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26/01/2023 | BELGIQUE | N°13/2023

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 26 janvier 2023, 13/2023


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 13/2023
du 26 janvier 2023
Numéro du rôle : 7745
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 23, § 5, du Code de la nationalité belge, posées par la Cour d’appel de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, S. de Bethune et K. Jadin, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielle

s et procédure
Par arrêt du 23 décembre 2021, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour ...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 13/2023
du 26 janvier 2023
Numéro du rôle : 7745
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 23, § 5, du Code de la nationalité belge, posées par la Cour d’appel de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, S. de Bethune et K. Jadin, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par arrêt du 23 décembre 2021, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 2 février 2022, la Cour d’appel de Bruxelles a posé les questions préjudicielles suivantes :
1. « L’article 23, § 5 du Code de la nationalité belge viole-t-il les articles 13, 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou combinés avec l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en ce qu’il limite à huit jours, à compter de la signification ou de la publication, le délai pour faire opposition à un arrêt de la cour d’appel prononçant la déchéance de la nationalité par défaut, alors que l’intéressé dispose d’un délai de quinze jours, le cas échéant prolongé en application de l’article 55 du Code judiciaire, pour faire opposition au jugement correctionnel qui a prononcé par défaut sa condamnation pour des faits qui ont justifié qu’il soit déchu par la cour d’appel de sa nationalité belge en application de l’article 23 du Code de la nationalité belge ? »;
2. « L’article 23, § 5, alinéa 2 du Code de la nationalité belge viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou combinés avec l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en ce qu’il limite à huit jours le délai pour faire opposition à un arrêt de la cour d’appel prononçant la déchéance de la
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nationalité par défaut, à compter de la signification ou de la publication, alors qu’en matière civile, selon l’article 1048, alinéa 1er du Code judiciaire et sauf exception, le délai d’opposition est d’un mois à compter de la signification de la décision prononcée par défaut ? »;
3. « L’article 23, § 5, alinéa 2 du Code de la nationalité belge viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou combinés avec l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en ce qu’il ne permet pas de prolonger le délai de huit jours pour faire opposition à un arrêt de la cour d’appel prononçant la déchéance de la nationalité pas défaut, alors qu’en matière civile, selon l’article 50, alinéa 2 du Code judiciaire, le délai d’opposition fixé à l’article 1048, alinéa 1er du Code judiciaire est prolongé, s’il prend cours et expire pendant les vacances judiciaires, jusqu’au quinzième jour de l’année judiciaire nouvelle ? »;
4. « L’article 23, § 5, alinéa 2 du Code de la nationalité belge viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou combinés avec l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en ce qu’il ne permet pas de prolonger le délai de huit jours pour faire opposition à un arrêt de la cour d’appel prononçant la déchéance de la nationalité par défaut, alors qu’en matière civile, selon l’article 1048, alinéa 2
du Code judiciaire, le délai d’opposition fixé à l’article 1048, alinéa 1er du Code judiciaire est prolongé conformément à l’article 55 du même code, lorsque le défaillant n’a en Belgique ni domicile, ni résidence, ni domicile élu ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- G.A., assisté et représenté par Me N. Cohen, avocat au barreau de Bruxelles, et par Me L. Laperche, avocat au barreau de Liège-Huy;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me S. Depré et Me E. de Lophem, avocats au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 7 décembre 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs M. Pâques et Y. Kherbache, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 21 décembre 2022 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 21 décembre 2022.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
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II. Les faits et la procédure antérieure
Par un jugement rendu par défaut le 29 juillet 2015, le tribunal correctionnel francophone de Bruxelles a condamné G.A. à une peine d’emprisonnement de cinq ans, pour participation aux activités d’un groupe terroriste.
Saisie par le ministère public, la Cour d’appel de Bruxelles a jugé, sur la base des considérations retenues dans le jugement du 29 juillet 2015, que G.A. avait gravement manqué à ses devoirs de citoyen belge et a déchu celui-ci de la nationalité belge sur la base de l’article 23, § 1er, alinéa 1er, 2°, du Code de la nationalité belge.
Par un exploit signifié au procureur général le 11 août 2020, G.A. a fait opposition à l’arrêt de la Cour d’appel.
Devant la Cour d’appel de Bruxelles, le procureur général soutient que l’opposition est irrecevable, dès lors qu’elle n’a pas été introduite dans le délai prévu à l’article 23, § 5, alinéa 2, du Code précité, qui est de huit jours à compter de la publication du jugement par extrait dans deux journaux de la province et au Moniteur belge, en l’occurrence le 30 juillet 2020.
La Cour d’appel de Bruxelles relève qu’en l’espèce, l’application de ce délai strict d’opposition de huit jours, qui ne peut être augmenté ni en raison de la distance ni lorsqu’il prend cours et expire pendant les vacances judiciaires, engendre une situation paradoxale. En effet, la déchéance de nationalité a été motivée sur la base du jugement précité du 29 juillet 2015, auquel G.A. a cependant fait opposition. Le tribunal correctionnel francophone de Bruxelles a déclaré cette opposition recevable, au motif que le délai de quinze jours dont G.A. disposait en vertu de l’article 187 du Code d’instruction criminelle pour faire opposition devait être augmenté de 80 jours en vertu de l’article 55 du Code judiciaire, dès lors que G.A. réside en dehors de l’Europe. Il en résulte que les considérations sur le fondement desquelles G.A. a été déchu de la nationalité belge pourraient être revues par le tribunal correctionnel sans que cela puisse avoir une incidence sur l’arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles du 19 décembre 2019, devenu définitif.
Dans ce contexte, la Cour d’appel de Bruxelles pose à la Cour les questions préjudicielles reproduites plus haut.
III. En droit
-A-
Quant à la première question préjudicielle
A.1. G.A. soutient que le délai pour former opposition contre l’arrêt de la Cour d’appel qui prononce la déchéance de nationalité et le délai pour former opposition contre le jugement correctionnel qui fonde cette déchéance de nationalité concernent des situations comparables. Le délai d’opposition plus bref dans le premier cas n’est pas raisonnablement justifié et produit des effets disproportionnés pour l’intéressé. L’application de ce délai engendre une situation paradoxale, dès lors que le jugement qui fonde la déchéance de nationalité n’est pas définitif et fera l’objet de nouveaux débats, alors que l’arrêt prononçant la déchéance de nationalité - qui se fonde précisément sur cette condamnation pénale - est devenu définitif.
G.A. fait valoir qu’en vertu du principe selon lequel « le pénal tient le civil en état », consacré à l’article 4 du titre préliminaire du Code de procédure pénale, le jugement répressif a, à l’égard de l’action civile intentée séparément, l’autorité de chose jugée sur les points qui sont communs aux deux actions. Il s’agit d’une règle d’ordre public qui contraint le juge civil à surseoir à statuer, dans l’attente de la décision de la juridiction pénale, en vue d’éviter qu’un justiciable soit confronté à deux décisions judiciaires contradictoires. Or, en l’espèce, la disposition en cause ne répond pas à cette préoccupation.
Selon G.A., la disposition en cause atteint le droit d’accès à un juge dans sa substance, dès lors qu’elle ne laisse aux défaillants qui résident à l’étranger pratiquement aucune chance pour former une opposition recevable.
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Dans le délai de huit jours, le défaillant doit non seulement prendre connaissance de l’arrêt prononcé en son absence, mais il doit aussi contacter un avocat et un huissier de justice pour procéder à la citation en opposition.
C’est d’autant plus problématique lorsqu’il n’a pas d’adresse connue en Belgique. Dans un tel cas, l’arrêt est signifié à parquet et publié au Moniteur belge et dans deux journaux. Or, le défaillant qui réside à l’étranger n’est susceptible de lire ni la presse belge ni le Moniteur belge.
G.A. relève en outre que la publication ne mentionnait pas les voies et délais de recours contre cette décision et renvoie à cet égard à l’arrêt de la Cour n° 23/2022 du 10 février 2022 (ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.023).
A.2. Le Conseil des ministres observe que la première question préjudicielle porte sur la cohérence, dans l’affaire soumise au juge a quo, entre deux délais d’opposition applicables à deux décisions différentes. La situation paradoxale qu’évoque l’arrêt de renvoi ne peut exister que si les délais d’opposition courent de manière parallèle, ce qui est le cas en l’espèce, selon le juge a quo. Si tel n’était pas le cas, le fait que ces délais soient différents ou identiques pourrait n’avoir aucun effet sur cette situation paradoxale. Le Conseil des ministres s’interroge dès lors sur la pertinence de la formulation de la question préjudicielle.
Le Conseil des ministres relève que la déchéance de nationalité prévue à l’article 23 du Code de la nationalité belge n’est pas liée à une condamnation pénale. La disparition de la condamnation n’a pas nécessairement d’incidence sur la déchéance de nationalité, et elle ne signifie pas non plus nécessairement que les faits à l’origine de cette condamnation ne seraient pas établis. Cela étant, en l’espèce, en ce que la demande de déchéance formulée par le ministère public serait fondée sur la condamnation de l’intéressé, le sort de celle-ci peut avoir une influence sur le débat relatif à la déchéance de nationalité.
Le Conseil des ministres souligne ensuite que l’article 23 du Code de la nationalité belge n’empêche pas le juge a quo d’appliquer la règle selon laquelle « le criminel tient le civil en état » et de surseoir à statuer jusqu’à ce que le tribunal correctionnel se soit lui-même prononcé, ce qui permet d’éviter la situation paradoxale évoquée dans l’arrêt de renvoi.
Le Conseil des ministres relève enfin qu’en tout état de cause, l’article 1133 du Code judiciaire permet d’introduire une requête civile en vue d’obtenir la rétractation d’une décision fondée sur un jugement ou un arrêt rendu en matière répressive qui a ensuite été annulé.
A.3. G.A. relève que les travaux préparatoires de l’article 18bis de la loi du 30 juillet 1934 « concernant la déchéance de nationalité », qui est à l’origine de la disposition en cause, montrent le souci du législateur de concilier la célérité de la procédure et le respect des droits de la défense. La procédure applicable en matière de déchéance de nationalité était quasiment la même que la procédure applicable en matière civile (délai de huit jours et absence d’une augmentation du délai en raison de la distance), les droits de la défense étant toutefois renforcés par la publication de l’arrêt dans deux journaux de la province et au Moniteur belge. La procédure d’opposition applicable en matière de déchéance de nationalité n’a pas changé depuis, alors que les règles de droit commun en matière d’opposition ont évolué : les délais dont dispose une partie qui n’a ni domicile, ni résidence, ni domicile élu en Belgique ont été augmentés, en fonction du lieu de résidence à l’étranger; les délais d’appel et d’opposition sont désormais suspendus pendant les vacances judiciaires; le délai d’opposition est augmenté de huit à trente jours.
G.A. soutient que l’adage selon lequel « le criminel tient le civil en état » n’est pas de nature à empêcher la situation paradoxale évoquée dans l’arrêt de renvoi. En l’espèce, les points tranchés par le juge correctionnel seraient utiles pour examiner au fond si G.A. a effectivement manqué gravement à ses devoirs de citoyen belge.
Cependant, si l’opposition formée devant la Cour d’appel est irrecevable, le juge a quo n’est pas en mesure de faire application de l’adage. Les règles de prescription de l’action étant d’ordre public, il doit déclarer l’action irrecevable.
G.A. doute que l’introduction d’une requête civile soit possible en matière de déchéance de nationalité, compte tenu du caractère autonome de cette procédure. En tout état de cause, la requête civile est une voie de recours extraordinaire, qui est soumise à des règles procédurales bien plus strictes que celles qui sont applicables
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à l’opposition. L’obligation d’exercer un tel recours entraîne une limitation disproportionnée du droit d’accès à un juge.
Quant aux deuxième et troisième questions préjudicielles
A.4.1. G.A. suggère de reformuler la deuxième question préjudicielle de manière à ce qu’elle porte sur la compatibilité de la disposition en cause avec le droit d’accès à un juge.
Pour le reste, G.A. reproduit en substance l’argumentation relative à la première question préjudicielle.
L’opposition est par ailleurs la seule voie de recours possible, dès lors que la procédure de déchéance de nationalité ne prévoit pas de double degré de juridiction.
A.4.2. En ce qui concerne la troisième question préjudicielle, G.A. souligne que l’article 1253quater, c) et d), du Code judiciaire, auquel l’article 50 du Code judiciaire renvoie, a été ajouté par la loi du 26 juin 2001, à la suite de l’arrêt de la Cour n° 13/2001 du 14 février 2001 (ECLI:BE:GHCC:2001:ARR.013). La différence de traitement en cause viole les articles 10 et 11 de la Constitution, pour les mêmes motifs que ceux qui sont repris dans cet arrêt.
A.5. Le Conseil des ministres soutient que l’application de règles procédurales différentes à des personnes se trouvant dans des situations différentes n’est pas discriminatoire en soi.
Selon le Conseil des ministres, l’objectif du législateur était d’instaurer une procédure d’opposition rapide.
Cette mesure est justifiée et proportionnée. La procédure en déchéance de nationalité est une procédure très spécifique, dans le cadre de laquelle les débats sont limités à des questions ciblées.
Le Conseil des ministres remarque que le délai d’opposition de droit commun en matière civile coïncide avec le délai d’appel. En l’espèce, il n’est pas question d’un appel, puisque la déchéance de nationalité prononcée par la cour d’appel n’est pas susceptible d’appel.
Le Conseil des ministres considère qu’il y a lieu d’apprécier dans son ensemble le régime de l’opposition prévu à l’article 23 du Code de la nationalité belge. Le délai est certes plus court qu’en droit commun, mais le point de départ n’est pas le même : il ne court à compter de la signification que si celle-ci est faite à personne. La partie défaillante a ainsi la certitude qu’elle sera atteinte immédiatement par cette signification, garantie que le droit commun n’offre pas nécessairement. Lorsque, comme en l’espèce, la signification n’est pas faite à personne, c’est la publication dans deux journaux qui fait débuter ce délai d’opposition. Il ressort de l’arrêt de renvoi qu’en l’espèce, la signification a eu lieu le 9 mars 2020 et que la publication qui a fait débuter le délai a eu lieu le 30 juillet 2020. Si le juge a quo avait appliqué le droit commun, le délai d’un mois aurait expiré le 9 avril 2020. En d’autres termes, l’application du droit commun eût été nettement moins favorable à l’intéressé que celle de la disposition en cause.
A.6. G.A. répond qu’il ressort des travaux préparatoires de la loi du 30 juillet 1934 « concernant la déchéance de nationalité » que le choix du législateur d’un délai de huit jours dans cette matière ne visait pas à rendre la procédure plus rapide. Il s’agissait uniquement de copier le régime qui était applicable en droit commun lorsqu’une décision avait été rendue par défaut faute de conclure, et de faire débuter le délai à partir d’une connaissance effective du jugement par l’intéressé, eu égard à la gravité des conséquences qu’entraîne une déchéance de la nationalité. Il s’agissait de faire en sorte que le délai d’opposition puisse prendre cours sans qu’il faille attendre l’exécution de l’arrêt en déchéance de la nationalité. Le délai de 30 jours applicable dans le droit commun de l’opposition est relativement récent; le législateur a omis d’adapter en conséquence l’article 23, § 5, du Code de la nationalité belge.
G.A. soutient que, dans la procédure en déchéance de nationalité, les débats ne se limitent pas à quelques questions très ciblées. Le juge compétent doit motiver particulièrement la décision de déchoir une personne de sa nationalité au regard notamment des conséquences que cela entraîne sur la perte de la citoyenneté de l’Union européenne (Cass., 24 avril 2019, P.19.0166.F, ECLI:BE:CASS:2019:ARR.20190424.4). Les débats judiciaires portent d’ailleurs pour l’essentiel sur la proportionnalité d’une telle déchéance aux droits et libertés de la personne concernée.
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G.A. reconnaît que le délai pour faire opposition à un jugement rendu par une juridiction de première instance est de 30 jours, tout comme l’appel. Toutefois, l’opposition contre un arrêt d’une cour d’appel, qui n’est pas susceptible d’appel, est possible selon les mêmes règles de procédure.
G.A. soutient que le fait que le délai d’opposition débute à compter de la signification à personne ou de la publication de l’arrêt respecte l’objectif initial du législateur et garantit le droit d’accès à un juge de manière concrète et effective. Il serait absurde de faire débuter un tel délai à compter de la signification à parquet - ce que le législateur n’a jamais souhaité pour une procédure exceptionnelle comme la déchéance de la nationalité.
A.7. Le Conseil des ministres répond que la suggestion de reformulation de la deuxième question préjudicielle doit être rejetée, dès lors que les parties ne disposent pas de cette faculté.
Quant à la quatrième question préjudicielle
A.8. G.A. soutient que l’article 55 du Code judiciaire vise à permettre à la partie qui réside à l’étranger de consulter un avocat et d’entreprendre toutes les démarches sur le territoire belge, à l’égard d’une décision prononcée par une juridiction belge. Compte tenu de la gravité de la décision de déchéance de la nationalité pour l’intéressé et du délai d’opposition particulièrement court, les effets de l’exclusion du bénéfice de cette disposition sont disproportionnés eu égard au droit d’accès à un juge, pour les mêmes raisons que celles qui sont mentionnées plus haut.
A.9. Le Conseil des ministres estime que la quatrième question préjudicielle n’est pas pertinente eu égard aux faits de l’espèce et qu’elle n’appelle dès lors pas de réponse. En l’espèce, l’application du droit commun n’aurait pas conduit à l’application de l’article 55 du Code judiciaire. Il ressort en effet des motifs de l’arrêt de renvoi que la signification de l’arrêt rendu par défaut auquel G.A. a fait opposition a été faite à parquet, en l’absence d’un domicile ou d’une résidence connus en Belgique ou à l’étranger, conformément à l’article 40, alinéa 2, du Code judiciaire. L’article 55 du Code judiciaire est uniquement appliqué lorsque l’on sait où se trouve le signifié - en dehors de la Belgique - puisque l’augmentation du délai que cette disposition prévoit varie selon le pays où le signifié réside.
A.10. G.A. répond que la régularité de la signification faite à parquet est contestée devant le juge a quo.
Avant de statuer sur la régularité de cette signification, le juge a quo a préféré vérifier la constitutionnalité du délai d’opposition prévu à l’article 23, § 5, du Code de la nationalité belge. La question préjudicielle est par conséquent utile à la solution du litige.
G.A. soutient ensuite que, pour bénéficier d’une augmentation du délai en raison de la distance, l’opposant doit uniquement prouver qu’il n’a ni domicile, ni résidence, ni domicile élu en Belgique. Ce n’est pas parce que le parquet ne connaît pas la résidence de l’opposant à l’étranger que celui-ci ne pourrait pas invoquer le bénéfice de l’article 55 du Code judiciaire.
-B-
Quant à la disposition en cause
B.1. L’article 23 du Code de la nationalité belge dispose :
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« § 1er. Les Belges qui ne tiennent pas leur nationalité d’un auteur ou adoptant belge au jour de leur naissance et les Belges qui ne se sont pas vu attribuer leur nationalité en vertu des articles 11 et 11bis peuvent être déchus de la nationalité belge :
[…]
2° s’ils manquent gravement à leurs devoirs de citoyen belge.
[…]
§ 2. La déchéance est poursuivie par le ministère public. Les manquements reprochés sont spécifiés dans l’exploit de citation.
§ 3. L’action en déchéance se poursuit devant la Cour d’appel de la résidence principale en Belgique du défendeur ou, à défaut, devant la Cour d’appel de Bruxelles.
[…]
§ 5. Si l’arrêt est rendu par défaut, il est, après sa signification, à moins que celle-ci ne soit faite à personne, publié par extrait dans deux journaux de la province et au Moniteur belge.
L’opposition doit, à peine d’irrecevabilité, être formée dans le délai de huit jours à compter du jour de la signification à personne ou de la publication, sans augmentation de ce délai en raison de la distance.
[…] ».
Il découle du paragraphe 5, en cause, de cette disposition que la personne qui est déchue de sa nationalité belge sur la base du paragraphe 1er dispose d’un délai de huit jours, à compter du jour de la signification à personne ou de la publication de l’arrêt dans deux journaux de la province et au Moniteur belge, pour faire opposition à cet arrêt rendu par défaut.
B.2.1. L’article 23 du Code de la nationalité belge trouve son origine dans l’article 18bis de la loi du 30 juillet 1934 « concernant la déchéance de la nationalité ».
L’exposé des motifs de cette loi mentionne :
« Les §§ 2 à 6 du projet établissent les dérogations qu’il a paru utile et juste d’apporter aux règles ordinaires de la procédure civile, afin d’imprimer à cette procédure, dans les limites
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compatibles avec le droit de défense, une rapidité indispensable en cette matière, où, comme le disait l’exposé des motifs de la loi du 15 mai 1922, la longueur des procès crée un malaise à éviter. (Pasinomie, 1922, p. 114.)
L’action intentée par le ministère public est déférée directement à la cour d’appel du domicile ou de la résidence du défendeur, et, si celui-ci n’a, en Belgique, ni domicile, ni résidence connus, à la cour d’appel de Bruxelles.
Cette disposition est indispensable, s’agissant d’une matière où deux degrés de juridiction entraîneraient des retards et des lenteurs inadmissibles. La haute autorité, l’indépendance incontestée des cours d’appel, est la plus efficace garantie d’une justice sereine et impartiale.
En procédure ordinaire, l’opposition à une décision par défaut, pour être recevable, doit être formée dans la huitaine de la signification à avoué, s’il s’agit d’un défaut faute de conclure;
elle peut être formée jusqu’à l’exécution de la décision, s’il s’agit d’un défaut faute de comparaître.
En notre matière, il n’y a d’autre exécution possible aussi longtemps que la décision n’est pas absolument définitive, que la poursuite en recouvrement de frais. L’exiger pour faire courir le délai d’opposition, c’est créer une complication et imposer au ministère public une procédure dont vraiment l’utilité n’apparaît pas. Le projet fait courir le délai d’opposition dans tous les cas à partir de la signification à personne ou à domicile.
L’augmentation du délai d’opposition à raison de la distance existant entre le siège de la juridiction qui a rendu la décision par défaut et le domicile de l’opposant, n’est pas admise en procédure ordinaire. Il existe encore moins de raisons de l’admettre en notre matière.
[…] » (Doc. parl., Chambre, 1933-1934, n° 197, pp. 3-4).
En commission, la disposition en projet a été modifiée par voie d’amendement, en vue de renforcer les garanties pour la personne qui a été déchue par défaut de sa nationalité :
« La Commission a voté quelques modifications à la procédure qui est proposée par le projet.
Elle est d’accord avec le Gouvernement sur ce point que des procès de ce genre doivent être menés rapidement. L’intérêt général s’oppose à ce que, traînant à travers tout le maquis de la procédure un litige qui a des répercussions politiques, le mauvais Belge puisse entretenir un état d’agitation qu’il a sérieusement créé.
[…]
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En ce qui concerne les recours sur défaut, la Commission a estimé que les garanties données à l’assigné n’étaient pas suffisantes.
Il faut assurer que la décision rendue par défaut soit autant que possible vraiment connue par le déchu de nationalité, afin qu’il puisse prendre son recours.
[…]
D’autre part, l’article VI de la loi de 1922 exigeait la publication de la décision rendue par défaut dans deux journaux de la province et au Moniteur belge; l’opposition étant recevable jusqu’à l’expiration de la huitaine après cette publication.
La Commission propose de rétablir cette disposition » (Doc. parl., Chambre, 1933-1934, n° 256, pp. 3-4).
B.2.2. La loi du 28 juin 1984 « relative à certains aspects de la condition des étrangers et instituant le Code de la nationalité belge » n’a pas apporté de modification notable au paragraphe en cause (Doc. parl., Chambre, 1983-1984, n° 756/1, p. 25).
Quant aux questions préjudicielles
B.3. La juridiction a quo interroge la Cour sur la compatibilité de l’article 23, § 5, du Code de la nationalité belge avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, et, en ce qui concerne la première question préjudicielle, avec l’article 13 de la Constitution.
B.4. L’affaire soumise à la juridiction a quo concerne une personne condamnée par défaut par le tribunal correctionnel, pour une infraction en matière de terrorisme. À la demande du ministère public, sur la base des constatations faites dans ce jugement, la Cour d’appel, par un arrêt rendu également par défaut, a jugé que l’intéressé avait gravement manqué à ses devoirs de citoyen belge et l’a déchu de sa nationalité belge, sur la base de l’article 23, § 1er, alinéa 1er, 2°, du Code de la nationalité belge. L’intéressé a formé opposition à ces deux décisions, lesquelles sont soumises à des règles différentes en ce qui concerne les modalités des recours.
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L’opposition au jugement du tribunal correctionnel a été déclarée recevable, de sorte que la condamnation a été mise à néant et que le tribunal correctionnel peut prendre une décision différente de celle qui a fondé la déchéance de nationalité. En revanche, l’opposition à l’arrêt de la Cour d’appel prononçant la déchéance de nationalité, dès lors qu’elle a été formée après l’écoulement du délai prévu par la disposition en cause, doit être déclarée irrecevable.
B.5.1. La juridiction a quo invite la Cour à comparer le délai pour former opposition à un arrêt de la cour d’appel prononçant la déchéance de nationalité par défaut en raison de faits pour lesquels l’intéressé a été condamné par défaut par le tribunal correctionnel, qui est de huit jours à compter de la signification ou de la publication, avec le délai pour former opposition à ce jugement du tribunal correctionnel, qui est de quinze jours et qui peut être prolongé en vertu de l’article 55 du Code judiciaire si le défaillant n’a ni domicile, ni résidence, ni domicile élu en Belgique (première question préjudicielle). Il ressort de la motivation de l’arrêt de renvoi que la juridiction a quo interroge en particulier la Cour sur la situation paradoxale qui découlerait de la coexistence de ces deux délais différents, à savoir que les considérations sur la base desquelles l’intéressé a été déchu de la nationalité belge pourraient être revues par le tribunal correctionnel sans que cela puisse avoir une incidence sur la déchéance de la nationalité, devenue définitive.
La juridiction a quo invite également la Cour à comparer l’article 23, § 5, du Code de la nationalité belge avec les règles applicables en droit commun de la procédure civile, en ce que celles-ci prévoient un délai d’opposition d’un mois à compter de la signification de la décision prononcée par défaut (deuxième question préjudicielle) et en ce qu’elles prévoient que ce délai est prolongé s’il prend cours et expire pendant les vacances judiciaires, jusqu’au quinzième jour de l’année judiciaire nouvelle (troisième question préjudicielle), ou si le défaillant n’a en Belgique ni domicile, ni résidence, ni domicile élu (quatrième question préjudicielle).
Eu égard à leur connexité, la Cour examine les questions préjudicielles conjointement.
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B.5.2. En ce qui concerne la suggestion de l’opposant devant la juridiction a quo de reformuler la deuxième question préjudicielle de manière à ce que le contrôle de la disposition en cause porte sur la compatibilité de celle-ci avec le droit d’accès au juge, il y a lieu de relever qu’il n’appartient pas aux parties de modifier le contenu d’une question préjudicielle. Dès lors, la Cour limite son examen à la question telle qu’elle a été posée par la juridiction a quo.
B.5.3. Par ailleurs, la Cour limite son examen à la situation de la personne qui est déchue de sa nationalité belge par un arrêt de la cour d’appel rendu par défaut, à qui l’arrêt n’est pas signifié à personne et qui dispose de huit jours à compter de la publication de l’arrêt dans deux journaux de la province et au Moniteur belge pour faire opposition.
B.6.1. Le Conseil des ministres soutient que la disposition en cause n’empêche pas la juridiction a quo d’appliquer la règle selon laquelle « le criminel tient le civil en état » et, par conséquent, de surseoir à statuer jusqu’à ce que le tribunal correctionnel se soit prononcé sur l’opposition qui a été formée devant lui par l’opposant devant la juridiction a quo. Ceci permettrait d’éviter la situation paradoxale évoquée dans l’arrêt de renvoi et mentionnée en B.5.1.
B.6.2. La juridiction a quo ne pourrait surseoir à statuer jusqu’à ce que le juge pénal se soit prononcé définitivement sur le recours dont il est saisi - à supposer que cela soit possible, ce qui est examiné plus loin, en B.14 - que pour autant que la juridiction a quo ait été valablement saisie, ce qui est précisément le problème soulevé dans les questions préjudicielles.
Les réponses aux questions préjudicielles sont donc utiles à la solution de l’affaire au fond.
B.7. Les questions préjudicielles invitent la Cour à comparer les règles relatives aux délais d’opposition à une décision de justice dans le cadre de procédures différentes.
B.8. En vertu de la disposition en cause, la personne qui est déchue de sa nationalité belge sur la base de l’article 23, § 1er, du Code de la nationalité belge dispose de huit jours à compter
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de la publication de l’arrêt dans deux journaux de la province et au Moniteur belge, si l’arrêt n’a pas été signifié à sa personne, pour faire opposition à cet arrêt rendu par défaut.
B.9. En matière pénale, lorsque la signification du jugement n’a pas été faite à sa personne, le condamné par défaut peut faire opposition, quant aux condamnations pénales, dans les quinze jours qui suivent celui où il aura eu connaissance de la signification (article 187, § 1er, alinéa 2, du Code d’instruction criminelle). Lorsque le condamné par défaut n’a ni domicile, ni résidence, ni domicile élu en Belgique, ce délai est susceptible d’être augmenté conformément à l’article 55 du Code judiciaire, en vertu de l’article 3 de l’arrêté royal n° 301 du 30 mars 1936
« portant modification des délais de procédure et la loi du 28 juin 1889 concernant les exploits à signifier, en matière pénale et fiscale, à des personnes non domiciliées en Belgique ». Cette augmentation est de quinze jours lorsque la partie réside dans un pays limitrophe ou dans le Royaume-Uni, de trente jours lorsqu’elle réside dans un autre pays d’Europe et de quatre-vingts jours lorsqu’elle réside dans une autre partie du monde.
B.10. En matière civile, le délai d’opposition est d’un mois, à partir de la signification du jugement ou de la notification de celui-ci. Lorsque le défaillant n’a en Belgique ni domicile, ni résidence, ni domicile élu, le délai d’opposition est augmenté conformément à l’article 55 du même Code, précité (article 1048 du Code judiciaire). Par ailleurs, si le délai d’opposition prend cours et expire pendant les vacances judiciaires, il est prorogé jusqu’au quinzième jour de l’année judiciaire nouvelle (article 50, alinéa 2, du même Code).
B.11.1. Les articles 10 et 11 de la Constitution ont une portée générale. Ils interdisent toute discrimination, quelle qu’en soit l’origine : les règles constitutionnelles de l’égalité et de la non-
discrimination sont applicables à l’égard de tous les droits et de toutes les libertés, en ce compris ceux résultant des conventions internationales liant la Belgique.
B.11.2. La différence de traitement entre certaines catégories de personnes qui découle de l’application de règles procédurales différentes dans des circonstances différentes n’est pas discriminatoire en soi. Il ne pourrait être question de discrimination que si la différence de
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traitement qui découle de l’application de ces règles de procédure entraînait une limitation disproportionnée des droits des personnes concernées.
B.12.1. L’article 13 de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être distrait, contre son gré, du juge que la loi lui assigne ».
L’article 13 de la Constitution garantit un droit d’accès au juge compétent. Ce droit serait vidé de tout contenu s’il n’était pas satisfait aux exigences du procès équitable garanti notamment par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.12.2. Le droit d’accès à un juge, qui constitue un aspect du droit à un procès équitable, peut être soumis à des conditions de recevabilité, notamment en ce qui concerne l’introduction d’une voie de recours dans un certain délai. Ces conditions visent à garantir une bonne administration de la justice et à écarter les risques d’insécurité juridique. Elles ne peuvent cependant aboutir à empêcher le justiciable d’exercer une voie de recours disponible, ni à restreindre le droit d’accès au juge de manière telle que ce droit s’en trouve atteint dans sa substance même. Ces conditions doivent poursuivre un but légitime et il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi.
B.12.3. Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme considère que le droit à un tribunal implique celui de recevoir une notification adéquate des décisions judiciaires, en particulier dans les cas où un recours doit être introduit dans un certain délai (CEDH, 31 août 2021, Üçdağ c. Turquie, ECLI:CE:ECHR:2021:0831JUD00é1419, § 38). Le droit d’action ou de recours doit s’exercer à partir du moment où les intéressés peuvent effectivement connaître les décisions judiciaires qui leur imposent une charge ou pourraient porter atteinte à leurs droits ou intérêts légitimes (ibid., § 39; voy. aussi CEDH, 26 janvier 2017, Ivanova et Ivashova c. Russie, ECLI:CE:ECHR:2017:0126JUD000079714, §§ 43 et 45).
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B.13. Telle qu’elle est organisée par l’article 23, § 1er, alinéa 1er, 2°, du Code de la nationalité belge, la déchéance de nationalité concerne les Belges qui ne tiennent leur nationalité ni d’un auteur ou d’un adoptant qui était Belge au moment de leur naissance ni de l’application des articles 11 et 11bis du Code et qui ne respectent pas les devoirs qui incombent à tout citoyen belge. Ces Belges sont exclus de la communauté nationale lorsqu’ils montrent par leur comportement qu’ils n’acceptent pas les règles fondamentales de la vie en commun et qu’ils portent gravement atteinte aux droits et libertés de leurs concitoyens. La mesure vise à mettre un terme au trouble à l’ordre public ainsi causé et à protéger la société.
Poursuivie par le ministère public devant la cour d’appel, cette mesure exceptionnelle concerne un manquement grave aux devoirs de tout citoyen belge, cette notion large permettant de viser des faits qui ne requièrent pas un jugement prononcé par un juge belge et qui ne se limitent pas davantage à des condamnations pénales. Par ailleurs, comme la Cour l’a jugé par ses arrêts nos 122/2015 du 17 septembre 2015 (ECLI:BE:GHCC:2015:ARR.122) et 16/2018 du 7 février 2018 (ECLI:BE:GHCC:2018:ARR.016), il s’agit d’une mesure de nature civile.
B.14. Dans l’affaire soumise à la juridiction a quo, la déchéance de la nationalité de l’intéressé repose sur des manquements graves aux devoirs de tout citoyen belge qui correspondent à des faits pour lesquels leur auteur a été condamné pénalement, et cette condamnation n’était pas définitive au moment où la Cour d’appel a prononcé la déchéance de nationalité.
Comme il est dit en B.13, la déchéance de la nationalité belge fondée sur l’article 23, § 1er, alinéa 1er, 2°, du Code de la nationalité belge est une mesure de nature civile qui peut être décidée par la cour d’appel indépendamment de toute poursuite pénale. Il ne s’agit pas d’une peine, mais d’une mesure qui tend à protéger la société et à mettre un terme au trouble à l’ordre public causé par celui qui manque gravement à ses devoirs de citoyen belge.
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Pour que l’objectif du législateur puisse être atteint, il faut que la mesure de déchéance de nationalité puisse être prise indépendamment des éventuelles poursuites pénales dont la personne concernée fait ou pourrait faire l’objet pour les mêmes faits et, a fortiori, sans qu’il y ait lieu d’attendre l’aboutissement de ces poursuites. Il s’ensuit que l’adage « le criminel tient le civil en état », concrétisé à l’article 4, alinéa 1er, du titre préliminaire du Code de procédure pénale et fondé sur l’autorité de la chose jugée attachée à la décision définitive du juge pénal à l’égard du juge civil en ce qui concerne les points qui sont communs à l’action civile et à l’action publique, paraît difficilement compatible avec la procédure de la déchéance de nationalité fondée sur l’article 23, § 1er, alinéa 1er, 2°, du Code de la nationalité belge. Ceci n’empêche pas la cour d’appel de surseoir à statuer dans certains cas dans l’attente du jugement pénal, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice.
Il est vrai que cela peut avoir pour effet que, comme dans l’affaire soumise à la juridiction a quo, le tribunal correctionnel puisse prendre une nouvelle décision, différente de celle qui a conduit la cour d’appel à prononcer ensuite la déchéance de nationalité, sans que cela puisse avoir une incidence sur la déchéance de nationalité, qui est devenue définitive si l’intéressé n’a pas fait opposition à l’arrêt de la cour d’appel dans le délai prévu par la disposition en cause.
Compte tenu des objets différents des deux procédures, une telle possibilité n’est pas critiquable en soi, pour autant que le délai d’opposition à l’arrêt de la cour d’appel prononçant la déchéance de la nationalité soit suffisant pour permettre à l’intéressé d’exercer utilement cette voie de recours et, ce faisant, de faire valoir ses arguments contre les manquements graves aux devoirs de tout citoyen belge qui lui sont reprochés par le ministère public. Pour déterminer si le recours est effectif, il convient de tenir compte du mode de notification de l’arrêt, ainsi que du point de départ du délai et de sa durée.
B.15. Il ressort des travaux préparatoires cités en B.2.1 que le législateur entendait instaurer une procédure rapide en matière de déchéance de nationalité, compte tenu des
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répercussions politiques inhérentes à un tel contentieux, tout en respectant les droits de la défense (Doc. parl., Chambre, 1933-1934, n° 197, pp. 3-4; n° 256, pp. 3-4).
L’exposé des motifs de la loi du 30 juillet 1934, qui est à l’origine de la disposition en cause, mentionne qu’« il est un fait malheureusement bien établi, c’est qu’une propagande en faveur du démembrement du territoire national, au profit des pays étrangers, est actuellement faite par des individus, d’ailleurs peu nombreux, qui possèdent la qualité de Belge et se mettent à la solde d’organismes étrangers » (Doc. parl., Chambre, 1933-1934, n° 197, p. 1). En commission de la Chambre, il a été affirmé que « l’intérêt général s’oppose à ce que, traînant à travers tout le maquis de la procédure un litige qui a des répercussions politiques, le mauvais Belge puisse entretenir un état d’agitation qu’il a sérieusement créé » (Doc. parl., Chambre, 1933-1934, n° 256, p. 3).
L’objectif précité est légitime. Il y a cependant lieu d’examiner si la disposition en cause est, dans les circonstances actuelles, pertinente et proportionnée à cet objectif.
B.16. Depuis l’introduction de la déchéance de la nationalité en droit belge en 1934, le contexte politique a fortement évolué, notamment avec l’intégration européenne. Les menaces qui pèsent sur l’État belge revêtent des formes différentes de celles de la première moitié du 20ème siècle, et l’accélération de la procédure de déchéance de nationalité paraît aujourd’hui moins pertinente en vue du maintien de l’ordre public et de l’intégrité du territoire.
B.17. Il convient par ailleurs de relever que le délai d’opposition de huit jours dont dispose la personne qui a été déchue de sa nationalité belge par un arrêt de la cour d’appel rendu par défaut est très bref. Ce délai débute à compter de la publication de l’arrêt prononçant la déchéance de nationalité dans deux journaux de la province et au Moniteur belge, lorsque l’arrêt n’a pas été signifié à personne. Il est douteux qu’une telle publication constitue un mode de notification adéquat de l’arrêt prononcé par défaut lorsque celui-ci n’a pas pu être signifié à personne. On ne peut pas raisonnablement attendre d’un individu qu’il lise quotidiennement le Moniteur belge pour apprendre s’il a été déchu de sa nationalité belge. Par ailleurs, l’exigence
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d’une publication exclusivement provinciale, à l’époque actuelle, n’offre guère plus de garanties que l’information parviendra à l’intéressé en temps utile. Il en résulte que rien ne garantit que la personne concernée puisse à la fois prendre connaissance de l’arrêt et entreprendre les démarches pour introduire un recours dans un tel délai. La combinaison de la brièveté du délai de recours et de son point de départ rend quasiment ineffective l’opposition à l’arrêt prononçant la déchéance de nationalité.
Une telle limitation est d’autant plus disproportionnée que la personne déchue de la nationalité belge ne bénéficie pas d’un double degré de juridiction.
B.18. La possibilité pour la personne concernée d’introduire, sur la base de l’article 1133, 5°, du Code judiciaire, une requête civile en vue d’obtenir la rétractation de l’arrêt de la cour d’appel prononçant la déchéance de nationalité en ce qu’il serait fondé sur un jugement rendu en matière répressive qui a ensuite été annulé, à la supposer admissible en la matière, n’est pas de nature à atténuer le caractère disproportionné de la disposition en cause.
En effet, les articles 1132 à 1139 du Code judiciaire organisent, selon des conditions relativement strictes, une procédure permettant d’obtenir la rétractation d’une décision civile passée en force de chose jugée, et cette voie de recours extraordinaire ne peut se substituer à l’opposition en matière civile, qui constitue une voie de recours ordinaire permettant d’obtenir la rétractation d’une décision rendue par défaut. Par ailleurs, la requête civile n’empêche pas l’exécution de la décision entreprise (article 1137 du Code judiciaire), de sorte qu’elle ne fait pas obstacle à ce que la personne concernée soit effectivement déchue de sa nationalité belge, avec toutes les conséquences préjudiciables, le cas échéant irréversibles, qu’une telle déchéance implique.
B.19. L’article 23, § 5, du Code de la nationalité belge est incompatible avec les articles 10, 11 et 13 de la Constitution en ce qu’il prévoit un délai de huit jours pour faire opposition à l’arrêt de la cour d’appel prononçant par défaut la déchéance de nationalité, à compter de la publication de l’arrêt dans deux journaux de la province et au Moniteur belge.
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Par ces motifs,
la Cour,
dit pour droit :
L’article 23, § 5, du Code de la nationalité belge viole les articles 10, 11 et 13 de la Constitution en ce qu’il prévoit un délai de huit jours pour faire opposition à l’arrêt de la cour d’appel prononçant par défaut la déchéance de nationalité, à compter de la publication de l’arrêt dans deux journaux de la province et au Moniteur belge.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 26 janvier 2023.
Le greffier, Le président,
P.-Y. Dutilleux P. Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 13/2023
Date de la décision : 26/01/2023
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

Violation (article 23, § 5, du Code de la nationalité belge, en ce qu'il prévoit un délai de huit jours pour faire opposition à l'arrêt de la cour d'appel prononçant par défaut la déchéance de nationalité, à compter de la publication de l'arrêt dans deux journaux de la province et au Moniteur belge)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - les questions préjudicielles relatives à l'article 23, § 5, du Code de la nationalité belge, posées par la Cour d'appel de Bruxelles. Droit public - Nationalité - Perte de la nationalité belge - Déchéance - Décision rendue par défaut - Opposition - Délai d'opposition


Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2023-01-26;13.2023 ?

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