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12/01/2023 | BELGIQUE | N°1/2023

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 12 janvier 2023, 1/2023


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 1/2023
du 12 janvier 2023
Numéro du rôle : 7620
En cause : les questions préjudicielles relatives aux articles 27 et 72 de la loi du 15 décembre 1980 « sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers », posées par le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jad

in, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président P. Nihoul,
après en ...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 1/2023
du 12 janvier 2023
Numéro du rôle : 7620
En cause : les questions préjudicielles relatives aux articles 27 et 72 de la loi du 15 décembre 1980 « sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers », posées par le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par jugement du 2 juillet 2021, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 4 août 2021, le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles a posé les questions préjudicielles suivantes :
« 1. Dans l’interprétation selon laquelle il n’implique pas l’application de l’article 31, § 3
de la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive au pourvoi en cassation introduit contre l’arrêt de la chambre des mises en accusation statuant en matière de privation de liberté administrative d’un étranger, l’article 72, alinéa 4 de la loi du 15 décembre 1980 viole-t-i1 les articles 10 et 11 de la Constitution lus en combinaison avec les articles 5, § 4, et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, en ce qu’il crée une différence de traitement injustifiée entre un justiciable privé de liberté dans le cadre d’une détention préventive et un étranger en séjour illégal privé de liberté dans le cadre d’une détention administrative en application de la loi du 15 décembre 1980 ?
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2. Dans l’interprétation selon laquelle il autorise l’adoption d’une nouvelle décision de privation de liberté se substituant à une décision de prolongation de détention et ayant pour triple effet de :
- rendre sans objet le recours judiciaire portant sur la légalité de l’ancien titre de privation de liberté;
- mettre à néant la durée de détention déjà encourue et, partant, prolonger de manière imprévisible le délai de détention;
- soustraire l’étranger aux garanties reconnues pour les détentions de longue durée, telles que notamment le contrôle mensuel du respect des conditions de détention;
l’article 27, § 3 viole-t-il l’article 12 de la Constitution pris isolément ou lu en combinaison avec les articles 5 et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- S. M.D., assisté et représenté par Me P. Huget, avocat au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me S. Matray et Me C. Piront, avocats au barreau de Liège-Huy, et par Me S. Arkoulis, avocat au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 21 septembre 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs T. Detienne et W. Verrijdt, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 12 octobre 2022 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 12 octobre 2022.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et procédure antérieure
Le 24 mai 2019, S. M.D., ressortissant pakistanais, est arrêté sur le territoire belge. Le lendemain, il se voit adresser un ordre de quitter le territoire avec maintien en vue de l’éloignement. Deux décisions visant à prolonger sa détention sont prises respectivement les 23 juillet et 2 octobre 2019. Devant les tribunaux compétents, S. M.D.
attaque le titre de détention initial, ainsi que les prolongations susmentionnées. Le 9 septembre 2019, il introduit en outre une requête de remise en liberté, laquelle, après avoir été accueillie par la chambre du conseil, est rejetée par la chambre des mises en accusation. Le 1er octobre 2019, S. M.D. introduit un pourvoi en cassation dirigé contre cet arrêt de la chambre des mises en accusation.
Le 13 octobre 2019, un vol d’éloignement vers le Pakistan est prévu, mais il ne peut être exécuté car S. M.D.
refuse d’embarquer. Le lendemain, un réquisitoire de réécrou est pris à son encontre. Le 13 novembre 2019, la
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Cour de cassation estime que le pourvoi relatif à la requête de remise en liberté introduite le 9 septembre 2019 est devenu sans objet du fait du nouveau titre de détention. Le 22 janvier 2020, après la décision de prolongation de la détention par le biais du réquisitoire de réécrou et après le rejet de la requête de remise en liberté, S. M.D. attaque l’État belge en responsabilité par une citation devant le juge a quo. Le 25 janvier de la même année, S. M.D. est éloigné sous la contrainte.
Interrogé quant à l’interprétation par la Cour de cassation de la loi du 15 décembre 1980 « sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers », en particulier en ce qui concerne la procédure entourant la détention des étrangers, le juge a quo pose les questions préjudicielles reproduites plus haut.
III. En droit
-A-
Quant à la première question préjudicielle
A.1.1. Le demandeur devant le juge a quo estime tout d’abord que l’interprétation de l’article 72, alinéa 4, de la loi du 15 décembre 1980 « sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers »
(ci-après : la loi du 15 décembre 1980) mentionnée dans la question préjudicielle, qui est celle de la Cour de cassation, est erronée. Selon cette dernière, la disposition en cause fait nécessairement référence à la loi relative à la détention préventive qui était en vigueur lors de la promulgation de la loi du 15 décembre 1980 et renvoie donc non pas à la loi du 20 juillet 1990 « relative à la détention préventive » (ci-après : la loi du 20 juillet 1990), mais bien à la loi du 20 avril 1874 « relative à la détention préventive » (ci-après : la loi du 20 avril 1874), et, par conséquent, pour ce qui est de la procédure en cassation, au Code d’instruction criminelle. Le demandeur devant le juge a quo estime que rien ne justifie cette interprétation, puisque, en matière de procédure pénale, la loi nouvelle s’applique immédiatement. En outre, la loi du 20 avril 1874 ne peut être appliquée, puisqu’elle a été abrogée. La disposition en cause, malgré son antériorité historique, n’est qu’une référence générale à la loi et offre suffisamment de latitude pour pouvoir tenir compte des évolutions et modifications subséquentes. Enfin, le demandeur devant le juge a quo soutient qu’en tout état de cause, l’interprétation correcte peut également être déduite de l’adage lex speciali derogat generali.
A.1.2. À titre subsidiaire, le demandeur devant le juge a quo soutient que la disposition en cause fait naître une différence de traitement injustifiée entre les étrangers en séjour illégal qui sont privés de liberté et les justiciables qui sont privés de liberté dans le cadre d’une détention préventive, au détriment des premiers. En effet, la loi du 20 juillet 1990, en son article 31, §§ 2 et 3, prévoit, pour les personnes en détention préventive, un délai d’introduction du pourvoi en cassation de 24 heures à compter de la décision ainsi qu’un délai de prononcé de l’arrêt dans les quinze jours sous peine de remise en liberté immédiate, des conditions procédurales qui protègent manifestement davantage les intérêts du détenu que celles qui s’appliquent aux étrangers. Ces derniers, dans l’interprétation donnée par la Cour de cassation, doivent introduire leur pourvoi dans un délai de quinze jours, mais, surtout, ils ne bénéficient d’aucun délai d’urgence dans lequel ladite Cour est tenue de se prononcer. Les situations sont comparables, puisque ces personnes sont toutes privées de liberté. Le demandeur devant le juge a quo ajoute que la différence de traitement est d’autant plus injustifiée que, comme il ressort des travaux préparatoires, le législateur de 1980 souhaitait harmoniser les conditions procédurales de toutes les personnes privées de liberté. Au surplus, le demandeur devant le juge a quo note que la Cour de cassation elle-même avait émis une proposition d’insertion d’un article 72/1 dans la loi du 15 décembre 1980, en vue d’instaurer le délai de traitement de quinze jours.
A.1.3. Selon le demandeur devant le juge a quo, la disposition en cause est en outre incompatible avec les articles 13 et 15 de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 « relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier », dite « directive retour » (ci-après : la directive 2008/115/CE), ainsi qu’avec l’article 47 de la Convention européenne des droits de l’homme. Les articles précités de la directive 2008/115/CE garantissent à
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l’étranger qui est privé de liberté le droit à un recours effectif, garanti également par l’article 47 de la Convention, et à un contrôle juridictionnel accéléré. Selon le demandeur devant le juge a quo, il est manifeste que le long délai de saisine de la Cour de cassation, à savoir quinze jours, ainsi que les autres délais de traitement violent les dispositions visées plus haut.
Enfin, le demandeur devant le juge a quo soutient que la disposition en cause viole aussi les articles 5, paragraphe 4, et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, notamment en ce qui concerne l’obligation, pour une juridiction, de statuer à bref délai. Il fait cet égard mention de nombreux arrêts qui concernent aussi des carrousels de décisions privatives de liberté (CEDH, 30 juin 2020, Muhammad Saqawat c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2020:0630JUD005496218; 18 février 2020, Makdoudi c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2020:0218JUD001284815; 14 novembre 2013, M. D. c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2013:1114JUD005602810; 11 avril 2013, Firoz Muneer c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2013:0411JUD005600510).
A.1.4. Le demandeur devant le juge a quo souligne que les délais contenus dans la loi du 20 juillet 1990, appliqués aux étrangers, offriraient de nombreux avantages pleinement conformes à la philosophie de la Convention européenne des droits de l’homme et de la directive 2008/115/CE. Premièrement, ils diminueraient la durée de la privation de liberté de l’étranger détenu. Deuxièmement, ils simplifieraient la procédure.
Troisièmement, ils diminueraient le coût, pour la société, lié aux longues procédures et détentions. Enfin, ils permettraient de mettre fin à la discrimination soulevée dans la question préjudicielle.
A.2.1. À titre préliminaire, le Conseil des ministres estime que l’article 72 de la loi du 15 décembre 1980
renvoie aux dispositions légales relatives à la détention préventive. Or, lorsque cette loi est entrée en vigueur, il s’agissait du Code d’instruction criminelle et de la loi du 20 avril 1874. Cela ne fait aucun doute, puisqu’il est de jurisprudence constante de la Cour de cassation que la loi du 20 juillet 1990 ne s’applique pas, notamment parce qu’elle n’a pas modifié la loi du 15 décembre 1980.
A.2.2. Le Conseil des ministres estime, à titre subsidiaire, que les catégories mises en exergue dans la question préjudicielle ne sont pas comparables.
La détention préventive et la privation de liberté des étrangers diffèrent tout d’abord quant à leurs natures et à leurs objectifs. La détention préventive est une privation de liberté provisoire dans l’attente d’une décision pénale, qui n’a lieu qu’en cas d’absolue nécessité. C’est une mesure exceptionnelle à laquelle est attaché le bénéfice de garanties tirées de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. La privation de liberté organisée par la loi du 15 décembre 1980, quant à elle, est une mesure administrative dont le seul but est de permettre l’éloignement lorsqu’un ordre de quitter le territoire a été délivré. Elle est un accessoire nécessaire à cet ordre et constitue le corollaire du droit des États à contrôler le séjour des étrangers sur leur territoire. Enfin, la privation de liberté de l’étranger ne relève pas du champ d’application de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Outre cette différence majeure, le Conseil des ministres relève que ces régimes présentent d’autres distinctions, à commencer par les délais à respecter pour se pourvoir en cassation. Si, dans le cadre de la détention préventive, le pourvoi peut être formé dans un délai de 24 heures à compter de la décision de la chambre des mises en accusation, en raison de la très grande célérité requise face à l’urgence exceptionnelle de la situation, il n’en va pas de même pour les étrangers qui, eux, disposent d’un délai de quinze jours pour ce faire. Enfin, d’autres différences sont encore à pointer. Ainsi, les auteurs de la décision de privation de liberté ne sont pas les mêmes, puisque c’est le juge d’instruction qui prend cette décision pour les détenus, mais le ministre ou son délégué pour les étrangers. Les durées de détention diffèrent aussi : aucune durée maximale n’est prévue pour les détenus, alors qu’une durée maximale est prévue pour les étrangers, qui ont aussi la possibilité simple de faire cesser la privation de liberté par l’exécution de la mesure d’éloignement.
A.2.3. À titre subsidiaire, le Conseil des ministres soutient qu’à supposer que les situations soient considérées comme étant comparables, la différence de traitement n’est pas discriminatoire. Il rappelle d’abord qu’aux termes de la jurisprudence de la Cour, l’application de procédures différentes n’est pas discriminatoire en soi. Le législateur de 1990 a choisi d’introduire un régime dérogatoire exceptionnel en matière de pourvoi en cassation, sans précisément modifier l’article 72 de la loi du 15 décembre 1980. Il ressort des travaux préparatoires
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de l’époque que la détention préventive méritait un traitement spécial, eu égard à l’urgence exceptionnelle, au respect des garanties de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi qu’au risque de double procédure. Or, ni l’urgence exceptionnelle ni les garanties de l’article 6 précité ne valent pour les étrangers qui sont privés de liberté. De plus, après l’écoulement d’un certain temps, l’étranger doit être libéré. Enfin, le risque de double procédure est moins présent, puisqu’il n’y a pas de contrôle mensuel automatique de la détention.
La différence de traitement est dès lors fondée sur un critère objectif, qui est celui de la nature de la détention.
Le Conseil des ministres relève que l’objectif légitime poursuivi en l’occurrence repose sur la question de la suppression de la double procédure et sur la réaction à l’urgence exceptionnelle, qui ne se pose pas pour les étrangers.
Enfin, le Conseil des ministres estime que la différence de traitement n’est pas disproportionnée. Il rappelle que l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme n’est qu’une lex specialis de l’article 13 de la même Convention et que la Cour constitutionnelle ne doit dès lors pas examiner sa compatibilité avec ce dernier.
Aux termes de la première disposition, le détenu doit avoir accès à un juge de la détention, ce qui est le cas pour les étrangers, puisqu’ils disposent d’un accès non seulement aux juridictions d’instruction, mais aussi au Conseil du contentieux des étrangers. La Cour européenne des droits de l’homme considère d’ailleurs que les modalités d’un contrôle judiciaire peuvent varier d’un domaine à l’autre, en fonction notamment du type de privation de liberté (CEDH, 1er septembre 2015, Khlaifia e.a. c. Italie, ECLI:CE:ECHR:2015:1215JUD001648312, § 129).
De plus, il est reconnu que la condition de célérité est moins stricte devant la juridiction d’appel (CEDH, 6 juillet 2021, Abdulkhanov c. Russie, ECLI:CE:ECHR:2021:0706JUD003501210, § 198).
A.3. Dans son mémoire en réponse, le demandeur devant le juge a quo conteste les conclusions que le Conseil des ministres tire quant à l’objectif de la loi de 1980. Le problème de la double procédure, ou procédure parallèle, se pose bel et bien en ce qui concerne la détention d’étrangers, en témoigne sa propre situation. Dans le prolongement de son raisonnement, le demandeur devant le juge a quo estime qu’il est malvenu d’arguer de l’effet « sans objet », lequel a été condamné par la Cour européenne des droits de l’homme, pour justifier une réduction du nombre de doubles procédures relatives à des étrangers dans la pratique. Quant à la possibilité de recours au Conseil du contentieux des étrangers, mentionnée comme un pis-aller, il faut relever que, si elle existe, elle ne vaut qu’une seule fois, à savoir au début de la privation de liberté.
A.4.1. Dans son mémoire en réponse, le Conseil des ministres souligne tout d’abord que la Cour n’est pas compétente pour trancher une question relative à la faute commise en l’espèce par l’État belge.
A.4.2. Le Conseil des ministres estime ensuite qu’il ne peut être soutenu que la Cour de cassation n’est pas diligente, puisqu’elle examine l’affaire sous le bénéfice de l’urgence. Quant à l’argument de la volonté du législateur de 1980, qui, aux dires du demandeur devant le juge a quo, entendait assimiler les détenus aux étrangers privés de liberté, il ne peut qu’être contesté. La disposition en cause reste en effet muette sur la procédure en cassation et on ne peut rien tirer des travaux préparatoires de cette loi. Le projet d’article 72/1 à insérer dans la loi du 15 décembre 1980, qui émanait de la Cour de cassation et est mentionné par le demandeur devant le juge a quo, n’est pas pertinent. D’une part, ce projet n’a jamais abouti et, d’autre part, l’existence d’une différence de traitement non raisonnablement justifiée ne peut être déduite de la seule volonté de la Cour de cassation de modifier la procédure. Au surplus, le Conseil des ministres relève que le fameux article en projet ne prévoyait pas de sanction en cas de non-respect du délai de quinze jours pour se prononcer.
Quant à la seconde question préjudicielle
A.5.1. Le demandeur devant le juge a quo soutient que le réquisitoire de réécrou, tel qu’il est organisé à l’article 27, § 3, de la loi du 15 décembre 1980, est incompatible avec les dispositions visées dans la question préjudicielle.
A.5.2. En ce qu’il rend sans objet le recours judiciaire portant sur la légalité de l’ancien titre de privation de liberté, consacré par la jurisprudence de la Cour de cassation, le réquisitoire de réécrou fait obstacle, selon le demandeur devant le juge a quo, au droit à un recours effectif, tel qu’il est garanti tant par les articles 5 et 13 de la
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Convention européenne des droits de l’homme que par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et par les articles 13 et 15 de la directive 2008/115/CE. Le demandeur devant le juge a quo relève d’ailleurs que ce mécanisme avait déjà été critiqué par la doctrine en 1985. Il cite également les conclusions de l’avocat général Sharpston du 31 janvier 2019 dans l’affaire n° C-704/17 (ECLI:EU:C:2019:85) ainsi que l’arrêt Muhammad Saqawat c. Belgique, précité.
Le demandeur devant le juge a quo rappelle qu’en l’espèce, il s’est opposé à l’embarquement dans l’avion au motif que les procédures relatives à son premier titre de détention étaient toujours pendantes. Il s’agissait donc d’un refus licite d’exécution de la mesure d’éloignement.
A.5.3. Le réquisitoire de réécrou a en outre pour effet de mettre à néant la durée de détention déjà encourue et, partant, de prolonger de manière imprévisible le délai de détention. Or, la réduction de ce délai a toujours constitué un objectif poursuivi par le législateur, en témoignent la loi du 29 avril 1999 « visant à réduire la durée de la détention administrative des étrangers en séjour illégal sur le territoire belge » ou la loi du 10 juillet 1996
« modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers ». Dans un rapport de la commission Affaires intérieures du Sénat en 1998, on a pu estimer également qu’il fallait s’opposer au réécrou, notion dont on avait abusé, et qu’il était indiqué de garantir un caractère absolu à la durée maximale de détention.
A.6.1. À titre liminaire, le Conseil des ministres demande à la Cour de reformuler la question préjudicielle.
En effet, les mots « autorise l’adoption d’une nouvelle décision de privation de liberté se substituant à une décision de prolongation de détention » sont incorrects. En réalité, le réquisitoire de réécrou ne se substitue pas à la décision de prolongation, mais bien à la décision de détention initiale.
A.6.2. En ce qui concerne la notion de réquisitoire de réécrou, le Conseil des ministres rappelle que l’article 27 de la loi du 15 décembre 1980, en cause, vise la situation spécifique des étrangers qui n’ont pas obtempéré à un ordre de quitter le territoire. En cela, il transpose partiellement la directive 2008/115/CE. Le but poursuivi est de mener une politique efficace et humaine d’éloignement, et d’éviter que l’étranger tire avantage du refus d’obtempérer. Le réquisitoire de réécrou constitue un titre autonome de détention, conformément à la jurisprudence unanime. De plus, il est limité dans le temps.
A.6.3.1. Le Conseil des ministres conteste l’inconstitutionnalité de la disposition en cause en remettant en question le triple effet mentionné dans la question préjudicielle.
A.6.3.2. Premièrement, en ce qui concerne l’effet de rendre « sans objet » les procédures antérieures, le Conseil des ministres rappelle que le réquisitoire de réécrou est un nouveau titre de détention. L’effet des titres précédents sur l’objet du recours ne découle donc pas de l’article 27 de la loi du 15 décembre 1980, mais bien des articles 71 à 74 de la même loi. Cet effet ne peut donc pas être pris en compte par la Cour.
À titre subsidiaire, le Conseil des ministres souligne que l’effet de rendre « sans objet » n’est pas automatique.
Il se peut que la juridiction reste compétente si la première décision est entachée d’une illégalité qui est de nature à invalider une décision subséquente. Par ailleurs, l’étranger peut contester le réquisitoire de réécrou, en application de l’article 71, alinéa 1er, de la loi du 15 décembre 1980. De plus, la procédure en référé devant le tribunal de première instance contre la privation de liberté, elle, ne perd pas son objet par l’effet du réquisitoire de réécrou.
Enfin, le Conseil des ministres estime qu’il ne peut être déduit de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que la disposition en cause serait incompatible avec les articles 5 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme. Les arrêts mentionnés par le demandeur devant le juge a quo sont, à cet égard, différents dans leurs circonstances factuelles, et ne sont donc pas transposables en l’espèce.
A.6.3.3. Deuxièmement, en ce qui concerne l’effet de prolonger de façon imprévisible la détention de l’étranger, le Conseil des ministres relève que, si la disposition en cause fait en effet courir un nouveau délai de détention, cela ne signifie pas que la durée de détention déjà encourue est mise à néant. Il appartient aux juridictions d’instruction de tenir compte de la durée de l’ensemble de la détention lorsqu’elles exercent leur contrôle de légalité au regard de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme, conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, 29 janvier 2008, Saadi c. Royaume-Uni,
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§ 72; ECLI:CE:ECHR:2008:0129JUD001322903, 20 décembre 2011, Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2011:1220JUD001048610, §§ 119-120; 4 avril 2017,Thimothawes c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2017:0404JUD003906111,§ 64). Il appartient en outre à ces mêmes juridictions de contrôler la légalité de la durée de la détention au regard de l’article 15, paragraphe 6, de la directive 2008/115/CE.
Par ailleurs, le Conseil des ministres estime que la prolongation de la détention est loin d’être imprévisible.
L’article 27 de la loi du 15 décembre 1980 prévoit que la détention aura lieu pour le temps strictement nécessaire à l’exécution de la mesure d’éloignement. De plus, l’article 29 de la même loi prévoit une durée maximale de détention de cinq mois ou de huit mois, selon les circonstances. Force est de constater que cette durée est donc prévisible et limitée. L’allongement du délai de détention est, de plus, permis par la directive 2008/115/CE ainsi que par la Cour de justice de l’Union européenne, d’une part, et par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme ainsi que la Cour éponyme, d’autre part, tant que les voies légales sont respectées et régulières.
Or, la loi belge est en l’espèce suffisamment précise et accessible. Enfin, selon la Cour européenne des droits de l’homme, la détention doit avoir lieu de bonne foi, ce qui est manifestement le cas dans le cadre d’un réquisitoire de réécrou, eu égard à sa finalité.
A.6.3.4. Troisièmement, en ce qui concerne l’effet de soustraire l’étranger aux garanties reconnues pour les détentions de longue durée, telles que, notamment, le contrôle mensuel du respect des conditions de détention, le Conseil des ministres estime que celui-ci ne découle pas de la disposition en cause, mais des articles 29 et 74 de la même loi.
À titre subsidiaire, le Conseil des ministres souligne qu’il reste possible de contester la décision de réécrou.
Certes, ce contrôle n’est pas automatique, mais l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme n’a jamais imposé un système de réexamen périodique automatique. Enfin, ce contrôle automatique existe tout de même à partir de l’expiration du quatrième mois de détention. Dès lors, les normes visées dans la question préjudicielle ne sont pas violées.
A.7.1. Dans son mémoire en réponse, le demandeur devant le juge a quo s’oppose tout d’abord à la reformulation demandée par le Conseil des ministres. Cette reformulation reviendrait à avaliser la jurisprudence de la Cour de cassation. Le réquisitoire de réécrou n’est en réalité rien d’autre qu’une prolongation de titre de détention non prévue par la directive 2008/115/CE, contrairement à ce que soutient le Conseil des ministres.
A.7.2. Le demandeur devant le juge a quo doute ensuite que le réquisitoire de réécrou soit vraiment synonyme d’efficacité et d’humanité, qui sont les objectifs poursuivis à travers la directive précitée. Au contraire, il ressort des travaux préparatoires de la loi du 19 janvier 2012 qu’il existait une volonté, au sein du gouvernement, de ne pas augmenter la durée de détention de l’étranger, précisément pour permettre un traitement humain, proportionné, efficace et respectueux des droits fondamentaux. S’il fallait interpréter la directive en sens contraire, le demandeur devant le juge a quo renvoie à sa demande de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne.
A.7.3. Enfin, en ce qui concerne la non-transposabilité des nombreux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme cités dans son mémoire initial, au motif qu’il n’existe pas en l’espèce d’illégalité du titre de détention, le demandeur devant le juge a quo conteste la différence factuelle qui existerait avec sa situation. La jurisprudence en cause avait justement pointé la longueur excessive de la détention et pas uniquement son illégalité. En outre, une illégalité a bel et bien été pointée dans la situation du demandeur devant le juge a quo, par la Chambre du conseil.
A.8. Dans son mémoire en réponse, le Conseil des ministres souligne que deux des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme cités par le demandeur devant le juge a quo (Makdoudi c. Belgique, et Firoz Muneer c. Belgique) sont étrangers à la question préjudicielle. Ces deux arrêts concernent un défaut d’objet qui découle de la remise en liberté de l’étranger, et non, comme c’est le cas en l’espèce, de la prise d’un titre de détention autonome. Quant à l’argument de la critique par la doctrine de cet effet « sans objet », il doit être rejeté.
En réalité, la détention est liée à l’éloignement. En cas d’éloignement, l’ordre de quitter le territoire est exécuté et
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disparaît de l’ordonnancement juridique. Par conséquent, la détention, en tant qu’accessoire, disparaît aussi. Enfin, le Conseil des ministres estime que l’argumentaire sur le refus licite d’embarquer est totalement étranger à l’affaire en cause.
Quant aux questions préjudicielles à poser à la Cour de justice de l’Union européenne
A.9. À titre infiniment subsidiaire, le demandeur devant le juge a quo demande à la Cour de poser à la Cour de justice de l’Union européenne cinq questions préjudicielles libellées comme suit :
« 1. Le droit européen et notamment les articles 5, § 4, 13 et 14 de la CEDH, les articles 21 et 47 de Charte des droits fondamentaux et 13 et 15 de la Directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier exigeant notamment un traitement juridictionnel accéléré s’interprètent-ils comme s’opposant à la pratique nationale telle celle de l’espèce autorisant que la Cour de cassation soit saisie endéans un délai de quinze jours par l’État belge ou le parquet et que ledit pourvoi donne lieu à un arrêt à rendre par la Cour de cassation plus de quinze jours après ce pourvoi en application de l’article 72 de la loi du 15 décembre 1980 qui renverrait à la loi du 20 avril 1874 relative à la détention préventive (abrogée) et au Code d’instruction criminelle alors que le prévenu de droit commun en détention préventive, en application de l’article 31 de la loi du 20 juillet 1990 relatif à la détention préventive obtient de par la loi un arrêt de la Cour de cassation endéans le délai de 15 jours depuis l’introduction de son pourvoi introduit endéans un délai de 24 heures ?
2. Les articles 267 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et 107 du règlement de procédure de la Cour de Justice de l’Union européenne peuvent-ils s’interpréter comme étant compatibles avec la réglementation belge et européenne (art. 5.4 de la CEDH) telle qu’interprétée par la
refusant, en matière de détention d’étranger en séjour illégal détenu en vue d’être éloigné, de poser une question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union européenne ‘ même sous le bénéfice de la procédure en urgence ’ au motif notamment que le droit du demandeur à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable, garanti par la CEDH, risquerait d’être violé en l’espèce si une question préjudicielle était posée à la Cour de justice de l’Union européenne en urgence ?
3. L’article 72 de la loi du 15 décembre 1980 et l’interprétation qui en est faite par la Cour de cassation – à savoir qu’une procédure initiée devant les juridictions d’instruction et/ou la Cour de cassation pour contester la légalité d’une décision privative de liberté prise en application de la loi du 15 décembre 1980 devient ‘ sans objet ’ dans la mesure où avant même que ladite procédure ait pu être menée à son terme devant les juridictions d’instruction et/ou la Cour de cassation, soit une nouvelle décision privative de liberté a été prise par l’Office des Étrangers, soit l’étranger a été éloigné, soit l’étranger a été libéré – est-il compatible avec les articles 5, § 4 et 13
de la CEDH, 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et 13 et 15 de la directive 2008/115/CE garantissant le droit au bénéfice d’un recours effectif ?
4. L’article 72, alinéa 4 de la loi du 15 décembre 1980 relative aux étrangers et l’interprétation qui en est faite par la Cour de Cassation – selon laquelle l’article 72, alinéa 4 de la loi de 1980 ne renverrait pas à l’article 31, §§ 2 et 3 de la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive et autoriserait la Cour de cassation à informer tardivement le conseil de l’étranger détenu en centre fermé en sorte que le délai de 15 jours pour déposer son mémoire avant la date de l’audience serait dépassé – est-il compatible avec les articles 5, § 4 et 13 de la CEDH, 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et 13 et 15 de la directive 2008/115/CE, le principe du respect des droits de la défense, le principe de l’égalité des armes entre parties garantissant le droit au bénéfice d’un recours effectif ?
5. L’article 27, § 3, de la loi du 15 décembre 1980 et l’interprétation qui en est faite par les juridictions et/ou la Cour de Cassation – à savoir que le refus ‘ licite ’ de l’étranger placé en centre fermé d’être éloigné sous la contrainte alors qu’une ou plusieurs procédures de remises en liberté sont pendantes devant les juridictions d’instruction et/ou la Cour de cassation autoriserait l’État belge à notifier à l’étranger une nouvelle décision de privation de liberté intitulée ‘ réquisitoire de réécrou ’ en lieu et place d’une prolongation de la décision privative
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de liberté – est-il compatible avec l’article 15, point 6 de la directive 2008/115/CE autorisant uniquement une décision de prolongation d’une décision privative de liberté en raison du manque de coopération du ressortissant concerné ? ».
A.10.1. Dans son mémoire en réponse, le Conseil des ministres estime que la demande de poser ces questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne est irrecevable, puisque le régime de droit commun en matière de détention préventive ne présente aucun lien de rattachement avec le droit européen et que les questions suggérées sont en outre non pertinentes et étrangères à l’affaire en cause. Par ailleurs, les deux questions préjudicielles qui portent sur l’article 72 de la loi du 15 décembre 1980 sont liées à la deuxième question préjudicielle posée à la Cour constitutionnelle, qui, elle, porte sur l’article 27 de la même loi. Elles doivent donc être déclarées irrecevables en ce qu’elles étendraient la saisine de la Cour constitutionnelle. En tout état de cause, l’article 72 est étranger aux questions suggérées, puisque le titre de détention autonome est tiré de l’article 71 de la loi.
A.10.2. Même si la Cour estimait que la demande de poser des questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne est recevable, quod non, les mesures de détention de l’étranger ne sont pas visées à l’article 15 de la directive 2008/115/CE. Par ailleurs, aucune des dispositions visées dans les questions préjudicielles soulevées devant la Cour constitutionnelle n’impose de mettre en œuvre une procédure en cassation, laquelle relève de la marge de manœuvre des États membres.
Quant à la question préjudicielle relative au « refus licite », celle-ci découle d’une lecture erronée de l’article 15, paragraphe 6, de la directive 2008/115/CE, qui ne s’oppose pas à la prise d’une nouvelle mesure de détention à l’égard de l’étranger qui refuse de coopérer à son éloignement.
Dès lors, selon le Conseil des ministres, l’application du droit européen s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable. Il n’y a donc pas lieu de poser les questions préjudicielles suggérées.
-B-
Quant à la première question préjudicielle
En ce qui concerne la disposition en cause et son contexte
B.1.1. L’article 72 de la loi du 15 décembre 1980 « sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers » (ci-après : la loi du 15 décembre 1980), qui figure sous le titre III (« Garanties procédurales et voies de recours »), chapitre V (« Recours auprès du pouvoir judiciaire »), dispose :
« La chambre du conseil statue dans les cinq jours ouvrables du dépôt de la requête après avoir entendu l’intéressé ou son conseil, le Ministre, son délégué ou son conseil en ses moyens et le ministère public en son avis. Si la chambre du conseil n’a pas statué dans le délai fixé, l’étranger est mis en liberté.
Elle vérifie si les mesures privatives de liberté et d’éloignement du territoire sont conformes à la loi sans pouvoir se prononcer sur leur opportunité.
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Les ordonnances de la chambre du conseil sont susceptibles d’appel de la part de l’étranger, du ministère public et du Ministre ou son délégué.
Il est procédé conformément aux dispositions légales relatives à la détention préventive, sauf celles relatives au mandat d’arrêt, au juge d’instruction, à l’interdiction de communiquer, à l’ordonnance de prise de corps, à la mise en liberté provisoire ou sous caution, et au droit de prendre communication du dossier administratif.
Le conseil de l’étranger peut consulter le dossier au greffe du tribunal compétent pendant les deux jours ouvrables qui précèdent l’audience.
Le greffier en donnera avis au conseil par lettre recommandée ».
La question préjudicielle porte plus précisément sur l’alinéa 4 de cette disposition.
B.1.2. Les travaux préparatoires de la loi du 15 décembre 1980 indiquent :
« Cet article règle la procédure devant la Chambre du conseil.
Il est prévu notamment que la Chambre du conseil doit statuer dans les cinq jours du dépôt de la requête, et que, si elle n’a pas statué dans ce délai, l’étranger est mis liberté. Cette disposition dont le souci est d’assimiler en l’espèce l’étranger au Belge, s’inspire directement de l’article 4 de la loi du 20 avril 1874 sur la détention préventive.
L’alinéa 2 de l’article délimite le pouvoir de contrôle de la Chambre du conseil qui est de ‘ vérifier si les mesures privatives de liberté et d’éloignement du territoire sont conformes à la loi ’. La Chambre du conseil n’a pas à vérifier si la mesure privative de liberté se justifie, comme souhaitaient les auteurs de l’avant-projet Rolin, car ceci aurait pour effet de porter atteinte au principe de la séparation des pouvoirs.
Dans l’alinéa 3, le projet s’est écarté de la solution de l’article 9, alinéa 2 de la loi du 28 mars 1952, qui exclut l’appel. La référence aux dispositions légales relatives à la détention préventive implique notamment l’application des articles 19 et 20 de la loi du 20 avril 1874
modifiée la loi du 13 mars 1973, mais il est apparu utile de le préciser formellement. Tandis que, pour tenir compte de l’avis du Conseil d’Etat, est précisé qui peut interjeter appel, à savoir l’étranger et le ministère public (art. 72, al. 3).
L’alinéa 4 précise que pour la procédure ‘ il est procédé conformément aux dispositions légales relatives à la détention préventive, sauf celles relatives au mandat d’arrêt, au juge d’instruction, à l’interdiction de communiquer, l’ordonnance de prise de corps, à la mise en liberté provisoire ou sous caution ’. Le Conseil d’Etat (voy. son avis p. 83) estime cette disposition de nature à engendrer des difficultés et aurait souhaité voir organiser la procédure complètement dans la loi.
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Le Gouvernement n’a pu suivre une telle conception qui alourdirait considérablement le texte du projet, alors que la référence aux articles des lois, qui seraient applicables en l’espèce, engendrerait le risque d’omissions et la nécessité d+e modifier la loi si des modifications étaient apportées à celles relatives à la détention préventive. En outre, il est à noter d’une part, que le texte proposé par la « Commission Rolin », composée en majorité de juristes, était encore plus large et renvoyait purement et simplement à la loi sur la détention préventive et, d’autre part, que le renvoi, plus large encore, aux dispositions du Code d’instruction criminelle dans l’article 9 de la loi du 28 mars 1952 n’a donné lieu à aucune difficulté d’application.
Enfin, à la question posée par le Conseil d’Etat (voy. son avis, p. 83), s’il ne conviendrait pas, dans l’hypothèse du maintien en détention de l’étranger, de prévoir comme en matière de détention préventive, un examen d’office, soit tous les trois mois, soit tous les six mois, le Gouvernement a répondu par la négative. Il estime que des garanties suffisantes sont accordées à l’étranger par l’alinéa 2 de l’article 71 permettant à l’étranger intéressé de faire recours de mois en mois » (Doc. parl., Chambre, 1974-1975, n° 653/1, pp. 59-60).
B.1.3. L’article 31 de la loi du 20 juillet 1990 « relative à la détention préventive » (ci-
après : la loi du 20 juillet 1990), dispose :
« CHAPITRE VIII. - Du pourvoi en cassation.
Art. 31. § 1. Les arrêts et jugements par lesquels la détention préventive est maintenue, sont signifiés à l’inculpé dans les vingt-quatre heures, dans les formes prévues à l’article 18.
§ 2. Ces décisions ne sont susceptibles d’aucun pourvoi en cassation immédiat, à l’exception des arrêts rendus par la chambre des mises en accusation sur l’appel formé contre les décisions visées à l’article 21, § 1er, alinéa 2, lesquels peuvent faire l’objet d’un pourvoi en cassation dans un délai de vingt-quatre heures qui court à compter du jour où la décision est signifiée à l’inculpé.
§ 3. Le dossier est transmis au greffe de la Cour de cassation dans les vingt-quatre heures à compter du pourvoi. Les moyens de cassation peuvent être proposés soit dans l’acte de pourvoi, soit dans un écrit déposé à cette occasion, soit dans un mémoire qui doit parvenir au greffe de la Cour de cassation au plus tard le cinquième jour après la date du pourvoi.
La Cour de cassation statue dans un délai de quinze jours à compter de la date du pourvoi, l’inculpé restant en détention. L’inculpé est mis en liberté si l’arrêt n’est pas rendu dans ce délai.
§ 4. Après un arrêt de cassation avec renvoi, la chambre des mises en accusation à laquelle la cause est renvoyée doit statuer dans les quinze jours à compter du prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation, l’inculpé restant entre-temps en détention. Il est mis en liberté si l’arrêt de la chambre des mises en accusation n’est pas rendu dans ce délai.
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Pour le surplus, les dispositions de l’article 30, §§ 3 et 4, sont d’application.
Si la juridiction de renvoi maintient la détention préventive, sa décision constitue un titre de détention pour un mois à compter de la décision.
§ 5. Si le pourvoi en cassation est rejeté, la chambre du conseil doit statuer dans les quinze jours à compter du prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation, l’inculpé restant entre-temps en détention. Il est mis en liberté si l’ordonnance de la chambre du conseil n’est pas rendue dans ce délai ».
En ce qui concerne l’interprétation de la disposition en cause
B.2.1. Dans l’interprétation soumise par la juridiction a quo, la disposition en cause, en ce qu’elle renvoie « aux dispositions légales relatives à la détention préventive », vise non pas la loi du 20 juillet 1990, mais la loi du 20 avril 1874 « relative à la détention préventive »
B.2.2. La partie demanderesse devant la juridiction a quo soutient que cette interprétation est erronée et que, par conséquent, les questions préjudicielles n’appellent pas de réponse.
B.3.1. Sous réserve d’une lecture manifestement erronée des dispositions en cause, il revient en règle à la juridiction a quo d’interpréter les dispositions qu’elle applique.
B.3.2. Par une jurisprudence constante, la Cour de cassation juge que :
« L’article 72 de la loi du 15 décembre 1980, qui ne fait pas mention du pourvoi en cassation, ne vise que la procédure d’examen des recours judiciaires qu’il prévoit et sur lesquels statuent les juridictions d’instruction. Cette disposition se réfère nécessairement à la loi relative à la détention préventive en vigueur lors de la promulgation de la loi du 15 décembre 1980, à savoir celle du 20 avril 1874, qui ne contenait aucune disposition concernant le pourvoi en cassation, lequel était formé et jugé suivant les règles du Code d’instruction criminelle.
La loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive, qui consacre un chapitre au pourvoi en cassation, n’a pas modifié l’article 72 de la loi du 15 décembre 1980. Dès lors, nonobstant l’entrée en vigueur de la loi du 20 juillet 1990, son article 31 n’est pas applicable au pourvoi en cassation formé contre l’arrêt de la chambre des mises en accusation qui statue sur la décision de maintien en détention d’un étranger, ce pourvoi et son jugement demeurant réglés par les dispositions du Code d’instruction criminelle » (Cass., 20 septembre 2017,
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P.17.0933.F, ECLI:BE:CASS:2017:ARR.20170920.1; voy. également Cass., 10 septembre 2014, P.14.1374.F, ECLI:BE:CASS:2014:ARR.20140910.5; Cass., 21 décembre 2011, P.11.2042.F, Cass., 28 avril 2009, P.09.0545.N, ECLI:BE:CASS:2009:ARR.20090428.3).
B.4. Dès lors, l’interprétation mentionnée en B.2.1 peut être considérée comme n’étant pas manifestement erronée. La Cour répond à la question préjudicielle dans cette interprétation.
En ce qui concerne le fond
B.5.1. La Cour est invitée à se prononcer sur la compatibilité de la disposition en cause, dans l’interprétation mentionnée en B.2.1, avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 5, paragraphe 4, et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’elle fait naître une différence de traitement entre l’étranger en séjour illégal qui se pourvoit en cassation contre l’arrêt de la chambre des mises en accusation statuant en matière de privation de liberté administrative et le détenu qui se pourvoit en cassation dans le cadre d’une détention préventive, en ce qui concerne les délais applicables.
B.5.2. Il ressort de la motivation de la décision de renvoi que l’affaire actuellement soumise à la Cour porte sur un étranger en séjour illégal détenu en vue d’un éloignement du territoire. La Cour limite son examen à cette hypothèse.
B.6.1. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
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B.6.2. La différence de traitement entre certaines catégories de personnes qui découle de l’application de règles procédurales différentes dans des circonstances différentes n’est pas discriminatoire en soi. Il ne pourrait être question de discrimination que si la différence de traitement qui découle de l’application de ces règles de procédure entraînait une limitation disproportionnée des droits des personnes concernées.
B.6.3. Nonobstant, eu égard à l’importance fondamentale de l’habeas corpus, toutes les limitations de la liberté individuelle doivent être interprétées de manière restrictive et leur constitutionnalité doit être examinée avec la plus grande circonspection.
B.7. L’article 5, paragraphe 4, de la Convention européenne des droits de l’homme, dispose :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale ».
L’article 13 de la même Convention, intitulé « Droit à un recours effectif », dispose :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles ».
B.8. La Cour doit examiner si la disposition en cause est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 5, paragraphe 4, et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Lorsqu’est invoquée la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec des dispositions internationales, la Cour doit en effet examiner s’il est établi une différence de traitement en ce que cette garantie fondamentale est refusée à une catégorie de personnes, alors qu’elle est garantie sans restriction à tout autre citoyen.
B.9.1. En vertu de l’article 5, paragraphe 4, de la Convention européenne des droits de l’homme, toute personne qui est privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit
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d’introduire un recours devant un tribunal, afin que ce dernier statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illicite.
B.9.2. En ce qui concerne cette garantie d’une décision à bref délai sur la légalité de la détention, la Cour européenne des droits de l’homme a déjà jugé que « la question de savoir si le principe de la célérité de la procédure a été respecté s’apprécie non pas dans l’abstrait mais dans le cadre d’une évaluation globale des données, en tenant compte des circonstances de l’espèce, en particulier à la lumière de la complexité de l’affaire, des particularités éventuelles de la procédure interne ainsi que du comportement du requérant au cours de celle-ci » (CEDH, 15 décembre 2016, Khlaifia e.a. c. Italie, ECLI:CE:ECHR:2016:1215JUD001648312,§ 131).
B.9.3. Lorsque plusieurs juridictions, saisies d’un appel ou d’un pourvoi en cassation, se prononcent sur la légalité de la même détention, cette appréciation concrète doit non seulement avoir lieu à l’égard de chaque degré de juridiction distinct, mais également à l’égard des différentes procédures considérées dans leur globalité (CEDH, 23 février 1984, Luberti c. Italie, ECLI:CE:ECHR:1984:0223JUD000901980, § 33; CEDH, 23 novembre 1993, Navar ra c. France, ECLI:CE:ECHR:1993:1123JUD001319087, § 28).
B.10. Par suite de l’interprétation de la disposition en cause mentionnée en B.2.1 et en vertu de l’article 423 du Code d’instruction criminelle, un pourvoi en cassation dirigé contre un arrêt de la chambre des mises en accusation statuant sur la privation de liberté administrative d’un étranger doit être formé dans un délai de quinze jours après le prononcé. Lorsque ce délai expire un samedi, un dimanche ou un jour férié légal, il est toutefois prorogé jusqu’au plus prochain jour ouvrable. Le Code d’instruction criminelle ne prévoit pas de délai dans lequel la Cour de cassation doit statuer sur l’affaire.
B.11. Le délai de quinze jours prévu en principe pour l’introduction d’un pourvoi en cassation n’est pas, en tant que tel, incompatible avec l’exigence d’une décision à bref délai sur la légalité de la détention. Il ne s’agit que d’un délai maximum, qui n’est de surcroît pas à ce point long que lorsque la totalité du délai est utilisée, il ne peut plus être question d’une décision
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à bref délai au sens de l’article 5, paragraphe 4, de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.12.1. Il en va de même de la circonstance qu’il n’est pas prévu de délai dans lequel la Cour de cassation doit statuer sur le pourvoi en cassation. L’on ne saurait déduire de l’article 5, paragraphe 4, de la Convention européenne des droits de l’homme une obligation pour le législateur de prévoir un délai bref spécifique pour le traitement d’un pourvoi en cassation formé par un étranger contre un arrêt de la chambre des mises en accusation statuant sur la privation de liberté administrative.
L’absence d’un délai spécifique pour statuer n’empêche pas que la Cour de cassation doit traiter de tels pourvois en cassation avec la célérité requise. Dans chaque affaire dont elle est saisie en vertu de la disposition en cause, elle doit en effet veiller au respect du bref délai visé à l’article 5, paragraphe 4, de la Convention européenne des droits de l’homme. À cet égard, le délai de quinze jours prévu à l’article 31, § 3, de la loi du 20 juillet 1990 peut être indicatif sans que le simple dépassement de ce délai emporte ipso facto une violation de l’article 5, paragraphe 4, de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.12.2. Le respect de l’article 5, paragraphe 4, de la Convention européenne des droits de l’homme doit être examiné dans une affaire concrète, compte tenu des critères mentionnés en B.9.2 et B.9.3. Une éventuelle violation n’est toutefois pas imputable à la disposition en cause, mais au traitement de cette affaire.
B.13. Compte tenu de ce qui est dit en B.12, l’article 72 de la loi du 15 décembre 1980 est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 5, paragraphe 4, et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme.
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Quant à la première question préjudicielle
B.14.1. La Cour est interrogée sur la compatibilité de l’article 27, § 3, de la loi du 15 décembre 1980 avec l’article 12 de la Constitution, lu en combinaison avec les articles 5 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.14.2. L’article 27, de la loi du 15 décembre 1980, qui figure sous le titre Ier (« Dispositions générales »), chapitre VII (« Mesures de sûreté complémentaires »), de la loi, dispose :
« § 1. L’étranger qui fait l’objet d’une mesure d’éloignement et qui n’a pas obtempéré dans le délai imparti peut être ramené par la contrainte à la frontière de son choix, à l’exception en principe de la frontière des Etats parties à une convention internationale relative au franchissement des frontières extérieures, liant la Belgique, ou être embarqué vers une destination de son choix, à l’exclusion de ces Etats.
Si l’étranger possède la nationalité d’un Etat partie à une convention internationale relative au franchissement des frontières extérieures, liant la Belgique, ou s’il dispose d’un titre de séjour ou d’une autorisation de séjour provisoire en cours de validité, délivrés par un Etat partie, il pourra être ramené à la frontière de cet Etat ou être embarqué à destination de cet Etat.
§ 2. Sans préjudice de l’application des articles 51/5 à 51/7, les dispositions du § 1er sont appliquées à l’étranger qui a reçu une décision d’éloignement prise à son encontre par une autorité administrative compétente d’un Etat tenu par la directive 2001/40/CE du Conseil de l’Union européenne du 28 mai 2001 relative à la reconnaissance mutuelle des décisions d’éloignement des ressortissants de pays tiers, à laquelle il n’a pas obtempéré et qui a été reconnue par le Ministre ou son délégué, conformément à l’article 8bis.
§ 3. Les étrangers visés aux §§ 1er et 2 peuvent, sans préjudice des dispositions du Titre IIIquater et à moins que d’autres mesures suffisantes mais moins coercitives puissent être appliquées efficacement, être détenus à cette fin, en particulier lorsqu’il existe un risque de fuite ou lorsque l’étranger évite ou empêche la préparation du retour ou la procédure d’éloignement pendant le temps strictement nécessaire pour l’exécution de la mesure d’éloignement.
Les frais occasionnés par le rapatriement de l’étranger sont à sa charge.
L’État qui a délivré la décision d’éloignement visée au § 2 est informé du fait que l’étranger a été ramené à la frontière de son choix ou, conformément à l’article 28, à la frontière désignée par le Ministre ou son délégué ».
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B.14.3. Dans la question préjudicielle, la disposition en cause est interprétée en ce sens qu’elle autorise l’adoption d’un nouveau titre de privation de liberté, appelé aussi « décision de réécrou », qui se substitue au titre antérieur de détention. Cette interprétation n’est pas contestée par les parties. La Cour répond à la question préjudicielle dans cette interprétation.
B.15. L’article 12 de la Constitution dispose :
« La liberté individuelle est garantie.
Nul ne peut être poursuivi que dans les cas prévus par la loi, et dans la forme qu’elle prescrit.
Hors le cas de flagrant délit, nul ne peut être arrêté qu’en vertu d’une ordonnance motivée du juge qui doit être signifiée au plus tard dans les quarante-huit heures de la privation de liberté et ne peut emporter qu’une mise en détention préventive ».
Cette disposition constitutionnelle doit être lue en combinaison avec l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit des droits et libertés analogues.
B.16.1. La privation de liberté d’une personne qui n’est pas soupçonnée d’une infraction pénale et dont il n’est pas prétendu que son comportement présenterait un danger pour l’ordre public porte directement atteinte au respect de la liberté individuelle, garanti par l’article 12 de la Constitution. Selon l’article 5, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, toute personne a droit à la liberté. La loi peut toutefois déroger à ce principe lorsqu’il s’agit de la détention régulière d’une personne pour empêcher celle-ci de pénétrer irrégulièrement sur le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion est en cours (article 5, paragraphe 1, f)) et à condition qu’elle ait le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si sa détention est illégale (article 5, paragraphe 4).
B.16.2. De même, une législation qui admet le principe d’un nombre illimité de prolongations de mesures de détention ou de maintien en un lieu déterminé d’étrangers constitue une atteinte disproportionnée à la liberté individuelle, garantie par l’article 12 de la Constitution et par l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme.
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B.16.3. En ce qui concerne la détention d’étrangers, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que « la durée de la détention ne doit pas excéder le délai raisonnable nécessaire pour atteindre le but poursuivi » (CEDH, grande chambre, 29 janvier 2008, Saadi c. Royaume-
Uni, ECLI:CE:ECHR:2008:0129JUD001322903, § 74). Par ailleurs, un « examen séparé de la légalité de la détention doit exister, indépendamment de la légalité de l’expulsion » (CEDH, 11 juin 2009, S.D. c. Grèce, ECLI:CE:ECHR:2009:0611JUD005354107, § 73).
B.17.1. Les « décisions de réécrou » prises par l’administration sur la base de la disposition en cause sont soumises à des conditions cumulatives strictes. Ainsi, l’étranger concerné par ce nouveau titre de détention doit faire l’objet d’une mesure d’éloignement et doit avoir refusé d’y obtempérer dans le délai imparti. Les autorités ont égard au comportement de celui-ci, en particulier lorsqu’il existe un risque de fuite ou lorsque l’étranger évite ou empêche la préparation du retour ou la procédure d’éloignement. Par ailleurs, la « décision de réécrou »
n’est pas délivrée si d’autres mesures suffisantes mais moins coercitives peuvent être appliquées efficacement. Enfin, ce titre de détention ne vaut que pour le temps strictement nécessaire à l’exécution de la mesure d’éloignement, et, conformément à l’article 29 de la loi du 15 décembre 1980, pour une durée maximale de cinq mois, ou de huit mois lorsque la sauvegarde de l’ordre public ou la sécurité nationale l’exige.
B.17.2. Par ailleurs, l’administration ne peut pas utiliser le refus d’embarquement de l’étranger en vue de son éloignement pour adopter systématiquement une nouvelle décision de réécrou, c’est-à-dire un titre de détention rendant caduc le titre de détention précédent. Un tel procédé, qui a pour conséquence de faire échec au recours de l’étranger contre le titre de détention précédant la décision de réécrou, constituerait une violation du droit d’accès au juge et du droit à un recours effectif. En effet, la Cour de cassation a jugé :
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« le juge peut, sans encourir un grief de contradiction, d’une part, rappeler que le droit d’accès à un tribunal indépendant et impartial et le droit à un recours effectif requièrent une possibilité concrète d’exercice, qui n’est pas rencontrée si l’administration adopte systématiquement une nouvelle décision rendant caduque la précédente pour faire échec au recours introduit par un étranger, et, d’autre part, constater qu’il est satisfait à ces exigences lorsque, comme en l’espèce, il n’est pas établi que le refus du demandeur d’embarquer en vue de son éloignement a constitué un prétexte afin de prendre une nouvelle décision d’écrou »
(Cass., 4 octobre 2017, P.17.0951.F.).
B.17.3. La décision de réécrou, à l’instar des autres titres de détention d’un étranger, peut faire l’objet d’un recours devant les juridictions d’instruction compétentes.
Comme le Conseil des ministres le relève dans son mémoire, il appartient aux juridictions d’instruction de tenir compte, lors de cet examen, de la légalité du titre de détention, de la durée de l’ensemble de la détention subie par l’étranger, principalement au regard de l’article 29 de la loi du 15 décembre 1980 et de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme, conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
B.18. Enfin, le fait que les recours introduits contre les titres de détention antérieurs soient déclarés sans objet en cas de délivrance d’une décision de réécrou connaît une limite, liée à l’effet de contagion de l’illégalité du titre de détention précédent sur le titre subséquent.
Selon la jurisprudence de la Cour de cassation :
« lorsqu’une nouvelle décision administrative se substitue, sur un fondement différent, à celle qui ordonne l’éloignement du territoire et la rétention d’un étranger, le recours judiciaire contre celle-ci devient, en principe, sans objet. Toutefois, s’il est invoqué que la première décision de privation de liberté est affectée d’une illégalité de nature à invalider une décision subséquente, il appartient au juge saisi de cette contestation de l’examiner en application de l’article 5.4 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales » (Cass., 10 mai 2017, P.17.0447.F).
La Cour européenne des droits de l’homme a également jugé :
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« […] l’ordre juridique interne qui ne permet pas à l’étranger détenu d’obtenir sa libération malgré plusieurs constats d’illégalité de cette détention au regard du droit interne lu en combinaison avec le droit de l’UE et ce pour le seul motif qu’un nouveau titre de détention est venu fonder sa détention, et, l’empêche ensuite de faire valoir devant un juge que le nouveau titre de détention serait affecté par l’illégalité du titre initial, ne présente pas les garanties d’effectivité et de célérité requise par l’article 5, § 4 de la Convention » (CEDH, 30 juin 2020, Muhammad Saqawat c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2020:0630JUD005496218, § 73).
B.19. Il découle des considérations précédentes que la décision de réécrou, telle qu’elle est organisée par la disposition en cause, n’a pas en soi pour effet de prolonger la durée de la détention au-delà du délai raisonnablement nécessaire pour atteindre le but poursuivi et qu’elle n’entraîne pas de conséquences susceptibles de constituer une atteinte disproportionnée à la liberté individuelle.
B.20. Eu égard aux conditions strictes permettant l’adoption d’une « décision de réécrou » et aux garanties juridictionnelles qui permettent d’en contrôler la légalité, mentionnées en B.17.1 à B.19, et compte tenu de ce qui est dit en B.18, la disposition en cause, qui constitue le fondement légal de ces décisions de réécrou, n’est pas incompatible avec l’article 12 de la Constitution, lu en combinaison avec les articles 5 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Quant à la demande de poser des questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne
B.21. Lorsqu’une question d’interprétation du droit de l’Union européenne est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles de recours en vertu du droit national, cette juridiction est tenue de poser la question à la Cour de justice, conformément à l’article 267, troisième alinéa, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
Ce renvoi n’est toutefois pas nécessaire lorsque cette juridiction a constaté que la question soulevée n’est pas pertinente, que la disposition du droit de l’Union en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour de justice ou que l’application correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable
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(CJCE, 6 octobre 1982, C-283/81, CILFIT, ECLI:EU:C:1982:335, point 21; grande chambre, 6 octobre 2021, C-561/19, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi SpA, ECLI:EU:C:2021:799, point 33). À la lumière de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ces motifs doivent ressortir à suffisance de la motivation de l’arrêt par lequel la juridiction refuse de poser la question préjudicielle (ibid., point 51).
L’exception du défaut de pertinence implique que la juridiction nationale n’est pas tenue de poser une question lorsque « la question n’est pas pertinente, c’est-à-dire dans les cas où la réponse à cette question, quelle qu’elle soit, ne pourrait avoir aucune influence sur la solution du litige » (CJUE, 15 mars 2017, Aquino, C-3/16, ECLI:EU:C:2017:209, point 43; grande chambre, 6 octobre 2021, C-561/19, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi SpA, point 34).
L’exception selon laquelle l’interprétation correcte du droit de l’Union s’impose avec évidence implique que la juridiction nationale doit être convaincue que la même évidence s’imposerait également aux autres juridictions de dernier ressort des autres États membres et à la Cour de justice. Elle doit à cet égard tenir compte des caractéristiques propres au droit de l’Union, des difficultés particulières que présente l’interprétation de ce dernier et du risque de divergences de jurisprudence au sein de l’Union. Elle doit également tenir compte des différences entre les versions linguistiques de cette disposition dont elle a connaissance, notamment lorsque ces divergences sont exposées par les parties et sont avérées. Enfin, elle doit également avoir égard à la terminologie propre à l’Union et aux notions autonomes dans le droit de l’Union, ainsi qu’au contexte de la disposition applicable à la lumière de l’ensemble des dispositions du droit de l’Union, de ses finalités et de l’état de son évolution à la date à laquelle l’application de la disposition en cause doit être faite (CJUE, grande chambre, 6 octobre 2021, C-561/19, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi SpA, points 40-46).
Pour le surplus, une juridiction nationale statuant en dernier ressort peut s’abstenir de soumettre une question préjudicielle à la Cour « pour des motifs d’irrecevabilité propres à la procédure devant cette juridiction, sous réserve du respect des principes d’équivalence et d’effectivité » (CJUE, 14 décembre 1995, Van Schijndel et Van Veen, C-430/93 et C-431/93, ECLI:EU:C:1995:441, point 17; 15 mars 2017, Aquino, C-3/16, point 56; grande chambre,
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6 octobre 2021, C-561/19, ECLI:EU:C:2021:799, Consorzio Italian Management e Catania Multiservizi et Catania Multiservizi SpA, point 61).
B.22. La première question préjudicielle suggérée par le demandeur devant la juridiction a quo porte sur les articles 5, paragraphe 4, 13 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, sur les articles 21 et 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et sur les articles 13 et 15 de la directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008 « relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier ».
Les dispositions du droit de l’Union européenne invoquées contiennent des garanties analogues à celles au regard desquelles la Cour a exercé un contrôle dans le cadre de la première question préjudicielle. Ces dispositions ne contiennent pas davantage des règles concrètes concernant les délais. Étant donné que ce qui est dit en B.12 et B.13 s’applique pleinement à ces dispositions, l’interprétation correcte du droit de l’Union européenne est évidente.
B.23. Les deuxième et quatrième questions préjudicielles suggérées par le demandeur devant la juridiction a quo sont manifestement dénuées de pertinence. Elles sont sans lien avec les questions préjudicielles soumises à la Cour constitutionnelle.
B.24. La troisième question préjudicielle suggérée par le demandeur devant la juridiction a quo porte sur l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et sur les articles 13 et 15 de la directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008 précitée. En raison de la réponse apportée par la Cour à la seconde question préjudicielle en B.17.1 à B.20, la troisième question préjudicielle n’est plus pertinente.
B.25. La cinquième question préjudicielle suggérée par le demandeur devant la juridiction a quo porte exclusivement sur l’article 15, paragraphe 6, de la directive 2008/115/CE précitée.
Cette disposition permet aux États membres de prolonger de douze mois au maximum le délai de conservation lorsque, malgré tous les efforts raisonnables qui ont été consentis, il est probable que l’éloignement dure plus longtemps parce que l’étranger refuse de coopérer ou que la documentation du pays tiers se fait attendre. Pour les motifs mentionnés en B.17.1 à B.19,
24
l’article 27, § 3, de la loi du 15 décembre 1980 est compatible avec ce qui précède.
L’interprétation correcte du droit de l’Union européenne est évidente.
25
Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
1. Compte tenu de ce qui est dit en B.12, l’article 72 de la loi du 15 décembre 1980 « sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers », interprété en ce sens qu’il fait référence à la loi relative à la détention préventive qui était en vigueur lors de la promulgation de la loi du 15 décembre 1980, à savoir la loi du 20 avril 1874 « relative à la détention préventive », ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 5, paragraphe 4, et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme.
2. Compte tenu de ce qui est dit en B.18, l’article 27, § 3, de la loi du 15 décembre 1980
précitée ne viole pas l’article 12 de la Constitution, lu en combinaison avec les articles 5 et 13
de la Convention européenne des droits de l’homme.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 12 janvier 2023.
Le greffier, Le président,
P.-Y. Dutilleux P. Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 1/2023
Date de la décision : 12/01/2023
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

1. Non-violation (article 72 de la loi du 15 décembre 1980, interprété en ce sens qu'il se réfère à la loi relative à la détention préventive qui était en vigueur lors de la promulgation de la loi du 15 décembre 1980, à savoir celle du 20 avril 1874 « relative à la détention préventive », compte tenu de ce qui est dit en B.12) 2. Non-violation (article 27, § 3, de la loi du 15 décembre 1980, compte tenu de ce qui est dit en B.18)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - les questions préjudicielles relatives aux articles 27 et 72 de la loi du 15 décembre 1980 « sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers », posées par le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles. Droit administratif - Droit des étrangers - Détention en vue de l'éloignement du territoire - 1. Pourvoi en cassation - Délai pour statuer - 2. Décision de réécrou - Durée de la détention


Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2023-01-12;1.2023 ?

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