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01/12/2022 | BELGIQUE | N°159/2022

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 01 décembre 2022, 159/2022


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 159/2022
du 1er décembre 2022
Numéro du rôle : 7734
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 435, alinéa 2, du Code d’instruction criminelle, posées par le Tribunal de première instance de Flandre orientale, division de Gand.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président

L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 159/2022
du 1er décembre 2022
Numéro du rôle : 7734
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 435, alinéa 2, du Code d’instruction criminelle, posées par le Tribunal de première instance de Flandre orientale, division de Gand.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par jugement du 11 janvier 2022, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 18 janvier 2022, le Tribunal de première instance de Flandre orientale, division de Gand, a posé les questions préjudicielles suivantes :
« 1. L’article 435, alinéa 2, du Code d’instruction criminelle, inséré par l’article 161 de la loi du 6 juillet 2017 portant simplification, harmonisation, informatisation et modernisation de dispositions de droit civil et de procédure civile ainsi que du notariat, et portant diverses mesures en matière de justice, viole-t-il les dispositions relatives aux droits et libertés fondamentaux garantis par le titre II de la Constitution (notamment les articles 10, 11 et 13 de la Constitution) et l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que cette disposition oblige la juridiction devant laquelle la cause est renvoyée après cassation à se conformer à l’arrêt de la Cour de cassation et lui interdit donc de s’adapter à l’évolution de la doctrine et de la jurisprudence de cette même Cour ou de juridictions faisant autorité telles que la Cour constitutionnelle et la Cour de justice, alors qu’un tribunal qui se prononce dans une affaire identique dans les faits n’est pas lié par la jurisprudence de la Cour de cassation ?
2. L’article 435, alinéa 2, du Code d’instruction criminelle, inséré par l’article 161 de la loi du 6 juillet 2017 portant simplification, harmonisation, informatisation et modernisation de dispositions de droit civil et de procédure civile ainsi que du notariat, et portant diverses
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mesures en matière de justice, viole-t-il les dispositions relatives aux droits et libertés fondamentaux garantis par le titre II de la Constitution (notamment les articles 10, 11 et 13 de la Constitution) et l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que cette disposition oblige la juridiction devant laquelle la cause est renvoyée après cassation à se conformer à l’arrêt de la Cour de cassation concernant le point de droit tranché par cette Cour, alors qu’en vertu de l’article 7 du Traité du 31 mars 1965 relatif à l’institution et au statut d’une Cour de Justice Benelux, les juges nationaux sont également liés par l’interprétation résultant de la décision rendue par la Cour ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- F.V., assisté et représenté par Me L. Arnou, avocat au barreau de Flandre occidentale;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me A. Wirtgen et Me T. Moonen, avocats au barreau de Bruxelles.
F.V. a également introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 12 octobre 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs J. Moerman et K. Jadin, a décidé que l'affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 26 octobre 2022 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 26 octobre 2022.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le 14 décembre 2012, F.V. reçoit un nouveau permis de conduire belge après avoir déclaré qu’il avait perdu son ancien permis de conduire. Après son déménagement aux Pays-Bas, il reçoit, le 18 juin 2015, en échange de son permis de conduire belge, un permis de conduire néerlandais. Le permis de conduire belge qu’il restitue aux Pays-Bas porte, selon les services néerlandais, le même numéro de série que le permis qu’il a déclaré avoir perdu le 14 décembre 2012.
Par jugement du Tribunal de police de Flandre occidentale, division de Bruges, du 28 octobre 2016, F.V. est déchu du droit de conduire un véhicule à moteur pour un délai de trois mois et la réintégration dans le droit de conduire est subordonnée à la réussite d’examens et au passage de tests médicaux et psychologiques. Cette peine est infligée pour avoir, le 6 décembre 2015, conduit un véhicule sans être en possession d’un permis de conduire valable. Par jugement du 29 septembre 2014, F.V. avait en effet déjà été déchu du droit de conduire un véhicule à moteur et, au 6 décembre 2015, F.V. n’avait pas encore réussi les examens et tests imposés par ce jugement en vue de la réintégration dans ce droit. Le Tribunal de police de Flandre occidentale juge que le permis de conduire délivré aux Pays-Bas ne peut être considéré comme un permis de conduire valable mais estime qu’il n’est pas prouvé que F.V. a, le 14 décembre 2012, faussement déclaré qu’il avait perdu son permis de conduire.
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Par jugement du Tribunal de première instance de Flandre occidentale, division de Bruges, du 30 juin 2017, le jugement du Tribunal de police du 28 octobre 2016 est confirmé. Par suite du pourvoi en cassation formé contre le jugement du 30 juin 2017, la Cour de cassation annule ce jugement par un arrêt du 11 septembre 2018
(P.17.0839.N) et renvoie l’affaire pour nouvel examen devant le Tribunal de première instance de Flandre orientale. La Cour de cassation juge que le Tribunal de première instance de Flandre occidentale a donné à la législation belge une interprétation incompatible avec la directive 2006/126/CE du Parlement européen et du Conseil du 20 décembre 2006 « relative au permis de conduire » (ci-après : la directive 2006/126/CE), telle qu’elle a été interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’arrêt du 26 avril 2012 en cause de Wolfgang Hofmann (C-419/10).
Par jugement interlocutoire du 19 décembre 2019, le Tribunal de première instance de Flandre orientale, division de Gand, pose plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne concernant la portée de la directive 2006/126/CE. La Cour de justice ayant attiré l’attention du Tribunal sur l’arrêt du 28 octobre 2020 en cause de Kreis Heinsberg (C-112/19), le Tribunal retire ses questions préjudicielles.
Le Tribunal de première instance de Flandre orientale, division de Gand, estime que l’arrêt de la Cour de cassation, précité, est « potentiellement » contraire à l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 28 octobre 2020, précité. Il constate toutefois que la juridiction devant laquelle la Cour de cassation renvoie une affaire après avoir cassé une décision judiciaire doit, selon l’article 435, alinéa 2, du Code d’instruction criminelle, se conformer à l’arrêt de la Cour de cassation relatif au point de droit tranché par cette Cour. Il estime ensuite qu’il y a lieu de poser à la Cour les questions préjudicielles reproduites plus haut.
III. En droit
-A-
A.1.1. Le Conseil des ministres estime que les questions préjudicielles ne sont pas recevables en ce qu’elles portent sur la compatibilité de la disposition en cause avec l’article 13 de la Constitution et avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme. Il estime qu’il ne ressort ni des questions préjudicielles ni de la décision de renvoi en quoi la disposition en cause violerait les normes de référence précitées.
A.1.2. Le Conseil des ministres considère que la seconde question préjudicielle est irrecevable parce qu’elle n’est pas claire et parce qu’elle est étrangère au litige pendant devant le juge a quo.
En ce qui concerne le manque de clarté allégué de la seconde question préjudicielle, le Conseil des ministres fait valoir que cette question semble fondée sur la situation dans laquelle une juridiction est confrontée à des obligations contradictoires découlant d’une jurisprudence contradictoire. Il ajoute que le juge a quo se réfère, d’une part, à la force obligatoire qui émane d’un arrêt de la Cour de cassation et, d’autre part, « à l’autorité attachée aux arrêts de la Cour de justice par l’article 7 précité du Traité du 31 mars 1965 ». Il relève que le juge a quo rattache la force obligatoire des arrêts de la Cour de Justice au Traité du 31 mars 1965 relatif à l’institution et au statut d’une Cour de Justice Benelux, alors que la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour de Justice Benelux sont des juridictions distinctes. Il estime qu’il est donc impossible de savoir si le juge a quo se réfère à l’autorité de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne ou à l’autorité de la jurisprudence de la Cour de Justice Benelux. Il estime également que la seconde question préjudicielle ne mentionne aucune différence de traitement et se réfère uniquement à l’existence de deux obligations.
En ce qu’il conviendrait d’interpréter la seconde question préjudicielle en ce sens qu’il est fait référence aux obligations qui découlent pour un juge du statut de la Cour de Justice Benelux, le Conseil des ministres estime que cette question est irrecevable, étant donné que la réponse n’est manifestement pas utile à la solution du litige pendant devant le juge a quo. En effet, le droit du Benelux est, selon lui, étranger à ce litige. En ce qu’il conviendrait d’interpréter la seconde question préjudicielle en ce sens qu’il est fait référence aux obligations qui découlent pour un juge du droit de l’Union européenne, il estime que la réponse à cette question n’est pas davantage
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utile pour trancher le litige pendant devant le juge a quo, étant donné l’absence d’un arrêt de la Cour de justice qui lierait le juge a quo.
A.2.1. Si la Cour devait estimer que la première question préjudicielle est recevable, le Conseil des ministres estime que cette question appelle une réponse négative, parce que la différence de traitement mentionnée dans cette question est raisonnablement justifiée.
A.2.2. Le Conseil des ministres fait valoir que, par la disposition en cause, le législateur a entendu répondre à la critique formulée depuis longtemps par la doctrine concernant la manière dont la procédure de cassation était anciennement réglée et qu’il a, par cette disposition, poursuivi des objectifs divers légitimes. Selon lui, ces objectifs sont liés à la nécessité de trancher plus rapidement les litiges, à la sécurité juridique des parties au procès, à la nécessité de statuer dans un délai raisonnable, à la limitation des frais de procédure et à la volonté de mettre fin à une différence de traitement entre un défendeur en cassation qui, après cassation, avait à nouveau la possibilité de soumettre ses arguments à une juridiction et un demandeur en cassation qui, en cas de rejet de son pourvoi en cassation, ne disposait pas de cette possibilité. Il souligne en outre que la règle selon laquelle un arrêt de la Cour de cassation n’était obligatoire qu’après une seconde cassation sur la base du même moyen connaissait déjà plusieurs exceptions dans l’ancien système et que très peu de pays connaissent une règle selon laquelle un arrêt de la Cour de cassation n’est obligatoire qu’après une seconde cassation.
Le Conseil des ministres ajoute qu’une règle analogue à celle que contient la disposition en cause est applicable devant la section du contentieux administratif du Conseil d’État, lorsque cette section statue en tant que juge de cassation. Il fait également valoir que lorsque la Cour constitutionnelle statue à titre préjudiciel, la juridiction qui a posé la question préjudicielle, de même que toute autre juridiction appelée à statuer dans la même affaire, doit se conformer à l’arrêt de la Cour.
A.2.3. Le Conseil des ministres estime que la situation qui se présente devant le juge a quo, à savoir une nouvelle jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, pouvait également se présenter sous l’ancien système, la juridiction de renvoi étant liée par les points de droit tranchés par la Cour de cassation après une seconde cassation. Il relève qu’il n’existe pas de système de précédents obligatoires en Belgique, de sorte que seule la juridiction de renvoi est liée par le point de droit tranché par la Cour de cassation et que les autres juridictions sont libres d’adopter un autre point de vue.
A.2.4. En ce qui concerne le droit d’accès au juge, le Conseil des ministres estime que le juge a quo établit en substance une comparaison entre, d’une part, un justiciable devant une juridiction devant laquelle la Cour de cassation a renvoyé une affaire, qui est confronté au fait que cette juridiction doit se conformer aux points de droit tranchés par la Cour de cassation et, d’autre part, un justiciable dans une autre affaire, aux faits analogues, qui n’est pas confronté à la force obligatoire d’un tel arrêt. Il estime que cette différence de traitement repose sur un critère objectif et est pertinente à la lumière des objectifs poursuivis. Il fait valoir à cet égard que, sans instaurer un système de précédents, le législateur n’aurait pas pu étendre à d’autres juridictions l’autorité de l’arrêt concerné de la Cour de cassation. Il est donc selon lui entièrement logique que la force obligatoire d’un arrêt de la Cour de cassation demeure limitée aux juridictions qui statuent dans l’affaire en question. La différence de traitement n’a selon lui pas d’effets disproportionnés, étant donné qu’il est inévitable qu’en ce qui concerne l’interprétation des règles de droit à appliquer dans une affaire, le dernier mot soit dit à un moment donné. Il relève qu’il est toujours imaginable qu’après qu’une juridiction a dit le dernier mot, la jurisprudence évolue dans un sens nouveau alors qu’elle aurait pu, si cette évolution avait été entamée plus tôt, influencer la solution de certains litiges. Il estime toutefois que la sécurité juridique s’opposerait à ce qu’il faille toujours laisser une marge pour tenir compte de ces évolutions dans les litiges dans lesquels le dernier mot quant à l’interprétation du droit applicable a déjà été dit. Il fait valoir à cet égard que, dans le système belge de la procédure de cassation, la règle de droit sur la base de laquelle le litige doit être tranché est interprétée définitivement par la Cour de cassation et que la circonstance qu’une nouvelle décision doit être prise par la juridiction de renvoi est la simple conséquence de la technique de cassation qui est appliquée et qui résulte, à son tour, de l’interdiction, pour la Cour de cassation, de se prononcer sur le fond de l’affaire.
Il déduit en outre de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qu’un des aspects fondamentaux de l’état de droit est le principe de la sécurité juridique, qui exige notamment que lorsque les juridictions ont définitivement tranché une question, leur appréciation ne puisse être remise en cause, sauf lorsque
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des motifs substantiels et impérieux l’exigent. Sur la base de ce qui précède, le droit d’accès au juge ne peut selon lui raisonnablement être interprété en ce sens qu’il s’opposerait à une forme de règlement définitif des litiges reposant sur une procédure de cassation par renvoi.
A.2.5. À titre surabondant, le Conseil des ministres fait valoir que la directive 2006/126/CE, telle qu’elle est interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’arrêt du 28 octobre 2020 en cause de Kreis Heinsberg, ne s’oppose pas à une application de la législation belge telle qu’elle est interprétée par la Cour de cassation dans l’arrêt du 11 septembre 2018, parce que la Cour de justice a jugé qu’un État membre peut, en vertu de cette directive, refuser de reconnaître un permis de conduire échangé, parce que cet État membre avait, antérieurement à cet échange, retiré le droit de conduire au titulaire du permis de conduire. Il estime que la Cour de justice n’a donc pas jugé que cet État membre était tenu de le faire. Il relève en outre que l’application du droit de l’Union européenne, tel qu’il est interprété par la Cour de justice, pourrait en l’espèce uniquement limiter les droits du prévenu devant le juge a quo. Il déduit de la jurisprudence de la Cour de justice que le juge a quo ne pourrait écarter l’application de la disposition en cause, en vertu du droit de l’Union européenne, que lorsque des considérations tenant à la sécurité juridique et au bon déroulement de la procédure ne peuvent pas justifier son application. Il estime que la disposition en cause est précisément dictée par des considérations tenant à la sécurité juridique et au bon déroulement des procédures.
A.3. Si la Cour devait juger que la seconde question préjudicielle est recevable, le Conseil des ministres estime que cette question doit être interprétée en ce sens que le juge a quo met en cause la compatibilité, avec le droit d’accès au juge, de l’existence d’obligations contradictoires incombant à une juridiction. Renvoyant à son argumentation relative à la première question préjudicielle, il constate cependant que la situation précitée ne se présente pas devant le juge a quo. Pour cette raison, il suppose que le juge a quo souhaite savoir si la disposition en cause est compatible avec le droit d’accès au juge en ce que cette disposition s’opposerait à l’application du droit de l’Union européenne, tel qu’il est interprété par la Cour de justice. En faisant référence à son argumentation relative à la première question préjudicielle, il estime que cette question appelle une réponse négative.
A.4. F.V., prévenu devant le juge a quo, estime que les questions préjudicielles n’appellent pas de réponse, puisque la réponse à ces questions n’est pas pertinente pour la solution du litige soumis au juge a quo. Il estime que les prémisses considérées par ce juge sont erronées sur trois points.
Premièrement, il estime que le juge a quo postule à tort que l’arrêt de la Cour de cassation du 11 septembre 2018 et l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 28 octobre 2020 sont contradictoires et que les faits qui fondent ces arrêts sont les mêmes. Il souligne que, dans l’arrêt de la Cour de justice, il s’agissait d’une déchéance du droit de conduire à durée déterminée, la Cour ayant jugé qu’en vertu de l’article 11, paragraphe 4, alinéa 2, de la directive 2006/126/CE, un État membre peut refuser de reconnaître un permis de conduire qui a été échangé par application de l’article 11, paragraphe 1, de cette directive, parce que cet État membre a, préalablement à cet échange, retiré le permis de conduire du titulaire. Il relève que la Cour de justice a également jugé qu’un État membre ne peut invoquer l’article 11, paragraphe 4, deuxième alinéa, précité, pour refuser pendant une durée indéterminée de reconnaître la validité d’un permis de conduire délivré par un autre État membre. Il considère que le système belge dans lequel une personne n’est réintégrée dans son droit de conduire qu’après avoir passé certains examens ou tests revient à refuser pendant une durée indéterminée de reconnaître la validité d’un permis de conduire délivré par un autre État membre. Il se réfère à cet égard aux conclusions de l’avocat général précédant l’arrêt précité de la Cour de cassation.
Deuxièmement, F.V. estime que s’il fallait admettre que la jurisprudence de la Cour de cassation et celle de la Cour de justice de l’Union européenne se contredisent, il est admis de longue date que les règles du droit de l’Union européenne priment le droit national et qu’un juge national doit dans ce cas écarter l’application du droit national contraire.
Troisièmement, F.V. estime que les questions préjudicielles ne peuvent aboutir à une réponse affirmative en ce qu’elles portent sur la compatibilité de la disposition en cause avec l’article 13 de la Constitution avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme. Selon lui, ces normes de référence protègent le citoyen contre l’intervention arbitraire des autorités et ne peuvent donc être utilisées à l’encontre des intérêts du citoyen. Il souligne que la réponse aux questions préjudicielles ne saurait aboutir à une amélioration de sa situation juridique devant le juge a quo.
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A.5.1. Si la Cour devait estimer que la première question préjudicielle appelle une réponse, F.V. considère que les catégories mentionnées dans cette question ne sont pas comparables, étant donné qu’il s’agit, dans une situation, d’une juridiction confrontée à un arrêt de la Cour de cassation qui a été rendu sur un point de droit et une constellation de faits qui sont identiques à ceux que doit examiner cette juridiction elle-même, alors que tel n’est pas le cas dans l’autre situation. Par ailleurs, les parties au procès ont, dans une situation, pu mener un débat contradictoire dans la procédure devant la Cour de cassation, alors que tel n’est pas le cas dans l’autre situation.
A.5.2. S’il fallait admettre que les catégories mentionnées dans la question préjudicielle sont effectivement comparables, F.V. estime que la différence de traitement est raisonnablement justifiée. Ses arguments sont analogues à ceux du Conseil des ministres.
A.6. En ce qui concerne la seconde question préjudicielle, F.V. estime que cette question n’est pas claire et qu’en ce que cette question reposerait sur une comparaison entre la force obligatoire des arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne et celle des arrêts de la Cour de Justice Benelux, il n’est nullement question d’une différence de traitement.
A.7. En ce qui concerne l’article 13 de la Constitution et l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, F.V. ajoute qu’il n’a, dans les procédures qui le concernent, nullement été distrait du juge que la loi lui assigne.
-B-
B.1.1. L’article 435 du Code d’instruction criminelle dispose :
« En cas de cassation, la Cour de cassation renvoie la cause, s’il y a lieu, soit devant une juridiction du même rang que celle qui a rendu la décision cassée, soit devant la même juridiction, autrement composée.
Cette juridiction se conforme à l’arrêt de la Cour de cassation sur le point de droit jugé par cette Cour. Aucun recours en cassation n’est admis contre la décision de cette juridiction, en tant que celle-ci est conforme à l’arrêt de cassation.
Toutefois, si la seule décision cassée est l’arrêt de la cour d’assises statuant sur les intérêts civils, la cause est renvoyée devant un tribunal de première instance. Les juges ayant connu de la cause ne peuvent connaître de ce renvoi.
Si la décision attaquée est cassée pour cause d’incompétence, la Cour de cassation renvoie la cause devant les juges qui doivent en connaître ».
B.1.2. Les questions préjudicielles portent sur l’alinéa 2 de cette disposition, qui a été inséré par l’article 161 de la loi du 6 juillet 2017 « portant simplification, harmonisation, informatisation et modernisation de dispositions de droit civil et de procédure civile ainsi que du notariat, et portant diverses mesures en matière de justice ».
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Les travaux préparatoires de cette loi mentionnent :
« Dans son discours d’installation, prononcé le 27 janvier 2017, le procureur-général près la Cour de cassation, M. Dirk Thijs, a plaidé, de façon très circonstanciée et convaincante, pour une optimalisation législative subséquente de la procédure devant la Cour de cassation, ce qu’il avait par ailleurs déjà annoncé de manière toute aussi convaincante devant la commission de la Justice, à l’occasion de la présentation du rapport annuel de la Cour de cassation. Il s’agit notamment, d’une part, de l’instauration de la possibilité pour la Cour de casser un jugement sans renvoyer l’affaire à un autre ‘ juge de fait ’, si quant au fond de l’affaire il n’y a plus rien à décider et, d’autre part, de la généralisation de l’autorité de chose jugée des arrêts de la Cour, donc l’exclusion de la possibilité, après renvoi, d’un deuxième pourvoi sur base du même moyen, sur lequel la Cour doit s’exprimer ensuite en ‘ chambres réunies ’.
Il convient d’accueillir ces propositions, qui correspondent d’ailleurs à ce qui est défendu depuis de longue date dans la doctrine (v. les références nombreuses dans le discours d’installation précité), dont la première est déjà appliquée parfois par la Cour, sans qu’elle [puisse] néanmoins se reposer sur un texte exprès, et dont la seconde n’est autre que la règle générale dans le contentieux administratif (v. e.a. art. 1110, 4e alinéa, CJ; art. 15 des lois coordonnées sur le Conseil d’État) » (Doc. parl., Chambre, 2016-2017, DOC 54-2259/003, pp. 37-38).
B.1.3. Par la disposition en cause, le législateur a voulu mettre fin aux effets antérieurement attachés à un arrêt d’annulation de la Cour de cassation qui impliquaient qu’un tel arrêt, en ce qui concerne le point de droit tranché par la Cour, ne liait en principe la juridiction devant laquelle l’affaire est renvoyée qu’après une seconde annulation sur la base des mêmes motifs. La disposition en cause, qui est notamment dictée par des motifs d’économie de la procédure, oblige en principe la juridiction devant laquelle la Cour de cassation renvoie l’affaire à se conformer immédiatement à l’arrêt de la Cour de cassation, en ce qui concerne le point de droit tranché par cette Cour.
B.2. Compte tenu de la motivation de la décision de renvoi, il est demandé à la Cour si l’article 435, alinéa 2, du Code d’instruction criminelle est compatible avec les articles 10, 11
et 13 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que cette disposition oblige la juridiction devant laquelle une affaire est renvoyée après une annulation par la Cour de cassation à se conformer à l’arrêt de la Cour de cassation « et lui interdit donc de s’adapter » aux évolutions jurisprudentielles de « juridictions faisant autorité », comme la Cour de cassation, la Cour constitutionnelle et la Cour de justice de l’Union européenne, « alors qu’un [autre] tribunal qui
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se prononce dans une affaire identique dans les faits n’est pas lié par la jurisprudence de la Cour de cassation » (première question préjudicielle) et « alors qu’en vertu de l’article 7 du Traité du 31 mars 1965 relatif à l’institution et au statut d’une Cour de Justice Benelux, les juges nationaux sont également liés par l’interprétation résultant de la décision rendue par la Cour »
(seconde question préjudicielle).
B.3. Il ressort de la décision de renvoi que la Cour de cassation a, par un arrêt du 11 septembre 2018 (P.17.0839.N), après avoir cassé un jugement du Tribunal de première instance de Flandre occidentale, division de Bruges, du 30 juin 2017, renvoyé l’affaire en question devant le juge a quo. Il ressort de la motivation de la décision de renvoi que le juge a quo considère que l’arrêt précité de la Cour de cassation est « potentiellement » contraire à un arrêt rendu ultérieurement par la Cour de justice de l’Union européenne, plus précisément l’arrêt du 28 octobre 2020 en cause de Kreis Heinsberg (C-112/19).
B.4. Le Conseil des ministres et F.V. font valoir que les questions préjudicielles sont, à tout le moins partiellement, irrecevables. Ils considèrent, premièrement, que la seconde question préjudicielle est étrangère au litige pendant devant le juge a quo et est en outre imprécise, deuxièmement, qu’il n’est pas clair en quoi la disposition en cause serait incompatible avec l’article 13 de la Constitution et avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et, troisièmement, que l’arrêt de la Cour de cassation du 11 septembre 2018 et l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 28 octobre 2020 ne seraient pas contradictoires.
B.5. C’est en règle à la juridiction a quo qu’il appartient d’apprécier si la réponse à la question préjudicielle est utile à la solution du litige. Ce n’est que lorsque tel n’est manifestement pas le cas que la Cour peut décider que la question n’appelle pas de réponse.
B.6.1. En ce que la seconde question préjudicielle est fondée sur des obligations qui découlent, pour une juridiction, de l’article 7 du Traité du 31 mars 1965 relatif à l’institution et au statut d’une Cour de Justice Benelux, cette question est étrangère au litige pendant devant le juge a quo. Comme il est dit en B.3, les questions préjudicielles reposent sur le constat, effectué par le juge a quo, qu’un arrêt de la Cour de cassation et un arrêt de la Cour de justice de l’Union
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européenne sont « potentiellement » contradictoires. L’article 7 du Traité du 31 mars 1965, précité, règle l’autorité attachée aux arrêts de la Cour de Justice Benelux et ne porte dès lors pas sur l’autorité attachée aux arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne. La seconde question préjudicielle étant étrangère au litige pendant devant le juge a quo, la réponse à cette question n’est manifestement pas utile à la solution du litige soumis à ce juge.
B.6.2. La seconde question préjudicielle est irrecevable.
B.7. En ce que la première question préjudicielle concerne une interdiction faite au juge « de s’adapter à l’évolution de la doctrine et de la jurisprudence de [la Cour de cassation] ou de juridictions faisant autorité telles que la Cour constitutionnelle et la Cour de justice », il convient de constater que cette question est également, fût-ce partiellement, étrangère au litige pendant devant le juge a quo. Étant donné que la question préjudicielle repose sur le constat qu’un arrêt de la Cour de cassation et un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne sont « potentiellement » contradictoires, cette question est irrecevable en ce qui concerne l’interdiction abordée dans cette question, dans la mesure où cette interdiction porte sur l’évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation et de la Cour constitutionnelle ou de la doctrine.
B.8. En ce que la disposition en cause, en prévoyant que la juridiction devant laquelle la Cour de cassation renvoie une affaire doit se conformer à l’arrêt de cassation en ce qui concerne le point de droit tranché, empêcherait une partie au procès d’invoquer, en ce qui concerne ce point de droit et en vue de défendre ses droits et intérêts, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne postérieure à l’arrêt de la Cour de cassation, cette disposition concerne le droit d’accès au juge et le droit à un procès équitable, garantis par l’article 13 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme. Contrairement à ce que font valoir le Conseil des ministres et F.V., la première question préjudicielle est suffisamment claire en ce qu’elle interroge la Cour quant à la compatibilité de la disposition en cause avec ces normes de référence. Par ailleurs, il ressort des mémoires introduits auprès de la Cour par ces parties qu’elles ont pu mener une défense utile en l’espèce.
B.9. L’affirmation du Conseil des ministres et de F.V. selon laquelle les arrêts de la Cour de cassation et de la Cour de justice de l’Union européenne mentionnés en B.3 ne sont pas
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contradictoires ne peut en soi aboutir au constat d’irrecevabilité de la première question préjudicielle. En effet, il n’appartient pas à la Cour d’apprécier en l’espèce si ces arrêts sont contradictoires ou non.
B.10. Compte tenu de ce qui précède, la Cour doit examiner si la disposition en cause est compatible avec les articles 10, 11 et 13 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que cette disposition « oblige la juridiction devant laquelle la cause est renvoyée après cassation à se conformer à l’arrêt de la Cour de cassation et lui interdit donc de s’adapter à l’évolution […] de la jurisprudence de […] la Cour de justice, alors qu’un tribunal qui se prononce dans une affaire identique dans les faits n’est pas lié par la jurisprudence de la Cour de cassation ».
B.11.1. Les articles 10 et 11 de la Constitution garantissent le principe d’égalité et de non-
discrimination.
B.11.2. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-
discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.12.1. L’article 13 de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être distrait, contre son gré, du juge que la loi lui assigne ».
Le droit d’accès au juge serait vidé de tout contenu s’il n’était pas satisfait aux exigences du procès équitable, garanti par l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, par l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et
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par un principe général de droit. Par conséquent, lors d’un contrôle au regard de l’article 13 de la Constitution, il convient de tenir compte de ces garanties.
B.12.2. Le droit d’accès au juge, tel qu’il est garanti, entre autres, par l’article 13 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, n’est pas absolu et peut être soumis à des limitations, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours, pour autant que de telles restrictions ne portent pas atteinte à l’essence de ce droit et pour autant qu’elles soient proportionnées à un but légitime.
Le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de sécurité juridique et de bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (CEDH, 27 juillet 2006, Efstathiou e.a. c. Grèce, § 24; 24 février 2009, L’Erablière A.S.B.L.
c. Belgique, § 35).
B.13.1. Dans l’interprétation du juge a quo, la disposition en cause établit une différence de traitement entre les parties au procès, selon que la juridiction devant laquelle les parties au procès comparaissent doit ou non statuer après que la Cour de cassation, après avoir cassé une décision judiciaire antérieure, a renvoyé une affaire devant cette juridiction. Alors que les parties au procès devant une juridiction qui doit statuer après que la Cour de cassation a renvoyé une affaire devant cette juridiction ne peuvent, en vue de défendre leurs droits et intérêts, invoquer utilement un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne qui contredit l’arrêt de la Cour de cassation par lequel l’affaire a été renvoyée devant cette juridiction et qui est postérieur à l’arrêt de la Cour de cassation, les parties au procès devant une juridiction qui doit statuer dans une affaire qui n’a pas été renvoyée à cette juridiction par la Cour de cassation peuvent, quant à elles, en vue de défendre leurs droits et intérêts, invoquer utilement la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui contredit la jurisprudence de la Cour de cassation.
B.13.2. La différence de traitement précitée repose sur un critère objectif, plus précisément la circonstance que la juridiction en question doit ou non statuer après que la Cour de cassation a, après avoir cassé une décision judiciaire antérieure, renvoyé l’affaire devant cette juridiction.
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B.14. Par la disposition en cause, le législateur a entendu garantir le principe de la sécurité juridique, qui s’oppose à ce qu’un litige se poursuive indéfiniment, sans porter atteinte au principe, contenu dans l’article 6 du Code judiciaire, selon lequel les juges ne peuvent prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises. Le législateur entendait ainsi empêcher que la partie succombante à un procès continue de contester indéfiniment la régularité des décisions de justice la déboutant, sans créer une « jurisprudence du précédent ». Les objectifs poursuivis sont légitimes.
B.15. La disposition en cause est pertinente au regard des objectifs précités. En effet, une juridiction n’est liée par un point de droit tranché par la Cour de cassation qu’après que cette Cour a cassé une décision judiciaire antérieure rendue dans une affaire déterminée et après le renvoi de cette affaire devant cette juridiction. La Cour de cassation ne statuant pas par voie de disposition générale et réglementaire, les autres juridictions, même lorsqu’elles statuent dans une affaire qui est analogue dans les faits à une affaire tranchée par la Cour de cassation, ne sont pas liées par les décisions de cette Cour.
B.16.1. Un arrêt par lequel la Cour de cassation, après avoir cassé une décision judiciaire, renvoie une affaire devant une autre juridiction revêt, en ce qui concerne le point de droit tranché, une autorité particulière pour cette juridiction. L’autorité attachée à un tel arrêt implique que le point de droit concerné doit être réputé avoir été définitivement tranché et que la décision prise en la matière par la Cour de cassation ne peut donc en principe plus être remise en cause par la juridiction en question dans l’affaire en question.
B.16.2. Étant donné que le principe de sécurité juridique exige que les litiges soient à un certain moment définitivement clôturés, la disposition en cause n’a en principe pas d’effets disproportionnés, en ce qu’elle prévoit que la juridiction devant laquelle la Cour de cassation renvoie une affaire, est liée par le point de droit tranché définitivement par cette Cour.
B.16.3. La juridiction devant laquelle la Cour de cassation renvoie une affaire peut néanmoins être confrontée à des circonstances particulières, telles des obligations découlant de la Constitution ou de conventions internationales qui entrent en conflit avec l’obligation qui
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découle de la disposition en cause, dans lesquelles cette disposition, dans l’interprétation selon laquelle cette juridiction ne peut en aucun cas s’écarter de l’appréciation de la Cour de cassation, peut avoir des effets disproportionnés à l’objectif poursuivi.
À cet égard, la Cour a jugé, par son arrêt n° 108/2022 du 15 septembre 2022 :
« B.7. En vertu de l’article 435, alinéa 2, du Code d’instruction criminelle, la juridiction à laquelle la Cour de cassation renvoie une affaire après un arrêt de cassation est tenue de se conformer à cet arrêt sur le point de droit jugé par cette Cour.
Cette obligation légale ne dispense cependant pas cette juridiction de l’obligation visée à l’article 26, § 2, alinéa 1er, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle d’adresser à la Cour une question préjudicielle en cas de violation alléguée, par une norme législative, d’une norme au regard de laquelle la Cour peut exercer un contrôle. Il appartient à la juridiction a quo de soumettre à l’appréciation de la Cour constitutionnelle la disposition en cause, en tenant compte de l’interprétation que la Cour de cassation lui a donnée, et de se conformer ensuite à l’arrêt de la Cour constitutionnelle. En décider autrement compromettrait l’efficacité du contrôle de constitutionnalité des normes législatives ».
B.16.4. Eu égard à ce qui est dit en B.7, la Cour, dans la présente affaire, doit uniquement examiner si la disposition en cause, dans l’interprétation selon laquelle une juridiction devant laquelle la Cour de cassation renvoie une affaire, doit également se conformer à l’arrêt de cette Cour en ce qui concerne le point de droit tranché, lorsqu’elle considère que l’appréciation en droit de la Cour de cassation est contraire au droit de l’Union européenne, tel qu’il est interprété par la Cour de justice de l’Union européenne dans un arrêt postérieur à l’arrêt de la Cour de cassation, a des effets disproportionnés au but poursuivi consistant à garantir la sécurité juridique.
B.17.1. En l’espèce, il convient de tenir compte des principes de la primauté et du plein effet du droit de l’Union européenne.
B.17.2. Par un arrêt du 5 octobre 2010, la grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne a statué sur une question préjudicielle par laquelle le juge a quo souhaitait savoir « si le droit de l’Union s’oppose à ce qu’une juridiction nationale, à laquelle il incombe de statuer à la suite du renvoi qui lui a été fait par une juridiction supérieure saisie sur pourvoi, soit liée, conformément au droit procédural national, par des appréciations portées en droit par la
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juridiction supérieure, si elle estime, eu égard à l’interprétation qu’elle a sollicitée de la Cour, que lesdites appréciations ne sont pas conformes au droit de l’Union » (CJUE, grande chambre, 5 octobre 2010, C-173/09, Georgi Ivanov Elchinov, point 24).
La grande chambre de la Cour de justice a jugé :
« 25. À cet égard, il convient de rappeler, en premier lieu, que l’existence d’une règle de procédure nationale telle que celle applicable dans l’affaire au principal ne saurait remettre en cause la faculté qu’ont les juridictions nationales ne statuant pas en dernière instance de saisir la Cour d’une demande de décision préjudicielle lorsqu’elles ont des doutes, comme en l’espèce, sur l’interprétation du droit de l’Union.
26. En effet, il est de jurisprudence constante que l’article 267 TFUE confère aux juridictions nationales la faculté la plus étendue de saisir la Cour si elles considèrent qu’une affaire pendante devant elles soulève des questions exigeant une interprétation ou une appréciation en validité des dispositions du droit de l’Union nécessaires au règlement du litige qui leur est soumis (voir, en ce sens, arrêts du 16 janvier 1974, Rheinmühlen-Düsseldorf, 166/73, Rec. p. 33, point 3; du 27 juin 1991, Mecanarte, C-348/89, Rec. p. I-3277, point 44; du 10 juillet 1997, Palmisani, C-261/95, Rec. p. I-4025, point 20; du 16 décembre 2008, Cartesio, C-210/06, Rec. p. I-9641, point 88, ainsi que du 22 juin 2010, Melki et Abdeli, C-188/10 et C-189/10, Rec. p. I-5667, point 41). Les juridictions nationales sont d’ailleurs libres d’exercer cette faculté à tout moment de la procédure qu’elles jugent approprié (voir, en ce sens, arrêt Melki et Abdeli, précité, points 52 et 57).
27. La Cour en a conclu qu’une règle de droit national, en vertu de laquelle les juridictions ne statuant pas en dernière instance sont liées par des appréciations portées par la juridiction supérieure, ne saurait enlever à ces juridictions la faculté de la saisir de questions d’interprétation du droit de l’Union concerné par de telles appréciations en droit. La Cour a en effet considéré que la juridiction qui ne statue pas en dernière instance doit être libre, si elle considère que l’appréciation en droit faite au degré supérieur pourrait l’amener à rendre un jugement contraire au droit de l’Union, de la saisir des questions qui la préoccupent (voir, en ce sens, arrêts Rheinmühlen-Düsseldorf, précité, points 4 et 5; Cartesio, précité, point 94; du 9 mars 2010, ERG e.a., C-378/08, Rec. p. I-1919, point 32, ainsi que Melki et Abdeli, précité, point 42).
28. Au demeurant, il convient de souligner que la faculté reconnue au juge national par l’article 267, deuxième alinéa, TFUE de solliciter une interprétation préjudicielle de la Cour avant de laisser, le cas échéant, inappliquées des instructions d’une juridiction supérieure qui s’avéreraient contraires au droit de l’Union ne saurait se transformer en une obligation (voir, en ce sens, arrêt du 19 janvier 2010, Kücükdeveci, C-555/07, Rec. p. I-365, points 54 et 55).
29. Il importe de rappeler, en second lieu, qu’il résulte d’une jurisprudence constante qu’un arrêt rendu à titre préjudiciel par la Cour lie le juge national, quant à l’interprétation ou à la validité des actes des institutions de l’Union en cause, pour la solution du litige au principal
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(voir, notamment, arrêts du 24 juin 1969, Milch-, Fett- und Eierkontor, 29/68, Rec. p. 165, point 3; du 3 février 1977, Benedetti, 52/76, Rec. p. 163, point 26; ordonnance du 5 mars 1986, Wünsche, 69/85, Rec. p. 947, point 13, et arrêt du 14 décembre 2000, Fazenda Pública, C-446/98, Rec. p. I-11435, point 49).
30. Il découle de ces considérations que le juge national, ayant exercé la faculté que lui confère l’article 267, deuxième alinéa, TFUE, est lié, pour la solution du litige au principal, par l’interprétation des dispositions en cause donnée par la Cour et doit, le cas échéant, écarter les appréciations de la juridiction supérieure s’il estime, eu égard à cette interprétation, que celles-
ci ne sont pas conformes au droit de l’Union.
31. Il y a lieu en outre de souligner que, en vertu d’une jurisprudence bien établie, le juge national chargé d’appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit de l’Union a l’obligation d’assurer le plein effet de ces dispositions en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition nationale contraire, à savoir, en l’occurrence, la règle de procédure nationale énoncée au point 22 du présent arrêt, sans qu’il ait à demander ou à attendre l’élimination préalable de cette disposition nationale par la voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel (voir, en ce sens, arrêts du 9 mars 1978, Simmenthal, 106/77, Rec.
p. 629, point 24, ainsi que du 19 novembre 2009, Filipiak, C-314/08, Rec. p. I-11049, point 81).
32. Au vu de ce qui précède, il y a lieu de répondre à la troisième question que le droit de l’Union s’oppose à ce qu’une juridiction nationale, à laquelle il incombe de statuer à la suite du renvoi qui lui a été fait par une juridiction supérieure saisie sur pourvoi, soit liée, conformément au droit procédural national, par des appréciations portées en droit par la juridiction supérieure, si elle estime, eu égard à l’interprétation qu’elle a sollicitée de la Cour, que lesdites appréciations ne sont pas conformes au droit de l’Union » (ibid., points 25-32).
B.17.3. Il apparaît que le droit de l’Union européenne s’oppose à une disposition législative ayant pour effet qu’une juridiction qui doit statuer dans une affaire qui lui a été renvoyée par une juridiction supérieure est liée par l’appréciation portée en droit par cette juridiction supérieure, si la juridiction à laquelle l’affaire a été renvoyée après cassation estime, après avoir posé ou non une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne, que l’appréciation en droit est contraire au droit de l’Union.
B.18.1. En ce que la disposition en cause oblige une juridiction devant laquelle la Cour de cassation renvoie une affaire après avoir cassé une décision judiciaire antérieure, à se conformer à l’arrêt de la Cour de cassation, en ce qui concerne le point de droit tranché, lorsque cette juridiction estime que l’appréciation en droit de la Cour de cassation est contraire au droit de l’Union européenne, tel qu’il est interprété par la Cour de justice de l’Union européenne dans un arrêt postérieur à l’arrêt de la Cour de cassation, cette disposition produit des effets disproportionnés. En effet, cette juridiction est placée dans l’impossibilité de faire primer le
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droit de l’Union européenne, tel qu’il est interprété par la Cour de justice dans un arrêt postérieur à l’arrêt de la Cour de cassation, et les parties au procès devant cette juridiction ne peuvent pas invoquer utilement un tel arrêt de la Cour de justice en vue de défendre leurs droits et intérêts.
B.18.2. La disposition en cause n’est pas compatible avec les articles 10, 11 et 13 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, mais uniquement dans la mesure où elle ne prévoit pas que lorsqu’une juridiction est confrontée à une évolution de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne postérieure à l’arrêt de la Cour de cassation, cette juridiction peut, en vertu des principes de la primauté et du plein effet du droit de l’Union européenne, appliquer intégralement ce droit, et que la décision rendue par cette juridiction, en ce qu’elle n’est pas conforme à l’arrêt de cassation, peut faire l’objet d’un second pourvoi en cassation.
B.18.3. Dès lors que le constat de la lacune qui a été fait en B.18.2 est exprimé en des termes suffisamment précis et complets qui permettent l’application de la disposition en cause dans le respect des normes de référence sur la base desquelles la Cour exerce son contrôle, il appartient à la juridiction a quo, dans l’attente de l’intervention du législateur, de mettre fin à la violation de ces normes, en s’écartant, le cas échéant, de l’arrêt de la Cour de cassation en ce qui concerne le point de droit jugé par cette Cour si elle estime qu’elle y est obligée en vue de respecter les principes de primauté et d’effectivité du droit de l’Union européenne.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 435, alinéa 2, du Code d’instruction criminelle viole les articles 10, 11 et 13 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il oblige une juridiction devant laquelle la Cour de cassation, après avoir cassé une décision judiciaire antérieure, renvoie une affaire, à se conformer à l’arrêt de la Cour de cassation, en ce qui concerne le point de droit tranché, lorsqu’elle estime que l’appréciation en droit de la Cour de cassation est contraire au droit de l’Union européenne, tel qu’il est interprété par la Cour de justice de l’Union européenne dans un arrêt postérieur à l’arrêt de la Cour de cassation.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 1er décembre 2022.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut L. Lavrysen


Synthèse
Numéro d'arrêt : 159/2022
Date de la décision : 01/12/2022
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

Violation (article 435, alinéa 2, du Code d'instruction criminelle, en ce qu'il oblige une juridiction devant laquelle la Cour de cassation, après avoir cassé une décision judiciaire antérieure, renvoie une affaire, à se conformer à l'arrêt de la Cour de cassation, en ce qui concerne le point de droit tranché, lorsqu'elle estime que l'appréciation en droit de la Cour de cassation est contraire au droit de l'Union européenne, tel qu'il est interprété par la Cour de justice de l'Union européenne dans un arrêt postérieur à l'arrêt de la Cour de cassation)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - les questions préjudicielles relatives à l'article 435, alinéa 2, du Code d'instruction criminelle, posées par le Tribunal de première instance de Flandre orientale, division de Gand. Procédure pénale - Cour de cassation - Cassation et renvoi - Effets - Obligation pour la juridiction de renvoi de se conformer à l'arrêt de la Cour de cassation sur le point de droit jugé par cette Cour - Interdiction de s'adapter à l'évolution de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne postérieure à l'arrêt de la Cour de cassation


Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2022-12-01;159.2022 ?

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