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22/12/2022 | BELGIQUE | N°168/2022

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 22 décembre 2022, 168/2022


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 168/2022
du 22 décembre 2022
Numéro du rôle : 7563
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 17, § 7, des lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973, posée par le Conseil d’État.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir

délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par arrê...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 168/2022
du 22 décembre 2022
Numéro du rôle : 7563
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 17, § 7, des lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973, posée par le Conseil d’État.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par arrêt n° 250.083 du 11 mars 2021, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 21 avril 2021, le Conseil d’État a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 17, § 7, des lois coordonnées sur le Conseil d’État viole-t-il les articles 10 et 11
de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en ce qu’il s’applique indistinctement :
- d’une part, au requérant qui a omis d’introduire une demande de poursuite de la procédure après le rejet d’une demande de mesures provisoires, introduite selon la procédure d’extrême urgence, dirigée contre un acte dérivé de celui dont il demande l’annulation, et,
- d’autre part, au requérant qui a omis d’introduire une demande de poursuite de la procédure après le rejet d’une demande de mesures provisoires, introduite selon la procédure d’extrême urgence, dirigée contre l’acte dont il demande l’annulation, ou
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- au requérant qui a omis d’introduire une demande de poursuite de la procédure après le rejet d’une demande de mesures provisoires, introduite selon la procédure ordinaire, contre un acte dérivé de celui dont il demande l’annulation, ou
- au requérant qui a omis d’introduire une demande de poursuite de la procédure après le rejet d’une demande de suspension de l’exécution, introduite selon la procédure ordinaire ou selon la procédure d’extrême urgence, de l’acte dont il demande l’annulation, ou
- au requérant qui a omis d’introduire une demande de poursuite de la procédure après le rejet d’une demande de suspension de l’exécution, introduite selon la procédure ordinaire ou selon la procédure d’extrême urgence, d’un acte dérivé de celui dont il demande l’annulation ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- la Commission des jeux de hasard, assistée et représentée par Me I. Cooreman, avocat au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me E. Jacubowitz et Me C. Caillet, avocats au barreau de Bruxelles.
La Commission des jeux de hasard a également introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 12 octobre 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs K. Jadin et J. Moerman, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 26 octobre 2022 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 26 octobre 2022.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le 20 mars 2020, une société adresse à la section du contentieux administratif du Conseil d’État une requête tendant à la suspension de l’exécution, ainsi qu’à l’annulation, de la « position publique relative à l’application de l’arrêté royal du 25 octobre 2018 relatif aux modalités d’exploitation des jeux de hasard et des paris exploités au moyen des instruments de la société de l’information » que la Commission des jeux de hasard a publiée sur son site le 23 janvier 2020. Le 6 avril 2020, cette Commission publie de la même manière une note destinée à diffuser largement auprès des joueurs le contenu de la « position publique » précitée. Par une requête du 14 avril 2020, la
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même société demande au Conseil d’État, en « extrême urgence » et à titre de « mesures provisoires », qu’il ordonne à la Commission des jeux de hasard de retirer cette note de son site et qu’il lui interdise de la publier à nouveau.
Par un arrêt du 4 mai 2020, le Conseil d’État refuse d’ordonner les mesures demandées par la société parce qu’elles ne sont pas de nature à sauvegarder ses intérêts. La société reçoit cet arrêt le jour de son prononcé.
Le 8 septembre 2020, le greffe du Conseil d’État informe la société requérante qu’en application de l’article 17, § 7, des lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973 (ci-après : la loi du 12 janvier 1973), elle est présumée se désister de l’instance dès lors qu’elle n’a pas demandé la poursuite de la procédure dans les trente jours de la notification de l’arrêt qui a rejeté la demande de mesures provisoires. Le 22 septembre 2020, en application de l’article 11/3 de l’arrêté du Régent du 23 septembre 1948 « déterminant la procédure devant la section du contentieux administratif du Conseil d’État », la société requérante demande au Conseil d’État à être entendue. À l’audience du 11 février 2021, elle conteste l’applicabilité à l’espèce de la présomption de désistement d’instance instaurée par l’article 17, § 7, de la loi du 12 janvier 1973, ainsi que de l’article 11/3 de l’arrêté du Régent du 23 septembre 1948.
Le 11 mars 2021, le Conseil d’État juge que cette présomption a trait à l’instruction d’un recours en annulation et qu’elle s’applique entre autres lorsqu’une demande de mesures provisoires a été formulée en extrême urgence. Il observe aussi que la société requérante n’allègue pas de force majeure pour expliquer le fait qu’elle n’a pas demandé la poursuite de la procédure à la suite de l’arrêt du 4 mai 2020. Il décide ensuite, sur la suggestion de cette société, de poser à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1. Tant le Conseil des ministres que la Commission des jeux de hasard soutiennent que la question préjudicielle appelle une réponse négative.
A.2.1. Le Conseil des ministres expose, à titre principal, que la règle énoncée par l’article 17, § 7, de la loi du 12 janvier 1973 n’est pas discriminatoire parce que les catégories de personnes décrites dans la question préjudicielle ne se trouvent pas dans des situations essentiellement différentes au regard de la disposition législative en cause.
A.2.2. Il souligne en premier lieu que, depuis l’entrée en vigueur de la loi du 20 janvier 2014 « portant réforme de la compétence, de la procédure et de l’organisation du Conseil d’État » (ci-après : la loi du 20 janvier 2014), tant la demande de suspension de l’exécution d’un acte administratif que la demande de mesures provisoires constituent des accessoires du recours en annulation d’un tel acte. Il précise que ce constat vaut quel que soit l’objet concret de la demande de suspension ou de la demande de mesures provisoires. À ce sujet, il remarque que, selon l’article 17, § 1er, alinéa 2, 2°, de la loi du 12 janvier 1973, l’auteur de l’une ou l’autre demande devra toujours présenter un moyen sérieux susceptible de justifier l’annulation de l’acte visé par le recours en annulation.
Le Conseil des ministres ajoute qu’il ne voit pas comment une demande de suspension pourrait valablement cibler un « acte dérivé » de celui qui constitue l’objet du recours en annulation, dont ladite demande est l’accessoire.
A.3.1. Le Conseil des ministres expose, à titre subsidiaire, que l’article 17, § 7, de la loi du 12 janvier 1973
ne viole ni les articles 10 et 11 de la Constitution, ni l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, et estime que la prise en compte de l’article 14 de cette Convention ne change rien à ce constat.
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A.3.2. Citant l’arrêt de la Cour n° 88/98 du 15 juillet 1998 et l’arrêt n° 143/2002 du 9 octobre 2002, le Conseil des ministres, soutient, d’abord, qu’il est raisonnablement justifié d’exiger de toute personne qui a introduit au Conseil d’État une demande de suspension d’un acte administratif ou une demande de mesures provisoires qu’elle demande la poursuite de la procédure, sous peine d’être présumée se désister de son recours en annulation.
Il soutient que le but de la disposition législative en cause est de réduire la durée de la procédure et d’inciter l’auteur d’un recours en annulation à ne pas poursuivre inutilement celle-ci. Il remarque qu’une demande de poursuite de la procédure est un acte simple à établir et rappelle qu’une demande de suspension ou une demande de mesures provisoires est toujours l’accessoire d’un recours en annulation, quel que soit l’objet de ces demandes.
A.3.3. Le Conseil des ministres affirme ensuite que l’obligation de demander la poursuite de la procédure, qui résulte de la disposition législative en cause, ne porte pas atteinte au droit de l’auteur du recours en annulation concerné d’accéder à un tribunal.
S’appuyant à nouveau sur les arrêts nos 88/98 et 143/2002, il allègue que le greffe avertit le requérant de son obligation et de la présomption de désistement qui pourrait résulter de son silence, souligne en outre que ce requérant est en mesure d’empêcher la naissance de cette présomption et rappelle aussi que la demande de poursuite de la procédure est une formalité qui ne crée pas de charge excessive.
Le Conseil des ministres renvoie, enfin, à titre surabondant, aux nombreux arrêts de la Cour relatifs à l’article 21, alinéa 2, de la loi du 12 janvier 1973.
A.4.1. La Commission des jeux de hasard (ci-après : la Commission) déclare partager la position du Conseil des ministres.
A.4.2. Elle ajoute qu’il n’est pas pertinent pour la solution du litige d’analyser la situation des trois dernières catégories de requérants qui sont décrites dans la question préjudicielle, parce que ces derniers sont soumis aux mêmes règles que les requérants des deux premières catégories décrites dans cette question.
À propos de la troisième catégorie de requérants décrite par la question préjudicielle, la Commission relève que, quel que soit le degré d’urgence de la procédure à l’issue de laquelle il a été rendu, un arrêt du Conseil d’État qui rejette une demande de mesures provisoires peut contenir des indications relatives à l’issue probable du litige et convaincre le requérant de ne pas poursuivre la procédure en annulation. À propos des quatrième et cinquième catégories de requérants décrites par la question préjudicielle, la Commission relève qu’un arrêt du Conseil d’État qui rejette une demande de suspension d’un acte administratif peut lui aussi contenir des indications de ce type et convaincre le requérant de ne pas poursuivre la procédure en annulation.
A.4.3. La Commission estime que, compte tenu des arguments que la société requérante à l’origine de la décision de renvoi présentait au Conseil d’État, la seule question pertinente est celle de savoir s’il est discriminatoire d’appliquer la présomption de désistement d’instance instaurée par la disposition législative en cause lorsque le Conseil d’État a rejeté une demande de mesures provisoires dirigée contre un « acte dérivé » de l’« acte de base » ciblé par le recours en annulation préalablement introduit.
La Commission affirme, à ce sujet, qu’un arrêt du Conseil d’État rendu dans ces circonstances-là pourrait contenir des indications relatives à l’issue probable de la procédure en annulation et pourrait convaincre le requérant de ne pas poursuivre cette procédure. Elle souligne néanmoins l’absence de certitude à cet égard, mais estime que cette incertitude ne permet pas de considérer qu’il est inutile d’exiger de la personne qui n’a pas obtenu les mesures provisoires demandées qu’elle manifeste son intention de poursuivre la procédure en annulation, compte tenu du but poursuivi par la mesure, à savoir réduire la durée de la procédure et contraindre le requérant à s’interroger, après un revers, sur l’opportunité de poursuivre celle-ci.
La Commission remarque aussi que l’auteur d’un recours en annulation qui reçoit notification d’un arrêt du Conseil d’État rejetant la demande de mesures provisoires qu’il avait introduite peut aisément échapper à la
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présomption de désistement d’instance instaurée par la disposition législative en cause en accomplissant une simple formalité. La Commission note aussi que, par l’arrêt n° 88/98, la Cour a jugé que la règle énoncée par cette disposition n’est pas disproportionnée.
La Commission déduit de ce qui précède que l’article 17, § 7, de la loi du 12 janvier 1973 ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’il s’applique au requérant relevant de la première catégorie décrite dans la question préjudicielle.
-B-
B.1. L’article 17 des lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973 (ci-après :
la loi 12 janvier 1973), tel qu’il a été remplacé par l’article 6 de la loi du 20 janvier 2014
« portant réforme de la compétence, de la procédure et de l’organisation du Conseil d’État »
(ci-après : la loi du 20 janvier 2014), dispose :
« § 1er. La section du contentieux administratif est seule compétente pour ordonner par arrêt, les parties entendues ou dûment appelées, la suspension de l’exécution d’un acte ou d’un règlement susceptible d’être annulé en vertu de l’article 14, §§ 1er et 3, et pour ordonner toutes les mesures nécessaires afin de sauvegarder les intérêts des parties ou des personnes qui ont intérêt à la solution de l’affaire.
Cette suspension ou ces mesures provisoires peuvent être ordonnées à tout moment :
1° s’il existe une urgence incompatible avec le traitement de l’affaire en annulation;
2° et si au moins un moyen sérieux susceptible prima facie de justifier l’annulation de l’acte ou du règlement est invoqué.
[…]
§ 2. La requête en suspension ou en mesures provisoires contient un exposé des faits qui, selon son auteur, justifient l’urgence invoquée à l’appui de cette requête.
À la demande de la partie adverse ou de la partie intervenante, la section du contentieux administratif tient compte des conséquences probables de la suspension de l’exécution ou des mesures provisoires pour tous les intérêts susceptibles d’être lésés, en ce compris l’intérêt public, et peut décider de ne pas accéder à la demande de suspension ou de mesures provisoires lorsque ses conséquences négatives pourraient l’emporter de manière manifestement disproportionnée sur ses avantages.
Si la section du contentieux administratif rejette une demande de suspension ou de mesures provisoires en raison du défaut d’urgence, une nouvelle demande ne peut être introduite que si elle s’appuie sur des nouveaux éléments justifiant l’urgence de cette demande. La section du
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contentieux administratif peut, en outre, fixer un délai au cours duquel aucune nouvelle demande de suspension ou de mesures provisoires ne peut être introduite si le seul élément nouveau invoqué consiste en l’écoulement du temps.
[…]
§ 4. Dans les cas d’extrême urgence incompatibles avec le délai de traitement de la demande de suspension ou de mesures provisoires visées au paragraphe 1er, la suspension ou des mesures provisoires peuvent être ordonnées, même avant l’introduction d’un recours en annulation, selon une procédure qui déroge à celle qui s’applique pour la suspension et les mesures provisoires visées au paragraphe 1er.
Le cas échéant, cette suspension ou ces mesures provisoires peuvent même être ordonnées sans que toutes les parties aient été convoquées. Dans ce cas, l’arrêt qui ordonne la suspension provisoire ou les mesures provisoires convoque les parties à bref délai devant la chambre qui statue sur la confirmation de la suspension ou des mesures provisoires.
La suspension et les mesures provisoires qui ont été ordonnées avant l’introduction de la requête en annulation de l’acte ou du règlement seront immédiatement levées s’il apparaît qu’aucune requête en annulation invoquant des moyens qui les avaient justifiées n’a été introduite dans le délai prévu par le règlement de procédure.
§ 5. Le président de la chambre ou le conseiller d’Etat qu’il désigne statue dans les quarante-cinq jours sur la demande de suspension ou de mesures provisoires. Si la suspension ou des mesures provisoires ont été ordonnées, il est statué sur la requête en annulation dans les six mois du prononcé de l’arrêt.
§ 6. La section du contentieux administratif peut, suivant une procédure accélérée déterminée par le Roi, annuler l’acte ou le règlement si, dans les trente jours à compter de la notification de l’arrêt qui ordonne la suspension ou des mesures provisoires ou confirme la suspension provisoire ou les mesures provisoires, la partie adverse ou celui qui a intérêt à la solution de l’affaire n’a pas introduit une demande de poursuite de la procédure.
§ 7. Il existe dans le chef de la partie requérante une présomption de désistement d’instance lorsque, la demande de suspension d’un acte ou d’un règlement ou la demande de mesures provisoires ayant été rejetée, la partie requérante n’introduit aucune demande de poursuite de la procédure dans un délai de trente jours à compter de la notification de l’arrêt.
[…] ».
B.2. La question préjudicielle porte sur l’article 17, § 7, de la loi du 12 janvier 1973.
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Les termes de cette disposition législative sont presque identiques à ceux de l’article 17, § 4ter, de la même loi, tel qu’il était libellé à la suite de son insertion par l’article 11, 7°, de la loi du 4 août 1996 « modifiant les lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973 ».
La seule différence se situe dans les mots « ou la demande de mesures provisoires », qui ont été ajoutés afin de tenir compte du fait que, depuis l’entrée en vigueur de la loi du 20 janvier 2014, la demande de mesures provisoires n’est plus conçue comme un « accessoire » de la demande de suspension de l’exécution d’un acte administratif mais comme un « accessoire » du recours en annulation de cet acte administratif (Doc. parl., Sénat, 2012-2013, n° 2277/1, pp. 14 et 104).
B.3. Lors des travaux préparatoires de la loi du 4 août 1996, il a été précisé qu’en cas de « présomption de désistement d’instance », le pouvoir d’appréciation du Conseil d’État est limité au « cas de force majeure ou d’erreur invincible » (Doc. parl., Sénat, 1995-1996, n° 321/1, p. 7).
La Cour a, par ailleurs, rappelé, par l’arrêt n° 88/98 du 15 juillet 1998 (point 6) et par l’arrêt n° 143/2002 du 9 octobre 2002 (B.5.1), que la règle qui était auparavant énoncée à l’article 17, § 4ter, de la loi du 12 janvier 1973 ne dispensait pas le Conseil d’État de respecter le principe général de droit « selon lequel la rigueur de la loi peut être tempérée en cas de force majeure ou d’erreur invincible ».
B.4. Il résulte de ce qui précède que la section du contentieux administratif du Conseil d’État ne peut examiner le bien-fondé d’un recours en annulation ayant été introduit par une personne qui, après avoir reçu notification d’un arrêt refusant de suspendre l’acte visé par ce recours ou d’ordonner des mesures provisoires sollicitées par le requérant dans la même affaire, n’a pas demandé au Conseil d’État la « poursuite de la procédure » conformément à l’article 17, § 7, de la loi du 12 janvier 1973, sauf si le requérant démontre qu’il n’a pas formulé cette dernière demande en raison d’une force majeure ou d’une erreur invincible.
B.5. Il ressort des motifs de la décision de renvoi et du dossier transmis à la Cour par le Conseil d’État que la Cour est invitée à statuer sur la question de savoir si l’article 17, § 7, de la loi du 12 janvier 1973 est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en
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combinaison avec les articles 6, paragraphe 1, et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il interdit au Conseil d’État d’examiner le bien-fondé d’un recours en annulation introduit par une personne qui, après avoir reçu notification d’un arrêt rejetant la demande de mesures provisoires qu’elle avait formulée en extrême urgence « contre un acte dérivé de » l’acte administratif qui est attaqué par le recours en annulation, n’a pas demandé la poursuite de la procédure et n’invoque ni force majeure, ni erreur invincible pour justifier cette abstention.
B.6. Les articles 10 et 11 de la Constitution ont une portée générale. Ils interdisent toute discrimination, quelle qu’en soit l’origine : les règles constitutionnelles de l’égalité et de la non-
discrimination sont applicables à l’égard de tous les droits et de toutes les libertés, en ce compris ceux résultant des conventions internationales liant la Belgique.
Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s’oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-
discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.7.1. L’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ».
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B.7.2. Cette disposition reconnaît le droit de jouir sans discrimination des droits et libertés reconnus par cette Convention.
Ce droit est violé lorsque des personnes dont les situations sont sensiblement différentes sont traitées de manière identique sans justification objective et raisonnable (CEDH, grande chambre, 6 avril 2000, Thlimmenos c. Grèce, § 44; 2 novembre 2010, Şerife Yiğit c. Turquie, § 69; 24 octobre 2019, J.D. et A c. Royaume-Uni, § 84).
B.8. Le droit à un procès équitable défini par l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme comprend entre autres le droit d’accès à un tribunal. Cette disposition garantit donc à chacun le droit de faire statuer par un tribunal sur toute contestation portant sur ses « droits et obligations de caractère civil » (CEDH, grande chambre, 15 mars 2022, Grzęda c. Pologne, § 342; CEDH, 20 juillet 2021, Loquifer c. Belgique, § 52).
B.9. Il ressort des motifs de la décision de renvoi que la Cour est, en premier lieu, invitée à se prononcer sur le point de savoir s’il n’est pas discriminatoire de traiter de manière identique deux catégories de requérants qui n’ont pas demandé la poursuite de la procédure après avoir reçu notification d’un arrêt refusant d’ordonner les mesures provisoires qu’ils avaient demandées après avoir introduit un recours en annulation : d’une part, ceux dont la demande de mesures provisoires était « dirigée contre un acte dérivé de celui dont [ils demandent]
l’annulation » et, d’autre part, ceux dont la demande de mesures provisoires était « dirigée contre l’acte dont [ils demandent] l’annulation ».
B.10. Les mesures provisoires qu’une personne qui a préalablement introduit un recours en annulation contre un acte administratif déterminé demande au Conseil d’État d’ordonner sont des mesures nécessaires à la sauvegarde des intérêts de cette personne durant la période de traitement de ce recours (article 17, § 1er, alinéas 1er et 2, de la loi du 12 janvier 1973). Ces mesures ne sont donc pas elles-mêmes dirigées contre l’acte administratif attaqué par le recours en annulation. En ce que la question préjudicielle établit une distinction entre ceux dont la
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demande de mesures provisoires « était dirigée contre un acte dérivé de celui dont [ils demandent] l’annulation » et, d’autre part, ceux dont la demande de mesures provisoires était « dirigée contre l’acte dont [ils demandent] l’annulation », cette question préjudicielle est basée sur une prémisse erronée.
B.11. En ce qui concerne la première identité de traitement qu’elle décrit, la question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
B.12. Il ressort des motifs de la décision de renvoi que la Cour est, en deuxième lieu, invitée à se prononcer sur le point de savoir s’il n’est pas discriminatoire de traiter de manière identique deux catégories de parties requérantes qui n’ont pas demandé la poursuite de la procédure après avoir reçu notification d’un arrêt refusant d’ordonner les mesures provisoires qu’elles avaient demandées après avoir introduit un recours en annulation : d’une part, celles qui avaient demandé des mesures provisoires en alléguant l’extrême urgence et, d’autre part, celles qui les avaient demandées sans alléguer l’extrême urgence. En troisième lieu, la Cour est invitée à se prononcer sur l’identité de traitement entre, d’une part, celles qui, en extrême urgence, avaient formulé une demande de mesures provisoires et, d’autre part, celles qui avaient demandé la suspension de l’exécution de l’acte dont elles demandent l’annulation.
B.13. Par l’arrêt n° 88/98, la Cour a considéré à propos de la mesure contenue dans l’article 17, § 4ter, de la loi du 12 janvier 1973 que, quelque lourde que soit pour la partie requérante la conséquence de l’inobservation du délai fixé pour l'introduction d'une demande de poursuite de la procédure, une telle mesure n'est pas manifestement disproportionnée au regard de l'objectif poursuivi par le législateur, à savoir réduire la durée de la procédure et inciter la partie requérante à ne pas poursuivre inutilement les procédures, compte tenu du principe général du droit selon lequel la rigueur de la loi peut être tempérée en cas de force majeure ou d'erreur invincible, principe auquel la loi en cause n'a pas dérogé (voir point 6 de l’arrêt précité). Comme il est dit en B.2, les termes de l’article 17, § 7, sont quasiment identiques à l’ancien article 17, § 4ter. En ce qui concerne les autres dispositions de la loi du 12 janvier 1973 qui lient une sanction
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analogue à l’introduction ou non d’une demande de poursuite de la procédure, la Cour a également déjà jugé dans ce sens à plusieurs reprises (arrêts n° 144/2016 du 17 novembre 2016 et n° 24/2020
du 13 février 2020). Indépendamment de la question de savoir si les catégories de parties requérantes comparées se trouvent réellement dans une situation fondamentalement différente, il convient de constater que les motifs précités s’appliquent de la même manière en ce qui concerne ces catégories.
B.14. En ce qui concerne les deuxième et troisième identités de traitement qu’elle décrit, la question préjudicielle appelle une réponse négative.
B.15. Il ressort des motifs de la décision de renvoi que la Cour est enfin invitée à se prononcer sur le point de savoir s’il n’est pas discriminatoire de traiter de manière identique deux catégories de requérants qui n’ont volontairement pas demandé la poursuite de la procédure après avoir reçu notification d’un arrêt du Conseil d’État refusant de faire droit à une demande relative à un « acte dérivé de celui dont [ils demandent] l’annulation » qu’ils avaient formulée après l’introduction de leur recours en annulation : d’une part, ceux qui, en extrême urgence, avaient formulé une demande de mesures provisoires « dirigée contre » un tel acte et, d’autre part, ceux qui avaient demandé la suspension de l’exécution de cet acte.
B.16. En plus de ce qui est dit en B.10, il convient de constater que la non-introduction d’une demande de poursuite de la procédure dans le cadre d’une demande de suspension contre un acte administratif autre que celui qui constitue l’objet du recours en annulation ne donne pas lieu à l’application de l’article 17, § 7, de la loi du 12 janvier 1973 dans le cadre de ce recours en annulation. Cette disposition n’instaure en effet pas de présomption de désistement d’instance dans le chef de la personne qui a reçu notification d’un arrêt du Conseil d’État statuant sur une demande de suspension de l’exécution d’un acte administratif autre que celui qui constitue l’objet du recours en annulation que cette personne a préalablement introduit.
B.17. La disposition en cause ne traite pas les deux catégories précitées de parties requérantes de la même manière.
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En ce qui concerne la quatrième identité de traitement qu’elle décrit, la question préjudicielle appelle donc une réponse négative.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 17, § 7, des lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973, ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 22 décembre 2022.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut P. Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 168/2022
Date de la décision : 22/12/2022
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2022-12-22;168.2022 ?

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