Cour constitutionnelle
Arrêt n° 9/2023
du 19 janvier 2023
Numéro du rôle : 7744
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 39quater, § 1er, alinéa 2, du Code de la taxe sur la valeur ajoutée, posée par la Cour d’appel d’Anvers.
La Cour constitutionnelle,
composée du président L. Lavrysen, du juge T. Giet, faisant fonction de président, et des juges J. Moerman, T. Detienne, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par arrêt du 25 janvier 2022, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 1er février 2022, la Cour d’appel d’Anvers a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 39quater, § 1er, alinéa 2, du Code de la taxe sur la valeur ajoutée viole-t-il les articles 10, 11, 170 et 172 de la Constitution, en ce que le Roi se voit déléguer le pouvoir de limiter l’exemption prévue par l’article 39quater, § 1er, alinéa 1er, du Code de la taxe sur la valeur ajoutée, à la suite de quoi le Roi a limité, dans l’article 3 de l’arrêté royal n° 54, l’exemption à certains biens, excluant de la sorte les autres biens de l’exemption, sans que l’arrêté royal n° 54 semble avoir été confirmé par le législateur ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- la SPRL « Rixt International », assistée et représentée par Me E. Gevers et Me E. Vermeulen, avocats au barreau d’Anvers;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me K. Maenhout, avocat au barreau d’Anvers.
La SPRL « Rixt International » a également introduit un mémoire en réponse.
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Par ordonnance du 26 octobre 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs J. Moerman et K. Jadin, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 9 novembre 2022 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 9 novembre 2022.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Au cours des années 2015 et 2016, la SPRL « Rixt International » achète des boissons alcoolisées qu’elle confie pour entreposage à la SA « Trans Continental Logistics », qui dispose d’une licence d’entrepositaire agréé.
Durant la même période, la SPRL « Rixt International » vend les boissons alcoolisées à sept acheteurs, dont certains sont établis dans d’autres États membres de l’Union européenne et d’autres en dehors de l’Union européenne. La vente des biens est chaque fois facturée en exemption de la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après : la TVA).
L’administration fiscale estime que la SPRL « Rixt International » a commis une erreur en facturant la vente des biens en exemption de la TVA et demande à la société de payer cette TVA. Le 1er juin 2018, la SPRL « Rixt International » introduit auprès du Tribunal de première instance d’Anvers, division d’Anvers, une requête visant à faire déclarer l’illégalité de l’avis de paiement et du procès-verbal concernés. Par jugement du 13 novembre 2019, le Tribunal de première instance déclare la demande non fondée. Le 6 juillet 2020, la SPRL « Rixt International » interjette appel de ce jugement devant la Cour d’appel d’Anvers.
La Cour d’appel constate qu’en vertu de l’article 39quater, § 1er, du Code de la taxe sur la valeur ajoutée (ci-
après : le Code de la TVA), certaines opérations relatives à des biens qui sont placés « sous le régime de l’entrepôt autre que douanier » sont exemptées de la TVA, mais aussi que cette même disposition permet au Roi de fixer les limites et les conditions d’application de cette exemption. La Cour d’appel constate ensuite que l’article 3, § 1er, 2°, de l’arrêté royal n° 54 du 25 février 1996 « relatif au régime de l’entrepôt autre que douanier visé à l’article 39quater du Code de la taxe sur la valeur ajoutée » (ci-après : l’arrêté royal du 25 février 1996) limite l’exemption aux biens énumérés dans l’annexe à l’arrêté royal et que les boissons alcoolisées ne sont pas mentionnées dans cette annexe. La Cour d’appel estime que la limitation de l’exemption, instaurée par arrêté royal, semble toucher à la matière imposable de la taxe et considère dès lors qu’il s’indique de poser à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
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III. En droit
-A-
Quant à la recevabilité
A.1. Selon le Conseil des ministres, en ce que la question préjudicielle viserait à faire contrôler au regard de la Constitution le contenu de l’arrêté royal du 25 février 1996, cette question ne serait pas recevable, dès lors que la Cour n’est pas compétente pour contrôler des arrêtés royaux au regard de la Constitution. Le Conseil des ministres considère également que la question préjudicielle est irrecevable à défaut d’intérêt parce que, si l’on devait admettre que le Roi n’est pas compétent pour établir la liste des biens énumérés dans l’annexe à l’arrêté royal du 25 février 1996, il faudrait admettre également qu’Il n’est pas compétent pour inclure les boissons alcoolisées dans cette liste.
A.2. La SPRL « Rixt International » répond que la Cour n’est pas invitée à contrôler l’arrêté royal du 25 février 1996 au regard de la Constitution. Selon elle, la question porte sur un contrôle de l’article 39quater, § 1er, alinéa 2, du Code de la TVA au regard de la Constitution. Elle fait valoir par ailleurs que la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle n’exige pas que la juridiction a quo justifie d’un intérêt à poser une question préjudicielle et qu’il appartient en règle à cette juridiction de juger si la réponse à la question préjudicielle est utile à la solution du litige. Elle fait valoir qu’elle se prévaut d’une exemption instaurée par la loi, exemption qui est toutefois limitée par le Roi. Il s’ensuit, selon elle, que la réponse de la Cour à la question préjudicielle posée la concerne directement.
Quant au fond
A.3. Le Conseil des ministres expose que l’arrêté royal du 25 février 1996 a été pris en exécution de la directive 95/7/CE du Conseil du 10 avril 1995 « modifiant la directive 77/388/CEE et portant nouvelles mesures de simplification en matière de taxe sur la valeur ajoutée – champ d’application de certaines exonérations et modalités pratiques de leur mise en œuvre » (ci-après : la directive 95/7/CE), qui contenait un nouveau régime d’entrepôt. Il ajoute que le préambule de l’arrêté royal a souligné que ce nouveau régime devait urgemment être transposé en droit belge.
A.4.1. Le Conseil des ministres déduit de la jurisprudence de la Cour qu’il résulte des articles 170, § 1er, et 172, alinéa 2, de la Constitution qu’aucun impôt ne peut être levé et qu’aucune exemption d’impôt ne peut être accordée sans qu’ait été recueilli le consentement des contribuables, exprimé par leurs représentants. Il estime néanmoins qu’en vertu de l’article 108 de la Constitution, le pouvoir exécutif dispose d’une compétence générale pour prendre des mesures d’exécution concernant des matières que le Constituant a réservées au législateur. Il estime que le pouvoir exécutif est compétent pour exécuter la loi sans que l’arrêté d’exécution pris doive être confirmé par le pouvoir législatif.
A.4.2. Le Conseil des ministres estime que l’habilitation contenue dans la disposition en cause respecte les limites du pouvoir d’exécution général dont est investi le pouvoir exécutif. Selon lui, cette habilitation vise en effet uniquement à la mise en œuvre des éléments essentiels de l’impôt fixés par le législateur. Il estime que le fait de délimiter le champ d’application de l’exemption contenue dans la disposition en cause en établissant une liste de biens qui relèvent de cette exemption fait partie du pouvoir d’exécution général du Roi. Dans ce cadre, il souligne que la liste contenue dans l’annexe à l’arrêté royal du 25 février 1996 correspond en grande partie à la liste contenue dans l’annexe V à la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 « relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée » (ci-après : la directive 2006/112/CE).
A.5.1. La SPRL « Rixt International » considère que l’établissement d’impôts et d’exemptions d’impôt relève de matières que le Constituant a réservées au législateur et que toute délégation qui porte sur la détermination d’un des éléments essentiels de l’impôt est en principe inconstitutionnelle. Elle ajoute qu’il n’est conforme à la Constitution d’habiliter une autre autorité que si cette habilitation est définie de manière suffisamment précise et qu’elle porte sur l’exécution de mesures dont les éléments essentiels ont été fixés préalablement par le législateur.
Elle précise qu’une telle habilitation peut aussi être conforme à la Constitution si le législateur se trouve dans l’impossibilité d’établir lui-même tous les éléments essentiels d’un impôt parce que le respect de la procédure
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parlementaire ne lui permettrait pas d’agir avec la promptitude voulue pour réaliser un objectif d’intérêt général, à condition toutefois qu’il détermine explicitement et sans équivoque l’objet de cette habilitation et que les mesures prises par le Roi soient confirmées par le pouvoir législatif dans un délai relativement court. Selon elle, le non-
respect de ces principes emporte une violation non seulement des articles 170 et 172, mais aussi 10 et 11, de la Constitution.
A.5.2. La SPRL « Rixt International » estime que la disposition en cause est contraire au principe de légalité en matière fiscale. Elle expose que cette disposition détermine les livraisons et importations de biens et les services qui sont exemptés de la taxe et que l’habilitation conférée au Roi comprend le pouvoir de limiter, d’abroger ou de modifier l’exemption fixée par voie législative. Elle fait valoir que, par l’arrêté royal du 25 février 1996, le Roi a effectivement limité l’exemption à certains biens, excluant ainsi d’autres biens de cette exemption. Elle considère qu’il en résulte que l’habilitation en cause ne concerne pas que l’exécution des éléments essentiels fixés par le législateur. Dès lors qu’il ne ressort d’aucune disposition législative que les mesures prises par le Roi doivent être examinées et confirmées par le pouvoir législatif dans un délai relativement court, il n’est pas satisfait, selon elle, aux conditions auxquelles il peut se justifier d’habiliter le Roi à déterminer les éléments essentiels d’un impôt.
A.5.3. Le fait que le Roi a établi la liste contenue dans l’annexe à l’arrêté royal du 25 février 1996 en se fondant largement sur la liste contenue dans l’annexe J à la directive 95/7/CE ou, ultérieurement, sur la liste contenue dans l’annexe V à la directive 2006/112/CE n’est pas pertinent en l’espèce, selon la SPRL « Rixt International ». Celle-ci considère que les directives n’obligent en effet pas les États membres à limiter l’exemption de la taxe en cause aux biens énumérés dans les annexes concernées.
Quant au maintien des effets
A.6. À supposer que la Cour considère que la disposition en cause est inconstitutionnelle, le Conseil des ministres demande à la Cour de maintenir les effets de cette disposition afin de permettre au législateur de confirmer l’arrêté royal du 25 février 1996. Il estime que l’inconstitutionnalité de la disposition en cause entraînerait une violation de la directive 2006/112/CE, dès lors que, selon la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, les exemptions de la TVA doivent être interprétées strictement et qu’il serait porté atteinte à cette interprétation stricte si la disposition législative qui constitue le fondement de la liste limitative de biens contenue dans l’annexe à l’arrêté royal du 25 février 1996 était déclarée inconstitutionnelle.
A.7. La SPRL « Rixt International » conteste l’affirmation selon laquelle un constat d’inconstitutionnalité de la disposition en cause entraînerait une violation de la directive 2006/112/CE. Elle estime que cette directive n’oblige pas les États membres à limiter l’exemption à certains biens. Elle souligne en outre que l’objectif que poursuivait le législateur européen en prévoyant cette exemption était de résoudre les difficultés que rencontraient les entreprises participant à des ventes en chaîne portant sur des biens placés sous régime d’entrepôt et que la juridiction a quo a constaté qu’il est question de telles ventes en chaîne dans l’affaire qui est pendante devant elle.
-B-
Quant au contexte de la disposition en cause
B.1.1. Selon les articles 2, 3 et 3bis du Code de la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après : le Code de la TVA), les livraisons de biens et les prestations de services effectuées à titre onéreux par un assujetti agissant en tant que tel, les importations de biens et les acquisitions
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intracommunautaires de certains biens à titre onéreux et dans certaines conditions, lorsqu’elles ont lieu en Belgique, sont en principe soumises à la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après : la TVA).
Dans un cycle de production et de distribution de biens, chacune des opérations précitées est en principe soumise à la TVA. Afin d’éviter que les biens concernés subissent une pression fiscale trop élevée, le Code de la TVA contient une règle qui, sous certaines conditions, permet à l’assujetti de déduire de la taxe dont il est redevable « les taxes ayant grevé les biens et les services qui lui ont été fournis, les biens qu’il a importés et les acquisitions intracommunautaires de biens qu’il a effectuées » (article 45 du Code de la TVA).
B.1.2. Afin de simplifier les obligations des personnes actives sur le marché des biens qui font l’objet de ventes en chaîne ou qui sont négociés sur des marchés à terme internationaux, la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 « relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée » (ci-après : la directive 2006/112/CE) permet aux États membres de déroger, sous certaines conditions, à la taxation obligatoire de chaque étape distincte du processus de production et de distribution. Les articles 154 et suivants de la directive précitée permettent notamment aux États membres d’instaurer une exemption pour les opérations effectuées sur leur territoire dans le cadre d’un régime d’entrepôt « autre que douanier », souvent appelé « entrepôt TVA ».
B.2.1. Par l’article 39quater du Code de la TVA, le législateur a fait usage de la possibilité, précitée, d’instaurer une exemption pour les opérations effectuées dans le cadre d’un régime d’entrepôt « autre que douanier ». Cet article dispose :
« § 1er. Sont exemptées de la taxe :
1° les importations, les acquisitions intracommunautaires et les livraisons de biens qui sont placés sous le régime de l’entrepôt autre que douanier;
2° les livraisons de biens qui ont été placés sous le régime de l’entrepôt autre que douanier, avec maintien de ce régime;
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3° les prestations de services, autres que celles exemptées par application des articles 41
et 42, qui se rapportent à des biens qui font l’objet des opérations visées sous 1° ou qui se trouvent en Belgique sous le régime de l’entrepôt autre que douanier.
Le Roi fixe les limites et les conditions d’application de la présente exemption et peut à cet effet déroger aux articles 16, § 1er, 17, 22, § 1er , 22bis, 24 et 25sexies.
§ 2. Aux fins du présent article, sont considérés comme entrepôts autres que douaniers :
1° pour les produits soumis à accise, les endroits situés en Belgique et définis comme entrepôts fiscaux au sens de l’article 4, point 11, de la directive 2008/118/CE;
2° pour les biens autres que les produits soumis à accise, les endroits situés en Belgique et définis comme tels par le Roi ».
B.2.2. En exécution de l’article 39quater, § 1er, alinéa 2, du Code de la TVA (la disposition en cause), le Roi a fixé un certain nombre de limitations et de conditions en ce qui concerne l’application de l’exemption contenue dans le premier alinéa de ce paragraphe, par l’arrêté royal n° 54 du 25 février 1996 « relatif au régime de l’entrepôt autre que douanier visé à l’article 39quater du Code de la taxe sur la valeur ajoutée » (ci-après : l’arrêté royal du 25 février 1996).
L’article 3, § 1er, 2°, de cet arrêté royal dispose que le placement de biens « sous le régime de l’entrepôt autre que douanier » est limité aux biens énumérés dans l’annexe à l’arrêté royal, lorsqu’il s’agit de biens autres que ceux visés sous 1°. Les biens autres que ceux visés sous 1°
sont des biens provenant de Belgique ou d’un autre État membre de l’Union européenne.
En ce qui concerne l’annexe à l’arrêté royal du 25 février 1996, le « commentaire TVA »
du Service public fédéral Finances mentionne :
« Les biens repris à cette annexe sont essentiellement des métaux et des matières premières qui font l’objet de ventes successives, telles qu’elles sont pratiquées sur les marchés internationaux. Les seuls produits soumis à accise de la liste sont un certain nombre de produits énergétiques » (section 4 du chapitre 8 du livre II).
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Quant à la question préjudicielle et à sa recevabilité
B.3.1. Compte tenu de la motivation de la décision de renvoi, la Cour est invitée à examiner la compatibilité de l’article 39quater, § 1er, alinéa 2, du Code de la TVA avec les articles 10, 11, 170 et 172 de la Constitution, en ce qu’il habilite le Roi à limiter à certains biens l’exemption visée à l’article 39quater, § 1er, alinéa 1er.
B.3.2. Il ressort des faits du litige pendant devant la juridiction a quo que la contestation portée devant cette juridiction concerne la limitation aux biens énumérés dans l’annexe à l’arrêté royal du 25 février 1996 de l’exemption visée à l’article 39quater, § 1er, alinéa 1er, du Code de la TVA, et plus précisément la non-application de cette exemption aux boissons alcoolisées en raison du fait que celles-ci ne sont pas énumérées dans l’annexe précitée.
B.4. Le Conseil des ministres fait valoir que la question préjudicielle est irrecevable « à défaut d’intérêt », parce que, s’il devait être admis que le Roi n’est pas compétent pour adopter la liste des biens contenus dans l’annexe à l’arrêté royal du 25 février 1996, il faudrait admettre également qu’Il n’est pas compétent pour inclure les boissons alcoolisées dans cette liste. Le Conseil des ministres indique également que la question préjudicielle est irrecevable en ce que la Cour est invitée à contrôler l’arrêté royal du 25 février 1996 au regard de la Constitution, dès lors que la Cour n’est pas compétente pour apprécier la constitutionnalité d’un arrêté royal.
B.5.1. C’est en règle à la juridiction a quo qu’il appartient d’apprécier si la réponse à la question préjudicielle est utile à la solution du litige. Ce n’est que lorsque tel n’est manifestement pas le cas que la Cour peut décider que la question n’appelle pas de réponse.
B.5.2. Dès lors qu’en cas de réponse affirmative de la Cour à la question préjudicielle posée, la légalité des dispositions concernées de l’arrêté royal du 25 février 1996 pourrait être mise en cause devant la juridiction a quo, la réponse à cette question n’est pas manifestement inutile à la solution du litige pendant devant cette juridiction.
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B.5.3. Il ressort de la question préjudicielle que la Cour est invitée à contrôler l’article 39quater, § 1er, alinéa 2, du Code de la TVA au regard des articles 10, 11, 170 et 172
de la Constitution. Ni cette question ni la motivation de la décision de renvoi ne permettent de déduire que la Cour serait invitée à contrôler l’arrêté royal du 25 février 1996 au regard des articles constitutionnels précités.
B.6. Les exceptions sont rejetées.
Quant au fond
B.7.1. L’article 170, § 1er, de la Constitution dispose :
« Aucun impôt au profit de l’État ne peut être établi que par une loi ».
L’article 172, alinéa 2, de la Constitution dispose :
« Nulle exemption ou modération d’impôt ne peut être établie que par une loi ».
B.7.2. Il se déduit de l’article 170, § 1er, et de l’article 172, alinéa 2, de la Constitution qu’aucun impôt ne peut être levé et qu’aucune exemption d’impôt ne peut être accordée sans qu’ait été recueilli le consentement des contribuables, exprimé par leurs représentants. Il s’ensuit que la matière fiscale est une compétence que la Constitution réserve en l’espèce à la loi et que toute délégation qui porte sur la détermination d’un des éléments essentiels de l’impôt est, en principe, inconstitutionnelle.
Les dispositions constitutionnelles précitées ne vont toutefois pas jusqu’à obliger le législateur compétent à régler lui-même chacun des aspects d’un impôt ou d’une exemption.
Une délégation conférée à une autre autorité n’est pas contraire au principe de légalité pour autant qu’elle soit définie de manière suffisamment précise et qu’elle porte sur l’exécution de mesures dont les éléments essentiels ont été fixés préalablement par le législateur compétent.
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Font partie des éléments essentiels de l’impôt la désignation des contribuables, la matière imposable, la base d’imposition, le taux d’imposition et les éventuelles exonérations d’impôt.
B.7.3. Toutefois, lorsque le législateur se trouve dans l’impossibilité d’établir lui-même tous les éléments essentiels d’un impôt parce que le respect de la procédure parlementaire ne lui permettrait pas d’agir avec la promptitude voulue pour réaliser un objectif d’intérêt général, il peut être admis qu’il habilite le Roi à le faire, pourvu qu’il détermine explicitement et sans équivoque l’objet de cette délégation et que les mesures prises par le Roi soient examinées par le pouvoir législatif dans un délai relativement court, fixé dans la loi d’habilitation.
B.8.1. Aux termes de l’article 105, entre-temps abrogé, du Code de la TVA, tel qu’il avait été inséré par l’article 98 de la loi du 28 décembre 1992 « modifiant le Code de la taxe sur la valeur ajoutée et le Code des droits d’enregistrement, d’hypothèque et de greffe », le Roi pouvait, « [j]usqu’au 31 décembre 1996 au plus tard, par arrêté délibéré en Conseil des Ministres, prendre toutes les mesures propres à assurer la bonne exécution des règlements et des directives du Conseil ou de la Commission des Communautés européennes, relatifs à l’abolition des frontières fiscales au 1er janvier 1993, ainsi que l’exacte perception de la taxe ».
Selon cette même disposition, le Roi devait saisir les chambres législatives, immédiatement si elles étaient réunies, sinon dès l’ouverture de leur plus prochaine session, d’un projet de loi de confirmation des arrêtés pris en la matière. L’article 2 de la loi du 15 octobre 1998 « modifiant le Code de la taxe sur la valeur ajoutée » a prolongé jusqu’au 31 décembre 1999 le délai d’application de l’habilitation précitée.
B.8.2. L’article 39quater a été inséré dans le Code de la TVA par l’article 11 de l’arrêté royal du 22 décembre 1995 « modifiant le Code de la taxe sur la valeur ajoutée » (ci-après :
l’arrêté royal du 22 décembre 1995), pris sur la base de l’article 105, précité, du Code de la TVA.
Il ressort du préambule de cet arrêté royal que l’adoption de celui-ci avait été dictée par « l’urgence motivée par le fait que la Directive 95/7/CE [du Conseil du 10 avril 1995
‘ modifiant la directive 77/388/CEE et portant nouvelles mesures de simplification en matière
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de taxe sur la valeur ajoutée - champ d’application de certaines exonérations et modalités pratiques de leur mise en œuvre ’ (ci-après : la directive 95/7/CE)] entre en vigueur le 1er janvier 1996 et qu’elle apporte des modifications qui, à défaut de mesures, feraient naître une grande insécurité juridique à partir de cette date ».
Aux termes de l’article 39quater du Code de la TVA, tel qu’il avait été instauré par l’article 11 de l’arrêté royal du 22 décembre 1995, le Roi était habilité à fixer « les limites et les conditions d’application » de l’exemption contenue dans ce dernier article.
B.8.3. L’article 1er de l’arrêté royal du 10 novembre 1996 « modifiant le Code de la taxe sur la valeur ajoutée » (ci-après : l’arrêté royal du 10 novembre 1996) a apporté les modifications suivantes dans l’article 39quater du Code de la TVA :
« A) les mots ‘ dans les conditions et les limites fixées par le Roi ’ sont supprimés;
B) il est ajouté un alinéa 2, rédigé comme suit :
‘ Le Roi fixe les limites et les conditions d’applications de la présente exemption et peut à cet effet déroger aux articles 17, 22, 24 et 25septies. ’ ».
Cette modification habilite le Roi non seulement à fixer les limites et les conditions d’application de l’exemption contenue dans l’article 39quater du Code de la TVA, mais aussi à déroger, pour ce faire, aux articles 17, 22, 24 et 25septies du même Code.
Il ressort du préambule de cet arrêté royal que l’adoption de celui-ci avait été dictée également par le fait que la directive 95/7/CE était entrée en vigueur le 1er janvier 1996.
B.8.4. L’article 3 de la loi du 15 octobre 1998 « modifiant le Code de la taxe sur la valeur ajoutée » (ci-après : la loi du 15 octobre 1998) a confirmé les arrêtés royaux, précités, du 22 décembre 1995 et du 10 novembre 1996 « avec effet aux dates de leur entrée en vigueur respective ».
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À la suite de cette confirmation, qui n’est pas contestée dans l’affaire présentement examinée, les dispositions des arrêtés royaux du 22 décembre 1995 et du 10 novembre 1996
ont acquis force de loi.
B.8.5. L’article 26 de la loi du 17 décembre 2012 « modifiant le Code de la taxe sur la valeur ajoutée (I) » a remplacé, à l’article 39quater, § 1er, alinéa 2, du Code de la TVA, les mots « aux articles 17, 22, 24 et 25septies » par les mots « aux articles 16, § 1er, 17, 22, § 1er, 22bis, 24 et 25sexies ». Il ressort des travaux préparatoires que cette modification est de nature purement technique et qu’elle avait été dictée par « la nouvelle formulation des articles 16, 17, 22, 22bis et 25sexies du Code » (Doc. parl., Chambre, 2012-2013, DOC 53-2450/001, p. 19).
B.9.1. Dans l’affaire présentement examinée, il y a lieu de considérer que l’exemption fiscale contenue dans l’article 39quater, § 1er, alinéa 1er, du Code de la TVA, par suite de la confirmation par la loi du 15 octobre 1998 des arrêtés royaux du 22 décembre 1995 et du 10 novembre 1996, a été instaurée par la loi.
B.9.2. En conférant au Roi, de manière générale et sans autre précision, le pouvoir de fixer les limitations et les conditions d’application de cette exemption et de déroger à cet effet aux articles 16, § 1er, 17, 22, § 1er, 22bis, 24 et 25sexies du Code de la TVA, le législateur habilite le Roi à déterminer un élément essentiel de la TVA. En effet, en limitant une exemption fiscale instaurée par la loi, le Roi contribue à déterminer les faits et les situations qui entraînent la débition de la taxe concernée, de sorte qu’il est porté atteinte à la garantie que nul ne peut être soumis à un impôt qui n’a pas été décidé par une assemblée délibérante démocratiquement élue.
B.9.3. Dès lors qu’il ne ressort d’aucune disposition législative que les mesures prises par le Roi doivent être examinées et confirmées par le pouvoir législatif dans un délai relativement bref, il n’est pas satisfait à l’une des conditions auxquelles une délégation au Roi du pouvoir de déterminer un élément essentiel d’un impôt peut être considérée comme justifiée. Du reste, l’arrêté royal du 25 février 1996, pris en exécution de la disposition en cause, n’a jamais fait l’objet d’une confirmation législative.
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Le fait que le Roi, pour exécuter la disposition en cause, est tenu de respecter les directives de l’Union européenne applicables en l’espèce n’est pas de nature à remédier à l’inconstitutionnalité de la disposition en cause.
B.10. La disposition en cause n’est pas compatible avec les articles 10, 11, 170, § 1er, et 172, alinéa 2, de la Constitution.
Quant au maintien des effets
B.11. Le Conseil des ministres demande à la Cour de maintenir les effets de la disposition en cause afin de permettre au législateur de confirmer l’arrêté royal du 25 février 1996. Il estime qu’un constat d’inconstitutionnalité de la disposition en cause entraîne une incompatibilité du droit belge avec la directive 2006/112/CE, dès lors que, selon la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, les exemptions de TVA doivent être interprétées strictement , et qu’il serait porté atteinte à cette interprétation stricte si la disposition législative qui constitue le fondement de la liste limitative de biens contenue dans l’annexe à l’arrêté royal du 25 février 1996 était déclarée inconstitutionnelle.
B.12.1. Le maintien des effets doit être considéré comme une exception à la nature déclaratoire de l’arrêt rendu au contentieux préjudiciel. Avant de décider de maintenir les effets de la disposition en cause, la Cour doit constater que l’avantage tiré de l’effet du constat d’inconstitutionnalité non modulé est disproportionné par rapport à la perturbation qu’il impliquerait pour l’ordre juridique.
B.12.2. Le Conseil des ministres ne démontre pas qu’un constat d’inconstitutionnalité non modulé impliquerait une perturbation pour l’ordre juridique. En effet, un constat d’inconstitutionnalité d’une disposition législative au contentieux préjudiciel n’entraîne pas en soi la disparition de l’ordonnancement juridique des arrêtés d’exécution qui auraient été pris sur la base de cette disposition. Ainsi, dans l’affaire présentement examinée, le constat d’inconstitutionnalité n’a pas en soi pour effet de faire disparaître l’arrêté royal du 25 février
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1996 de l’ordre juridique. Au demeurant, le Conseil des ministres ne démontre pas de manière convaincante qu’un constat d’inconstitutionnalité non modulé entraînerait une incompatibilité du droit belge avec le droit de l’Union européenne
B.13. Il n’y a pas lieu de maintenir les effets de la disposition en cause.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 39quater, § 1er, alinéa 2, du Code de la taxe sur la valeur ajoutée viole les articles 10, 11, 170, § 1er, et 172, alinéa 2, de la Constitution.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 19 janvier 2023.
Le greffier, Le président,
P.-Y. Dutilleux L. Lavrysen