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02/02/2023 | BELGIQUE | N°15/2023

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 02 février 2023, 15/2023


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 15/2023
du 2 février 2023
Numéro du rôle : 7748
En cause : le recours en annulation de l’ordonnance de la Commission communautaire commune du 22 juillet 2021 « relative à l’agrément et au subventionnement des services actifs en matière de réduction des risques liés aux usages de drogues », introduit par Arielle d’Hauterives et autres.
La Cour constitutionnelle,
composée du juge T. Giet, faisant fonction de président, du président L. Lavrysen, et des juges M. Pâques, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune et K. Jadin,

assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le juge T. Giet,
après en avoir dél...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 15/2023
du 2 février 2023
Numéro du rôle : 7748
En cause : le recours en annulation de l’ordonnance de la Commission communautaire commune du 22 juillet 2021 « relative à l’agrément et au subventionnement des services actifs en matière de réduction des risques liés aux usages de drogues », introduit par Arielle d’Hauterives et autres.
La Cour constitutionnelle,
composée du juge T. Giet, faisant fonction de président, du président L. Lavrysen, et des juges M. Pâques, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le juge T. Giet,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet du recours et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 8 février 2022 et parvenue au greffe le 9 février 2022, un recours en annulation de l’ordonnance de la Commission communautaire commune du 22 juillet 2021 « relative à l’agrément et au subventionnement des services actifs en matière de réduction des risques liés aux usages de drogues » (publiée au Moniteur belge du 10 août 2021) a été introduit par Arielle d’Hauterives, Baudouin Grandjean, Christophe Piette, Jozef Amkreutz, Georgia Venetakis, Daniel Delatte, Monique Agnus, Martine Fabry, la SRL « Amadeus », la SRL « Incubate », la SRL « Paper Street » et la SA « Bergoens, Vandebroek & Partners », assistés et représentés par Me J. Bourtembourg et Me M. de Mûelenaere, avocats au barreau de Bruxelles.
Des mémoires et mémoires en réplique ont été introduits par :
- le président de l’Assemblée réunie de la Commission communautaire commune, assisté et représenté par Me B. Lombaert et Me N. Cariat, avocats au barreau de Bruxelles;
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- le Collège réuni de la Commission communautaire commune, assisté et représenté par Me M. Kaiser, Me M. Verdussen et Me C. Jadot, avocats au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me P. Schaffner, avocat au barreau de Bruxelles.
Les parties requérantes ont introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 26 octobre 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs T. Giet et S. de Bethune, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 9 novembre 2022 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 9 novembre 2022.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
Quant à la recevabilité
A.1. Le recours en annulation est introduit par douze parties requérantes. Les huit premières parties requérantes, qui sont des personnes physiques, soutiennent qu’elles justifient d’un intérêt à demander l’annulation de l’ordonnance de la Commission communautaire commune du 22 juillet 2021 « relative à l’agrément et au subventionnement des services actifs en matière de réduction des risques liés aux usages de drogues » (ci-après :
l’ordonnance du 22 juillet 2021), au motif qu’elles sont propriétaires d’appartements et d’une surface commerciale situés à proximité du lieu où le Centre intégré pour usagers de drogues sera construit sur le fondement de cette ordonnance, comme l’a annoncé le 12 octobre 2021 le président du Collège réuni de la Commission communautaire commune (ci-après : la COCOM). Les quatre autres parties requérantes sont des personnes morales exerçant leurs activités à proximité de ce lieu.
Selon les parties requérantes, la création du centre précité, annoncée pour 2026, causera de nombreux désagréments dans le quartier, dès lors que l’ordonnance du 22 juillet 2021 permettra à ce type de centre d’ouvrir une salle de consommation à moindre risque dans laquelle la consommation de drogue sera autorisée.
Les parties requérantes soutiennent qu’en tant que riverains, elles justifieront incontestablement d’un intérêt à demander, devant le Conseil d’État, l’annulation de l’acte administratif exécutant l’ordonnance du 22 juillet 2021
et menant à l’ouverture du centre précité. Elles affirment que, dans le cadre de ce futur recours, elles contesteront la compétence de la COCOM pour adopter cette ordonnance, ce qui obligera le Conseil d’État à poser une question préjudicielle à la Cour. Dès lors, elles estiment disposer d’un intérêt à saisir directement la Cour pour contester dès à présent la compétence de la COCOM, ce qui permettra d’assurer la sécurité juridique au plus vite, sans prolonger de plusieurs années l’incertitude relative à cette compétence. Par ailleurs, selon elles, seule l’ordonnance du 22 juillet 2021 peut fonder la décision qui consiste à construire et à ouvrir le centre précité.
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A.2.1. À titre principal, le Collège réuni de la COCOM soutient que le recours est irrecevable ou, à tout le moins, qu’il doit être limité quant à son objet. Selon lui, les parties requérantes n’identifient pas avec précision les dispositions dont elles sollicitent l’annulation, ce qui le contraint à formuler des suppositions. Dans l’hypothèse où celles-ci s’avéreraient inexactes, il serait porté atteinte au principe du contradictoire. Cela étant, le Collège réuni de la COCOM suppose que le recours ne porte que sur la compétence matérielle de la COCOM pour adopter l’ordonnance du 22 juillet 2021, en ce qu’elle empiète sur celle de l’autorité fédérale en matière pénale. Partant, seul l’article 4 de cette ordonnance est concerné et il convient de limiter l’objet du recours à cette disposition.
A.2.2. À titre subsidiaire, le Collège réuni de la COCOM considère que les parties requérantes ne justifient pas de l’intérêt requis. Le préjudice qu’elles invoquent est hypothétique, puisque la création du centre précité découlera non pas de l’ordonnance du 22 juillet 2021, mais de l’adoption d’actes administratifs qui n’existent pas à ce jour. Le recours est donc prématuré et s’apparente à une action populaire. En outre, les parties requérantes démontrent leur intérêt par le biais de celui dont elles pourraient justifier, à l’avenir, devant le Conseil d’État pour contester ces actes administratifs futurs. Or, le Collège réuni de la COCOM constate qu’elles ne sont pas actuellement parties à une procédure devant le Conseil d’État pour attaquer ces actes, alors que le préjudice invoqué ne sera imputable qu’à ces derniers.
Par ailleurs, l’argumentation développée par les parties requérantes revient dans les faits à court-circuiter la procédure de la question préjudicielle, puisque ces dernières demandent à la Cour de préjuger de la jurisprudence future du Conseil d’État. Ce raisonnement revient aussi à considérer que l’autorité administrative aura une compétence entièrement liée au moment de l’adoption des actes administratifs précités, ce qui viole le principe de la séparation des pouvoirs.
Enfin, selon le Collège réuni de la COCOM, dans l’hypothèse où le centre précité serait effectivement construit et ouvert à l’endroit identifié par les parties requérantes, celles-ci conserveraient la possibilité de porter plainte avec constitution de partie civile, pour infraction à l’article 3, § 2, de la loi du 24 février 1921 « concernant le trafic des substances vénéneuses, soporifiques, stupéfiantes, psychotropes, désinfectantes ou antiseptiques et de substances pouvant servir à la fabrication illicite des substances stupéfiantes et psychotropes » (ci-après : la loi du 24 février 1921). Il appartiendrait alors au juge pénal, le cas échéant, de poser à la Cour une question préjudicielle quant à la compétence de la COCOM.
A.3. Le Président de l’Assemblée réunie de la COCOM affirme que la portée du recours est limitée aux dispositions de l’ordonnance du 22 juillet 2021 citées au moyen unique, à savoir les articles 3, § 1er, 5° et 6°, 3, § 4, et 4 de cette ordonnance. Pour le surplus, il soutient que le recours est irrecevable, à défaut d’intérêt.
En effet, l’ordonnance du 22 juillet 2021 ne fait que concrétiser le choix de la COCOM de se doter d’une politique publique de réduction des risques en matière de toxicomanie, et constitue la base légale du régime d’agrément et de financement des centres amenés à intervenir dans le cadre de cette politique. Cette ordonnance ne cause en soi aucun préjudice particulier aux parties requérantes, qui ne démontrent pas qu’elles se trouvent dans une situation spécifique qui les distinguerait d’autres personnes physiques ou morales. Leur intérêt ne se distingue pas de l’intérêt, générique, qu’a toute personne au respect de la légalité.
Par ailleurs, l’implantation du centre précité est, à ce stade, encore hypothétique, en l’absence de travaux nécessaires aux aménagements envisagés, des éventuels permis et des autorisations requises. L’installation d’une salle de consommation à moindre risque dans ce centre est également hypothétique, de sorte que l’intérêt des parties requérantes n’est ni né ni actuel. En outre, comme celles-ci l’indiquent elles-mêmes, la concrétisation de ce projet implique l’adoption ultérieure d’actes qui pourront être attaqués devant le Conseil d’État.
Enfin, la circonstance que les parties requérantes affirment justifier de l’intérêt requis pour saisir le juge administratif ne permet pas de démontrer qu’il est satisfait à la condition d’intérêt dans le cadre du recours présentement examiné. En effet, la référence aux dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives aux questions préjudicielles ne peut amener à contourner les conditions de recevabilité fixées par les dispositions de cette loi spéciale en ce qui concerne les recours en annulation.
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A.4.1. Le Conseil des ministres considère lui aussi que le recours en annulation est irrecevable, à défaut pour les parties requérantes de justifier de l’intérêt requis. Selon lui, celles-ci ne démontrent pas qu’il existerait un lien de causalité direct entre les dispositions de l’ordonnance du 22 juillet 2021 et leur situation personnelle. Au contraire, elles admettent que le préjudice allégué découle directement du projet de centre précité. Or, l’objet de l’ordonnance n’est pas de mettre en œuvre ce projet. En outre, les parties requérantes ne remettent pas en cause le principe même de la création des salles de consommation à moindre risque. Elles reconnaissent d’ailleurs expressément que les objectifs du législateur ordonnanciel sont louables, de sorte que, dans les faits, elles démentent leur intérêt au recours. En réalité, la crainte des parties requérantes porte sur l’éventuel impact qu’un acte administratif pris en vertu de l’ordonnance du 22 juillet 2021 pourrait avoir sur leur situation personnelle.
Selon le Conseil des ministres, l’argument des parties requérantes selon lequel leur intérêt doit être apprécié à l’aune de l’intérêt à agir devant le Conseil d’État ne repose sur aucun fondement légal ni jurisprudentiel. En réalité, l’intérêt à agir devant la Cour ne peut pas dépendre de la recevabilité d’un recours introduit contre un autre acte devant une autre juridiction. D’ailleurs, la Cour n’est pas compétente pour contrôler la constitutionnalité d’un acte pris en exécution d’une disposition législative, de sorte qu’il ne lui appartient pas non plus d’apprécier la recevabilité d’un recours introduit contre un tel acte devant un autre juge. L’argumentation des parties requérantes relève de la pure spéculation, en ce qu’elle suppose qu’à l’occasion d’un recours ultérieur, le Conseil d’État déclarera celui-ci recevable et qu’il n’aura d’autre choix, pour statuer, que de poser une question préjudicielle à la Cour. Par ailleurs, à l’inverse de ce que les parties requérantes soutiennent, il est dans l’intérêt de la bonne administration de la justice que les justiciables ne puissent saisir les juridictions qu’à la condition que leur intérêt soit certain.
Enfin, le Conseil des ministres affirme que les désagréments que les parties requérantes mettent en évidence relèvent de la pure spéculation et que rien ne permet de conclure qu’elles ont l’intention de demeurer aux alentours du lieu concerné par le projet de centre précité jusqu’en 2026.
A.4.2. Le Conseil des ministres observe que les parties requérantes ne précisent pas l’étendue de leur recours.
Selon lui, il ressort du libellé du moyen unique que celui-ci porte sur les articles 3, § 1er, 5° et 6°, et 4 de l’ordonnance du 22 juillet 2021. Partant, l’objet du recours doit être limité à ces dispositions.
A.5.1. Dans leur mémoire en réponse, les parties requérantes précisent que le recours ne vise pas l’ordonnance du 22 juillet 2021 dans son intégralité mais uniquement les dispositions citées au moyen unique, à savoir les articles 3, § 1er, 5° et 6°, et 4 de cette ordonnance.
A.5.2. En ce qui concerne la condition d’intérêt, elles soutiennent que l’intérêt à agir dans le cadre d’un recours en annulation exige que la situation des requérants puisse être affectée directement et défavorablement par les dispositions attaquées. En l’espèce, seule l’ordonnance du 22 juillet 2021 est de nature à fonder la décision d’ouvrir une salle de consommation à moindre risque sur le territoire bruxellois, comme les travaux préparatoires de cette ordonnance le mettent en évidence. Par ailleurs, les désagréments invoqués par les parties requérantes ont effectivement été constatés, par le passé, à la suite de l’ouverture d’une telle salle. Les parties requérantes se réfèrent en outre à l’arrêt de la Cour n° 39/91 du 19 décembre 1991 (ECLI:BE:GHCC:1991:ARR.039), dans lequel celle-ci a considéré que les hommes mariés et les pères disposaient d’un intérêt à attaquer la loi dépénalisant partiellement l’avortement, sans qu’ils eussent dû démontrer que leurs conjointes avaient manifesté la volonté d’y recourir. De manière similaire, il n’est pas requis que le projet de centre précité soit déjà concrétisé pour que les parties requérantes puissent contester l’ordonnance du 22 juillet 2021, qui en constitue le fondement.
A.5.3. Contrairement à ce que le Conseil des ministres indique dans son mémoire, les parties requérantes soutiennent qu’elles n’admettent pas le bien-fondé de la politique de la COCOM en matière de salles de consommation à moindre risque, qui fait précisément l’objet du recours en annulation. Par ailleurs, la circonstance que le projet de centre précité n’est pas encore réalisé ne permet pas de conclure à l’absence d’intérêt à agir, puisque ce projet a déjà été annoncé, sur la base de plans et d’une localisation bien précise. Une ASBL est d’ailleurs déjà chargée de sa mise en œuvre.
A.5.4. Enfin, les parties requérantes n’aperçoivent pas en quoi leur argumentation conduit à court-circuiter le mécanisme de la question préjudicielle. Elles estiment que, dans l’attente de l’adoption des arrêtés d’exécution
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de l’ordonnance du 22 juillet 2021, elles peuvent mobiliser les éléments qui existent déjà, dans le cadre d’un recours en annulation, pour démontrer que leur situation est susceptible d’être affectée directement et défavorablement par cette ordonnance. D’ailleurs, l’article 18 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 serait inutile s’il fallait attendre systématiquement que des actes administratifs soient pris sur le fondement d’une disposition législative pour que celle-ci puisse affecter directement la situation des personnes physiques et morales. Pour terminer, la circonstance que les parties requérantes pourront porter plainte contre les activités du centre précité sur le fondement de la loi du 24 février 1921 ne constitue pas un argument permettant de conclure à l’irrecevabilité du recours. En effet, rien n’exige, en matière pénale, d’attendre la commission d’une infraction pour ensuite convaincre le juge répressif de poser une question préjudicielle à la Cour plutôt que de saisir directement celle-ci par un recours en annulation.
A.6.1. Dans son mémoire en réplique, le Collège réuni de la COCOM considère qu’en dépit de ce que les parties requérantes précisent dans leur mémoire en réponse, le recours ne porte que sur l’article 4 de l’ordonnance du 22 juillet 2021, qui constitue la seule disposition à l’encontre de laquelle les griefs formulés dans le moyen unique sont dirigés. La portée du recours se limite donc à cette disposition et ne vise pas l’article 3, § 1er, 5° et 6°, de l’ordonnance du 22 juillet 2021.
A.6.2. Selon le Collège réuni de la COCOM, l’ordonnance du 22 juillet 2021 ne cause aux parties requérantes aucun grief particulier qui se distinguerait de celui de toute personne physique ou morale domiciliée ou ayant son siège social sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale. Or, la qualité de personne établie sur le territoire concerné par une disposition législative ne constitue pas un lien particulier entre une partie requérante et cette disposition. Le recours s’apparente donc à une action populaire, qui n’est pas admise. La situation est différente de celle visée dans l’arrêt n° 39/91 car, dans cet arrêt, la législation attaquée était directement applicable aux parties requérantes et impactait donc leur situation juridique. En ce qui concerne l’affaire présentement examinée, il ressort de la requête en annulation et du mémoire en réponse des parties requérantes que celles-ci contestent uniquement la création hypothétique et future du centre précité et non la possibilité d’ouvrir des salles de consommation à moindre risque sur l’ensemble du territoire bruxellois, de sorte que leur intérêt éventuel se limite au fait d’être riverain de ce projet. Elles ne justifient donc pas d’un intérêt à poursuivre l’annulation de l’ordonnance sur l’ensemble du territoire bruxellois.
A.6.3. En ce qui concerne le fait d’être riverain du centre précité, l’éventuel préjudice qui en résulterait pour les parties requérantes serait imputable aux actes administratifs pris sur la base de l’ordonnance du 22 juillet 2021, qui n’existent pas à ce jour et qui, dans l’hypothèse où ils viendraient à être adoptés, échapperaient au contrôle de la Cour. Enfin, le Collège réuni de la COCOM ne comprend pas l’argument des parties requérantes relatif à l’article 18 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 et, en ce qui concerne la saisine des juridictions pénales évoquée dans son mémoire, il précise qu’il s’agit d’une simple possibilité laissée aux parties requérantes.
A.7. Le Président de l’Assemblée réunie de la COCOM soutient que les parties requérantes, pour démontrer leur intérêt, se fondent sur une contribution de doctrine isolée et sur une jurisprudence ancienne de la Cour. En réalité, les circonstances de fait hypothétiques qu’elles invoquent ne découlent pas directement de l’ordonnance du 22 juillet 2021 et n’établissent pas l’intérêt à contester le principe même de la politique publique mise en œuvre au moyen de cette ordonnance. En outre, selon le Président de l’Assemblée réunie de la COCOM, les parties requérantes se méprennent quant à la portée de l’article 18 de la loi spéciale du 6 janvier 1989, dont on ne peut déduire aucun enseignement qui justifierait leur intérêt.
A.8. Dans son mémoire en réplique, le Conseil des ministres souligne qu’il n’existe pas de lien direct entre l’ordonnance du 22 juillet 2021 et la situation des parties requérantes, dès lors que la création du centre précité suppose l’adoption d’actes administratifs futurs. Le recours s’apparente donc à une action populaire. En ce qui concerne le parallèle avec l’arrêt n° 39/91 qu’elles évoquent, le Conseil des ministres relève qu’il n’existe aucun rapport entre l’ordonnance du 22 juillet 2021 et la dépénalisation partielle de l’avortement et, par ailleurs, que celle-ci ne nécessitait pas l’adoption d’actes administratifs ultérieurs. En outre, le Conseil des ministres considère que la référence à l’article 18 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 n’est pas pertinente en l’espèce, puisque cette disposition ne constitue pas une dérogation à la condition d’intérêt. Enfin, l’intérêt à poursuivre l’annulation d’une norme législative ne se confond pas avec l’intérêt à annuler un acte administratif adopté sur le fondement de celle-
ci, comme les parties requérantes tentent de le faire croire. Partant, il y a lieu de déclarer le recours irrecevable, de manière similaire à ce que la Cour a jugé par son arrêt n° 201/2005 du 21 décembre 2005.
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Quant au fond
En ce qui concerne la première branche du moyen unique
A.9. Les parties requérantes soutiennent que l’article 4 de l’ordonnance du 22 juillet 2021 crée une cause d’excuse exclusive de peine s’appliquant à un comportement érigé en infraction par le législateur fédéral, à savoir celui visé par l’article 3, § 2, de la loi du 24 février 1921. Or, l’article 11 de la loi spéciale du 8 août 1980, qui s’applique à la COCOM en vertu de l’article 63, alinéa 1er, de la loi spéciale du 12 janvier 1989 relative aux Institutions bruxelloises, n’autorise les entités fédérées à prévoir de telles causes d’excuse qu’en ce qui concerne les infractions aux dispositions qui relèvent effectivement de leurs compétences, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
L’article 4 de l’ordonnance du 22 juillet 2021 n’est donc pas conforme à l’article 11 de la loi spéciale du 8 août 1980.
En ce qui concerne la seconde branche du moyen unique
A.10. Les parties requérantes soutiennent que l’ordonnance du 22 juillet 2021 ne peut pas se fonder sur l’article 10 de la loi spéciale du 8 août 1980, qui s’applique à la COCOM en vertu de l’article 63, alinéa 1er, de la loi spéciale du 12 janvier 1989, car les conditions du recours à cette disposition ne sont pas remplies en l’espèce.
Tout d’abord, l’empiètement sur la compétence du législateur fédéral n’est pas nécessaire pour permettre à la COCOM d’exercer la compétence en matière d’« éducation sanitaire ainsi que les activités et services de médecine préventive, ainsi que toute initiative en matière de médecine préventive », qu’elle détient en vertu de l’article 5, § 1er, I, alinéa 1er, 8°, de la loi spéciale du 8 août 1980. Dans l’exercice de cette compétence, la COCOM peut prévoir des dispositifs de réduction des risques en matière de consommation de drogue, mais il n’est pas nécessaire, pour ce faire, de dépénaliser un comportement érigé en infraction par le législateur fédéral. Les moyens par lesquels la COCOM peut prévenir ou réduire les risques en matière de consommation de drogue, énumérés à l’article 3, § 1er, de l’ordonnance du 22 juillet 2021, sont suffisants.
Ensuite, la matière ne se prête pas à un traitement différencié, dès lors que l’ordonnance concerne un comportement pénalisé en principe sur l’ensemble du territoire belge. Le paysage institutionnel bruxellois rend par ailleurs particulièrement complexe ce régime différencié, dès lors que les ordonnances de la COCOM ne visent que les organismes et services qui, en raison de leurs activités, doivent être considérés comme ne relevant pas exclusivement de la compétence de l’une ou l’autre communauté. Il en découle qu’un organisme qui exerce l’activité visée par l’ordonnance du 22 juillet 2021 mais qui ne présente pas un caractère bicommunautaire n’est pas concerné par la cause d’excuse précitée et peut faire l’objet de poursuites pénales.
Enfin, l’incidence de l’ordonnance du 22 juillet 2021 sur la compétence de l’autorité fédérale n’est pas marginale, dès lors que le territoire bruxellois est particulièrement touché par la problématique de la consommation de drogue. Par ailleurs, la cause d’excuse précitée a une portée très large, qui semble dépasser le lieu de consommation de drogue et s’étendre aux consommateurs éventuellement interpellés sur la voie publique en possession de stupéfiants et qui indiquent se rendre dans ce lieu.
-B-
Quant aux dispositions attaquées
B.1.1. Le recours en annulation porte sur les articles 3, § 1er, 5° et 6°, et 4 de l’ordonnance de la Commission communautaire commune du 22 juillet 2021 « relative à l’agrément et au
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subventionnement des services actifs en matière de réduction des risques liés aux usages de drogues » (ci-après : l’ordonnance du 22 juillet 2021).
B.1.2. L’article 3 de l’ordonnance du 22 juillet 2021 dispose :
« § 1er. Le service actif en matière de réduction des risques exerce les activités suivantes :
1° l’information, la sensibilisation et l’éducation des usagers de drogues, de la population en général et des acteurs socio-sanitaires, psychosociaux, scolaires et socioculturels en matière de risques liés à l’usage de drogues et des moyens de les réduire;
2° l’orientation des usagers de drogues vers les services sociaux et les services de soins généraux ou de soins spécialisés, afin de mettre en œuvre un parcours de santé adapté à leur situation spécifique permettant une gestion de l’assuétude, une amélioration de leur état de santé physique et psychique et une insertion sociale;
3° le dépistage et la promotion du dépistage, sous toutes ses formes, de maladies infectieuses (VIH et hépatites, notamment);
4° la promotion et la distribution, y compris sur la voie publique, de matériel et de produits de santé destinés à la réduction des risques;
5° la promotion et la supervision des comportements, des gestes et des procédures de prévention des risques de surdose (létale ou non), d’infections et d’autres complications liées à la consommation de drogues, y compris dans une salle de consommation à moindre risque. La supervision consiste à mettre en garde les usagers contre les pratiques à risque, à les accompagner et à leur prodiguer des conseils relatifs aux modalités de consommation des substances psychoactives ou classées comme stupéfiants afin de prévenir ou de réduire les risques de transmission des infections et les autres complications sanitaires. Elle ne comporte aucune participation active aux gestes de consommation;
6° la gestion d’une salle de consommation à moindre risque;
7° la participation à l’analyse, à la veille et à l’information, à destination des pouvoirs publics et des usagers, sur la composition, sur les usages en matière de transformation et de consommation et sur la dangerosité des substances consommées.
Le Collège réuni peut préciser les missions énumérées à l’alinéa 1er.
§ 2. Le service actif en matière de réduction des risques déploie ses activités en intégrant les principes d’intervention suivants : la non-banalisation de l’usage de drogues, la rencontre des usagers dans leur milieu de vie, la participation des usagers, le développement constant d’une réflexion et d’une évaluation.
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§ 3. Le service actif en matière de réduction des risques pratique un accès dit ‘ bas seuil ’, c’est-à-dire qu’il est accessible à tous de manière inconditionnelle, anonyme et gratuite.
§ 4. Les activités énumérées au paragraphe 1er, 5° et 6°, ne peuvent être exercées que par des services actifs en matière de réduction des risques agréés selon la procédure prévue aux articles 5 à 7 ».
B.1.3. L’article 4 de l’ordonnance du 22 juillet 2021 dispose :
« Les actions effectuées par un service actif en matière de réduction des risques agréé dans le cadre de la présente ordonnance, ou pour le compte de ce service dans le cadre de l’exécution des missions prévues à l’article 3, § 1er, 5° et 6°, ne sont pas constitutives d’une infraction telle que visée à l’article 3, § 2, de la loi du 24 février 1921 concernant le trafic des substances vénéneuses, soporifiques, stupéfiantes, psychotropes, désinfectantes ou antiseptiques et des substances pouvant servir à la fabrication illicite de substances stupéfiantes et psychotropes ».
B.2. L’article 2, 2°, de l’ordonnance du 22 juillet 2021 définit la « salle de consommation à moindre risque », visée aux articles précités, comme étant « un service ambulatoire offrant aux personnes consommatrices de drogues un lieu protégé permettant de consommer dans des conditions socio-sanitaires optimales et sous la supervision d’une équipe pluridisciplinaire, en vue de diminuer les risques pour leur santé, leur entourage et l’environnement et en vue de leur réinsertion sociale ».
Quant à l’intérêt
B.3. Les huit premières parties requérantes, qui sont des personnes physiques, sont propriétaires de biens immeubles situés à proximité du lieu où la construction d’une salle de consommation à moindre risque est annoncée pour 2026. Les quatre autres parties requérantes, qui sont des personnes morales, exercent leurs activités à proximité de ce lieu. Ces douze parties requérantes estiment justifier de l’intérêt requis pour demander l’annulation des dispositions ordonnancielles qu’elles attaquent, dès lors qu’elles disposeront d’un intérêt à poursuivre, devant le Conseil d’État, l’annulation de l’acte administratif qui sera pris sur la base de l’ordonnance du 22 juin 2021 et qui mènera à l’ouverture effective d’une salle de consommation à moindre risque dans leur voisinage.
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B.4. Le Collège réuni de la Commission communautaire commune (ci-après : la COCOM), le Président de l’Assemblée réunie de la COCOM et le Conseil des ministres soutiennent que le recours n’est pas recevable, faute pour les parties requérantes de justifier de l’intérêt requis.
B.5. La Constitution et la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle imposent à toute personne physique ou morale qui introduit un recours en annulation de justifier d’un intérêt. Ne justifient de l’intérêt requis que les personnes dont la situation pourrait être affectée directement et défavorablement par la norme attaquée; il s’ensuit que l’action populaire n’est pas admissible.
B.6.1. Comme les parties requérantes elles-mêmes le soutiennent, la création d’une salle de consommation à moindre risque dans leur voisinage suppose l’adoption de mesures d’exécution de l’ordonnance attaquée. Il s’ensuit que leur situation n’est pas affectée directement par les articles 3, § 1er, 5° et 6°, et 4 de l’ordonnance du 22 juillet 2021.
De surcroît, il n’apparaît pas – et les parties requérantes ne démontrent pas davantage – que ces dispositions de l’ordonnance du 22 juillet 2021 aient fait l’objet de telles mesures aboutissant à l’implantation effective d’une salle de consommation à moindre risque dans leur voisinage, de sorte que leur intérêt est, à ce stade, hypothétique. À supposer que celles-ci existent, la Cour n’est de toute manière pas compétente pour se prononcer sur les modalités d’exécution de dispositions ordonnancielles.
B.6.2. Par ailleurs, il n’appartient pas à la Cour de préjuger de la manière dont les dispositions attaquées seront exécutées par l’autorité administrative compétente ni de la manière dont le Conseil d’État, éventuellement saisi de recours visant ces mesures d’exécution, statuerait quant à l’intérêt des parties requérantes dans le cadre de ce contentieux hypothétique.
B.7. Il résulte de ce qui précède que l’intérêt des parties requérantes à l’annulation des dispositions attaquées est trop hypothétique et trop indirect pour pouvoir être pris en considération. La qualité de riverain potentiel d’une salle de consommation à moindre risque ne suffit pas, en l’espèce, pour justifier de l’intérêt requis.
10
B.8. Le recours est irrecevable.
11
Par ces motifs,
la Cour
rejette le recours.
Ainsi rendu en langue française, en langue néerlandaise et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 2 février 2023.
Le greffier, Le président f.f.,
F. Meersschaut T. Giet


Synthèse
Numéro d'arrêt : 15/2023
Date de la décision : 02/02/2023
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2023-02-02;15.2023 ?

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