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08/12/2022 | BELGIQUE | N°161/2022

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 08 décembre 2022, 161/2022


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 161/2022
du 8 décembre 2022
Numéro du rôle : 7601
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 186, § 1er, alinéa 7, du Code judiciaire, posées par le Conseil d’État.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, D. Pieters, E. Bribosia et W. Verrijdt, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédur

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Par l’arrêt n° 250.617 du 18 mai 2021, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 15 j...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 161/2022
du 8 décembre 2022
Numéro du rôle : 7601
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 186, § 1er, alinéa 7, du Code judiciaire, posées par le Conseil d’État.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, D. Pieters, E. Bribosia et W. Verrijdt, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par l’arrêt n° 250.617 du 18 mai 2021, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 15 juin 2021, le Conseil d’État a posé les questions préjudicielles suivantes :
« 1. L’article 186, § 1er, alinéa 7, du Code judiciaire, est-il contraire aux articles 13 et 23, alinéa 3, 2°, de la Constitution, le cas échéant combiné avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales et avec l’article 47-1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, en ce qu’il serait lu comme ne s’appliquant qu’au règlement de répartition des affaires rendant une seule division exclusivement compétente pour certaines catégories d’affaires et non deux ou trois divisions au sein d’un très grand arrondissement judiciaire ?
2. L’article 186, § 1er, alinéa 7, du Code judiciaire tel que modifié par la loi du 11 août 2017 portant insertion du Livre XX ‘ Insolvabilité des entreprises ’, dans le Code de droit économique, et portant insertion des définitions propres au livre XX, dans le Livre I du Code de droit économique, en ce qu’il permet l’octroi exclusif ‘ des actions et contestations qui découlent directement des procédures d’insolvabilité visées au Livre XX du Code de droit économique et dont les éléments de solution résident dans le droit particulier qui concernent le régime des procédures d’insolvabilité ’, est-il contraire aux articles 13 et 23, alinéa 3, 2°, de la Constitution, le cas échéant combiné avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne de
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sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et avec l’article 47-1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- l’Ordre des Barreaux francophones et germanophone, assisté et représenté par Me M. Kaiser, avocat au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me P. Schaffner, avocat au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 21 septembre 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs E. Bribosia et D. Pieters, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 12 octobre 2022 et l’affaire mise en délibéré.
À la suite de la demande d’une partie à être entendue, la Cour, par ordonnance du 12 octobre 2022, a fixé l’audience au 9 novembre 2022.
À l’audience publique du 9 novembre 2022 :
- ont comparu :
. Me M. Kaiser, pour l’Ordre des Barreaux francophones et germanophone;
. Me P. Minsier, avocat au barreau de Bruxelles, loco Me P. Schaffner, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteurs E. Bribosia et D. Pieters ont fait rapport;
- les avocats précités ont été entendus;
- l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le 25 mai 2018, l’Ordre des barreaux francophones et germanophone introduit, auprès du Conseil d’État, une requête en annulation dirigée contre l’arrêté royal du 18 mars 2018 « fixant le règlement de répartition des affaires du tribunal de l’entreprise de Liège et modifiant l’arrêté royal du 14 mars 2014 relatif à la répartition en divisions des cours du travail, des tribunaux de première instance, des tribunaux du travail, des tribunaux de l’entreprise et des tribunaux de police » (ci-après : l’arrêté royal du 18 mars 2018).
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La partie requérante devant la juridiction a quo estime que l’arrêté royal du 18 mars 2018 est irrégulier, notamment, en ce qu’il attribue à trois divisions du Tribunal de l’entreprise de Liège des compétences exclusives dans des matières qui ne sont pas citées à l’article 186, § 1er, alinéa 7, du Code judiciaire.
Elle estime en outre que cette disposition législative, si elle est interprétée en ce sens que les garanties qu’elle offre concernent uniquement l’attribution de compétences exclusives à une seule division d’un tribunal et non l’attribution de compétences exclusives à une ou plusieurs divisions d’un tribunal, viole plusieurs articles de la Constitution.
La juridiction a quo pose dès lors à la Cour les questions préjudicielles reproduites plus haut.
III. En droit
-A-
Quant à la recevabilité des questions préjudicielles
A.1.1. Le Conseil des ministres soutient que les questions préjudicielles n’appellent pas de réponse, dès lors qu’il est, à leur lecture, impossible de comprendre en quoi les normes de référence seraient violées. La juridiction a quo ne précise par ailleurs pas en quoi la réponse aux deux questions lui serait utile pour se prononcer sur le moyen pris par la partie requérante devant elle.
A.1.2. Le Conseil des ministres fait valoir que les articles 13 et 23, alinéa 3, 2°, de la Constitution ne sont manifestement pas violés, de sorte que la Cour ne saurait constater la violation des articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dès lors qu’elle n’est pas compétente pour contrôler une disposition législative directement au regard de dispositions de droit international.
Il estime qu’en toute hypothèse, l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ne s’applique pas en l’espèce, dès lors qu’il n’existe pas de lien de rattachement suffisant avec la mise en œuvre du droit de l’Union.
A.1.3. Le Conseil des ministres reconnaît, à titre subsidiaire, que l’article 13 de la Constitution, lu en combinaison avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, garantit le droit d’accès au juge. Il estime qu’il peut en être déduit que les questions préjudicielles ont pour objet de demander à la Cour si la disposition en cause n’a pas pour effet d’entraver l’accès à la justice.
Le Conseil des ministres considère toutefois que ni les arguments de la partie requérante devant la juridiction a quo ni les motifs de l’arrêt de renvoi ne permettent de comprendre en quoi la disposition en cause entrave l’accès à la justice.
A.2. L’Ordre des barreaux francophones et germanophone répond qu’il est de jurisprudence constante que l’article 13 de la Constitution garantit le droit d’accès au juge compétent. Le droit d’accès au juge est également garanti par les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme et par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Quant à la première question préjudicielle
A.3.1. L’Ordre des barreaux francophones et germanophone estime que l’article 186, § 1er, alinéa 7, du Code judiciaire s’applique à l’édiction d’un arrêté royal fixant le règlement de divisions au sein d’une juridiction, que celui-ci attribue à une ou à plusieurs divisions une compétence exclusive dans certaines matières. Il en déduit que la question préjudicielle repose sur une interprétation erronée de la disposition en cause et qu’elle n’appelle
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donc pas de réponse. À supposer que la Cour en décide autrement, il invite cette dernière à considérer que, dans l’interprétation qu’il propose, la disposition en cause ne viole pas les normes de référence visées dans la question préjudicielle, alors que, dans l’interprétation soumise par la juridiction a quo, elle violerait ces normes.
L’Ordre des barreaux francophones et germanophone expose que son interprétation de la disposition en cause repose sur trois motifs.
A.3.2. Premièrement, il rappelle que la section de législation du Conseil d’État avait eu égard au fait que les travaux préparatoires de la loi du 1er décembre 2013 « portant réforme des arrondissements judiciaires et modifiant le code judiciaire en vue de renforcer la mobilité des membres de l’ordre judiciaire » (ci-après : la loi du 1er décembre 2013) mentionnent de manière générale la compétence exclusive d’une seule division, mais qu’ils donnent également, dans ce même contexte, l’exemple d’un cas dans lequel deux divisions pourraient être rendues exclusivement compétentes. La section de législation du Conseil d’État avait vivement recommandé que le législateur précise la portée de la disposition en cause (CE, avis n° 58.097/3 du 1er octobre 2015 sur un projet d’arrêté royal « fixant le règlement de répartition des affaires du tribunal de première instance d’Anvers »). En l’absence d’intervention du législateur, la section de législation du Conseil d’État avait ensuite conseillé, dans un avis ultérieur, de s’en tenir aux catégories mentionnées à l’article 186, § 1er, alinéa 7, du Code judiciaire, lorsque la compétence de connaître de certains litiges était attribuée à titre exclusif à plusieurs divisions d’un tribunal de l’entreprise (CE, avis n° 62.417/3 du 6 décembre 2017, sur un projet devenu l’arrêté royal du 18 mars 2018).
A.3.3. Deuxièmement, l’Ordre des barreaux francophones et germanophone met en exergue le passage des travaux préparatoires de la loi du 1er décembre 2013 auquel se réfère la section de législation du Conseil d’État.
A.3.4. Troisièmement, l’Ordre des barreaux francophones et germanophone estime que l’interprétation qu’il propose est davantage conforme à l’esprit général de la réforme. Il soutient que seules des matières très techniques peuvent être attribuées à une ou plusieurs divisions. Il considère également qu’au vu de la taille du ressort territorial du Tribunal de l’entreprise de Liège, l’attribution d’une matière à une division unique serait inconcevable en pratique.
A.4.1. À titre subsidiaire, l’Ordre des barreaux francophones et germanophone invite la Cour à constater l’inconstitutionnalité de la disposition en cause.
A.4.2. Il rappelle qu’il ressort des travaux préparatoires que la répartition des affaires entre les divisions ne peut entraver l’accès à la justice et que le législateur reconnaît le lien entre le principe de l’accès à la justice et la distance géographique entre le justiciable et le tribunal.
A.4.3. Il estime que le droit d’accès à la justice est octroyé à l’ensemble des justiciables sur la base des articles 13 et 23, alinéa 3 , 2°, de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Il soutient que, pour des personnes spécialement précarisées, tels les bénéficiaires de l’aide juridique, qui ont des difficultés administratives pour accéder aisément à un avocat et ne disposent pas de moyens de mobilité aisés, un éloignement des lieux de justice rend plus délicat encore un accès à la justice déjà fragilisé.
A.4.4. Selon l’Ordre des barreaux francophones et germanophone, la disposition en cause, telle qu’elle est interprétée par la juridiction a quo, est contraire aux normes de référence visées dans la question préjudicielle, non seulement en ce qu’elles ont un effet direct pour ce qui concerne l’accès à la justice, mais aussi au regard de l’obligation de standstill qui assortit toute obligation positive.
A.5.1. Le Conseil des ministres fait valoir que, contrairement aux tribunaux de première instance et aux tribunaux de police, les tribunaux de l’entreprise ne sont pas organisés par arrondissements judiciaires, qui coïncident généralement avec le territoire de la province, mais par ressorts de cours d’appel, à l’exception de Bruxelles et d’Eupen. Le législateur a estimé que la taille des tribunaux de l’entreprise justifiait qu’ils soient organisés au niveau du ressort de la cour d’appel.
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Le Conseil des ministres estime que l’article 186, § 1er, alinéa 7, du Code judiciaire ne limite les matières qui peuvent être attribuées à une division que lorsque l’attribution se fait en faveur d’une seule division et qu’il ne s’applique dès lors pas lorsque l’attribution des matières visées se fait en faveur de plusieurs divisions.
A.5.2. Le Conseil des ministres expose qu’il appartient à la Cour d’examiner la disposition en cause dans l’interprétation soumise par la juridiction a quo. Or la juridiction a quo a jugé que l’article 186, § 1er, alinéa 7, du Code judiciaire ne s’appliquait qu’au règlement de répartition des affaires rendant exclusivement compétente pour certaines catégories d’affaires une seule division et non deux ou trois divisions.
Le Conseil des ministres indique qu’il n’aperçoit pas en quoi cette interprétation ne trouverait aucun fondement dans la loi.
A.5.3. Il souligne que les exemples d’attribution de compétences exclusives à plusieurs divisions cités dans les travaux préparatoires ont pour seul but de montrer que des attributions exclusives existaient déjà dans la législation antérieure et que les attributions faites par la loi doivent désormais être reprises dans un règlement de répartition des affaires.
A.5.4. Il estime que les avis de la section de législation du Conseil d’État auxquels se réfère l’Ordre des barreaux francophones et germanophone ne sont pas pertinents, étant donné qu’ils ne sont pas juridiquement contraignants et qu’en l’espèce, ils se limitent à des recommandations et à des conseils aux gouvernements.
A.6.1. Le Conseil des ministres soutient qu’aucun justiciable n’est privé de son droit d’accès à la justice. Il fonde sa position, notamment, sur un arrêt par lequel le Conseil d’État a jugé que la possibilité, prévue par le législateur, d’octroyer une compétence exclusive pour les affaires visées à l’article 186, § 1er, du Code judiciaire « implique nécessairement que, pour ces affaires, le justiciable peut être appelé à se déplacer un peu plus loin si la division à laquelle cette compétence a été confiée n’est pas celle qui est la plus proche de son domicile ». Le Conseil d’État a jugé qu’il « ne peut être raisonnablement soutenu que les déplacements des justiciables et/ou de leurs avocats, nécessaires pour se rendre à la division de Liège, soient d’une longueur telle qu’ils affecteraient le droit d’accès à la justice » (CE, 27 juin 2017, n° 238.661).
Il considère que le droit d’accès à la justice est d’autant moins affecté par un allongement des déplacements que celui-ci a pour objectif de faire en sorte que l’affaire soit traitée par un magistrat spécialisé.
Il rappelle que le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation en matière judiciaire. Il estime qu’une limitation du droit d’accès à la justice n’est inadmissible que si ce droit est atteint dans sa substance même (CEDH, 31 janvier 2012, Assunção Chaves c. Portugal, § 71).
Selon le Conseil des ministres, la disposition en cause résulte de la mise en balance des intérêts des magistrats, des justiciables et de leurs avocats, en vue de garantir une justice de meilleure qualité, rendue par des juges spécialisés dans chaque matière.
Il estime qu’étant donné que la Belgique est un petit pays, les justiciables ne doivent jamais parcourir des distances énormes pour se rendre à la division compétente de leur tribunal. En outre, les pièces peuvent être déposées dans chaque division. Il déduit de ce que le Roi ne peut supprimer une division existante qu’Il ne peut vider une division de l’essentiel de ses compétences. Il rappelle également que les avocats qui interviennent dans le cadre de l’aide juridique peuvent obtenir le remboursement de leurs frais de déplacement, conformément à l’arrêté ministériel du 19 juillet 2016 « fixant la nomenclature des points pour les prestations effectuées par les avocats chargés de l’aide juridique de deuxième ligne partiellement ou complètement gratuite ».
Il considère que la disposition en cause constitue à plusieurs égards une avancée pour le droit d’accès à la justice, dès lors que le règlement de répartition des affaires est établi sur proposition du président de la juridiction et sur avis du ministère public, du greffe et du barreau.
Il rappelle que les litiges pour lesquels une comparution en personne est prévue par la loi, notamment en droit de la jeunesse et en droit de la famille, sont attribués à l’ensemble des divisions.
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A.6.2. Le Conseil des ministres soutient également qu’il n’existe pas d’obligation de standstill en matière d’accès à la justice.
A.6.3. Le Conseil des ministres fait valoir qu’il ressort de l’article 186 du Code judiciaire et de ses travaux préparatoires que le Roi doit toujours veiller à ce que l’accès à la justice soit garanti, et ce, qu’Il attribue la compétence exclusive de connaître de certaines affaires à une seule division ou à plusieurs. Toutefois, dans ce dernier cas, l’attribution de compétence n’est pas limitée aux matières énumérées à l’article 186, § 1er, alinéa 7, du Code judiciaire.
Enfin, il rappelle que, si le Roi n’a pas veillé à garantir l’accès à la justice, il appartient au Conseil d’État de censurer Son arrêté pour excès de pouvoir.
A.7. L’Ordre des barreaux francophones et germanophone considère que, s’il est vrai que, dans les circonstances propres au litige ayant donné lieu à l’arrêt n° 238.661 précité, le Conseil d’État a jugé qu’il ne peut être raisonnablement soutenu que les déplacements des justiciables et de leurs avocats, nécessaires pour rejoindre la division de Liège, sont d’une longueur telle qu’ils affecteraient le droit d’accès à la justice, rien n’empêche d’aboutir à une autre conclusion dans d’autres cas concrets. L’Ordre des barreaux francophones et germanophone met également en exergue que le Manuel de droit européen en matière d’accès à la justice indique que l’accessibilité de la justice concerne, notamment, l’éloignement géographique d’une juridiction, si sa localisation empêche les requérants de participer effectivement aux procédures.
L’Ordre des barreaux francophones et germanophone conteste la pertinence de l’argument selon lequel la centralisation de certains contentieux vers trois divisions du Tribunal de l’entreprise de Liège a pour objectif de garantir que ces contentieux seront traités par des magistrats spécialisés. Il estime que le législateur a expressément prévu une liste limitative de matières pour lesquelles la création de « centres juridictionnels spécialisés » est nécessaire. En dehors de ces matières, la centralisation n’est pas admise. Selon l’Ordre des barreaux francophones et germanophone, s’il fallait, au contraire, considérer que l’article 186, § 1er, alinéa 7, du Code judiciaire laisse un tel pouvoir discrétionnaire au Roi, il faudrait constater que cet article ne garantit pas le respect des normes de référence.
L’Ordre des barreaux francophones et germanophone estime que l’appréciation du Conseil des ministres selon laquelle les distances que les avocats et les justiciables doivent parcourir ne sont pas énormes est empreinte d’élitisme, étant donné les difficultés de déplacement et les coûts engendrés pour le justiciable lorsque celui-ci doit payer un avocat qui se déplace plus loin. Il considère que l’éloignement géographique pourrait conduire au fait que certains justiciables hésitent ou renoncent à entreprendre une procédure en justice, tandis que d’autres ne seraient plus en mesure d’intervenir ou de se défendre de manière appropriée.
Il souligne que c’est d’autant plus vrai pour les justiciables plus précarisés, qui ont des difficultés administratives, sont moins mobiles en raison de leur âge ou d’une forme de handicap ou ne disposent pas d’un accès satisfaisant aux moyens de transport.
Il fait également valoir que la disponibilité des avocats exerçant dans le cadre de l’aide juridique de deuxième ligne se trouvera davantage limitée, dès lors que leurs déplacements seront plus longs.
Quant à la seconde question préjudicielle
A.8.1. L’Ordre des barreaux francophones et germanophone rappelle que la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que le droit d’accès à la justice est violé lorsque la réglementation cesse de servir les buts de sécurité juridique et de bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (CEDH, 27 juillet 2006, Efstathiou et autres c. Grèce, § 24; 24 février 2009, L’Erablière A.S.B.L. c. Belgique, § 35).
A.8.2. L’Ordre des barreaux francophones et germanophone estime que les objectifs poursuivis par les normes visées dans la question préjudicielle, à savoir un fonctionnement plus efficace de la justice et une meilleure
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répartition de la charge de travail, sont légitimes, mais que les mesures adoptées pour y parvenir ne sont pas proportionnées, compte tenu de leurs conséquences préjudiciables sur le droit d’accès à la justice.
Il fait valoir que 45 % des nouvelles affaires introduites auprès des tribunaux de l’entreprise concernent une faillite ou une réorganisation judiciaire et que cette proportion est appelée à croître en raison des conséquences économiques de la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19. La matière est pratiquée par de nombreux avocats.
Il considère que la disposition en cause habilite le Roi à imposer au justiciable et à son avocat de parcourir de très longs trajets pour se rendre aux divisions de Liège, de Namur ou de Neufchâteau dans le but de se présenter à une audience ou de consulter un dossier. Ces déplacements ont nécessairement un coût financier important pour le justiciable, qui pourrait, de ce fait, hésiter ou renoncer à introduire une procédure en justice.
A.8.3. L’Ordre des barreaux francophones et germanophone soutient également que la mesure va à l’encontre de l’objectif poursuivi par la loi du 1er décembre 2013, qui était d’accroître la mobilité des magistrats afin de faire venir la justice aux citoyens et non les citoyens à la justice.
Il estime que le fait que le magistrat effectue un déplacement de 40 kilomètres en une heure doit être mis en balance avec le cumul du temps perdu et du kilométrage effectué par tous les intervenants à l’audience, justiciables et avocats.
Il fait valoir que les avocats qui souhaitent conserver leurs bureaux dans les divisions délaissées devront très fréquemment se déplacer ou refuser de prendre des affaires relevant de ce contentieux. S’il est vrai que les auditions et le dépôt de pièces peuvent avoir lieu dans les divisions, il n’en demeure pas moins que tel n’est pas le cas des audiences et du dépôt de requêtes ou d’actes de procédure.
A.8.4. Il fait valoir que les restrictions budgétaires qui entraînent une diminution du nombre de magistrats, de greffiers et d’employés ne peuvent justifier l’atteinte au droit d’accès à la justice.
A.8.5. Pour les mêmes motifs que ceux qu’il a développés au sujet de la première question préjudicielle, l’Ordre des barreaux francophones et germanophone estime que la disposition en cause viole l’obligation de standstill qui assortit les normes de référence visées dans la question préjudicielle.
A.9.1. Le Conseil des ministres expose une argumentation similaire à celle qu’il a développée au sujet la première question préjudicielle.
A.9.2. Il estime que les arguments de l’Ordre des barreaux francophones et germanophone sont dirigés non pas contre la disposition en cause, mais contre un de ses arrêtés d’exécution.
A.9.3. Il rappelle que l’objectif de l’attribution au Roi du pouvoir de confier à une seule division du Tribunal de l’entreprise la compétence exclusive de connaître des litiges en matière d’insolvabilité visés au Livre XX du Code de droit économique est de permettre aux magistrats de se spécialiser dans une matière complexe.
Il considère que cet objectif est légitime et que la disposition en cause ne procède pas d’une erreur manifeste d’appréciation.
Il soutient que l’addition des temps de trajet de l’ensemble des intervenants à un procès n’est pas une méthode pertinente pour déterminer si l’accès à la justice est entravé.
Il rappelle également que le tribunal de l’entreprise est principalement compétent pour les litiges entre entreprises et non pour les litiges entre particuliers. Il estime qu’une entreprise, fût-elle petite ou unipersonnelle, ne renoncera pas à porter son litige en justice au seul motif que cela impliquerait un trajet à peine supérieur à une heure.
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Il expose que les avocats ne renonceront pas davantage à prendre en charge les affaires concernées, étant donné que leurs déplacements sont facturés au client ou pris en charge dans le cadre de l’aide juridique.
-B-
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1.1. L’article 186 du Code judiciaire, tel qu’il a été modifié par la loi du 11 août 2017
« portant insertion du Livre XX ‘ Insolvabilité des entreprises ’, dans le Code de droit économique, et portant insertion des définitions propres au livre XX, et des dispositions d’application au livre XX dans le livre I du Code de droit économique » (ci-après : la loi du 11 août 2017), dispose :
« § 1er. Le siège des cours et tribunaux ainsi que le territoire sur lequel s’exerce leur juridiction est déterminé ainsi qu’il est dit aux articles de l’annexe au présent code.
Le Roi peut, par règlement de répartition des affaires dans un arrêté délibéré en Conseil des ministres, répartir en deux ou plusieurs divisions les cours d’appel, les cours du travail, les tribunaux de première instance, les tribunaux du travail, les tribunaux de commerce et les tribunaux de police, et déterminer les lieux où sont établis leur siège et leur greffe.
Le cas échéant, Il détermine le territoire de chaque division et les catégories d’affaires pour lesquelles cette division exerce sa juridiction. Le règlement de répartition des affaires peut étendre la compétence territoriale de la division à une partie ou à l’ensemble du territoire de l’arrondissement. Il ne peut en aucun cas avoir pour effet de supprimer des lieux d’audiences existants.
[…]
Le règlement de répartition des affaires du tribunal est établi sur proposition du président, après avis, selon le cas, du procureur du Roi, de l’auditeur du travail, du greffier en chef et du ou des bâtonniers de l’Ordre ou des Ordres des avocats.
[…]
Si le Roi, par règlement de répartition des affaires, rend une division exclusivement compétente pour certaines catégories d’affaires, Il veille à ce que l’accès à la justice et la qualité du service restent garantis. Le règlement qui rend une division exclusivement compétente ne peut porter, en matière civile, que sur les matières visées :
[…]
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b) pour le tribunal de commerce : aux articles 573, 2°, 574, 2°, 3°, 4°, 7°, 8°, 9°, 11° à 19°, 575, 576 et 577;
[…]
§ 2. Le dépôt de pièces au greffe en vue de la saisine et du traitement des affaires qui sont attribuées, conformément au paragraphe 1er, à une division en vertu d’un règlement de répartition des affaires, peut avoir lieu dans chaque division du tribunal compétent. Les pièces sont transmises par le greffe à la division compétente et le greffier informe les parties qui ont déposé les pièces de la division qui est compétente.
[…] ».
B.1.2. La Cour examine la disposition en cause dans cette version, qui est applicable au litige porté devant la juridiction a quo.
B.1.3. L’article 252 de la loi du 15 avril 2018 « portant réforme du droit des entreprises »
a remplacé la dénomination « tribunal de commerce » par la dénomination « tribunal de l’entreprise ».
La Cour se réfère dès lors à cette dénomination.
B.1.4. La disposition en cause s’inscrit dans le contexte de l’agrandissement des arrondissements judiciaires, qui résulte de la loi du 1er décembre 2013 « portant réforme des arrondissements judiciaires et modifiant le Code judiciaire en vue de renforcer la mobilité des membres de l’ordre judiciaire » (ci-après : la loi du 1er décembre 2013). Depuis qu’il a été modifié par l’article 108 de cette loi, l’article 4, point 11, alinéa 3, de l’annexe « Limites territoriales et siège des cours et tribunaux » du Code judiciaire prévoit que le Tribunal de l’entreprise de Liège exerce sa juridiction dans les arrondissements de Liège, de Luxembourg et de Namur. Ce territoire correspond au ressort de la Cour d’appel de Liège. Les points 8, alinéa 1er, 10, alinéa 1er, et 11, alinéa 1er, du même article déterminent les cantons judiciaires qui composent, respectivement, les trois arrondissements précités. Les limites territoriales de ces cantons sont définies respectivement aux articles M8, M9 et M10 de l’annexe au Code judiciaire.
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B.1.5. La disposition en cause, les autres alinéas de l’article 186, § 1er, du Code judiciaire, le paragraphe 2 de cet article et les dispositions précitées de l’annexe du même Code forment un ensemble cohérent.
La Cour examine en conséquence la compatibilité de l’article 186, § 1er, alinéa 7, du Code judiciaire avec les normes de référence visées dans la question préjudicielle, dans le cadre d’une lecture combinée avec les dispositions précitées.
B.2. Le litige dont est saisie la juridiction a quo porte sur la régularité de l’arrêté royal du 18 mars 2018 « fixant le règlement de répartition des affaires du tribunal de l’entreprise de Liège et modifiant l’arrêté royal du 14 mars 2014 relatif à la répartition en divisions des cours du travail, des tribunaux de première instance, des tribunaux du travail, des tribunaux de l’entreprise et des tribunaux de police » (ci-après : l’arrêté royal du 18 mars 2018), lequel a été pris en vertu de l’article 186, § 1er, du Code judiciaire.
B.3.1. L’arrêté royal du 18 mars 2018 répartit le Tribunal de l’entreprise de Liège en huit divisions. Chacune de ces divisions exerce sa juridiction sur un territoire déterminé par l’arrêté (article 1er).
B.3.2. Seules les divisions de Liège, pour l’arrondissement judiciaire de Liège, de Neufchâteau, pour l’arrondissement judiciaire du Luxembourg, et de Namur, pour l’arrondissement judiciaire de Namur, sont compétentes pour les procédures qui sont visées au Livre XX (« Insolvabilité des entreprises ») du Code de droit économique, et dont les éléments de solution résident dans le droit particulier qui concerne le régime des procédures d’insolvabilité. Ces trois divisions sont également les seules compétentes pour les procédures relatives à la liquidation des sociétés simples, des sociétés momentanées et des sociétés internes, visées au Livre III, Titre IV, du Code des sociétés, et à la dissolution et à la liquidation des personnes morales, visées au Livre IV, Titre IX, du même Code, ou y trouvant leur solution, introduites à partir du 1er mai 2018, ainsi que pour les prestations de serment (article 2).
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B.3.3. Toutefois, les auditions par le juge-commissaire dans les faillites, par le juge délégué dans les réorganisations judiciaires et par le juge rapporteur dans l’examen des entreprises en difficulté ont lieu dans chaque division, selon la compétence territoriale de celle-ci (article 3).
B.4. Les questions préjudicielles reposent sur l’interprétation de l’article 186, § 1er, alinéa 7, du Code judiciaire selon laquelle celui-ci ne s’applique que dans l’hypothèse où le Roi, par un règlement de répartition des affaires, rend une seule division exclusivement compétente pour certaines catégories d’affaires.
B.5. Il appartient, en règle, à la juridiction a quo d’interpréter les dispositions qu’elle applique, sous réserve d’une lecture manifestement erronée de la disposition en cause, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
La Cour examine donc la disposition en cause dans l’interprétation soumise par la juridiction a quo.
Quant au fond
En ce qui concerne la première question préjudicielle
B.6.1. La première question préjudicielle porte sur la compatibilité de l’article 186, § 1er, alinéa 7, du Code judiciaire avec les articles 13 et 23, alinéa 3, 2°, de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dans l’interprétation selon laquelle il s’applique uniquement au règlement de répartition des affaires rendant exclusivement compétente pour certaines catégories d’affaires une seule division et non deux ou trois divisions, au sein d’un très grand arrondissement judiciaire.
B.6.2. Il ressort de l’arrêt de renvoi que l’Ordre des barreaux francophones et germanophone, partie requérante devant la juridiction a quo, estime que la limitation du champ d’application de la disposition en cause à l’hypothèse d’une centralisation auprès d’une seule division du tribunal de l’entreprise de la compétence exclusive de connaître d’une catégorie
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d’affaires serait susceptible de violer doublement les normes de référence visées dans la question préjudicielle.
Premièrement, la disposition en cause prévoit que, si le Roi rend une division exclusivement compétente pour certaines catégories d’affaires, Il veille à ce que l’accès à la justice et la qualité du service restent garantis, alors que de telles garanties ne sont pas explicitement prévues lorsque le Roi attribue la même compétence à deux ou trois divisions.
Deuxièmement, la centralisation auprès d’une seule division ne peut être opérée que dans certaines matières limitativement énumérées par la disposition en cause. Cette restriction n’est pas applicable lorsque le Roi centralise auprès de deux ou trois divisions la compétence exclusive de connaître d’une catégorie d’affaires. Il en résulte que l’ensemble des compétences du tribunal de l’entreprise pourraient être centralisées auprès de deux ou trois divisions. Il s’ensuit également qu’au sein d’un grand ressort territorial, tel celui du Tribunal de l’entreprise de Liège, certaines compétences pourraient être centralisées auprès de deux ou trois divisions, alors que cela reviendrait au même, pour ce qui est des distances à parcourir, que la centralisation auprès d’une seule division au sein de ressorts territoriaux moins étendus.
B.6.3. L’arrêté royal du 18 mars 2018 rend trois divisions du Tribunal de l’entreprise de Liège exclusivement compétentes pour certaines catégories d’affaires.
La Cour limite dès lors son examen à cette hypothèse.
B.7.1. L’article 13 de la Constitution consacre un droit d’accès au juge compétent. Le droit d’accès au juge est également garanti par les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.7.2. L’article 23 de la Constitution prévoit le droit à l’aide juridique.
B.8. L’arrêté royal du 18 mars 2018 a été pris sur le fondement de l’article 186, § 1er, alinéas 2 et 3, du Code judiciaire.
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L’article 186, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire habilite le Roi à centraliser auprès d’une ou de plusieurs divisions du tribunal de l’entreprise la compétence exclusive de connaître d’une catégorie d’affaires, tandis que le paragraphe 1er, alinéa 7, du même article, tel qu’il est interprété par la juridiction a quo, vise uniquement l’hypothèse dans laquelle le Roi centralise auprès d’une seule division la compétence de connaître d’une catégorie d’affaires. Dans cette hypothèse, la disposition en cause impose que l’attribution d’une compétence exclusive porte sur l’une des matières énumérées et que l’accès à la justice et la qualité du service restent garantis.
L’arrêté royal du 18 mars 2018 attribue la compétence exclusive de connaître de certaines catégories d’affaires à trois divisions du Tribunal de l’entreprise de Liège, et non à une seule de ces divisions, de sorte que l’article 186, § 1er, alinéa 7, du Code judiciaire ne s’applique pas.
B.9.1. La Cour est toutefois interrogée sur la constitutionnalité de la restriction du champ d’application de la disposition en cause à l’hypothèse de la centralisation auprès d’une seule division du tribunal de l’entreprise de la compétence exclusive de connaître d’une catégorie d’affaires.
B.9.2. Le législateur a pu estimer qu’il ne s’imposait pas d’énumérer limitativement les matières dans lesquelles le Roi pouvait rendre trois divisions du tribunal de l’entreprise exclusivement compétentes à l’instar de ce que prévoit la disposition en cause pour l’attribution d’une compétence exclusive à une seule division de ce tribunal.
En effet, il n’est pas déraisonnable de considérer qu’aucune des matières qui relèvent de la compétence du tribunal de l’entreprise n’est, par essence, insusceptible d’une centralisation auprès de trois divisions de ce tribunal. Il s’ensuit que le législateur a pu habiliter le Roi à opérer une centralisation auprès de trois divisions dans chacune de ces matières.
B.9.3. En outre, la différence de traitement, décrite en B.6.2, entre les justiciables qui sont jugés dans le ressort du Tribunal de l’entreprise de Liège et les justiciables qui sont jugés dans d’autres ressorts, moins étendus, résulte tant du choix du législateur d’étendre la compétence
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territoriale du Tribunal de l’entreprise de Liège aux arrondissements de Namur et de Luxembourg que de la détermination, par l’arrêté royal du 18 mars 2018, du nombre de divisions de ce Tribunal et de l’étendue du territoire sur lequel elles exercent leur juridiction.
Comme il est dit en B.1.4 et B.1.5, les limites du ressort du Tribunal de l’entreprise sont déterminées à l’article 4, point 11, alinéa 3, de l’annexe au Code judiciaire, qui forme avec la disposition en cause un ensemble cohérent.
Eu égard à la densité de la population, il n’est pas déraisonnable d’avoir rendu le Tribunal de l’entreprise de Liège compétent pour les arrondissements judiciaires de Namur et de Luxembourg.
B.9.4. De surcroît, il ressort des travaux préparatoires de la loi du 1er décembre 2013 que l’agrandissement du ressort territorial des juridictions n’a pas pour objectif la réduction généralisée du nombre de sites de justice. Le législateur avait pour but de favoriser une meilleure affectation des magistrats et du personnel judiciaire au sein des divisions d’une juridiction en fonction de la charge de travail et de la spécialisation. En effet, « le personnel d’un endroit où il y a relativement moins d’activité peut temporairement être affecté ailleurs, là où les besoins sont grands. [...] Cette mobilité sera développée en fonction d’une meilleure gestion des ressources humaines sans pour autant porter préjudice aux services locaux fournis au public » (Doc. parl., Chambre, 2012-2013, DOC 53-2858/001, p. 8).
À cet égard, le Roi est chargé de répartir en plusieurs divisions les juridictions concernées par la réforme, en ayant égard à la volonté du législateur selon laquelle « le service de base doit être fourni dans toutes les divisions, mais […] les tribunaux doivent pouvoir concentrer certaines affaires, souvent spécialisées dans une seule division » (ibid. p. 13).
B.9.5. Il appartient au Roi de déterminer le nombre de divisions du Tribunal de l’entreprise de Liège et le territoire sur lequel elles exercent leur juridiction de manière telle que les justiciables qui sont jugés dans le ressort de ce Tribunal ne soient pas discriminés par rapport aux justiciables qui sont jugés dans les autres ressorts.
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Il Lui incombe également de s’assurer que l’attribution d’une compétence, par son ampleur, ne porte pas atteinte au droit d’accès au juge ni au droit à l’aide juridique, eu égard, notamment, aux compétences qu’Il aurait déjà centralisées auprès d’une ou de plusieurs divisions du tribunal de l’entreprise et de la taille du territoire sur lequel celles-ci exercent leur juridiction.
En effet, s’il est vrai que la disposition en cause ne s’applique pas aux règlements de répartition des affaires qui attribuent la compétence exclusive de connaître de certaines affaires à trois divisions plutôt qu’à une seule, l’on ne saurait pour autant en déduire, a contrario, que le droit d’accès au juge et le droit à l’aide juridique ne devraient pas être garantis lorsque l’attribution de compétence est opérée en faveur de plus d’une division, et ce, quelle que soit la matière concernée.
Le législateur comme le Roi doivent garantir le respect de ces droits, sans qu’il soit nécessaire que la loi le prévoie explicitement. En outre, la délégation conférée au Roi ne L’autorise pas à méconnaître la Constitution dans l’exercice de la compétence qui Lui a été attribuée.
B.9.6. Il appartient dès lors au Conseil d’État de déterminer si l’arrêté royal du 18 mars 2018 porte atteinte au droit fondamental à l’aide juridique. Il lui revient également d’apprécier si l’arrêté précité apporte des garanties suffisantes en ce qui concerne le droit d’accès à la justice, notamment pour les personnes handicapées ou pour les personnes dont l’avocat est porteur d’un handicap.
En ce qui concerne la seconde question préjudicielle
B.10. La seconde question préjudicielle porte sur la compatibilité de l’article 186, § 1er, alinéa 7, tel qu’il a été modifié par la loi du 11 août 2017, avec les articles 13 et 23, alinéa 3, 2°, de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il permet de rendre une seule division exclusivement compétente pour les actions et contestations qui découlent directement des procédures d’insolvabilité visées au Livre XX du Code de droit économique et dont les
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éléments de solution résident dans le droit particulier qui concerne le régime des procédures d’insolvabilité.
B.11. Il ressort des développements relatifs à la première question préjudicielle que la disposition en cause n’est pas applicable lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, le Roi attribue la compétence exclusive de connaître de certaines affaires à trois divisions du tribunal de l’entreprise.
L’éventuel constat d’inconstitutionnalité de la disposition en cause ne saurait dès lors avoir une incidence quant à la régularité de l’arrêté royal du 18 mars 2018, puisque ce dernier ne fait pas application de la disposition précitée.
B.12. Il s’ensuit que la réponse à la seconde question préjudicielle n’est manifestement pas utile à la solution du litige.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
- L’article 186, § 1er, alinéa 7, du Code judiciaire, interprété comme ne s’appliquant qu’au règlement de répartition des affaires rendant exclusivement compétente pour certaines catégories d’affaires une seule division et non deux ou trois divisions au sein d’un très grand arrondissement judiciaire, ne viole pas les articles 13 et 23, alinéa 3, 2°, de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme.
- La seconde question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 8 décembre 2022.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut P. Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 161/2022
Date de la décision : 08/12/2022
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

1. Non-violation (article 186, § 1er, alinéa 7, du Code judiciaire, interprété comme ne s'appliquant qu'au règlement de répartition des affaires rendant exclusivement compétente pour certaines catégories d'affaires une seule division et non deux ou trois divisions au sein d'un très grand arrondissement judiciaire) 2. La seconde question préjudicielle n'appelle pas de réponse

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - les questions préjudicielles relatives à l'article 186, § 1er, alinéa 7, du Code judiciaire, posées par le Conseil d'État. Droit judiciaire - Tribunal de l'entreprise - Règlement de répartition des affaires - Centralisation auprès d'une seule division de la compétence exclusive de connaître d'une catégorie d'affaires


Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2022-12-08;161.2022 ?

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