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02/02/2023 | BELGIQUE | N°18/2023

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 02 février 2023, 18/2023


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 18/2023
du 2 février 2023
Numéro du rôle : 7812
En cause : le recours en annulation de l’article 93, 2°, de la loi du 28 novembre 2021 « visant à rendre la justice plus humaine, plus rapide et plus ferme », introduit par l’ASBL « Défense Active des Amateurs d’Armes » et Joël Schreiber.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges Y. Kherbache, T. Detienne, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président L. Lavrysen,r> après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet du recours et procédure
Par req...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 18/2023
du 2 février 2023
Numéro du rôle : 7812
En cause : le recours en annulation de l’article 93, 2°, de la loi du 28 novembre 2021 « visant à rendre la justice plus humaine, plus rapide et plus ferme », introduit par l’ASBL « Défense Active des Amateurs d’Armes » et Joël Schreiber.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges Y. Kherbache, T. Detienne, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet du recours et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 27 mai 2022 et parvenue au greffe le 30 mai 2022, un recours en annulation de l’article 93, 2°, de la loi du 28 novembre 2021 « visant à rendre la justice plus humaine, plus rapide et plus ferme » (publiée au Moniteur belge du 30 novembre 2021, deuxième édition) a été introduit par l’ASBL « Défense Active des Amateurs d’Armes » et Joël Schreiber, assistés et représentés par Me N. Demeyere, avocat au barreau de Flandre occidentale.
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me B. Staelens, avocat au barreau de Flandre occidentale, a introduit un mémoire, les parties requérantes ont introduit un mémoire en réponse et le Conseil des ministres a également introduit un mémoire en réplique.
Par ordonnance du 23 novembre 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs W. Verrijdt et T. Detienne, a décidé que l'affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 7 décembre 2022 et l’affaire mise en délibéré.
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Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 7 décembre 2022.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
Quant à l’intérêt
A.1. Les parties requérantes estiment qu’elles disposent d’un intérêt au recours en annulation. En effet, le but statutaire de la première partie requérante consiste, aux termes de l’article 4 de ses statuts, en la défense et la gestion de la détention d’armes à titre privé ainsi que des intérêts des détenteurs d’armes à titre privé, de sorte qu’elle justifie d’un intérêt collectif. La seconde partie requérante est une personne physique qui se trouve dans les conditions légales pour acquérir des armes à feu. Elle dispose d’une autorisation de détention d’une arme à feu.
À l’avenir, la seconde partie requérante pourra donc être poursuivie en vertu de la disposition attaquée, en ce qu’elle acquerrait une arme illégale.
A.2. Le Conseil des ministres fait valoir que les parties requérantes ne justifient pas de l’intérêt requis et que le recours en annulation est dès lors irrecevable. La disposition attaquée a une portée spécifique, à savoir incriminer l’acquisition d’une arme qui est détenue en violation de la loi du 8 juin 2006 « réglant des activités économiques et individuelles avec des armes » (ci-après : la loi du 8 juin 2006) ou de ses arrêtés d’exécution, alors que le but statutaire poursuivi par la première partie requérante a une portée générale. Les parties requérantes n’exposent pas concrètement en quoi la disposition attaquée intéresse les détenteurs d’armes à titre privé. Selon le Conseil des ministres, l’intérêt de la seconde partie requérante est, en outre, purement hypothétique et la requête ne fait pas apparaître que cette partie est plus étroitement associée à la cause que n’importe quel autre justiciable. Selon le Conseil des ministres, le fait que la partie requérante est titulaire d’une autorisation de détention d’une arme à feu n’est pas suffisant pour démontrer qu’elle a l’intention d’acheter des armes à feu. Le recours en annulation équivaut par conséquent à une action populaire.
Quant au fond
En ce qui concerne le premier moyen
A.3. Le premier moyen est pris de la violation des articles 10, 11, 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution.
A.4.1. Dans la première branche du premier moyen, les parties requérantes soutiennent que la disposition attaquée n’est pas compatible avec le principe de légalité en matière pénale, garanti par les articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution.
A.4.2. Les parties requérantes font valoir que la disposition attaquée ne précise pas à quel moment il faut détenir l’arme en violation de la loi du 8 juin 2006 ou de ses arrêtés d’exécution pour qu’il soit interdit d’acquérir cette arme. Il en résulte que l’acquéreur peut aussi être poursuivi lorsque le cédant détenait l’arme légalement, mais que cette même arme était précédemment détenue illégalement par une autre personne. Cette interprétation est confirmée dans les travaux préparatoires de la disposition attaquée (Doc. parl., Chambre, 2020-2021, DOC 55-2175/001, p. 60), de sorte qu’il est sans importance que cette disposition ait été rédigée au présent.
Toutefois, il est impossible pour l’acquéreur de vérifier l’historique complet de l’arme. Il peut tout au plus demander au cédant de lui fournir l’autorisation de détention d’armes ou un autre document attestant que cette personne, au moment de l’acquisition, détient légalement l’arme.
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A.4.3. Selon les parties requérantes, il ressort en outre de l’exposé des motifs que l’acquisition d’une arme qui n’a pas été enregistrée dans le Registre central des armes peut elle aussi donner lieu à une sanction pénale en vertu de la disposition attaquée (ibid., pp. 59-60). Aux termes de l’article 28 de l’arrêté royal du 20 septembre 1991 « exécutant la loi sur les armes » (ci-après : l’arrêté royal du 20 septembre 1991), ce registre n’est toutefois accessible qu’à un nombre limité d’autorités et il ne l’est pas pour l’acquéreur à titre privé d’une arme, lequel ne peut dès lors pas vérifier si l’arme y est enregistrée. Par ailleurs, ce n’est que depuis le 1er janvier 2010 qu’il est obligatoire d’inscrire les armes dans le Registre central des armes, de sorte que les armes qui ont été acquises, fabriquées ou importées avant cette date n’ont pas été inscrites dans ce registre.
A.4.4. Selon les parties requérantes, le Conseil des ministres soutient à tort que l’acquéreur d’une arme peut demander au cédant de lui fournir l’autorisation de détention de cette arme, établie conformément au modèle n° 4
figurant en annexe de l’arrêté royal du 20 septembre 1991, ou l’avis de cession, établi conformément au modèle n° 9 figurant en annexe du même arrêté royal. Il se peut en effet que l’autorisation du cédant ne soit plus valable et que le cédant ait omis de renvoyer l’autorisation et de céder l’arme à feu dans le délai applicable. Dans une telle situation, il est impossible pour l’acquéreur de savoir que le cédant détient l’arme illégalement. L’avis de cession ne démontre pas davantage que l’arme à feu est détenue légalement. Pour ce faire, un des documents visés à l’article 12 de la loi du 8 juin 2006 est requis, en particulier un permis de chasse ou une licence de tireur sportif, ainsi qu’il ressort également de la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass., 31 mars 2021, P.21.0221.F, ECLI:BE:CASS:2021:ARR.20210331.2F.7). En outre, il n’est pas obligatoire de renvoyer l’avis de cession aux autorités lorsque l’intéressé ne détient plus l’arme à feu.
Selon les parties requérantes, le Conseil des ministres omet en outre le fait que la disposition attaquée s’applique aussi lorsque le cédant de l’arme est un armurier ou collectionneur d’armes agréé. Dans ce cas, l’arme doit avoir été enregistrée exclusivement dans le registre tenu par l’armurier ou par le collectionneur d’armes conformément à l’article 23 de l’arrêté royal du 20 septembre 1991. Par ailleurs, il a toujours été facultatif d’enregistrer dans le Registre central des armes les armes que les personnes agréées ont acquises avant le 1er octobre 2010.
A.4.5. Selon les parties requérantes, il découle de ce qui précède qu’il est impossible pour l’acquéreur d’une arme de déterminer avec certitude si l’arme qu’il souhaite acquérir est détenue en conformité avec la loi du 8 juin 2006 et avec ses arrêtés d’exécution. Dès lors que la disposition attaquée ne requiert pas d’intention particulière en ce qui concerne l’élément moral de l’infraction, l’acquéreur s’expose à des poursuites pénales, même s’il ignorait ou s’il aurait dû savoir que l’arme était détenue illégalement dans le passé. L’acquéreur d’une arme ne peut dès lors pas évaluer les conséquences pénales de ses actes, ce qui est contraire au principe de légalité en matière pénale.
A.5. Dans la seconde branche du premier moyen, les parties requérantes soutiennent que la disposition attaquée n’est pas compatible non plus avec le principe d’égalité et de non-discrimination, garanti par les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que le législateur a omis de préciser l’élément moral de l’infraction. Il s’ensuit ainsi en effet une égalité de traitement entre des catégories de personnes différentes, à savoir, d’une part, les acquéreurs qui achètent sciemment et volontairement une arme qui est détenue en violation de la loi du 8 juin 2006 ou de ses arrêtés d’exécution et qui, soit enregistrent l’arme pour procéder au blanchiment de celle-ci, soit maintiennent l’arme dans le circuit illégal et, d’autre part, les acquéreurs de bonne foi qui ignoraient et étaient aussi dans l’impossibilité de savoir que l’arme qu’ils acquerraient était détenue illégalement. Par ailleurs, les acquéreurs de bonne foi disposeront, par définition, d’une autorisation préalable conformément à l’article 11 de la loi du 8 juin 2006 ou d’un des documents visés à l’article 12 de cette même loi, comme un permis de chasse ou une licence de tireur sportif. De tels acquéreurs réuniront par conséquent toutes les conditions légales pour détenir une arme et ils en déclareront également l’acquisition au gouverneur compétent, de sorte que la traçabilité de l’arme est garantie.
Selon les parties requérantes, cette égalité de traitement n’est pas raisonnablement justifiée à la lumière de l’objectif poursuivi par le législateur consistant à lutter contre le trafic d’armes illégal et à assurer la traçabilité des armes à feu.
A.6.1. Le Conseil des ministres estime que la disposition attaquée est compatible avec le principe de légalité en matière pénale, garanti par les articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution et que le premier moyen, en sa première branche, n’est dès lors pas fondé.
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A.6.2. Tout d’abord, le Conseil des ministres souligne que la disposition attaquée a été rédigée au présent.
Contrairement à ce que soutiennent les parties requérantes, c’est par conséquent uniquement le cédant qui doit détenir l’arme en violation de la loi du 8 juin 2006 ou de ses arrêtés d’exécution pour que l’acquéreur puisse être poursuivi pénalement. Il ne peut être poursuivi si seul un précédent détenteur de l’arme la détenait illégalement.
A.6.3. Le Conseil des ministres reconnaît qu’il est impossible pour le cédant d’une arme de produire un extrait du Registre central des armes, étant donné que celui-ci n’est accessible qu’aux autorités mentionnées à l’article 28 de l’arrêté royal du 20 septembre 1991. Ce constat ne conduit toutefois pas à une violation du principe de légalité en matière pénale. Le cédant peut en effet présenter son autorisation préalable de détention d’une arme soumise à autorisation au sens de l’article 11 de la loi du 8 juin 2006 ou la preuve d’enregistrement de cette arme au sens de l’article 12 de la même loi, ce qui implique à chaque fois que l’arme a été enregistrée dans le Registre central des armes. Le point de vue des parties requérantes selon lequel il est impossible pour l’acquéreur de s’assurer que l’arme est détenue légalement est donc inexact.
De même, il n’importe pas non plus, selon le Conseil des ministres, que l’obligation d’enregistrer une arme dans le Registre central des armes ne soit entrée en vigueur que le 1er janvier 2010. À partir de cette date, il était en effet obligatoire d’inscrire dans le Registre central des armes toutes les armes existantes soumises à autorisation, et non pas exclusivement celles qui n’ont été mises en circulation qu’ultérieurement. Eu égard à l’article 19, 6°, de la loi du 8 juin 2006, un armurier ne peut pas davantage vendre d’anciennes armes de son stock sans les faire enregistrer au préalable. Le Conseil des ministres souligne que l’objectif que le législateur a toujours poursuivi avec détermination est l’enregistrement de toutes les armes qui se trouvent en Belgique, notamment en prévoyant des périodes d’amnistie différentes, de sorte que les armes qui n’ont pas encore été enregistrées à ce jour sont, par définition, suspectes.
Par ailleurs, selon le Conseil des ministres, il est exact que l’avis de cession (modèle n° 9) n’est pas un titre de détention. Il prouve toutefois que l’arme a été enregistrée dans le Registre central des armes et qu’elle est connue des autorités. Cet enregistrement est une condition essentielle de la détention légitime d’une arme à feu. Si un cédant malhonnête remet à tort un avis de cession invalidé ou périmé à l’acquéreur, ce dernier ne peut être sanctionné pour ce motif.
A.6.4. Le Conseil des ministres ajoute que le fait que la disposition attaquée ne requiert pas d’intention particulière n’est pas pertinent, dès lors qu’il appartient au législateur de déterminer l’élément moral d’une infraction. En vertu du principe de légalité en matière pénale, il suffit que les personnes concernées connaissent les faits et négligences qui peuvent engager leur responsabilité pénale, ce qui est le cas en l’espèce, dès lors que l’acquéreur a la possibilité de vérifier si l’arme est détenue conformément à la loi du 8 juin 2006 et à ses arrêtés d’exécution. Par ailleurs, ce principe n’empêche pas qu’un pouvoir d’appréciation soit attribué au juge.
A.7.1. Le Conseil des ministres estime que la seconde branche du premier moyen est également non fondée.
Il est raisonnablement justifié de prévoir une sanction uniforme à l’égard, d’une part, des acquéreurs qui achètent intentionnellement une arme illégale et, d’autre part, des acquéreurs qui ne font preuve que de négligence et qui sont donc de bonne foi. Selon le Conseil des ministres, les parties requérantes soutiennent à tort que ces catégories de personnes se trouvent dans des situations essentiellement différentes, de sorte qu’elles ne peuvent pas être traitées de la même manière. Il ne faut en effet pas confondre différence et non-comparabilité. La distinction relative à l’élément moral de l’infraction évoquée par les parties requérantes n’implique pas que le législateur aurait dû prévoir une échelle des peines différente.
A.7.2. Par ailleurs, le Conseil des ministres souligne que, dans les limites minimales et maximales prévues par l’article 23 de la loi du 8 juin 2006, le juge peut infliger une peine qui est adaptée à la gravité de l’infraction, de sorte que les acquéreurs qui achètent intentionnellement une arme illégale peuvent être sanctionnés plus lourdement que les acquéreurs de bonne foi. Il convient de faire confiance au pouvoir judiciaire qui statuera de manière raisonnable lors de l’application de l’incrimination contestée.
En ce qui concerne le second moyen
A.8.1. Le second moyen est pris de la violation du principe d’égalité et de non-discrimination, garanti par les articles 10 et 11 de la Constitution.
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A.8.2. Les parties requérantes renvoient à l’article 505, alinéa 1er, 2° à 4°, du Code pénal, qui définit plusieurs infractions relatives au recel ou au blanchiment des avantages patrimoniaux tirés directement d’une infraction. Cette disposition requiert à chaque fois une intention particulière en ce qui concerne l’élément moral, dès lors qu’il est nécessaire que l’intéressé, soit connaissait ou devait connaître l’origine des choses (article 505, alinéa 1er, 2° et 4°), soit avait l’intention de dissimuler ou de déguiser l’origine illicite des choses (article 505, alinéa 1er, 3°). Selon les parties requérantes, une arme illégale peut être considérée comme un avantage patrimonial primaire qui résulte d’une des infractions définies dans la loi du 8 juin 2006.
Selon les parties requérantes, une différence de traitement est ainsi créée entre, d’une part, les acquéreurs d’une arme qui est détenue en violation de la loi du 8 juin 2006 ou de ses arrêtés d’exécution et, d’autre part, les acquéreurs d’une arme qui fait l’objet d’une autre infraction. Par l’effet de la disposition attaquée, les premiers acquéreurs pourront toujours être poursuivis pénalement, indépendamment du fait qu’ils aient su ou non que l’arme était détenue illégalement, tandis qu’une intention particulière est requise pour qu’une sanction pénale puisse être infligée aux seconds acquéreurs.
A.8.3. Les parties requérantes estiment qu’une telle différence de traitement n’est pas compatible avec le principe d’égalité et de non-discrimination. Les deux catégories d’acquéreurs se trouvent en effet dans une situation comparable. En outre, l’article 505 du Code pénal vise aussi, comme la disposition attaquée, à lutter contre le blanchiment de choses qui découlent d’une infraction. Au regard de cet objectif, l’on n’aperçoit pas pourquoi une personne qui acquiert une arme résultant d’une infraction à la loi du 8 juin 2006 ou à ses arrêtés d’exécution est traitée autrement qu’une personne qui acquiert une arme résultant d’une autre infraction.
Selon les parties requérantes, la jurisprudence qui est citée par le Conseil des ministres, à savoir l’arrêt du Conseil d’État n° 214.912 du 1er septembre 2011 et l’arrêt de la Cour d’appel de Gand du 20 octobre 2020, ne conduit pas à la conclusion que la disposition attaquée serait nécessaire pour éviter le blanchiment des armes. Les parties requérantes ne sont pas d’accord non plus avec le point de vue du Conseil des ministres selon lequel la disposition attaquée doit être considérée comme une lex specialis par rapport à l’article 505 du Code pénal. Il y a effectivement des situations dans lesquelles l’article 505 du Code pénal peut s’appliquer, même si le cédant détient l’arme en conformité avec la loi du 8 juin 2006 et avec ses arrêtés d’exécution.
Enfin, les parties requérantes exposent que la différence de traitement a également des effets disproportionnés, en ce que l’acquéreur d’une arme qui est détenue en violation de la loi du 8 juin 2006 ou de ses arrêtés d’exécution ne pourra pas éviter les poursuites pénales en démontrant qu’il n’en savait rien.
A.9.1. Selon le Conseil des ministres, la différence de traitement évoquée par les parties requérantes n’emporte pas de violation du principe d’égalité et de non-discrimination, de sorte que le second moyen n’est pas fondé.
A.9.2. Le Conseil des ministres estime que les acquéreurs d’une arme, selon que celle-ci résulte d’une infraction à la loi du 8 juin 2006 ou à ses arrêtés d’exécution ou d’une autre infraction visée à l’article 505 du Code pénal, ne sont pas comparables. La disposition attaquée a précisément été introduite parce que, dans le premier cas, le juge pénal ne pouvait pas confisquer l’arme au titre d’avantage patrimonial primaire et qu’il ne pouvait pas non plus condamner l’acquéreur en vertu de l’article 505 du Code pénal.
Le Conseil des ministres renvoie à l’arrêt du Conseil d’État n° 214.912 du 1er septembre 2011, dans lequel il a été jugé que l’enregistrement d’une arme par l’acquéreur ne pouvait pas être refusé au seul motif que le cédant détenait cette arme en violation de la loi du 8 juin 2006. Le Conseil des ministres renvoie également à un arrêt de la Cour d’appel de Gand du 20 octobre 2020, dans lequel cette Cour, pour des raisons similaires, a acquitté de l’infraction de détention illégale d’armes le titulaire d’une licence de tireur sportif. Selon le Conseil des ministres, c’est notamment cette jurisprudence qui a amené le législateur à introduire la disposition attaquée. Le législateur souhaitait en effet éviter que des personnes puissent acquérir des armes illégales et puissent ensuite les enregistrer, de sorte que ces armes seraient pour ainsi dire blanchies. Il en résulte que la disposition attaquée contribue aussi à la réalisation de l’objectif consistant à réduire le trafic d’armes illégal, étant donné que l’acquéreur devra lui-même vérifier si l’arme est détenue en conformité avec à la loi du 8 juin 2006 et avec ses arrêtés d’exécution.
A.9.3. Par ailleurs, le Conseil des ministres relève que la disposition attaquée ne permet pas aux détenteurs d’armes qui sont exemptés de l’obligation d’autorisation préalable, comme les titulaires d’un permis de chasse ou
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d’une licence de tireur sportif, d’enregistrer et, partant, de blanchir les armes illégales qu’ils acquièrent. La disposition attaquée entraîne, par conséquent, l’identité de traitement de ces détenteurs d’armes et des personnes qui détiennent une arme en vertu d’une autorisation préalable, et elle est dès lors compatible avec le principe d’égalité et de non-discrimination. Enfin, selon le Conseil des ministres, l’adage lex specialis derogat legi generali est applicable, en ce que l’acquéreur d’une arme illégale pourra, en tout état de cause, être sanctionné sur la base de la loi du 8 juin 2006, quel que soit le mode d’acquisition de l’arme.
-B-
Quant à la disposition attaquée et à son contexte
B.1.1. Les parties requérantes demandent l’annulation de l’article 93, 2°, de la loi du 28 novembre 2021 « visant à rendre la justice plus humaine, plus rapide et plus ferme » (ci-
après : la loi du 28 novembre 2021).
Cette disposition a complété l’article 19, alinéa 1er, de la loi du 8 juin 2006 « réglant des activités économiques et individuelles avec des armes » (ci-après : la loi du 8 juin 2006) par un 8°, en vertu duquel il est désormais interdit « d’acquérir une arme détenue en Belgique en violation de la [loi du 8 juin 2006] ou de ses arrêtés d’exécution ».
B.1.2. L’exposé des motifs relatif à la loi du 28 novembre 2021 mentionne à cet égard :
« Il n’est pas autorisé que des personnes puissent acquérir et détenir légalement une arme détenue en Belgique en violation de la loi sur les armes ou de ses arrêtés d’exécution.
La légalisation d’armes qui sont détenues illégalement et qui font donc partie du circuit illégal s’apparente au blanchiment d’armes illégales.
Conformément à l’article 4 de la loi sur les armes, toutes les armes à feu fabriquées ou importées en Belgique doivent être inscrites dans un registre central des armes, dans lequel un numéro d’identification unique leur est attribué.
Il s’agit d’un élément crucial pour la traçabilité des armes à feu. Dès qu’une arme à feu est détenue en Belgique, elle est enregistrée dans le registre central des armes, y compris en cas de cession de celle-ci.
Dans la pratique, il est toutefois apparu, pour prendre un exemple, qu’actuellement, le titulaire d’une licence de tireur sportif peut sans problème reprendre une arme à feu détenue illégalement (qui, par définition, implique une détention d’arme non enregistrée). Cela incite
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au trafic d’armes : en effet, les armes illégales se voient de ce fait attribuer un statut légal et le fait que l’acquéreur d’armes de ce type reste impuni constitue un facteur facilitateur important.
L’introduction de cette interdiction est par conséquent un élément important dans la lutte contre le trafic d’armes illégal et dans la garantie de la traçabilité des armes à feu » (Doc. parl., Chambre, 2020-2021, DOC 55-2175/001, pp. 59-60).
B.2. L’infraction à l’interdiction ainsi instaurée peut donner lieu à des sanctions pénales.
L’article 23 de la loi du 8 juin 2006 prévoit en effet :
« Les contrevenants aux dispositions de la présente loi ou de ses arrêtés d'exécution ainsi que de la loi visée à l'article 47 seront punis d'un emprisonnement d'un mois à cinq ans et d'une amende de 100 euros à 25 000 euros, ou d'une de ces peines seulement.
Seront punis des mêmes peines ceux qui, sciemment, auront fait des déclarations inexactes en vue d'obtenir les agréments, autorisations ou permis visés par la présente loi ou les arrêtés pris pour son exécution, ainsi que ceux qui auront fait usage de ces déclarations.
Si les infractions visées à l'alinéa 1er sont commises par une personne agréée conformément à l'article 5 ou sont commises à l'égard d'un mineur, le minimum des peines prévues est porté à un emprisonnement d'un an.
Par dérogation aux alinéas 1er à 3, les personnes non agréées conformément à l'article 5
qui contreviennent aux articles 12/1, alinéa 1er, 4°, et 35, 1°, de la présente loi ou de leurs arrêtés d'exécution seront punies d'une amende de vingt-six euros à cent euros. L'amende pourra être appliquée autant de fois qu'il y a d'armes concernées. Si les faits ont été commis avec malveillance ou en cas de seconde condamnation pour une des infractions prévues à ces dispositions, commise dans un délai de cinq ans à compter de la première, la peine est portée à une amende de cent-un euros à trois cents euros.
La tentative de commettre l'infraction visée à l'alinéa 1er est punie d'un emprisonnement de huit jours à trois ans et d'une amende de vingt-six euros à quinze mille euros, ou d'une de ces peines seulement.
Dans le cas d'une infraction visée aux alinéas 1er à 3, à l'alinéa 4, troisième phrase, ou à l'alinéa 5, et sans préjudice de l'application de l'article 8, alinéa 2, la confiscation est prononcée conformément à l'article 42 du Code pénal. Toutefois, dans le cas d'une infraction visée à l'alinéa 4, troisième phrase ou d'une infraction aux dispositions réglementaires prises en vertu de l'article 35, 7°, le juge peut ne pas la prononcer ».
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Quant à l’intérêt
B.3.1. La Constitution et la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle imposent à toute personne physique ou morale qui introduit un recours en annulation de justifier d’un intérêt. Ne justifient de l’intérêt requis que les personnes dont la situation pourrait être affectée directement et défavorablement par la norme attaquée; il s’ensuit que l’action populaire n’est pas admissible.
Lorsqu’une association sans but lucratif qui n’invoque pas son intérêt personnel agit devant la Cour, il est requis que son but statutaire soit d'une nature particulière et, dès lors, distinct de l’intérêt général; qu’elle défende un intérêt collectif; que la norme attaquée soit susceptible d’affecter son but; qu’il n’apparaisse pas, enfin, que ce but n’est pas ou n’est plus réellement poursuivi.
B.3.2. Le but statutaire poursuivi par la première partie requérante, à savoir l’ASBL
« Défense Active des Amateurs d’Armes », consiste, aux termes de l’article 4 de ses statuts, notamment en la défense et la gestion de « la détention d’armes à titre privé en général » ainsi que « des intérêts des détenteurs d’armes à titre privé, quelle que soit l’activité qu’ils exercent avec leurs armes (comme les tireurs sportifs, les tireurs récréatifs, les chasseurs, les tireurs au pigeon d’argile, les collectionneurs, les groupes historiques et folkloriques, …) ».
La disposition attaquée affecte cet objectif, qui est distinct de l’intérêt général, en ce que les particuliers qui acquièrent une arme sont soumis à l’interdiction instaurée par cette disposition et que le non-respect de celle-ci peut avoir pour effet qu’ils soient poursuivis pénalement.
B.3.3. Dès lors que l’intérêt de la première partie requérante est établi, le recours en annulation est recevable et il n’y a pas lieu d’examiner si la seconde partie requérante justifie elle aussi de l’intérêt requis.
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Quant au fond
En ce qui concerne la première branche du premier moyen
B.4. Le premier moyen est pris de la violation des articles 10, 11, 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution. Il est subdivisé en deux branches.
B.5. Dans la première branche, les parties requérantes soutiennent que la disposition attaquée viole le principe de légalité en matière pénale, garanti par les articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution. La critique formulée par les parties requérantes revient en substance à alléguer qu’il est impossible pour des personnes qui acquièrent une arme de savoir avec certitude si l’arme est détenue en violation de la loi du 8 juin 2006 ou de ses arrêtés d’exécution, de sorte que ces personnes ne peuvent pas évaluer les conséquences pénales de cette acquisition.
B.6.1. L’article 12, alinéa 2, de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être poursuivi que dans les cas prévus par la loi, et dans la forme qu’elle prescrit ».
B.6.2. En attribuant au pouvoir législatif la compétence de déterminer dans quels cas des poursuites pénales sont possibles, l’article 12, alinéa 2, de la Constitution garantit à tout justiciable qu’aucun comportement ne sera punissable qu’en vertu de règles adoptées par une assemblée délibérante, démocratiquement élue.
En outre, le principe de légalité en matière pénale qui découle de la disposition constitutionnelle précitée procède de l’idée que la loi pénale doit être formulée en des termes qui permettent à chacun de savoir, au moment où il adopte un comportement, si celui-ci est punissable ou non. Il exige que le législateur indique, en des termes suffisamment précis, clairs et offrant la sécurité juridique, quels faits sont sanctionnés, afin, d’une part, que celui qui adopte un comportement puisse évaluer préalablement, de manière satisfaisante, quelle sera la conséquence pénale de ce comportement et afin, d’autre part, que ne soit pas laissé au juge un trop grand pouvoir d’appréciation.
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Toutefois, le principe de légalité en matière pénale n’empêche pas que la loi attribue un pouvoir d’appréciation au juge. Il faut en effet tenir compte du caractère de généralité des lois, de la diversité des situations auxquelles elles s’appliquent et de l’évolution des comportements qu’elles répriment.
La condition qu’une infraction doit être clairement définie par la loi est remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les juridictions, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale.
Ce n’est qu’en examinant une disposition pénale spécifique qu’il est possible de déterminer, en tenant compte des éléments propres aux infractions qu’elle entend réprimer, si les termes généraux utilisés par le législateur sont à ce point vagues qu’ils méconnaîtraient le principe de légalité en matière pénale.
B.6.3. En ce qu’il vise à permettre, comme il est dit en B.6.2, à celui qui adopte un comportement d’évaluer préalablement, de manière satisfaisante, quelle sera la conséquence pénale de ce comportement, le principe de légalité garanti par l’article 12, alinéa 2, de la Constitution est étroitement lié au principe de légalité, garanti par l’article 14 de la Constitution, qui dispose :
« Nulle peine ne peut être établie ni appliquée qu’en vertu de la loi ».
B.7. Par son arrêt n° 154/2007 du 19 décembre 2007 (ECLI:BE:GHCC:2007:ARR.154), la Cour a jugé que la notion de « détention » d’armes soumises à autorisation qui est employée dans la loi du 8 juin 2006 est suffisamment claire et, par conséquent, conforme au principe de légalité en matière pénale. La Cour a précisé que cette notion doit s’entendre dans son sens usuel et qu’elle désigne la possession effective, quel que soit le titre juridique qui la fonde. La détention d’une arme se distingue par ailleurs de son port, en ce que le port d’une arme suppose la capacité de s’en saisir immédiatement et sans déplacement (arrêt n° 154/2007, B.27).
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B.8. Comme l’observe le Conseil des ministres, les griefs formulés par les parties requérantes reposent sur une prémisse erronée, en ce que les parties requérantes soutiennent que l’interdiction attaquée vaut également pour l’acquisition d’une arme qui était détenue dans le passé en violation de la loi du 8 juin 2006 ou de ses arrêtés d’exécution, même si le cédant possède entre-temps légalement l’arme. Une telle prémisse ne correspond pas au texte de la disposition attaquée, qui prévoit une interdiction d’acquérir une arme qui « est » détenue en violation de la loi du 8 juin 2006 ou de ses arrêtés d’exécution. Il en résulte qu’il faut uniquement tenir compte du caractère légitime ou non de la possession de l’arme par le cédant, au moment de la cession de l’arme à l’acquéreur.
B.9.1. Lorsqu’elle apprécie l’interdiction attaquée à la lumière du principe de légalité en matière pénale, la Cour doit avoir à l’esprit qu’en règle générale, les personnes qui sont autorisées à acquérir une arme connaissent et doivent connaître la législation sur les armes (voy.
notamment les articles 5, § 2, alinéa 3, 11, § 3, alinéa 1er, 7°, et 12, alinéa 1er, 1° et 2°, de la loi du 8 juin 2006). Ces personnes, qu’elles soient des professionnels ou des particuliers, peuvent être considérées comme connaissant les conditions qui sont requises pour détenir une arme en conformité avec la loi du 8 juin 2006 et avec ses arrêtés d’exécution. En outre, elles doivent faire preuve de la vigilance nécessaire lors de toutes leurs activités avec les armes, en particulier lorsqu’elles acquièrent une arme.
B.9.2.1. La personne qui détient une arme en conformité avec la loi du 8 juin 2006 et avec ses arrêtés d’exécution dispose, en règle, d’un document permettant de déduire que cette possession est légale.
Ainsi, l’article 13 de l’arrêté royal du 20 septembre 1991 « exécutant la loi sur les armes »
(ci-après : l’arrêté royal du 20 septembre 1991) impose à la personne qui détient une arme en vertu d’une autorisation préalable au sens de l’article 11 de la loi du 8 juin 2006, de conserver le volet A de cette autorisation, qui lui est destiné. L’autorisation est conforme au modèle n° 4
qui figure en annexe au même arrêté royal. Le volet A mentionne l’identité et le numéro de registre national du titulaire de l’autorisation, ainsi que les caractéristiques de l’arme concernée, y compris celles portant sur la nature, le calibre et le numéro de série de l’arme. Le volet B, qui
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contient des données similaires au volet A, est destiné à l’autorité qui a délivré l’autorisation (article 10 de l’arrêté royal du 20 septembre 1991).
En vertu de l’article 25, § 1er, de l’arrêté royal du 20 septembre 1991, un avis de cession et une copie de celui-ci sont, par ailleurs, établis conformément au modèle n° 9 et ce, dans le cas du transfert d’armes à feu soumises à autorisation aux titulaires d’un permis de chasse ou d’une licence de tireur sportif et aux gardes particuliers visés à l’article 12, 1°, 2° et 4°, de la loi du 8 juin 2006, qui sont exemptés de l’obligation d’autorisation en ce qui concerne certaines armes, et entre ceux-ci. Une copie de l’avis de cession, pourvue du numéro d’enregistrement, est transmise à l’acquéreur par le gouverneur. L’avis de cession mentionne l’identité et le numéro de registre national de l’acquéreur, ainsi que les caractéristiques de l’arme cédée.
Enfin, l’article 23, alinéa 1er, 1°, de l’arrêté royal du 20 septembre 1991 impose aux personnes agréées, en particulier aux armuriers, de tenir un registre conforme au modèle A, où
elles inscrivent les armes à feu soumises à autorisation qu’elles acquièrent, fabriquent, détiennent ou cèdent. Ce registre mentionne notamment l’origine, la nature, le calibre et le numéro de série de l’arme. En outre, tout armurier dispose, en règle, d’un certificat d’agrément conforme au modèle n° 2 (article 3, alinéa 2, de l’arrêté royal du 20 septembre 1991) et il doit indiquer son numéro d’agrément sur ses documents et sur son site internet (article 13, alinéa 2, de l’arrêté royal du 11 juin 2011 « réglant le statut de l’armurier »).
B.9.2.2. Rien n’empêche la personne qui souhaite acquérir une arme de demander au cédant les informations, y compris les documents précités, qui lui permettent de s’assurer que l’arme n’est pas détenue en violation de la loi du 8 juin 2006 ou de ses arrêtés d’exécution. Par conséquent, une telle personne peut évaluer de manière satisfaisante, avant d’acquérir l’arme, si, par cette acquisition, elle enfreindra l’interdiction attaquée et elle peut dès lors savoir quelle sera la conséquence pénale de cette acquisition.
B.9.3. La circonstance que, comme l’observent les parties requérantes, l’acquéreur de l’arme ne puisse pas savoir dans certains cas que l’autorisation préalable du cédant n’est plus
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valable, notamment lorsque le cédant a omis de renvoyer, dans le délai applicable, le volet A
de cette autorisation à l’autorité qui l’a délivrée (voy. l’article 10, alinéas 2 et 3, de l’arrêté royal du 20 septembre 1991), ne change rien à cette conclusion.
Selon la Cour de cassation, l’erreur peut en effet être « absolutoire si elle est invincible, ce qui signifie qu’il peut être déduit des circonstances que la personne qui se prévaut de l’erreur a agi comme l’aurait fait toute personne raisonnable et prudente dans la même situation » (Cass., 9 novembre 2021, P.21.0962.N, ECLI:BE:CASS:2021:ARR.20211109.2N.11).
Dans la mesure où l’acquéreur d’une arme à feu ne pouvait pas savoir qu’elle était détenue en violation de la loi du 8 juin 2006 ou de ses arrêtés d’exécution parce que le cédant lui a fourni des informations erronées, il faut dès lors admettre qu’il pourra se prévaloir d’une telle cause d’excuse.
B.9.4. Contrairement à ce que soutiennent les parties requérantes, il n’importe pas non plus que les particuliers qui souhaitent acquérir une arme ne puissent pas consulter le Registre central des armes pour vérifier si l’arme y a été enregistrée.
En vertu de l’article 28, alinéa 1er, de l’arrêté royal du 20 septembre 1991, le Registre central des armes est une base de données « dans laquelle sont enregistrées les données visées à l’article 29 ». Ces données portent notamment sur le volet B, précité, de l’autorisation de détention d’une arme à feu soumise à autorisation, conforme au modèle n° 4, ainsi que sur l’avis de cession, précité, conforme au modèle n° 9 (article 29, alinéa 1er, 1° et 2°, de l’arrêté royal du 20 septembre 1991). De chaque arme à feu sont enregistrés et conservés le type, la marque, le modèle, le calibre et le numéro de série, ainsi que les noms et adresses du fournisseur et de la personne qui acquiert ou détient l’arme, sauf si l’arme se trouve chez un armurier agréé qui l’a inscrite dans son registre conformément à l’article 23 (article 28, alinéa 5, de l’arrêté royal du 20 septembre 1991). Par ailleurs, en vue de la traçabilité des armes à feu, le banc d’épreuves des armes à feu encode « un numéro d’identité national unique pour chaque arme à feu qui sera mise en circulation en Belgique au Registre central des armes » (article 29/1, alinéa 1er, de l’arrêté royal du 20 septembre 1991).
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Il est exact que le Registre central des armes n’est accessible qu’à certaines personnes et à certaines autorités, à savoir « au Ministre de la Justice et [aux] membres du personnel du service fédéral des armes, au Ministre de l’Intérieur ou à son délégué, aux gouverneurs de province ou à leur délégué, aux procureurs généraux près les cours d’appel, aux juges d’instruction, aux procureurs du Roi, aux membres de la police fédérale et de la police locale, aux services de renseignement et de sécurité, au directeur du banc d’épreuves des armes à feu, ainsi qu’aux fonctionnaires mandatés des services régionaux compétents pour l’importation et l’exportation d’armes » (article 28, alinéa 2, de l’arrêté royal du 20 septembre 1991). En outre, « les informations obtenues […] ne peuvent faire l’objet d'aucune communication à des tiers, particuliers ou personnes morales, ni à des autorités autres que celles reprises à l’alinéa 2 »
(article 28, alinéa 3, de l’arrêté royal du 20 septembre 1991).
Il appartient toutefois aux autorités compétentes « d’informer le Registre central des armes dans les huit jours suivant la délivrance ou la réception des documents visés à l’article 29 »
(article 30, alinéa 1er, de l’arrêté royal du 20 septembre 1991). Ce Registre est géré « par un service de la direction générale de la gestion des ressources et de l’information de la police fédérale portant le même nom » (article 28, alinéa 1er, de l’arrêté royal du 20 septembre 1991).
Il résulte de ce qui précède que l’enregistrement incomplet ou l’absence d’enregistrement dans le Registre central des armes d’une arme dont le cédant peut produire les informations visées au B.9.2 ne suffit pas en soi pour conclure que le cédant détient l’arme en violation de la loi du 8 juin 2006 ou de ses arrêtés d’exécution, comme le prévoit la disposition attaquée, et, partant, que l’acquisition d’une telle arme peut donner lieu à des poursuites pénales. Pour autant que les obligations d’enregistrement ne soient pas remplies dans un tel cas, cette situation résulte d’un comportement négligent de la part des autorités compétentes de communiquer au Registre central des armes les informations pertinentes, ou de la part du service compétent de la direction générale de la gestion des ressources et de l’information de la police judiciaire d’actualiser ce registre.
B.10. Le premier moyen, en sa première branche, n’est pas fondé.
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En ce qui concerne la seconde branche du premier moyen et le second moyen
B.11.1. Dans la seconde branche du premier moyen, les parties requérantes soutiennent que la disposition attaquée viole le principe d’égalité et de non-discrimination, garanti par les articles 10 et 11 de la Constitution. Selon elles, la disposition attaquée traite de la même manière des catégories de personnes essentiellement différentes, à savoir, d’une part, les acquéreurs qui achètent sciemment et volontairement une arme qui est détenue en violation de la loi du 8 juin 2006 ou de ses arrêtés d’exécution et qui, soit enregistrent l’arme pour procéder au blanchiment de celle-ci, soit maintiennent l’arme dans le circuit illégal et, d’autre part, les acquéreurs de bonne foi qui ignorent et sont aussi dans l’impossibilité de savoir que l’arme qu’ils achètent est détenue illégalement. Il ne serait pas raisonnablement justifié que les deux catégories de personnes puissent être soumises à la même incrimination.
B.11.2. Le second moyen est également pris de la violation du principe d’égalité et de non-
discrimination. Les parties requérantes allèguent que les acquéreurs d’une arme qui est détenue en violation de la loi du 8 juin 2006 ou de ses arrêtés d’exécution sont traités autrement que les acquéreurs d’un avantage patrimonial qui est directement tiré d’une infraction au sens de l’article 42, 3°, du Code pénal, lorsque cet avantage patrimonial concerne une arme. Par l’effet de la disposition attaquée, les premiers acquéreurs pourront toujours être poursuivis pénalement, indépendamment du fait qu’ils aient su ou non que l’arme était détenue illégalement. En revanche, les seconds acquéreurs ne pourront être poursuivis que si un élément moral spécifique est démontré conformément à l’article 505, alinéa 1er, 2° à 4°, du Code pénal, qui dispose :
« Seront punis d’un emprisonnement de quinze jours à cinq ans et d’une amende de vingt-
six [euros] à cent mille [euros] ou d’une de ces peines seulement :
[…]
2° ceux qui auront acheté, reçu en échange ou à titre gratuit, possédé, gardé ou géré des choses visées à l’article 42, 3°, alors qu’ils connaissaient ou devaient connaître l’origine de ces choses au début de ces opérations;
3° ceux qui auront converti ou transféré des choses visées à l’article 42, 3°, dans le but de dissimuler ou de déguiser leur origine illicite ou d’aider toute personne qui est impliquée dans
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la réalisation de l’infraction d'où proviennent ces choses, à échapper aux conséquences juridiques de ses actes;
4° ceux qui auront dissimulé ou déguisé la nature, l’origine, l’emplacement, la disposition, le mouvement ou la propriété des choses visées à l’article 42, 3°, alors qu’ils connaissaient ou devaient connaître l’origine de ces choses au début de ces opérations ».
B.11.3. Compte tenu de leur connexité, la Cour examine conjointement la seconde branche du premier moyen et le second moyen. Tant l’identité de traitement mentionnée en B.11.1 que la différence de traitement mentionnée en B.11.2 sont en effet la conséquence du choix du législateur de n’exiger qu’un comportement négligent plutôt qu’une intention particulière en ce qui concerne l’élément moral de l’infraction attaquée.
B.12.1. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s’oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-
discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.12.2. Le caractère répréhensible de certains faits, la décision d’ériger ceux-ci en infraction, la gravité de cette infraction et la sévérité avec laquelle elle peut être punie relèvent du pouvoir d’appréciation du législateur.
La Cour empiéterait sur le domaine réservé au législateur si, en s’interrogeant sur la justification des différences entre des sanctions, elle procédait chaque fois à une mise en balance fondée sur un jugement de valeur quant au caractère répréhensible des faits en cause par rapport à d’autres faits punissables commis et ne limitait pas son examen aux cas dans lesquels le choix du législateur est à ce point incohérent qu’il aboutit à une différence de traitement manifestement déraisonnable ou à une sanction manifestement disproportionnée.
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B.12.3. Pour ce qui est de détenir et de céder des armes aussi, le législateur dispose, dans les limites du droit de l’Union européenne, d’une large marge d’appréciation. Il peut considérer que la détention d’armes comporte des risques importants pour la société et que des mesures spécifiques sont nécessaires pour limiter ces risques. Il appartient au législateur, spécialement lorsqu’il entend lutter contre un fléau que d’autres mesures n’ont pu suffisamment endiguer jusqu’ici, de décider s’il convient d’opter pour une répression plus stricte à l’égard de certaines formes de délinquance, et/ou s’il y a lieu de prévoir des mesures supplémentaires.
B.13. Ainsi qu’il ressort des travaux préparatoires mentionnés en B.1.2, le législateur entendait en substance, par la disposition attaquée, lutter contre le « trafic d’armes illégal », c’est-à-dire le trafic des armes qui sont détenues en violation de la loi du 8 juin 2006 ou de ses arrêtés d’exécution, en punissant non seulement le cédant, mais aussi l’acquéreur de l’arme, même lorsque ce dernier dispose d’une autorisation de détention d’une telle arme.
Plus généralement, par l’instauration du système d’autorisation de détention et d’enregistrement des armes, prévu par la loi du 8 juin 2006, le législateur avait l’intention de créer un circuit fermé pour le transfert des armes soumises à autorisation, afin d’assurer la traçabilité des armes à feu et de contrôler leur circulation à l’intérieur du pays (voy. l’arrêt n° 154/2007, précité, B.74.2).
B.14. Au regard de ces objectifs, il est pertinent que la faute à l’origine de l’infraction puisse consister en une négligence et qu’aucune intention particulière ne soit donc requise. Une telle interprétation de l’élément moral de l’infraction a pour effet que toute personne qui souhaite désormais acquérir une arme devra s’assurer activement que l’arme est détenue en conformité avec la loi du 8 juin 2006 et avec ses arrêtés d’exécution, comme il est dit en B.9.2.
En outre, la disposition attaquée incite les personnes qui perdent leur autorisation ou le droit de détenir une arme déterminée à la suite d’une décision de refus, de suspension ou de retrait à déposer l’arme dans les délais chez une personne agréée ou à céder l’arme à une
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personne agréée ou à une personne autorisée à la détenir, ainsi que le prévoit l’article 18 de la loi du 8 juin 2006. La disposition attaquée rend en effet impossible dans la pratique la revente de l’arme après l’expiration du délai prévu dans la décision de refus, de suspension ou de retrait, dès lors que, dans une telle situation, l’acquéreur s’expose lui aussi à des poursuites pénales.
Par conséquent, l’interdiction attaquée contribue non seulement à la réalisation de l’objectif consistant à lutter contre le trafic d’armes illégal, mais aussi à l’efficacité et au respect des règles relatives à la détention d’armes en général.
B.15.1. Enfin, il n’est pas disproportionné que toutes les personnes qui acquièrent une arme qui est détenue en violation de la loi du 8 juin 2006 ou de ses arrêtés d’exécution soient soumises à la même incrimination, quel que soit l’acte délictueux par lequel cette acquisition a été effectuée.
B.15.2. Comme il est dit en B.9.1, le législateur peut attendre des personnes qui sont habilitées à acquérir une arme qu’elles fassent preuve de la vigilance nécessaire. Il ressort en outre de ce qui est dit en B.9.2 que la disposition attaquée ne rend pas impossible ou extrêmement difficile pour un particulier d’acquérir encore une arme à l’avenir, étant donné qu’il suffit, en principe, de demander au cédant les informations qui lui permettent de s’assurer que l’arme n’est pas détenue en violation de la loi du 8 juin 2006 ou de ses arrêtés d’exécution.
B.15.3. Aux termes de l’article 23 de la loi du 8 juin 2006, la méconnaissance de l’interdiction attaquée est punie « d’un emprisonnement d’un mois à cinq ans et d’une amende de 100 euros à 25 000 euros, ou d’une de ces peines seulement ». Cette disposition permet non seulement de choisir une sanction dans de larges fourchettes de peines, mais aussi de n’infliger que l’une de ces deux peines seulement. Le juge dispose par conséquent d’une fourchette qui lui permet de fixer une peine sur mesure à la lumière des éléments pertinents de l’affaire, de sorte que, lors de la fixation de la peine, il peut notamment être tenu compte de ce qui a incité l’auteur à acquérir l’arme. Ainsi, il n’apparaît pas que le juge soit empêché de prononcer une peine proportionnée à la gravité du comportement punissable, qui consiste uniquement en
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l’acquisition par négligence d’une arme qui est détenue en violation de la loi du 8 juin 2006 ou de ses arrêtés d’exécution.
B.15.4. Pour le surplus, le fait que la faute à l’origine de l’infraction peut consister en une négligence et, partant, qu’aucune intention particulière n’est requise, n’empêche pas que l’auteur soit mis hors de cause si une cause d’excuse est démontrée, en particulier l’erreur invincible, comme il est dit en B.9.3.
B.16. Le premier moyen, en sa seconde branche, et le second moyen ne sont pas fondés.
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Par ces motifs,
la Cour
rejette le recours.
Ainsi rendu en langue néerlandaise, en langue française et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 2 février 2023.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut L. Lavrysen


Synthèse
Numéro d'arrêt : 18/2023
Date de la décision : 02/02/2023
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2023-02-02;18.2023 ?

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