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22/12/2022 | BELGIQUE | N°169/2022

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 22 décembre 2022, 169/2022


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 169/2022
du 22 décembre 2022
Numéro du rôle : 7613
En cause : les questions préjudicielles concernant l’article 105 de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994, tel que cet article a été remplacé par la loi-programme du 10 août 2015, posées par le Tribunal du travail de Liège, division de Verviers.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters,

S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschau...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 169/2022
du 22 décembre 2022
Numéro du rôle : 7613
En cause : les questions préjudicielles concernant l’article 105 de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994, tel que cet article a été remplacé par la loi-programme du 10 août 2015, posées par le Tribunal du travail de Liège, division de Verviers.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par jugement du 8 mars 2021, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 5 juillet 2021, le Tribunal du travail de Liège, division de Verviers, a posé les questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’article 105 de la loi du 14 juillet 1994 relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, tel que modifié par les articles 21 et 22 de la loi programme du 10 août 2015, qui suspend, depuis son entrée en vigueur, l’octroi des indemnités d’assurance maladie-
invalidité pendant une période de détention ou d’incarcération et réduit significativement le niveau de protection offert par la législation en vigueur, sans qu’existent pour ce faire des motifs liés à l’intérêt général, viole-t-il l’article 23 de la Constitution (principe de standstill), combiné ou non avec les articles 10 et 11 de la Constitution ?
2) L’article 105 de la loi du 14 juillet 1994 relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, tel que modifié par les articles 21 et 22 de la loi programme du 10 août 2015
viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’il traite de manière identique, sans qu’apparaisse de justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure considérée, sont essentiellement différentes, à savoir,
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d’une part, le chômeur qui fait l’objet d’une mesure de détention ou d’incarcération et, d’autre part, le bénéficiaire d’indemnités d’assurance maladie invalidité, qui fait l’objet d’une même mesure, ces deux catégories de personnes voyant de la même façon leurs allocations ou indemnités suspendues pendant la durée de la mesure privative de liberté ? ».
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me P. Slegers, Me M. Kerkhofs et Me J. Duval, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire.
Par ordonnance du 21 septembre 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs T. Giet, en remplacement du juge émérite J.-P. Moerman, et J. Moerman, a décidé que l'affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins que le Conseil des ministres n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendu, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 12 octobre 2022 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 12 octobre 2022.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
La partie demanderesse devant la juridiction a quo est en incapacité de travail. Elle est incarcérée en exécution d’une condamnation prononcée par un arrêt de la Cour d’assises de Liège du 23 octobre 2015. En raison de son incarcération, l’indemnité d’incapacité de travail qu’elle perçoit est d’abord réduite de moitié. Ensuite, à partir du 1er avril 2016, l’octroi de cette indemnité est intégralement suspendu, à la suite de l’entrée en vigueur de la loi-
programme du 10 août 2015, qui a remplacé l’article 105 de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994 (ci-après : la loi du 14 juillet 1994), et de l’entrée en vigueur de l’arrêté royal du 19 janvier 2016 « modifiant l’arrêté royal du 3 juillet 1996 portant exécution de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994 » (ci-après : l’arrêté royal du 19 janvier 2016). La partie demanderesse devant la juridiction a quo conteste cette suspension.
La juridiction a quo considère que le principe de la suspension de l’octroi de l’indemnité d’incapacité de travail pendant la période de détention ou d’incarcération est contenu dans l’article 105 de la loi du 14 juillet 1994, tel qu’il a été remplacé par la loi-programme du 10 août 2015. Selon la juridiction a quo, cette modification porte atteinte aux droits sociaux de tous les détenus, quelle que soit leur situation familiale, et elle entraîne un recul significatif du degré de protection de ces droits. La juridiction a quo met en question la pertinence, la nécessité et la proportionnalité de la mesure en cause. Après s’être référée aux articles 6, 9, 81 et 82 de la loi du 12 janvier 2005 de principes concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus (ci-après : la loi du 12 janvier 2005), elle estime que la suspension de l’octroi de l’indemnité d’incapacité de travail apparaît comme une sanction additionnelle à la mesure privative de liberté. Elle pose dès lors la première question préjudicielle reproduite plus haut. Par ailleurs, la juridiction a quo constate que la disposition en cause a pour objet de traiter de la même manière, en cas d’incarcération, les bénéficiaires d’indemnités d’incapacité de travail et les bénéficiaires d’allocations de chômage. Elle estime que ces deux catégories ne sont pas comparables, dès lors que seul l’octroi des allocations de chômage est subordonné à la condition d’être disponible sur le marché de l’emploi.
Elle pose dès lors la seconde question préjudicielle reproduite plus haut.
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III. En droit
-A-
A.1. Le Conseil des ministres souligne tout d’abord que l’indemnité d’incapacité de travail vise à remplacer la rémunération qu’un travailleur ne peut plus percevoir par son travail parce que sa capacité de gain est réduite d’au moins 66 % en raison de lésions ou de troubles fonctionnels. Il expose que cette indemnité constitue un revenu de remplacement et qu’elle vise à indemniser, non pas la lésion ou la maladie, mais l’incapacité de travail et la perte de revenus qui en résulte. Il souligne qu’avant l’entrée en vigueur de la loi-programme du 10 août 2015, l’article 105 de la loi du 14 juillet 1994 laissait toute latitude au Roi pour déterminer si et dans quelle mesure les détenus pouvaient continuer à bénéficier d’indemnités d’incapacité de travail. Il observe que, depuis l’entrée en vigueur de la loi-programme du 10 août 2015, le Roi est désormais habilité à déterminer les conditions dans lesquelles l’octroi des indemnités d’incapacité de travail est suspendu pendant une période de détention ou d’incarcération. Il souligne que, sur le fondement de cette habilitation, le Roi a pris l’arrêté royal du 19 janvier 2016. Il relève que, par son arrêt n° 241.794 du 14 juin 2018, le Conseil d’État a partiellement annulé cet arrêté royal, uniquement en ce qu’il prévoyait que l’indemnité d’incapacité de travail était également suspendue en cas de détention limitée, mais que le Conseil d’État n’a pas invalidé cet arrêté royal sur d’autres aspects et n’a pas davantage remis en question la constitutionnalité de l’article 105 de la loi du 14 juillet 1994.
A.2. À titre principal, le Conseil des ministres fait valoir que les deux questions préjudicielles sont irrecevables. Il estime que les questions préjudicielles sont formulées de telle sorte qu’elles appelleraient nécessairement une réponse affirmative. Selon lui, il est ainsi porté atteinte à la compétence de la Cour.
A.3.1. À titre subsidiaire, le Conseil des ministres fait valoir que la disposition en cause est compatible avec l’article 23 de la Constitution et avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
A.3.2. En ce qui concerne la première question préjudicielle, le Conseil des ministres fait tout d’abord valoir que la disposition en cause n’entraîne pas de recul significatif du degré de protection des droits des détenus. Selon lui, l’inversion de logique que la nouvelle formulation de l’article 105 de la loi du 14 juillet 1994 entraîne par rapport à l’ancienne formulation porte sur l’habilitation conférée au Roi, et non sur les droits des détenus. Toujours selon lui, tant sous l’empire de l’ancienne législation que sous l’empire de la nouvelle, le Roi est habilité à déterminer les conditions dans lesquelles les indemnités d’incapacité de travail sont octroyées aux détenus et les conditions dans lesquelles elles ne le sont pas. Il fait valoir qu’il appartient au Roi de déterminer ces conditions dans le respect de l’article 23 de la Constitution et que la disposition en cause ne Lui impose pas de violer l’obligation de standstill. Le Conseil des ministres se réfère également à l’arrêt du Conseil d’État n° 241.794, précité. Par ailleurs, il ajoute que le respect de l’obligation de standstill doit être apprécié au regard de l’ensemble de la protection sociale. Il souligne que les détenus bénéficient de plusieurs mesures qui visent à leur assurer une protection sociale suffisante. À cet égard, il se réfère aux articles 5, 6, 41 et suivants de la loi du 12 janvier 2005, à l’aide sociale octroyée par les centres publics d’action sociale et à la circulaire ministérielle n° 1812 du 30 août 2011, qui concerne l’intervention de la caisse d’entraide en faveur des détenus indigents.
Ensuite, le Conseil des ministres fait valoir qu’en toute hypothèse, la mesure en cause est justifiée. Il souligne que le régime d’assurance indemnités procède d’une forme de subsidiarité et que les travailleurs sont les premiers co-responsables du fonctionnement de l’assurance. Il fait valoir que le régime antérieur à l’entrée en vigueur de la loi-programme du 10 août 2015 était contradictoire avec l’objectif du législateur et avec la responsabilité qui incombe à tout bénéficiaire de l’assurance indemnités. Selon lui, la disposition en cause contribue à la pérennité du régime d’assurance indemnités et elle assure aussi une plus grande cohérence avec les autres régimes de sécurité sociale qui octroient des revenus de remplacement en cas de cessation de l’activité professionnelle, comme le régime du chômage. De plus, il expose que l’assurance indemnités ne vise pas à garantir un revenu à l’assuré social mais vise à lui procurer un revenu de remplacement en cas d’incapacité de gain résultant de son état de santé.
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Or, le Conseil des ministres souligne qu’un détenu perd sa capacité de gain en raison de sa détention. Selon lui, dès lors que l’article 23 de la Constitution impose au législateur de tenir compte des obligations correspondantes, le législateur a raisonnablement pu considérer que le bénéficiaire de l’assurance indemnités doit être incapable de travailler en raison de son état de santé et non d’une autre cause, telle que la détention. Enfin, selon lui, la section de législation du Conseil d’État n’a pas considéré que la disposition en cause était incompatible avec l’article 23
de la Constitution.
A.3.3. En ce qui concerne la seconde question préjudicielle, le Conseil des ministres rappelle tout d’abord que le législateur dispose d’un pouvoir d’appréciation étendu lorsqu’il détermine sa politique dans les matières socio-économiques. Il souligne ensuite qu’en cas d’incarcération, les bénéficiaires d’indemnités d’incapacité de travail et les bénéficiaires d’allocations de chômage sont des catégories comparables de personnes, dès lors que leur impossibilité à générer un revenu professionnel résulte alors de l’incarcération. Selon lui, il est donc justifié de traiter ces deux catégories de la même manière. Il souligne que la disposition en cause poursuit un double objectif. D’une part, le législateur a souhaité assurer la cohérence des régimes de suspension, en cas d’incarcération, des allocations de chômage et des indemnités d’incapacité de travail, dès lors qu’il s’agit de revenus de remplacement dans les deux cas. D’autre part, le législateur a souhaité assurer la cohérence entre l’allocation ou l’indemnité en cause et le motif qui la fonde : lorsque le régime concerné vise à pallier une perte de revenus du travail, la privation de liberté, qui devient la cause de l’impossibilité d’exercer une profession, évince la cause sociale, générationnelle ou médicale qui justifiait la solidarité publique antérieure. Le Conseil des ministres ajoute qu’à travers ces deux objectifs, le législateur vise également à assurer la pérennité du régime d’assurance indemnités. De plus, le Conseil des ministres se réfère à la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle les pouvoirs publics doivent pouvoir adapter leur politique aux circonstances changeantes de l’intérêt général. Enfin, il souligne qu’un revenu de remplacement n’est plus une nécessité pour un détenu, dès lors que l’État subvient à ses besoins.
-B-
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1. Les questions préjudicielles portent sur l’article 105 de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994 (ci-après : la loi du 14 juillet 1994), tel qu’il a été remplacé par l’article 21 de la loi-programme du 10 août 2015.
B.2. L’article 105 de la loi du 14 juillet 1994 s’applique à l’assurance indemnités dans le régime des travailleurs salariés.
B.3. Avant sa modification par la loi-programme du 10 août 2015, l’article 105 de la loi du 14 juillet 1994 disposait :
« Le Roi détermine dans quelles conditions et dans quelle mesure les indemnités sont accordées, lorsque le titulaire qui n’a pas de personne à charge au sens de l’article 93, dernier alinéa, se trouve dans une période de détention préventive ou de privation de liberté ».
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En exécution de cette disposition, l’article é de l’arrêté royal du 3 juillet 1996 « portant exécution de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994 » (ci-après : l’arrêté royal du 3 juillet 1996), avant sa modification par l’arrêté royal du 19 janvier 2016 « modifiant l’arrêté royal du 3 juillet 1996 portant exécution de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994 »
(ci-après : l’arrêté royal du 19 janvier 2016), disposait :
« Le titulaire qui n’a pas de personne à charge et qui se trouve dans une période de détention préventive ou de privation de liberté, a droit à une indemnité réduite de moitié.
L’indemnité non réduite est toutefois accordée au titulaire visé à l’alinéa précédent, dès le premier jour de la libération conditionnelle ou de la mise en liberté provisoire et, lorsqu’il a obtenu l’autorisation de quitter l’établissement pour une période ininterrompue d’au moins sept jours, dès le premier jour de cette période ».
B.4.1. L’article 21 de la loi-programme du 10 août 2015 a intégralement remplacé le texte de l’article 105 de la loi du 14 juillet 1994. Cette modification est entrée en vigueur le 1er janvier 2016 (article 22 de la loi-programme du 10 août 2015, tel qu’il a été modifié par l’article 24 de la loi du 16 mai 2016 « portant des dispositions diverses en matière sociale »). À
la suite de cette modification, l’article 105 de la loi du 14 juillet 1994 dispose :
« Le Roi détermine les conditions dans lesquelles l’octroi des indemnités est suspendu pendant une période de détention ou d’incarcération. Il détermine également les modalités selon lesquelles les données nécessaires à l’application de cette mesure sont communiquées à l’organisme assureur.
Le Roi détermine également dans quelles conditions et dans quelle mesure les indemnités sont accordées lorsque le titulaire qui n’a pas de personne à charge au sens de l’article 93, alinéa 7, se trouve dans une période de privation de liberté autre que la détention ou l’incarcération ».
B.4.2. L’exposé des motifs du projet à l’origine de la loi-programme du 10 août 2015
indique :
« Le Gouvernement prévoit de suspendre le paiement des indemnités d’incapacité de travail […] pendant la période de détention ou d’incarcération du bénéficiaire reconnu incapable de travailler au sens de l’article 100 de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités.
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Cette mesure trouve son fondement dans le passage suivant de l’accord gouvernemental (page 123) :
‘ Le gouvernement examinera la cohérence du régime de paiement d’allocations sociales aux détenus durant la période de détention et l’adaptera ’.
Il convient en effet de constater que les différentes branches de la sécurité sociale abordent cette problématique différemment. Jusqu’à présent, l’article é de l’arrêté royal du 3 juillet 1996 portant exécution de la loi relative à l’assurance obligatoire ‘ soins de santé et indemnités ’ stipule que l’indemnité d’incapacité de travail est réduite de moitié aussi longtemps que le détenu se trouve dans une période de détention préventive ou de privation de liberté et à condition qu’il n’ait pas de personnes à charge.
L’article 67 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage stipule de son côté que le chômeur ne peut bénéficier des allocations de chômage durant une période de détention préventive ou de privation de liberté. Il n’est en effet pas question d’une perte de revenus que les allocations de chômage devraient compenser. Aussi longtemps qu’un travailleur séjourne en prison, il ne peut en effet être rémunéré par son employeur. Lorsqu’un travailleur est en détention provisoire, son contrat de travail est suspendu (article 28 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail). Lorsqu’un travailleur fait l’objet d’une peine privative de liberté, il ne peut plus travailler pour le compte de son employeur et par conséquent, ce dernier n’est plus dans l’obligation légale de lui verser un salaire. En d’autres termes, il n’est pas question d’une perte de salaire à compenser par une allocation de chômage.
Le gouvernement est d’avis qu’un même raisonnement peut s’appliquer à l’indemnité d’incapacité de travail. Il s’agit en effet d’un revenu de remplacement, au même titre que l’allocation de chômage. Elle remplace la rémunération qu’un travailleur ne peut plus percevoir du fait de son travail personnel, parce que sa capacité de gain est réduite d’au moins 66 %. En période de détention, le détenu n’a toutefois pas droit à rémunération et par conséquent, il n’est pas question d’une perte de rémunération qui devrait être prise en charge par l’assurance maladie. La perte en question n’a plus rien à voir avec la maladie ou l’incapacité de travail. Elle s’explique par le fait qu’à cause de la détention, la personne concernée ne peut plus fournir des prestations de travail et ne peut donc plus prétendre à rémunération.
Ce raisonnement explique également pourquoi cette mesure a pour seul objectif de suspendre le paiement des allocations pendant une période de détention ou d’incarcération; la reconnaissance de l’incapacité de travail est maintenue aussi longtemps que la personne concernée répond aux conditions visées à l’article 100 de la loi coordonnée susmentionnée.
Il convient en outre d’attirer l’attention sur le fait que selon la loi de la responsabilité (article 1382 du Code civil), un détenu ne peut pas non plus demander une indemnité pour cause de manque à gagner. Ce manque à gagner est en effet lié avant tout à sa détention. Il n’a plus rien à voir avec le fait qu’il soit devenu incapable de travailler à la suite d’un accident, par exemple. C’est en effet en raison de sa privation de liberté qu’il ne peut percevoir de revenus professionnels. Un détenu ne peut donc, pendant toute la période de privation de liberté, imputer
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un manque à gagner à la personne responsable de l’accident ou son assureur […] » (Doc. parl., Chambre, 2014-2015, DOC 54-1125/001, pp. 16-17).
B.4.3. La disposition en cause pose le principe de la suspension de l’octroi des indemnités d’incapacité de travail pendant une période de détention ou d’incarcération et habilite le Roi à déterminer les conditions de cette suspension.
Il ressort des travaux préparatoires cités en B.4.2 que le législateur a ainsi souhaité aligner le régime de l’assurance indemnités sur celui qui est applicable aux allocations de chômage.
L’article 67 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 « portant réglementation du chômage » (ci-
après : l’arrêté royal du 25 novembre 1991) dispose en effet :
« Le chômeur ne peut bénéficier des allocations durant une période d’accomplissement d’obligations de milice, de détention préventive ou de privation de liberté ».
B.4.4. En exécution de l’article 105 de la loi du 14 juillet 1994, tel qu’il a été remplacé par l’article 21 de la loi-programme du 10 août 2015, le Roi a pris l’arrêté royal du 19 janvier 2016, qui a remplacé le texte de l’article é de l’arrêté royal du 3 juillet 1996 par le texte suivant :
« § 1er. L’octroi de l’indemnité est suspendu pendant la période durant laquelle le titulaire fait l’objet d’une mesure de détention ou d’incarcération, en exécution d’une condamnation pénale, et séjourne de ce fait effectivement en prison.
L’octroi de l’indemnité est également suspendu pendant la période durant laquelle le titulaire se trouve, en exécution d’une décision de l’instance compétente, en dehors de la prison, en raison de l’application de l’une des modalités d’exécution de la peine suivantes :
1° la permission de sortie, visée à l’article 4 de la loi du 17 mai 2006 relative au statut juridique externe des personnes condamnées à une peine privative de liberté et aux droits reconnus à la victime dans le cadre des modalités d’exécution de la peine;
2° le congé pénitentiaire, visé à l’article 6 de la loi précitée du 17 mai 2006;
3° la détention limitée, visée à l’article 21 de la loi précitée du 17 mai 2006.
§ 2. L’organisme assureur du titulaire obtient, par voie électronique, les données qui sont contenues dans la banque de données du Service Public Fédéral Justice et qui sont nécessaires
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à l’application du paragraphe précédent. En attendant cet échange électronique de données, l’échange de données nécessaire s’opère par une attestation papier.
§ 3. L’octroi de l’indemnité est limité à la moitié pour le titulaire interné qui n’a pas de personne à charge et qui séjourne dans une institution désignée par l’instance compétente, sous le statut d’un placement. L’indemnité intégrale est toutefois octroyée au titulaire, s’il a obtenu, de la part de l’instance compétente, l’autorisation de quitter l’établissement pour une période ininterrompue d’au moins sept jours, à partir du premier jour de cette dernière période ».
Par son arrêt n° 241.794 du 14 juin 2018, le Conseil d’État a annulé les mots « 3° la détention limitée, visée à l’article 21 de la loi précitée du 17 mai 2006 » contenus dans la disposition précitée. Le Conseil d’État a en effet constaté que le régime de la détention limitée permet l’exercice d’une activité professionnelle, de sorte que, selon la logique qui a prévalu à l’adoption du nouvel article 105 de la loi du 14 juillet 1994, la suspension de l’octroi des indemnités d’incapacité de travail perd sa raison d’être dans une telle situation.
Quant aux questions préjudicielles
B.5.1. Le Conseil des ministres fait valoir que les questions préjudicielles sont irrecevables, dès lors que leur formulation appellerait nécessairement un constat d’inconstitutionnalité.
B.5.2. La première question préjudicielle doit être comprise comme interrogeant la Cour sur la compatibilité de la disposition en cause avec l’article 23 de la Constitution, en particulier avec l’obligation de standstill contenue dans cette disposition, lu en combinaison ou non avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
La seconde question préjudicielle doit être comprise comme interrogeant la Cour sur la compatibilité de la disposition en cause avec les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’elle pose le principe de la suspension de l’octroi des indemnités d’incapacité de travail pendant une période de détention ou d’incarcération et en ce qu’elle prévoit ainsi, pour les personnes en incapacité de travail, un traitement similaire à celui qui est prévu pour les chômeurs par l’article 67 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991.
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La Cour examine les questions préjudicielles en ce sens. L’exception d’irrecevabilité est rejetée.
B.6. La Cour limite son examen à la situation d’une personne en incapacité de travail qui est incarcérée en exécution d’une condamnation pénale définitive et qui n’a pas de personne à charge, dès lors qu’il s’agit de la situation en cause devant la juridiction a quo.
Il s’ensuit également que l’examen de la Cour se limite à l’article 105, alinéa 1er, de la loi du 14 juillet 1994, tel qu’il a été remplacé par l’article 21 de la loi-programme du 10 août 2015.
Quant à la seconde question préjudicielle
B.7. La Cour examine d’abord la seconde question préjudicielle.
B.8.1. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s’oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-
discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
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B.8.2. En matière socio-économique, le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation. Il n’appartient à la Cour de sanctionner le choix politique posé par le législateur et les motifs qui le fondent que s’ils sont dépourvus de justification raisonnable.
B.9.1. L’indemnité d’incapacité de travail et l’allocation de chômage constituent toutes deux un revenu de remplacement pour les travailleurs qui ne sont plus capables d’obtenir un revenu issu du travail, en raison de leur état de santé ou de leur situation sur le marché de l’emploi.
B.9.2. Il ressort des travaux préparatoires de la disposition en cause, cités en B.4.2, que le législateur a considéré que, dès lors que les personnes ne peuvent pas exercer leur activité professionnelle pendant une période de détention ou d’incarcération et qu’elles ne peuvent pas, en conséquence, percevoir leur rémunération habituelle, il convient de traiter de manière identique le revenu destiné à remplacer le revenu du travail. Et ce, indépendamment du fait qu’elles ne puissent pas obtenir ce revenu en raison d’un chômage ou d’une incapacité de travail. Le principe mis en œuvre est qu’il n’y a pas lieu d’accorder un revenu de remplacement aux personnes qui ne pourraient bénéficier d’un tel revenu du travail (voy. en ce sens C.É., 14 juin 2018, n° 241.794, p. 12).
B.9.3. L’identité de traitement des deux catégories de personnes repose dès lors sur un critère objectif, à savoir l’impossibilité à obtenir sur le marché de l’emploi un revenu du travail pendant la période de détention ou d’incarcération. Pendant cette période, le législateur a pu considérer que la cause déterminante de leur impossibilité à obtenir un revenu du travail n’est plus liée à leur état de santé ou à leur situation sur le marché de l’emploi, mais réside dans leur détention ou leur incarcération. Ce critère est également pertinent au regard de l’objectif du législateur, mentionné en B.4.2, d’assurer la cohérence du régime de paiement d’allocations sociales aux personnes pendant la période de détention ou d’incarcération.
B.10.1. Cela explique également pourquoi la mesure en cause suspend le paiement des allocations seulement pendant la période de détention ou d’incarcération. La reconnaissance de l’incapacité de travail est maintenue pour autant que l’intéressé remplisse les conditions légales (Doc. parl., Chambre, 2014-2015, DOC 54-1125/001, p. 17).
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B.10.2. La disposition doit dès lors être comprise en ce sens que la suspension prend fin dès que la détention ou l’incarcération ne constitue plus la cause déterminante de l’impossibilité à obtenir un revenu du travail, cette dernière impossibilité demeurant toujours la conséquence directe de l’incapacité de travail. La suspension de l’octroi d’une indemnité d’incapacité de travail perd par exemple sa raison d’être dans l’hypothèse d’une détention limitée, dès lors que ce régime permet l’exercice d’une activité professionnelle (voy. en ce sens C.É., 14 juin 2018, n° 241.794, p. 15).
B.10.3. Par ailleurs, il y a lieu de souligner que, pendant la période de détention ou d’incarcération, il est pourvu à l’hébergement et l’entretien des intéressés. Ils doivent être conformes aux conditions de vie qui découlent de la loi du 12 janvier 2005 de principes concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus. Selon les besoins individuels, une aide sociale de la part des centres publics d’action sociale peut intervenir en complément.
B.10.4. Eu égard à ce qui précède, l’identité de traitement des personnes détenues ou incarcérées relativement à la suspension de leur revenu de remplacement pour chômage ou pour incapacité de travail n’est pas sans justification raisonnable.
B.11. L’article 105, alinéa 1er, de la loi du 14 juillet 1994, tel qu’il a été remplacé par l’article 21 de la loi-programme du 10 août 2015, est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
Quant à la première question préjudicielle
B.12. Comme il est dit en B.5.2, la première question préjudicielle doit être comprise comme interrogeant la Cour sur la compatibilité de la disposition en cause avec l’article 23 de la Constitution, en particulier avec l’obligation de standstill contenue dans cette disposition.
B.13.1. L’article 23 de la Constitution dispose que chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine, et charge les différents législateurs de garantir les droits économiques, sociaux et culturels qu’il mentionne, dont « le droit à la sécurité sociale ».
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B.13.2. Il contient une obligation de standstill qui interdit au législateur compétent de réduire significativement le degré de protection offert par la législation applicable sans qu’existent pour ce faire des motifs d’intérêt général.
B.14.1. Avant l’entrée en vigueur de la disposition en cause, les personnes n’ayant aucune personne à charge continuaient de percevoir la moitié de leur indemnité d’incapacité de travail pendant leur détention ou leur incarcération (ancien article 105 de la loi du 14 juillet 1994 et ancien article é de l’arrêté royal du 3 juillet 1996, cités en B.3).
Depuis sa modification par la loi-programme du 10 août 2015, l’article 105, cité en B.4.1, de la loi du 14 juillet 1994 établit le principe de la suspension totale de l’octroi des indemnités d’incapacité de travail en cas de détention ou d’incarcération, et habilite le Roi à déterminer les conditions de cette suspension.
B.14.2. La disposition en cause entraîne donc un recul significatif du droit à la sécurité sociale à l’égard des bénéficiaires d’une indemnité d’incapacité de travail détenus ou incarcérés.
Pour être compatible avec l’article 23 de la Constitution, cette réduction significative doit être justifiée par des motifs d’intérêt général.
B.15.1. Il existe toutefois des motifs liés à l’intérêt général qui justifient le recul significatif du degré de protection des personnes concernées pendant leur détention ou leur incarcération.
B.15.2. Par cette mesure, le législateur a visé à élaborer un système cohérent pour le paiement des allocations sociales aux personnes qui font l’objet d’une détention ou d’une incarcération (Doc. parl., Chambre, 2014-2015, DOC 54-1125/001, p. 16).
Comme il est dit en B.9.3 à B.10.2, la disposition en cause traite de manière identique les personnes qui ont droit à un revenu de remplacement en raison d’un chômage et celles qui ont
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droit à un revenu de remplacement en raison d’une incapacité de travail. Dans les deux cas, l’impossibilité à obtenir un revenu du travail pendant la période de détention ou d’incarcération change de cause déterminante. Pour ce motif, la disposition en cause ne suspend l’octroi des indemnités d’incapacité de travail que lorsque la détention ou l’incarcération ne permettent plus l’exercice d’aucune activité professionnelle.
B.15.3. Compte tenu de ce qui est dit en B.13.1, il appartient à l’autorité fédérale compétente de donner une exécution adéquate au titre V concernant les conditions de vie des détenus, visé dans la loi du 12 janvier 2005 de principes concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus.
B.16. Par conséquent, la disposition en cause n’est pas incompatible avec l’obligation de standstill contenue dans l’article 23 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 105, alinéa 1er, de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994, tel qu’il a été remplacé par l’article 21 de la loi-
programme du 10 août 2015, ne viole pas les articles 10, 11 et 23 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 22 décembre 2022.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut P. Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 169/2022
Date de la décision : 22/12/2022
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

Non-violation (article 105, alinéa 1er, de la loi relative à l'assurance obligatoire soins de santé et indemnités, tel qu'il a été modifié par l'article 21 de la loi-programme du 10 août 2015)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - les questions préjudicielles concernant l'article 105 de la loi relative à l'assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994, tel que cet article a été remplacé par la loi-programme du 10 août 2015, posées par le Tribunal du travail de Liège, division de Verviers. Sécurité sociale - Assurance maladie-invalidité - Incapacité de travail - Indemnités - Suspension de l'octroi pendant une période d'incarcération


Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2022-12-22;169.2022 ?

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