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19/01/2023 | BELGIQUE | N°8/2023

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 19 janvier 2023, 8/2023


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 8/2023
du 19 janvier 2023
Numéros du rôle : 7736 et 7740
En cause : les questions préjudicielles concernant l’article 32decies, § 1/1, de la loi du 4 août 1996 « relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail », posées par la Cour d’appel de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée du juge T. Giet, faisant fonction de président, du président L. Lavrysen, et des juges J. Moerman, M. Pâques, D. Pieters, E. Bribosia et K. Jadin, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le juge

T. Giet,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudic...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 8/2023
du 19 janvier 2023
Numéros du rôle : 7736 et 7740
En cause : les questions préjudicielles concernant l’article 32decies, § 1/1, de la loi du 4 août 1996 « relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail », posées par la Cour d’appel de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée du juge T. Giet, faisant fonction de président, du président L. Lavrysen, et des juges J. Moerman, M. Pâques, D. Pieters, E. Bribosia et K. Jadin, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le juge T. Giet,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
a. Par arrêt du 22 avril 2021, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 24 janvier 2022, la Cour d’appel de Liège a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 32decies paragraphe 1/1 de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution lus en combinaison ou non avec l’article 6 de la Convention européenne des droits l’homme s’il était interprété comme permettant à la victime d’un acte de violence au travail d’opérer devant les seules juridictions du travail un choix entre la réparation intégrale de son préjudice ou la réparation forfaitaire de ce même préjudice alors que cette même victime de faits identiques ne disposerait plus de ce choix si des poursuites sont engagées, devant une juridiction répressive, contre l’auteur de cette prévention ? ».
b. Par arrêt du 25 novembre 2021, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 25 janvier 2022, la Cour d’appel de Liège a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 32decies paragraphe 1/1 de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution lus en combinaison ou non avec l’article 6 de la Convention européenne des droits l’homme s’il était interprété comme permettant à la victime d’un acte de violence au travail d’opérer devant les seules juridictions
ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.008
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du travail un choix entre la réparation intégrale de son préjudice ou la réparation forfaitaire de ce même préjudice alors que cette même victime de faits identiques, qui se constitue partie civile à l‘occasion de poursuite engagée devant une juridiction répressive, ne disposerait plus de ce choix contre l’auteur reconnu coupable de cette prévention ? ».
Ces affaires, inscrites sous les numéros 7736 et 7740 du rôle de la Cour, ont été jointes.
Des mémoires ont été introduits par :
- A.K., V.D. et C.T., assistées et représentées par Me O. Moureau et Me M. Duchesne, avocats au barreau de Liège-Huy (dans l’affaire n° 7736);
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me H. Deckers et Me C. Minne, avocats au barreau de Liège-Huy (dans les deux affaires).
Le Conseil des ministres a également introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 26 octobre 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs E. Bribosia et D. Pieters, a décidé que les affaires étaient en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 9 novembre 2022 et les affaires mises en délibéré.
À la suite de la demande du Conseil des ministres à être entendu, la Cour, par ordonnance du 9 novembre 2022, a fixé l’audience au 7 décembre 2022.
À l’audience publique du 7 décembre 2022 :
- ont comparu :
. Me V. Danau, avocat au barreau de Liège-Huy, loco Me H. Deckers, et Me L. Mesdom, avocat au barreau de Liège-Huy, loco Me C. Minne, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteurs E. Bribosia et D. Pieters ont fait rapport;
- les avocats précités ont été entendus;
- les affaires ont été mises en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
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II. Les faits et les procédures antérieures
Affaire n° 7736
P.G. est prévenu d’avoir fait obstacle au contrôle de l’inspection sociale au sein de l’établissement horeca tenu par lui, d’avoir commis un acte de violence au travail à l’encontre des inspectrices sociales A.K., V.D. et C.T.
lors de ce contrôle, de ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour que la copie du contrat de travail d’une travailleuse à temps partiel se trouve dans un lieu facilement accessible et, par connexité, d’avoir verbalement menacé A.K., V.D. et C.T. « d’un attentat contre les personnes ou les propriétés punissable d’une peine criminelle ou d’un emprisonnement de trois mois au moins » et, enfin, d’avoir outragé les inspectrices sociales V.D., A.K. et C.T., soit des « personnes ayant un caractère public ».
A.K., V.D. et C.T. se sont constituées parties civiles afin de solliciter la réparation du dommage qu’elles ont subi, en lien notamment avec l’acte de violence au travail dont elles ont été victimes. En se fondant sur l’article 32decies, § 1/1, de la loi du 4 août 1996 « relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail » (ci-après : la loi du 4 août 1996), elles réclament une indemnité équivalente à six mois de rémunération brute, ou, à titre subsidiaire, à trois mois de rémunération brute.
Par un jugement du 14 janvier 2019, P.G. est condamné par le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège, du chef des préventions retenues à sa charge. Au civil, le Tribunal refuse d’appliquer l’article 32decies, § 1/1, de la loi du 4 août 1996. Il refuse ainsi d’octroyer une indemnisation forfaitaire à A.K., V.D. et C.T. à titre de réparation du dommage qu’elles ont subi en raison de l’acte de violence au travail. Le Tribunal leur accorde toutefois une indemnisation qu’il évalue ex aequo et bono.
En appel, la Cour d’appel de Liège confirme la culpabilité de P.G. et le condamne à des peines pénales. Sur le plan civil, la Cour d’appel constate qu’une juridiction répressive n’est pas compétente pour accorder une indemnisation forfaitaire à la victime d’un acte de violence au travail sur la base l’article 32decies, § 1/1, de la loi du 4 août 1996, mais décide de poser la question préjudicielle susvisée, avant de statuer sur le fond.
Affaire n° 7740
Y.Z. et C.B. sont prévenus d’avoir assujetti frauduleusement Y.Z. à la législation sur la sécurité sociale des travailleurs et de ne pas avoir communiqué des données relatives à une travailleuse à l’institution chargée de la perception des cotisations de sécurité sociale. Y.Z. et A.Z. sont par ailleurs prévenus d’avoir commis un acte de violence au travail à l’encontre d’un inspecteur social et d’un agent de police, et d’avoir fait obstacle à un contrôle de l’inspection sociale.
L’État belge, l’inspecteur social A.L. et l’inspectrice principale de police J.M. se sont constitués parties civiles afin de solliciter la réparation de leur dommage, en lien notamment avec l’acte de violence au travail. A.L.
fonde sa demande sur l’article 32decies, § 1/1, de la loi du 4 août 1996, afin d’obtenir une indemnité équivalente à six mois de rémunération brute. À titre subsidiaire, il demande qu’une question préjudicielle soit posée à la Cour.
Par un jugement du 13 janvier 2020, Y.Z., C.B. et A.Z. sont condamnés par le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège, du chef des préventions retenues à leur charge. Au civil, le Tribunal refuse d’appliquer l’article 32decies, § 1/1, de la loi du 4 août 1996, et refuse dès lors d’octroyer une indemnisation forfaitaire à A.L.
à titre de réparation de son dommage. Cependant, le Tribunal lui accorde une indemnisation d’1 euro provisionnel, en se réservant à statuer pour le surplus. Quant à J.M., le Tribunal lui accorde une indemnité évaluée ex aequo et bono.
En appel, la Cour d’appel de Liège confirme le jugement attaqué, mais décide, au civil, de poser la question préjudicielle susvisée à la Cour, avant de statuer sur le fond.
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III. En droit
-A-
A.1.1. Dans l’affaire n° 7736, A.K., V.D. et C.T. rappellent que la Cour doit examiner la question de savoir s’il existe une discrimination résultant de la différence de traitement entre des situations identiques, lorsque la disposition en cause est interprétée en ce sens que la victime d’un acte de violence au travail n’a le choix entre une réparation intégrale de son préjudice et une réparation forfaitaire de celui-ci que devant les juridictions du travail.
A.1.2. A.K., V.D. et C.T. expliquent que l’article 32decies de la loi du 4 août 1996 a été modifié par une loi du 28 mars 2014, afin d’introduire la possibilité, pour la victime d’actes de violence au travail, de demander au juge une indemnité forfaitaire à titre de réparation du préjudice subi. L’introduction de cette possibilité d’opter pour une indemnisation forfaitaire répond à un double objectif. D’une part, le législateur a souhaité alléger la charge de la preuve du dommage subi par la victime d’un acte de violence au travail. D’autre part, il a voulu clarifier les montants auxquels l’auteur de l’acte de violence au travail serait condamné, en espérant que cela ait un effet dissuasif sur celui-ci. Par ailleurs, il ressort des travaux préparatoires que l’intention du législateur était de poser le principe de la compétence du tribunal du travail lorsqu’est introduite une demande de dommages et intérêts en réparation de comportements abusifs.
A.1.3. A.K., V.D. et C.T. soutiennent que les victimes d’actes de violence au travail qui introduisent une demande d’indemnisation devant les juridictions du travail, d’une part, et les victimes d’actes de violence au travail qui se constituent parties civiles dans le cadre d’une procédure pénale, se trouvent dans des situations comparables.
En effet, il s’agit des mêmes victimes des mêmes actes de violence au travail qui recherchent une indemnisation de leur dommage.
A.1.4. Selon A.K., V.D. et C.T., l’interprétation du juge a quo induit une différence de traitement entre les victimes d’actes de violence au travail. Tandis que les premières ont le choix entre une indemnisation forfaitaire de leur dommage, ce qui les dispense d’en apporter la preuve, les secondes ne disposent pas de ce choix et doivent dès lors apporter la preuve de leur dommage réel. Le critère de distinction est celui de la nature de la juridiction saisie de la demande d’indemnisation.
A.1.5. A.K., V.D. et C.T. considèrent que la différence de traitement n’est pas objectivement justifiée.
Les buts que le législateur poursuivait en modifiant la disposition en cause en 2014 sont pertinents dans les deux situations comparées. Qui plus est, l’intention du législateur de produire un effet dissuasif sur l’auteur de l’acte de violence est d’autant plus pertinente dans le cadre d’une procédure pénale. Par ailleurs, il ne semble pas que la volonté du législateur ait été d’attribuer aux juridictions du travail la compétence exclusive de connaître de demandes d’indemnisation des victimes d’actes de violence au travail. En effet, il ne ressort pas des travaux préparatoires que le législateur aurait exclu des dérogations à cette compétence de principe des juridictions du travail.
L’interprétation selon laquelle les juridictions du travail sont exclusivement compétentes pour connaître des demandes d’indemnisation des victimes d’actes de violence au travail entraîne une limitation disproportionnée des droits de la victime. En effet, selon cette interprétation, la victime d’un acte de violence au travail qui s’est constituée partie civile devant une juridiction pénale serait obligée d’apporter la preuve de son dommage réel, ce qui est difficile. Dans la pratique, il en résulte souvent une indemnisation ex aequo et bono de la victime, ce qui n’est pas satisfaisant. En outre, comme l’a soulevé le juge a quo, dès lors que la victime est obligée d’agir devant la juridiction du travail pour solliciter l’indemnisation forfaitaire de son dommage, pour des faits identiques à ceux dont est saisi le juge pénal, la victime s’exclut elle-même du procès pénal. Or, la décision quant à l’action publique est susceptible d’avoir une influence sur la décision du tribunal du travail. En conséquence, le critère de distinction n’est pas pertinent et la mesure en cause entraîne des effets disproportionnés.
A.1.6. A.K., V.D. et C.T. concluent que la question préjudicielle dans l’affaire n° 7736 appelle une réponse affirmative.
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A.2.1. Dans les affaires nos 7736 et 7740, le Conseil des ministres rappelle l’historique de la disposition en cause. L’article 32decies de la loi du 4 août 1996 a été introduit par une loi du 11 juin 2002. Ensuite, il a été modifié une première fois par une loi du 6 février 2007. La volonté du législateur était alors de maintenir la compétence de principe du tribunal du travail. Le législateur n’a toutefois pas voulu priver la victime de faits de violence au travail de la possibilité de réclamer des dommages et intérêts devant les juridictions pénales. La disposition en cause a ensuite été modifiée une seconde fois, par une loi du 28 mars 2014. C’est alors que le législateur a introduit une option au niveau de l’indemnisation de la victime d’un acte de violence au travail, en permettant à celle-ci de prouver le dommage qu’elle a réellement subi ou de réclamer une indemnisation forfaitaire correspondant à trois mois de rémunération brute, voire à six mois de rémunération brute dans certains cas.
A.2.2. Le Conseil des ministres observe que la modification de la disposition en cause par la loi du 28 mars 2014 n’avait pas pour objet de modifier les compétences d’attribution des juridictions pour connaître d’une demande d’indemnisation. Le législateur n’a pas entendu confier au seul tribunal du travail la question des dommages et intérêts que peut réclamer une victime d’un acte de violence au travail. Le tribunal correctionnel est également compétent pour connaître d’une telle demande, lorsque le demandeur s’est constitué partie civile dans le cadre de poursuites pénales. Il ressort d’ailleurs des décisions de renvoi que la disposition en cause peut être interprétée comme permettant à la juridiction répressive de se déclarer compétente pour accorder une indemnisation forfaitaire à la victime. Dès lors, il n’existe aucune différence de traitement injustifiée. Qu’elle ait porté sa demande devant le tribunal du travail ou devant le juge pénal, la victime d’un acte de violence au travail peut réclamer à l’auteur des faits soit une indemnisation forfaitaire, soit l’indemnisation du dommage effectivement subi. Cette interprétation se justifie d’autant plus que le législateur entendait, en clarifiant le montant auquel l’auteur des faits est condamné, que celui-ci soit dissuadé de commettre un acte de violence au travail. Il ressort des travaux préparatoires que la volonté du législateur était d’offrir aux victimes d’un acte de violence au travail la possibilité d’être indemnisées de manière forfaitaire, sans faire de distinction selon la juridiction à laquelle elles s’adressent.
A.2.3. Le Conseil des ministres conclut qu’il faut admettre que la victime d’un acte de violence au travail peut réclamer l’indemnisation forfaitaire de son dommage, même si la demande est portée devant la juridiction pénale, et il propose dès lors une interprétation de la disposition en cause qui est conforme à la Constitution.
A.3.1. Dans son mémoire en réponse dans les affaires nos 7736 et 7740, le Conseil des ministres observe que A.K., V.D. et C.T. relèvent à raison que la volonté du législateur n’a pas été d’attribuer aux juridictions du travail la compétence exclusive de connaître des demandes d’indemnisation des victimes d’actes de violence au travail.
C’est également à raison que A.K., V.D. et C.T. soutiennent que le législateur n’a pas voulu priver les juridictions pénales de la compétence de connaître de demandes de dommages et intérêts émanant de ces victimes.
A.3.2. Après avoir rappelé l’argumentation contenue dans son mémoire, le Conseil des ministres considère que l’on ne peut soutenir, comme le font A.K., V.D. et C.T., qu’il existerait une différence de traitement entre les victimes d’actes de violence au travail, selon qu’elles portent leur demande de dommages et intérêts devant les juridictions du travail ou devant les juridictions répressives.
-B-
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1.1. L’article 32decies, § 1/1, de la loi du 4 août 1996 « relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail » (ci-après : la loi du 4 août 1996) dispose :
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« Toute personne qui justifie d’un intérêt peut intenter une procédure devant le tribunal du travail pour demander des dommages et intérêts.
En réparation du préjudice matériel et moral causé par la violence ou le harcèlement moral ou sexuel au travail, l’auteur des faits est redevable de dommages et intérêts correspondant, au choix de la victime :
1° soit au dommage réellement subi par elle, à charge pour elle de prouver l’étendue de ce dommage;
2° soit à un montant forfaitaire correspondant à trois mois de rémunération brute.
Le montant s’élève à six mois de rémunération brute dans l’une des trois hypothèses suivantes :
a) les conduites sont liées à un critère de discrimination visé dans les lois tendant à lutter contre les discriminations;
b) l’auteur se trouve dans une relation d’autorité vis-à-vis de la victime;
c) en raison de la gravité des faits.
Le montant forfaitaire visé à l’alinéa 2, 2°, ne peut être accordé aux personnes autres que celles visées à l’article 2, § 1er, qui entrent en contact avec les travailleurs lors de l’exécution de leur travail lorsqu’elles agissent en dehors du cadre de leur activité professionnelle.
La rémunération mensuelle brute de l’indépendant est calculée en tenant compte des revenus professionnels bruts imposables indiqués dans la feuille de revenus la plus récente de l’impôt des personnes divisé par douze.
La rémunération mensuelle brute servant de base à la fixation du montant forfaitaire visé à l’alinéa 2, 2°, ne peut pas dépasser le montant des salaires mentionné à l’article 39 de la loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail, divisé par douze ».
Cette disposition figure dans la sous-section 3 (« La protection des travailleurs, des employeurs et des autres personnes qui se trouvent sur le lieu de travail contre la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail »), de la section 2 (« Dispositions spécifiques concernant la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail ») du chapitre Vbis (« Dispositions spécifiques concernant la prévention des risques psychosociaux au travail dont le stress, la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail ») de la loi du 4 août 1996.
B.1.2. La violence au travail est définie comme visant chaque situation de fait dans laquelle un travailleur ou une autre personne à laquelle la section 2 (« Dispositions spécifiques concernant la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail ») est applicable, est menacé
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ou agressé psychiquement ou physiquement lors de l’exécution du travail (article 32ter, alinéa 1er, 1°, de la loi du 4 août 1996).
B.1.3. Le paragraphe 1/1 de l’article 32decies de la loi du 4 août 1996 a été inséré dans cette disposition par la loi du 28 mars 2014 « modifiant le Code judiciaire et la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail en ce qui concerne les procédures judiciaires » (ci-après : la loi du 28 mars 2014).
La loi du 28 mars 2014 a également modifié l’article 578, 11o, du Code judiciaire, qui dispose :
« Le tribunal du travail connaît :
[…]
11° des contestations relatives aux risques psychosociaux au travail, dont la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail, qui sont fondées sur le chapitre Vbis de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail ».
Toutefois, la loi précitée n’a pas modifié l’article 578, 7o, du Code judiciaire. En vertu de cette disposition, qui n’est pas en cause, le tribunal du travail connaît « des contestations civiles résultant d'une infraction aux lois et arrêtés relatifs à la réglementation du travail et aux matières qui relèvent de la compétence du tribunal du travail, sans préjudice de l’application des dispositions qui attribuent cette compétence aux juridictions répressives lorsqu’elles sont saisies de l’action publique ».
B.1.4. Par la modification de l’article 32decies, le législateur a posé, à l’alinéa 1er du paragraphe 1/1, le principe de la compétence du tribunal du travail pour connaître des demandes en réparation du dommage matériel et moral résultant d’un acte de violence ou de harcèlement moral ou sexuel au travail. L’alinéa 2 du paragraphe 1/1 porte sur la réparation du dommage que la victime a subi à la suite des comportements abusifs. Dans cet alinéa 2, le législateur a plus précisément introduit la possibilité pour la victime d’un acte de violence ou de harcèlement au travail de choisir entre, d’une part, une réparation du dommage réel, ce qui implique qu’elle
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doit apporter la preuve du dommage réellement subi par elle, et, d’autre part, une indemnisation forfaitaire de son dommage (Doc. parl., Chambre, 2013-2014, DOC 53-3101/001 et DOC 53-3102/001, pp. 7 et 71).
B.2.1. À propos de ce choix entre une réparation forfaitaire et une réparation intégrale du dommage subi par la victime d’un acte de violence, de harcèlement moral ou sexuel au travail, les travaux préparatoires mentionnent :
« [...] Il n’était pas prévu d’indemnité forfaitaire dans la loi pour réparer les dommages découlant de la violence ou du harcèlement. La victime devait dès lors en vertu du droit commun apporter la preuve du dommage qu’elle avait réellement subi et du lien de causalité entre les comportements et le dommage. Or, il est généralement très difficile d’obtenir une réparation effective du dommage subi (surtout le dommage moral) en raison des problèmes de preuve inhérents à de telles actions. Le système du forfait résout ce problème de preuve et permet une économie substantielle de débats sur le montant de l’indemnisation.
Introduire cette indemnisation forfaitaire a également pour avantage de clarifier le montant auquel [lire : que] l’auteur de faits de harcèlement serait condamné à payer, avec l’espoir que cela ait un effet dissuasif sur cet auteur. Jusqu’ici, les juges décidaient du montant de l’indemnisation ex aequo et bono. Certains d’ailleurs ont utilisé erronément le forfait prévu dans le cadre de l’article 32tredecies précité (c.-à-d. le dédommagement en cas de violation de la protection contre le licenciement) pour réparer les dommages découlant de la violence ou du harcèlement » (ibid., p. 72).
B.2.2. En commission, la ministre a précisé :
« En ce qui concerne le but visé par le forfait, [...] :
- il doit être suffisamment dissuasif;
- il doit faciliter l’administration de la charge de la preuve relative au préjudice, lorsque les faits sont établis. Si aucun forfait n’était prévu, la victime devrait prouver de manière très circonstanciée le préjudice subi et démontrer l’existence d’un lien de cause à effet entre les faits et le préjudice » (Doc. parl., Sénat, 2013-2014, n° 5-2468/2, p. 5).
B.2.3. Il ressort également des travaux préparatoires qu’en permettant un dédommagement forfaitaire de la victime d’un acte de violence ou de harcèlement moral ou sexuel au travail, le législateur a souhaité harmoniser la législation sur le bien-être au travail avec la législation relative à la lutte contre les discriminations, qui prévoit des cas de dédommagement forfaitaire de la victime (Doc. parl., Chambre, 2013-2014, DOC 53-3101/001 et DOC 53-3102/001, p. 12).
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Quant aux questions préjudicielles
B.3. Les questions préjudicielles portent sur la compatibilité de la disposition en cause avec les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés ou non avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, dans l’interprétation selon laquelle la victime d’un acte de violence au travail peut opérer un choix entre une réparation intégrale et une réparation forfaitaire de son dommage uniquement devant les juridictions du travail, à l’exclusion des juridictions pénales, devant lesquelles des poursuites pénales peuvent être engagées pour les mêmes faits et devant lesquelles la victime peut se constituer partie civile.
B.4 Il ressort des décisions de renvoi que la juridiction a quo déduit de l’article 3 du titre préliminaire du Code d’instruction criminelle et de l’article 578, 7°, du Code judiciaire que les juridictions répressives sont compétentes pour connaître de faits de violence au travail commis en infraction à la loi du 4 août 1996, et pour statuer sur l’action civile y relative.
Par ailleurs, la juridiction a quo interprète la disposition en cause comme s’appliquant uniquement aux tribunaux du travail, de sorte que les juridictions répressives ne peuvent pas, dans cette interprétation, accorder une indemnisation forfaitaire à la victime d’un acte de violence au travail sur la base de la disposition en cause.
B.5. C’est dans cette interprétation que la Cour examine si la disposition en cause est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.6. Dans l’interprétation retenue par la juridiction a quo, la disposition en cause fait naître une différence de traitement entre, d’une part, la personne qui demande la réparation de son dommage résultant d’un acte de violence au travail devant une juridiction du travail et, d’autre part, la personne qui demande la réparation du même dommage devant une juridiction répressive dans le cadre d’une constitution de partie civile.
Tandis que la première peut solliciter une réparation forfaitaire de son dommage sur la base de la disposition en cause, ce qui la dispense de prouver l’étendue de son dommage, la seconde
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doit démontrer l’étendue de son dommage réel pour obtenir une réparation. Or, comme il ressort des travaux préparatoires cités en B.2.1, il est très difficile pour une victime d’un acte de violence au travail de prouver l’étendue de son dommage, surtout lorsqu’il s’agit d’un dommage moral.
B.7. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-
discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.8.1. Il ressort des travaux préparatoires cités en B.2.1 à B.2.3 qu’en offrant à la victime d’un acte de violence au travail la possibilité d’opter pour une réparation forfaitaire de son dommage plutôt que pour une réparation intégrale qui requiert qu’elle démontre au préalable l’étendue du dommage qu’elle a réellement subi, le législateur a voulu alléger la charge de la preuve de la victime, réduire le nombre de contestations relatives au montant de l’indemnisation et créer un effet dissuasif sur l’auteur des faits. Enfin, il a également voulu harmoniser la législation sur le bien-être au travail avec la législation relative à la lutte contre les discriminations.
B.8.2. Dans son mémoire, le Conseil des ministres indique que la modification de la disposition en cause par la loi du 28 mars 2014 n’a pas eu pour objet de modifier les compétences respectives des juridictions du travail et des juridictions pénales pour connaître d’une demande d’indemnisation d’une victime d’un acte de violence au travail.
B.8.3. En conséquence, puisque le législateur a voulu laisser intacte la possibilité pour la victime d’un acte de violence au travail de demander la réparation de son dommage devant les juridictions pénales, il est dénué de pertinence, eu égard aux objectifs poursuivis par la disposition en cause, d’accorder à cette victime la possibilité d’opter pour une réparation forfaitaire uniquement devant les juridictions du travail et non également devant les juridictions
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pénales. Les motifs mentionnés en B.8.1 sont en effet tout aussi valables pour l’introduction d’une demande d’indemnisation devant une juridiction pénale que devant une juridiction du travail.
B.9. Dans cette interprétation, la disposition en cause n’est pas compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.10.1. À l’instar du Conseil des ministres, la Cour constate qu’une autre interprétation de la disposition en cause est possible. Celle-ci peut en effet être interprétée comme permettant à la victime d’un acte de violence au travail de demander également devant le juge pénal une indemnité forfaitaire sur la base de la disposition en cause.
B.10.2. Dans cette interprétation, la disposition en cause est compatible avec les articles 10
et 11 de la Constitution.
B.11. Le contrôle au regard de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, lu en combinaison avec les articles 10 et 11 de la Constitution, ne conduit pas à une autre conclusion.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
- L’article 32decies, § 1/1, de la loi du 4 août 1996 « relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail » viole les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, dans l’interprétation selon laquelle il ne permet pas aux juridictions répressives d’accorder aux victimes d’un acte de violence au travail l’indemnité forfaitaire qu’il prévoit.
- La même disposition ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, dans l’interprétation selon laquelle elle permet aux juridictions répressives d’accorder aux victimes d’un acte de violence au travail l’indemnité forfaitaire qu’elle prévoit.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 19 janvier 2023.
Le greffier, Le président f.f.,
P.-Y. Dutilleux T. Giet


Synthèse
Numéro d'arrêt : 8/2023
Date de la décision : 19/01/2023
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

- Violation (article 32decies, § 1/1, de la loi du 4 août 1996, dans l'interprétation selon laquelle il ne permet pas aux juridictions répressives d'accorder aux victimes d'un acte de violence au travail l'indemnité forfaitaire qu'il prévoit) - Non-violation (la même disposition, dans l'interprétation selon laquelle elle permet aux juridictions répressives d'accorder aux victimes d'un acte de violence au travail l'indemnité forfaitaire qu'elle prévoit)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - les questions préjudicielles concernant l'article 32decies, § 1/1, de la loi du 4 août 1996 « relative au bien-être des travailleurs lors de l'exécution de leur travail », posées par la Cour d'appel de Liège. Droit du travail - Bien-être des travailleurs lors de l'exécution de leur travail - Victime d'un acte de violence au travail - Compétence du tribunal du travail - Choix entre la réparation intégrale du préjudice subi ou la réparation forfaitaire - Choix n'existant pas devant une juridiction pénale


Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2023-01-19;8.2023 ?

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