secret des réviseurs d’entreprises et des experts-comptables certifiés » (modification de l’article 5 de la loi du 18 septembre 2017
« relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation

de l’utilisation des espèces »), introduite par l’Institut des Conseillers fiscaux e...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 19/2023
du 2 février 2023
Numéro du rôle : 7872
En cause : la demande de suspension de l’article 5 de la loi du 23 juin 2022 « portant dispositions diverses urgentes relatives à la lutte contre le blanchiment de capitaux et portant dispositions relatives aux exceptions à l’obligation du secret des réviseurs d’entreprises et des experts-comptables certifiés » (modification de l’article 5 de la loi du 18 septembre 2017
« relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l’utilisation des espèces »), introduite par l’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges T. Giet, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters et S. de Bethune, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la demande et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 7 octobre 2022 et parvenue au greffe le 10 octobre 2022, l’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables, assisté et représenté par Me A. Poppe, avocat au barreau de Gand, a introduit une demande de suspension de l’article 5 de la loi du 23 juin 2022 « portant dispositions diverses urgentes relatives à la lutte contre le blanchiment de capitaux et portant dispositions relatives aux exceptions à l’obligation du secret des réviseurs d’entreprises et des experts-comptables certifiés » (publiée au Moniteur belge du 11 juillet 2022).
Par la même requête, la partie requérante demande également l’annulation de la même disposition légale.
Par ordonnance du 12 octobre 2022, la Cour a fixé l’audience pour les débats sur la demande de suspension au 9 novembre 2022, après avoir invité les autorités visées à l’article 76, § 4, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle à introduire,
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le 2 novembre 2022 au plus tard, leurs observations écrites éventuelles sous la forme d’un mémoire, dont une copie serait envoyée dans le même délai aux parties requérantes, ainsi qu’au greffe de la Cour par courriel envoyé à l’adresse « griffie@const-court.be ».
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me V. De Schepper et Me J.-F. De Bock, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit des observations écrites.
À l’audience publique du 9 novembre 2022 :
- ont comparu :
. Me A. Poppe, pour la partie requérante;
. Me V. De Schepper, qui comparaissait également loco Me J.-F. De Bock, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteurs S. de Bethune et T. Giet ont fait rapport;
- les avocats précités ont été entendus;
- l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale précitée du 6 janvier 1989 relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
A.1. L’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables demande l’annulation de l’article 5 de la loi du 23 juin 2022 « portant dispositions diverses urgentes relatives à la lutte contre le blanchiment de capitaux et portant dispositions relatives aux exceptions à l’obligation du secret des réviseurs d’entreprises et des experts-
comptables certifiés » (ci-après : la loi du 23 juin 2022).
À titre principal, la partie requérante demande l’annulation de cette disposition en ce qu’elle octroie le titre de « conseiller fiscal non réglementé » à des personnes physiques et à des personnes morales qui ne sont pas inscrites dans le registre public des personnes autorisées à exercer la profession d’expert-comptable ou de conseiller fiscal ou à porter le titre professionnel (article 29, § 1er, de la loi du 17 mars 2019 « relative aux professions d’expert-comptable et de conseiller fiscal », ci-après : la loi du 17 mars 2019) mais qui s’engagent à fournir, directement ou par le truchement d’autres personnes qui leur sont liées, une aide matérielle, une assistance ou des conseils en matière fiscale comme activité économique ou professionnelle principale. Elle demande également la suspension de l’exécution de la disposition attaquée dans cette même mesure.
À titre subsidiaire, à supposer que l’annulation ou la suspension partielles précitées s’avèrent impossibles, la partie requérante demande l’annulation et la suspension de la disposition dans sa totalité.
A.2.1. Le Conseil des ministres objecte que la partie requérante n’a pas intérêt à son recours, dès lors que la disposition attaquée n’a pas d’incidence négative sur sa mission légale ni sur son intérêt personnel. La disposition attaquée vise, dans le prolongement du droit de l’Union européenne et en vue de la réalisation d’un objectif d’intérêt général, à ajouter l’entité de « conseiller fiscal non réglementé » à la liste existante des entités qui sont soumises à la loi du 18 septembre 2017 « relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement
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du terrorisme et à la limitation de l’utilisation des espèces » (ci-après : la loi du 18 septembre 2017). Ni la partie requérante ni les personnes inscrites dans le registre public visé à l’article 29, § 1er, de la loi du 17 mars 2019 ne sont d’une quelconque manière affectées défavorablement par la mesure attaquée.
A.2.2. À l’appui de son intérêt, la partie requérante invoque sa mission légale, qui consiste à protéger les droits et intérêts professionnels communs des personnes inscrites dans le registre public (article 62 de la loi du 17 mars 2019). Elle est d’avis que la disposition attaquée nuit aux intérêts professionnels des professionnels inscrits dans le registre public, dès lors que cette disposition accorde un titre professionnel à des personnes qui fournissent des conseils fiscaux sans être inscrites dans ce registre. Elle soutient que l’octroi du titre de « conseiller fiscal non réglementé » à ces personnes donne l’impression que celles-ci exercent une profession soumise à des exigences de qualité, de déontologie, de contrôle et de formation, alors qu’en réalité, elles ne doivent satisfaire à aucune exigence de qualité. Par conséquent, les professionnels qui sont soumis à la loi du 17 mars 2019 sont désavantagés.
A.3.1. La partie requérante prend un premier moyen sérieux de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec le principe de la confiance légitime.
Selon la partie requérante, la disposition attaquée octroie de manière discriminatoire un titre professionnel à des personnes qui s’engagent à fournir, directement ou par le truchement d’autres personnes qui leur sont liées, une aide matérielle, une assistance ou des conseils en matière fiscale comme activité économique ou professionnelle principale. Du fait de la disposition attaquée, les personnes précitées peuvent porter le titre de « conseiller fiscal non réglementé ».
La partie requérante observe que les « experts-comptables certifiés », les « conseillers fiscaux certifiés » et les autres professionnels au sens de la loi du 7 mars 2019 sont autorisés à porter un titre professionnel. Toutefois, les personnes relevant de la catégorie professionnelle des personnes autorisées à porter un titre professionnel conformément à la loi du 17 mars 2019 ne sont pas comparables aux personnes relevant de la catégorie professionnelle des personnes autorisées à porter le titre de « conseiller fiscal non réglementé ». Les personnes qui relèvent de la seconde catégorie ne sont soumises à aucune obligation professionnelle. Elles sont uniquement soumises, en ce qui concerne le respect de la réglementation antiblanchiment, à la supervision du SPF Économie et du ministre compétent.
Les personnes qui relèvent de la première catégorie professionnelle doivent en revanche satisfaire (en tout temps) aux exigences (notamment en termes de diplôme, d’examen d’accès, de stage, de déontologie, d’assurance en responsabilité, de moralité, de recettes, de qualité, etc.) mentionnées aux articles 10, 12, 13, 19, 20, 36 à 60 et 89 à 116 de la loi du 17 mars 2019.
Le législateur n’a nullement indiqué ni motivé l’objectif qu’il poursuivait par l’octroi d’un titre professionnel aux intéressés. La partie requérante souligne que le législateur a justifié l’octroi de titres en vertu de la loi du 17 mars 2019 ainsi que les règles et exigences y afférentes par le souci de fournir des garanties de qualité aux clients. À cet égard, elle souligne également que le législateur a interdit le port de titres susceptibles de prêter à confusion. Aussi est-elle d’avis que la disposition attaquée ne poursuit pas un objectif légitime et qu’elle viole donc les articles 10 et 11 de la Constitution. L’octroi, attaqué, d’un titre n’est pas non plus pertinent en l’absence d’un objectif légitime justifiant l’octroi de ce titre.
En tout état de cause, la mesure produit des effets manifestement déraisonnables pour les « experts-
comptables certifiés », les « conseillers fiscaux certifiés » et les autres professionnels qui sont soumis à la loi du 17 mars 2019. Le titre de « conseiller fiscal non réglementé » donnera aux personnes qui doivent recourir à des services fiscaux l’impression qu’il s’agit d’une catégorie professionnelle instituée par le législateur. Ces « conseillers fiscaux non réglementés » bénéficieront d’un avantage concurrentiel irrégulier au détriment des professionnels qui sont inscrits dans le registre public et qui sont donc soumis à la loi du 17 mars 2019. Il est ainsi possible de porter un titre professionnel sans avoir à consentir des efforts et des investissements importants pour l’obtenir et d’exercer ensuite la profession d’une façon qui respecte les obligations de la loi du 17 mars 2019.
L’utilisation du qualificatif « non réglementé » dans la dénomination du titre ne conduit pas à une autre conclusion.
Selon la partie requérante, la disposition attaquée marque également un changement de politique injustifié par rapport à la loi du 17 mars 2019. Dès lors que l’octroi du titre professionnel de « conseiller fiscal non réglementé » ne sert pas un objectif d’intérêt général et qu’il prête en plus à confusion, le législateur méconnaît le principe de la confiance légitime en ce qu’il est porté atteinte à la confiance légitime des professionnels soumis
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aux obligations prévues par la loi du 17 mars 2019. Ces derniers pouvaient en effet supposer qu’ils étaient les seuls à pouvoir porter un titre professionnel attestant de garanties de qualité.
A.3.2. Le Conseil des ministres estime que le premier moyen n’est pas sérieux. Il objecte, à titre principal, que le moyen repose sur la prémisse erronée selon laquelle la disposition attaquée octroie un titre professionnel. Il souligne que la disposition attaquée ne vise qu’à ajouter l’entité de « conseiller fiscal non réglementé » aux autres entités déjà soumises à la loi du 18 septembre 2017 et à désigner le SPF Économie comme organe de contrôle, en ce qui concerne le respect de cette loi.
Selon le Conseil des ministres, il n’est par ailleurs nullement question d’une identité de traitement entre des situations différentes. À la suite de l’arrêt de la Cour n° 166/2021 du 18 novembre 2021
(ECLI:BE:GHCC:2021:ARR.166), le législateur a choisi, en ce qui concerne le contrôle du respect de la loi du 18 septembre 2017, de traiter différemment les conseillers fiscaux réglementés et les conseillers fiscaux non réglementés. Les premiers relèvent de la supervision d’un organe d’autorégulation qui leur est propre, alors que les seconds sont soumis à la supervision du SPF Économie. Le fait que les uns comme les autres doivent être enregistrés découle du droit de l’Union européenne et n’a aucunement pour effet que les « conseillers fiscaux non réglementés » se verraient attribuer un titre professionnel et seraient, en tant que tels, illégitimement traités de la même manière.
À titre subsidiaire, le Conseil des ministres soutient qu’une éventuelle identité de traitement est raisonnablement justifiée. Il souligne tout d’abord que l’affirmation relative à la perception erronée de la nature de la catégorie professionnelle est purement hypothétique et qu’elle ne démontre en rien le caractère déraisonnable.
La définition légale de l’entité de « conseiller fiscal non réglementé » ne laisse place à aucune confusion. Le Conseil des ministres souligne ensuite que le législateur a pu considérer, dans les limites du pouvoir d’appréciation que lui confère le droit de l’Union européenne, qu’il était opportun de confier le contrôle du respect de la loi du 18 septembre 2017 au SPF Économie, et de garantir ainsi que tant les conseillers fiscaux réglementés que les conseillers fiscaux non réglementés soient soumis à cette loi et, dans cette optique, tenus de s’enregistrer. Si l’entité de « conseiller fiscal non réglementé » a été dénommée comme telle, c’est pour des raisons d’ordre légistique. À
ce sujet, le Conseil des ministres renvoie aux travaux préparatoires.
En ce qui concerne la prétendue violation du principe de la confiance légitime, le Conseil des ministres estime qu’il n’est nullement question d’un changement de politique, dès lors qu’aucun titre professionnel n’est octroyé.
Conformément à la loi du 17 mars 2019, seuls les titres professionnels d’« expert-comptable certifié » et de « conseiller fiscal certifié » existent. Pour le surplus, il renvoie à l’explication donnée plus haut en ce qui concerne le caractère raisonnable de la justification de la mesure.
A.4.1. La partie requérante prend un deuxième moyen sérieux de la violation de l’article 12 de la Constitution par la disposition attaquée. Elle fait valoir que la disposition attaquée octroie le titre professionnel de « conseiller fiscal non réglementé » à des personnes qui s’engagent à fournir, directement ou par le truchement d’autres personnes qui leur sont liées, une aide matérielle, une assistance ou des conseils en matière fiscale comme activité économique ou professionnelle principale. Elle souligne que la loi du 17 mars 2019 prévoit déjà le titre professionnel de « conseiller fiscal certifié (interne) ». Elle soutient que la loi du 17 mars 2019 interdit le port de titres susceptibles de prêter à confusion. Elle relève que les travaux préparatoires de la loi du 17 mars 2019
contiennent une liste non exhaustive de titres qui doivent être considérés comme prêtant à confusion, dont le titre de « conseil fiscal ». Le non-respect de cette interdiction constitue un délit (article 117 de la loi du 17 mars 2019).
En octroyant malgré tout le titre de « conseiller fiscal non réglementé » à des personnes qui ne portent pas ou ne sont pas autorisées à porter un titre professionnel prévu par la loi du 17 mars 2019, le législateur instaure lui-même un titre qui sème la confusion. Elle fait remarquer qu’un simple enregistrement auprès du SPF Économie suffit pour être autorisé à porter le titre. Partant, la protection légale du titre de « conseiller fiscal » risque de disparaître et les poursuites pour port illégal de titres deviennent très difficiles.
A.4.2. À titre principal, le Conseil des ministres soulève l’irrecevabilité du moyen, en ce qu’il n’est aucunement exposé en quoi la disposition attaquée violerait le principe de légalité en matière pénale. L’on n’aperçoit pas clairement pourquoi la partie requérante estime que la disposition attaquée doit être comprise comme une disposition pénale.
À titre subsidiaire, le Conseil des ministres est d’avis que le principe de légalité en matière pénale n’est pas violé. La disposition attaquée ne vise qu’à faire relever l’entité de « conseiller fiscal non réglementé » du champ d’application de la loi du 18 septembre 2017.
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A.5.1. La partie requérante prend un troisième moyen sérieux de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution par l’article 5, attaqué, de la loi du 23 juin 2022, en ce que ce dernier ne prévoit pas un régime d’exonération particulier pour les « conseillers fiscaux non réglementés ».
La disposition attaquée soumet à la loi du 18 septembre 2017 les personnes qui ne sont pas inscrites dans le registre public visé à l’article 29, § 1er, de la loi du 17 mars 2019 mais qui s’engagent malgré tout à fournir, directement ou par le truchement d’autres personnes qui leur sont liées, une aide matérielle, une assistance ou des conseils en matière fiscale comme activité économique ou professionnelle principale (« conseillers fiscaux non réglementés »). Dans certains cas, la loi du 18 septembre 2017 impose aux entités assujetties une obligation de déclaration (article 47), une obligation de coopération (article 48) ou une interdiction de nouer une relation d’affaires ou d’effectuer une opération (articles 33 à 35). Cette loi prévoit toutefois une série d’exonérations ou d’exceptions, sous certaines conditions. C’est ainsi que les articles 53 et 74/1 de la loi du 18 septembre 2017
prévoient que les notaires, les huissiers, les avocats, les personnes qui sont inscrites dans le registre public de la partie requérante ou dans le registre public de l’Institut des réviseurs d’entreprises, les cabinets d’audit et les auditeurs légaux peuvent être dispensés de l’obligation de déclaration. La partie requérante souligne que la disposition attaquée a pour effet que les « conseillers fiscaux non réglementés » bénéficient eux aussi de l’exonération précitée, alors que cette exonération vise pourtant à garantir le respect de l’obligation de secret professionnel.
La partie requérante estime que la catégorie professionnelle des « conseillers fiscaux non réglementés » et celle des professionnels inscrits dans le registre public ne sauraient être comparées en ce qui concerne les exonérations précitées. Elle souligne que l’article 458 du Code pénal est rendu applicable aux professionnels qui sont inscrits dans le registre public (article 120 de la loi du 17 mars 2019). Toutefois, le législateur n’a pas prévu de rendre cette disposition pénale applicable aux « conseillers fiscaux non réglementés ». Ces derniers ne sont pas soumis à l’obligation de secret visée aux articles 50 et 51 de la loi du 17 mars 2019. La partie requérante soutient qu’il ressort de la lecture de l’article 458 du Code pénal et de la jurisprudence pertinente de la Cour de cassation que les « conseillers fiscaux non réglementés » sont simplement soumis à un devoir de discrétion, sans être nullement tenus au secret professionnel. Elle soutient que le secret professionnel au sens de l’article 458 du Code pénal ne s’applique qu’aux fonctions, services ou professions libérales réglementés qui sont soumis à des règles déontologiques et à un contrôle hiérarchique ou disciplinaire. Cette organisation légale faisant défaut, la catégorie des « conseillers fiscaux non réglementés » ne saurait être comparée aux catégories auxquelles s’applique le secret professionnel.
Selon la partie requérante, le législateur ne précise nullement l’objectif poursuivi par la disposition attaquée, de sorte qu’il n’est pas question d’un objectif légitime. En l’absence d’un objectif légitime, il ne peut donc pas être admis non plus que la mesure attaquée est pertinente. En outre, cette mesure produit des effets manifestement déraisonnables pour les « conseillers fiscaux certifiés », les « experts-comptables certifiés » et les autres professionnels qui sont soumis à la loi du 17 mars 2019. Plus précisément, les « conseillers fiscaux non réglementés » bénéficient d’un avantage concurrentiel irrégulier au détriment des professionnels qui sont inscrits dans le registre public. Ils sont exonérés de l’obligation de déclaration sans être tenus par le secret professionnel qui justifie une telle exonération et sans être tenus de respecter les obligations liées à l’exercice des professions réglementées au sens de la loi du 17 mars 2019. Ils peuvent par ailleurs également nouer des relations d’affaires sans devoir satisfaire aux obligations prévues par la loi du 18 septembre 2017 et sans être soumis à la supervision d’une autorité indépendante telle que la partie requérante.
A.5.2. Le Conseil des ministres soutient que c’est à tort qu’il est affirmé que les deux catégories ne peuvent pas être traitées de la même manière et que l’identité de traitement n’est pas admissible. À cet égard, il souligne qu’il découle du droit de l’Union européenne que les professionnels doivent bénéficier de protections analogues en matière de secret professionnel, de confidentialité et de protection de la vie privée. La partie requérante limite artificiellement la portée des exonérations relatives à la protection du secret professionnel ou à l’obligation de secret pour pouvoir affirmer qu’il ne serait pas justifié de les appliquer à l’égard des « conseillers fiscaux non réglementés », quod non.
Selon le Conseil des ministres, l’identité de traitement est justifiée. En outre, conformément au droit de l’Union européenne, les exonérations en cause ne sont applicables aux « conseillers fiscaux non réglementés » que si ceux-ci évaluent la situation juridique de leur client ou exercent leur mission de défense ou de représentation de ce client dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure, y compris dans le cadre de conseils relatifs à la manière d’engager ou d’éviter une telle procédure. Il n’en va pas autrement pour les autres catégories et cette situation est raisonnablement justifiée au regard du droit de l’Union européenne.
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A.6.1. La partie requérante soutient que la disposition attaquée nuit sérieusement et de manière difficilement réparable aux intérêts professionnels des personnes qui sont inscrites dans le registre public et qui sont soumises à la loi du 17 mars 2019. Il s’agit selon elle de préjudices graves. Elle déclare que le titre octroyé par la disposition attaquée donne aux personnes souhaitant faire appel à un tiers pour bénéficier d’une assistance fiscale l’impression que les « conseillers fiscaux non réglementés » appartiennent à un groupe professionnel reconnu. Ces derniers bénéficient ainsi d’un avantage concurrentiel irrégulier, dès lors qu’ils peuvent se prévaloir d’un titre sans avoir à satisfaire à des obligations académiques et professionnelles lourdes pour être autorisés à porter ce titre et à exercer la profession. Ils ne devront consentir ni investissement financier ni aucun autre effort pour exercer la profession conformément à la loi du 17 mars 2019 et ne seront pas non plus soumis à des obligations déontologiques pour garantir leur indépendance, leur compétence et leur probité. Ils bénéficient en outre d’une exonération sans être tenus par le secret professionnel. La partie requérante estime par ailleurs que, puisque ceux-ci peuvent exercer des activités professionnelles sans être inscrits dans le registre public et sans satisfaire aux conditions qui y sont liées, mais simplement en portant un titre, c’est cette option qui sera privilégiée, ce qui entraînera une détérioration de la qualité des services fiscaux et de la réputation du groupe professionnel concerné. Cette atteinte à la réputation ne saurait être réparée par une éventuelle annulation ultérieure.
A.6.2. Le Conseil des ministres considère que les préjudices allégués par la partie requérante ne sont ni graves ni difficilement réparables. Selon lui, la partie requérante n’apporte pas de faits concrets ni précis relatifs à sa situation personnelle, pas plus qu’à celle de ses membres. Elle ne démontre par exemple pas en quoi le prétendu avantage concurrentiel irrégulier entraîne un préjudice difficilement réparable pour ses membres. S’il s’agit d’une pure perte de revenus financiers, le Conseil des ministres souligne qu’une telle perte ne constitue pas un préjudice difficilement réparable, dès lors qu’il n’est pas démontré que la mesure attaquée hypothèque sérieusement la viabilité financière. En ce qui concerne la prétendue atteinte à la réputation, il objecte que, le cas échéant, cette atteinte résulte non pas de la norme attaquée, mais du comportement des « conseillers fiscaux non réglementés ».
Enfin, le Conseil des ministres soutient qu’une éventuelle annulation pourrait certes offrir une réparation suffisante, mais aussi qu’une éventuelle suspension aboutirait à une violation de l’intérêt général, puisque les « conseillers fiscaux non réglementés » ne seraient alors plus soumis à aucun contrôle, ce qui compromettrait sérieusement la sécurité du système financier, et notamment la lutte contre le blanchiment et la prévention du financement du terrorisme.
-B-
Quant à la disposition attaquée et à son contexte
B.1. L’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables demande la suspension de l’article 5 de la loi du 23 juin 2022 « portant dispositions diverses urgentes relatives à la lutte contre le blanchiment de capitaux et portant dispositions relatives aux exceptions à l’obligation du secret des réviseurs d’entreprises et des experts-comptables certifiés » (ci-après : la loi du 23 juin 2022).
À titre principal, la partie requérante demande la suspension de cette disposition en ce qu’elle octroie le titre de « conseiller fiscal non réglementé » à des personnes physiques et à des personnes morales qui ne sont pas inscrites dans le registre public des personnes autorisées à exercer la profession d’expert-comptable ou de conseiller fiscal ou à porter le titre
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professionnel (article 29, § 1er, de la loi du 17 mars 2019 « relative aux professions d’expert-
comptable et de conseiller fiscal », ci-après : la loi du 17 mars 2019) mais qui s’engagent à fournir, directement ou par le truchement d’autres personnes qui leur sont liées, une aide matérielle, une assistance ou des conseils en matière fiscale comme activité économique ou professionnelle principale.
À titre subsidiaire, à supposer que la suspension partielle précitée s’avère impossible, la partie requérante demande la suspension de la disposition dans sa totalité.
B.2.1. L’article 5 de la loi du 23 juin 2022 dispose :
« A l’article 5, § 1er, de la loi du 18 septembre 2017 relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l’utilisation des espèces, modifié en dernier lieu par la loi du 23 février 2022, les modifications suivantes sont apportées :
a) dans l’alinéa 1er, à la place du 25°/1, annulé par l’arrêt n° 166/2021 de la Cour constitutionnelle, il est inséré un 25° /1 rédigé comme suit :
‘ 25°/1 les conseillers fiscaux non réglementés, à savoir les personnes physiques ou morales non inscrites dans le registre public visé à l’article 29, § 1er, de la loi du 17 mars 2019
relative aux professions d’expert-comptable et de conseiller fiscal, qui s’engagent à fournir, directement ou par le truchement d’autres personnes auxquelles cette autre personne est liée, une aide matérielle, une assistance ou des conseils en matière fiscale comme activité économique ou professionnelle principale; ’;
b) à l’alinéa 13, les mots ‘ , par arrêté délibéré en Conseil des ministres, ’ sont abrogés;
c) l’alinéa 13 est complété par le 3° rédigé comme suit :
‘ 3° les conseillers fiscaux non réglementés, visés à l’alinéa 1er, 25°/1. ’ ».
L’article 5 de la loi du 18 septembre 2017 « relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l’utilisation des espèces » (ci-
après : la loi du 18 septembre 2017), depuis sa modification par la disposition attaquée, dispose actuellement :
« § 1er. Les dispositions de la présente loi sont applicables aux entités assujetties suivantes, agissant dans l’exercice de leur activité professionnelle réglementée :
1° la Banque nationale de Belgique;
[…]
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25°/1 les conseillers fiscaux non réglementés, à savoir les personnes physiques ou morales non inscrites dans le registre public visé à l’article 29, § 1er, de la loi du 17 mars 2019 relative aux professions d’expert-comptable et de conseiller fiscal, qui s’engagent à fournir, directement ou par le truchement d’autres personnes auxquelles cette autre personne est liée, une aide matérielle, une assistance ou des conseils en matière fiscale comme activité économique ou professionnelle principale;
[…]
Le Roi détermine les règles et conditions relatives à l’inscription, auprès du Service Public Fédéral Economie, P.M.E, Classes moyennes et Energie pour :
[…]
3° les conseillers fiscaux non réglementés, visés à l’alinéa 1er, 25°/1.
Ces règles doivent notamment exiger des personnes physiques ou morales visé[e]s à l’alinéa précédent qu’elles possèdent l’honorabilité professionnelle nécessaire pour exercer leurs activités. Elles doivent répondre aux conditions d’honorabilité suivantes :
1° ne pas être privé[e]s de leurs droits civils et politiques;
2° ne pas avoir été déclaré[e]s en faillite sans avoir obtenu la réhabilitation;
3° ne pas avoir encouru en Belgique ou dans un autre Etat membre de l’Union européenne l’une des peines suivantes :
a) une peine criminelle;
b) une peine d’emprisonnement sans sursis de six mois au moins pour l’une des infractions mentionnées à l’article 1er de l’arrêté royal n° 22 du 24 octobre 1934 relatif à l’interdiction judiciaire faite à certains condamnés et aux faillis d’exercer certaines fonctions, professions ou activités;
c) une amende pénale de 2 500 euros au moins, avant application des décimes additionnels, pour infraction à la présente loi et à ses arrêtés d’exécution.
[…] ».
B.2.2. La disposition attaquée étend le champ d’application de la loi du 18 septembre 2017
en incluant les « conseillers fiscaux non réglementés » comme entité assujettie, et elle habilite le Roi à déterminer, pour cette entité, les règles et conditions relatives à l’inscription auprès du SPF Économie, P.M.E, Classes moyennes et Énergie. Cette disposition est entrée en vigueur le 21 juillet 2022.
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B.2.3. À la suite de l’arrêt de la Cour n° 166/2021 du 18 novembre 2021
(ECLI:BE:GHCC:2021:ARR.166), le législateur a voulu soumettre les « conseillers fiscaux non réglementés », comme entité assujettie, à la surveillance requise par la réglementation européenne en matière de lutte contre le blanchiment et telle qu’elle a été instaurée par la loi du 18 septembre 2017 (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55-2669/001, pp. 8-9).
Quant à l’intérêt
B.3. La demande de suspension étant subordonnée au recours en annulation, la recevabilité de celui-ci, et en particulier l’existence de l’intérêt requis, doit être abordée dès l’examen de la demande de suspension.
B.4. La Constitution et la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle imposent à toute personne physique ou morale qui introduit un recours en annulation de justifier d’un intérêt. Ne justifient de l’intérêt requis que les personnes dont la situation pourrait être affectée directement et défavorablement par la norme attaquée.
B.5. Le Conseil des ministres conteste l’intérêt de la partie requérante.
B.6.1. La Constitution et la loi spéciale du 6 janvier 1989 imposent à toute personne physique ou morale qui introduit un recours en annulation de justifier d’un intérêt. Ne justifient de l’intérêt requis que les personnes dont la situation pourrait être affectée directement et défavorablement par la norme attaquée; il s’ensuit que l’action populaire n’est pas admissible.
B.6.2. Contrairement à ce que la partie requérante soutient, la disposition attaquée n’octroie pas un titre professionnel ni n’institue le secret professionnel, mais elle a seulement pour effet d’ajouter l’entité de « conseiller fiscal non réglementé » à la liste existante des entités assujetties, avec pour conséquence que cette entité relève de la loi du 18 septembre 2017.
B.6.3. À ce stade de la procédure, il ne saurait néanmoins être déduit de ce qui précède que la partie requérante n’a pas intérêt à demander l’annulation de la disposition attaquée, dès
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lors que, comme il est dit en B.2.2, cette disposition étend le champ d’application de la loi du 18 septembre 2017 en incluant les « conseillers fiscaux non réglementés » comme entité assujettie et que la partie requérante invoque en substance cette extension, à l’appui de son intérêt.
En effet, bien que la disposition attaquée n’octroie pas un titre professionnel ni n’institue le secret professionnel, elle a une incidence sur le régime légal applicable aux « conseillers fiscaux non réglementés », notamment en les exonérant de l’obligation de déclaration de soupçons et de communication de renseignements complémentaires à la Cellule de traitement des informations financières qui incombe en principe aux entités assujetties (article 53 de la loi du 18 septembre 2017), de manière similaire aux personnes inscrites sur le registre visé dans la loi du 17 mars 2019 « relative aux professions d’expert-comptable et de conseiller fiscal » (ci-
après : la loi du 17 mars 2019).
B.6.4. Dès lors que l’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables a notamment pour mission, en vertu de l’article 62, § 1er, de la loi du 17 mars 2019, de protéger les droits et les intérêts professionnels communs des personnes inscrites au registre public, qui sont des entités assujetties au sens de la loi du 18 septembre 2017 et que celles-ci sont, en vertu de la loi du 17 mars 2019, soumises à plusieurs obligations qui n’incombent pas aux « conseillers fiscaux non réglementés », ledit Institut semble, compte tenu de l’examen limité auquel la Cour a pu procéder dans le cadre de la demande de suspension, justifier suffisamment de l’intérêt requis.
Quant aux conditions de la suspension
B.7. Aux termes de l’article 20, 1°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989, deux conditions doivent être remplies pour que la suspension puisse être décidée :
- des moyens sérieux doivent être invoqués;
- l’exécution immédiate de la règle attaquée doit risquer de causer un préjudice grave difficilement réparable.
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Les deux conditions étant cumulatives, la constatation que l’une de ces deux conditions n’est pas remplie entraîne le rejet de la demande de suspension.
Quant au risque de préjudice grave et difficilement réparable
B.8. La suspension par la Cour d’une disposition législative doit permettre d’éviter que l’application immédiate de cette norme cause aux parties requérantes un préjudice grave, qui ne pourrait être réparé ou qui pourrait difficilement l’être en cas d’annulation de ladite norme.
Il ressort de l’article 22 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 que, pour satisfaire à la deuxième condition de l’article 20, 1°, de cette loi, les personnes qui forment une demande de suspension doivent exposer, dans leur requête, des faits concrets et précis qui prouvent à suffisance que l’application immédiate des dispositions dont elles demandent l’annulation risque de leur causer un préjudice grave et difficilement réparable.
Ces personnes doivent notamment faire la démonstration de l’existence du risque de préjudice, de sa gravité et de son lien avec l’application des dispositions attaquées.
B.9.1. La partie requérante fait valoir que la disposition attaquée donne l’impression que les « conseillers fiscaux non réglementés » appartiennent à un groupe professionnel reconnu, ce qui leur procurerait un avantage concurrentiel dès lors qu’une série d’obligations imposées par la loi du 17 mars 2019 ne leur incombent pas. De la sorte, la disposition attaquée porterait également atteinte à la réputation des personnes inscrites dans le registre public, qui sont soumises à la loi du 17 mars 2019.
B.9.2. La partie requérante est un organisme professionnel de droit public, qui a notamment pour mission de protéger les droits et les intérêts professionnels communs des personnes inscrites dans le registre public des professionnels concernés.
Lorsqu’il s’agit d’apprécier la gravité et le caractère difficilement réparable d’un préjudice, un organisme professionnel qui défend l’intérêt collectif d’un groupe professionnel ne peut être
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confondu avec les membres de ce groupe professionnel affectés dans leur situation personnelle et auxquels cet intérêt se rapporte.
Pour la partie requérante, le préjudice allégué est un préjudice purement moral qui découle de l’adoption ou de l’application d’une disposition législative susceptible d’affecter les intérêts individuels de ses membres. Ce préjudice moral n’est pas difficilement réparable, puisqu’il disparaîtrait en cas d’annulation de la disposition attaquée.
B.9.3. Il découle de ce qui précède que la partie requérante ne démontre pas que l’application immédiate de la disposition attaquée risque de lui causer un préjudice grave et difficilement réparable.
Étant donné que l’une des conditions requises par l’article 20, 1°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 n’est pas remplie, la demande de suspension ne peut être accueillie.
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Par ces motifs,
la Cour
rejette la demande de suspension.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 2 février 2023.
Le greffier, le président
F. Meersschaut L. Lavrysen


Synthèse
Numéro d'arrêt : 19/2023
Date de la décision : 02/02/2023
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2023-02-02;19.2023 ?

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