La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

01/12/2022 | BELGIQUE | N°157/2022

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 01 décembre 2022, 157/2022


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 157/2022
du 1er décembre 2022
Numéro du rôle : 7663
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 582, 1°, du Code judiciaire, posées par le Tribunal du travail de Gand, division de Bruges.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges T. Giet, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia et W. Verrijdt, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt sui

vant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par jugement du 27 octobre 2021, ...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 157/2022
du 1er décembre 2022
Numéro du rôle : 7663
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 582, 1°, du Code judiciaire, posées par le Tribunal du travail de Gand, division de Bruges.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges T. Giet, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia et W. Verrijdt, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par jugement du 27 octobre 2021, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 2 novembre 2021, le Tribunal du travail de Gand, division de Bruges, a posé les questions préjudicielles suivantes :
« a) L’article 582, 1°, du Code judiciaire viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution lorsqu’il est interprété en ce sens que le tribunal du travail n’est pas compétent pour connaître des contestations concernant la loi du 5 mai 2019 relative à l’octroi d’une somme forfaitaire en faveur des personnes atteintes de malformations congénitales dues à l’ingestion par leur mère pendant la grossesse de médicaments contenant de la thalidomide et que ces personnes handicapées doivent donc s’adresser au tribunal de première instance pour faire trancher leur contestation,
alors que d’autres contestations concernant des allocations aux personnes handicapées, en particulier celles qui sont octroyées en vertu de la loi du 27 février 1987 relative aux allocations aux personnes handicapées, relèvent de la compétence du tribunal du travail et que les personnes handicapées qui demandent une allocation sur la base de cette dernière loi peuvent donc s’adresser au tribunal du travail en cas de contestation à ce sujet, y compris en ce qui concerne la reconnaissance de leur handicap même ?
b) L’article 582, 1°, du Code judiciaire viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution lorsqu’il est interprété en ce sens que le tribunal du travail n’est pas compétent pour connaître
2
des contestations concernant la loi du 5 mai 2019 relative à l’octroi d’une somme forfaitaire en faveur des personnes atteintes de malformations congénitales dues à l’ingestion par leur mère pendant la grossesse de médicaments contenant de la thalidomide et que ces victimes de problèmes de santé d’origine non professionnelle doivent donc s’adresser au tribunal de première instance pour faire trancher cette contestation,
alors que d’autres victimes de problèmes de santé d’origine non professionnelle qui ont droit à une allocation prévue par la loi, comme en particulier les victimes de problèmes de santé d’origine non professionnelle résultant d’une exposition à l’amiante, peuvent s’adresser au tribunal du travail sur la base de l’article 579, 6°, du Code judiciaire en cas de contestation à ce sujet avec le Fonds amiante ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- A.H., assistée et représentée par Me W. Stoop, avocat au barreau d’Anvers;
- la Caisse auxiliaire d’assurance maladie-invalidité et le SPF Stratégie et Appui, assistés et représentés par Me P. Martens, avocat au barreau de Flandre occidentale;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me V. Pertry et Me F. Van Beirendonck, avocats au barreau de Bruxelles.
Le Conseil des ministres a également introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 21 septembre 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs S. de Bethune et T. Giet, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 12 octobre 2022 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 12 octobre 2022.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le 28 novembre 2019, A.H. a introduit une demande auprès de la Caisse auxiliaire d’assurance maladie-
invalidité (ci-après : la CAAMI) aux fins d’obtenir une indemnité de 125 000 euros sur la base de la loi du 5 mai 2019 « relative à l’octroi d’une somme forfaitaire en faveur des personnes atteintes de malformations congénitales dues à l’ingestion par leur mère pendant la grossesse de médicaments contenant de la thalidomide » (ci-après : la loi du 5 mai 2019). Le 6 janvier 2020, la CAAMI a notifié à A.H. que sa demande avait été refusée.
3
A.H. a ensuite introduit une action devant le Tribunal du travail de Gand, division de Bruges, aux fins de l’annulation de la décision de refus et de l’obtention d’une indemnité de 125 000 euros sur la base de la loi du 5 mai 2019.
Devant la juridiction a quo un débat a eu lieu quant à la compétence matérielle du tribunal du travail pour examiner une action fondée sur la loi du 5 mai 2019. Le tribunal de première instance dispose d’une plénitude conditionnelle de compétence et connaît, en vertu de l’article 568 du Code judiciaire, de toutes demandes hormis celles qui sont directement dévolues à la cour d’appel et à la Cour de cassation. La compétence matérielle du tribunal du travail se limite au contraire aux contestations qui sont énumérées dans le Code judiciaire, telles les contestations relatives aux droits en matière d’allocations aux personnes handicapées (article 582, 1°, du Code judiciaire) ou les contestations relatives aux interventions du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante. La loi du 5 mai 2019 ne désigne pas expressément la juridiction qui est matériellement compétente pour connaître des contestations qui découlent de l’application de cette loi.
La juridiction a quo est d’avis qu’une interprétation stricte de l’article 582, 1°, du Code judiciaire (et donc de la compétence des juridictions du travail), en ce sens que les contestations relatives aux indemnités découlant de la loi du 5 mai 2019 ne relèvent pas de cette disposition et donc ne ressortissent pas de la compétence des juridictions du travail, pourrait violer le principe d’égalité et faire ainsi naître une discrimination.
La juridiction a quo compare à cet égard la situation des victimes du thalidomide avec celle des personnes handicapées et des victimes de l’amiante, les contestations relatives aux indemnités de ces dernières ayant été attribuées aux juridictions du travail. Selon elle, les victimes du thalidomide constituent une catégorie de personnes suffisamment comparable avec, d’une part, la catégorie des personnes handicapées et, d’autre part, la catégorie des victimes de l’amiante. Elle estime par ailleurs qu’il y a des éléments permettant de considérer que la différence de traitement soumise à la Cour, en ce qui concerne la compétence des juridictions du travail, n’est pas raisonnablement justifiée.
La juridiction a quo relève à cet égard que les juridictions du travail offrent des garanties particulières qui ne peuvent être refusées aux victimes du thalidomide. Au nombre de ces garanties figurent notamment la familiarité des juridictions du travail avec les contestations relatives aux personnes handicapées, la composition spécifique de ces juridictions ainsi que toute une série de particularités procédurales (le mode d’introduction, le rôle de l’auditorat du travail, etc.).
C’est pourquoi la juridiction a quo estime qu’il s’indique de poser à la Cour les questions préjudicielles reproduites plus haut.
III. En droit
-A-
Quant à la recevabilité des questions préjudicielles
A.1. La CAAMI et le Service public fédéral Stratégie et Appui (ci-après : le SPF BOSA) estiment à titre principal que les questions préjudicielles sont irrecevables parce qu’elles ne sont pas utiles ni pertinentes pour résoudre le litige. Ils affirment que la loi du 5 mai 2019 ne désigne pas le juge qui est matériellement compétent, de sorte qu’il pourrait tout au plus s’agir d’une lacune dans la loi. Ils soutiennent que, dans le litige devant la juridiction a quo, il ne s’agit nullement d’une discrimination qui devrait être résolue par une question préjudicielle posée à la Cour, mais uniquement d’une question de compétence procédurale. Cette discussion sur la compétence doit, selon eux, être réglée par un renvoi de l’affaire au tribunal d’arrondissement.
A.2. Selon A.H., l’exception d’irrecevabilité doit être rejetée. Elle affirme que ni l’article 582, 1°, du Code judiciaire, ni la loi du 5 mai 2019 ne désignent expressément le juge qui est compétent pour connaître des actions fondées sur la loi du 5 mai 2019. Elle soutient que l’article 582, 1°, du Code judiciaire n’énumère pas
4
limitativement les contestations qui relèvent de la compétence des juridictions du travail. Il est dès lors pertinent de poser une question préjudicielle concernant la constitutionnalité de l’article 582, 1°, du Code judiciaire, qui détermine, dans l’interprétation que donne la juridiction a quo, la compétence matérielle des juridictions du travail.
La Cour peut combler l’éventuelle lacune dans la législation par un arrêt.
Quant à la première question préjudicielle
A.3. A.H. est d’avis que la première question préjudicielle appelle une réponse affirmative. Elle estime que l’article 582, 1°, du Code judiciaire, dans l’interprétation selon laquelle les personnes qui souhaitent soulever une contestation concernant une allocation fondée sur la loi du 27 février 1987 « relative aux allocations aux personnes handicapées » (ci-après : la loi du 27 février 1987) peuvent s’adresser au tribunal du travail, alors que les victimes du thalidomide qui souhaitent soulever une contestation concernant leur indemnité ne le peuvent pas, fait naître une différence de traitement illicite. Selon A.H., cette différence de traitement entre les deux catégories de personnes ne repose par ailleurs pas sur un critère objectif, de sorte qu’il s’agit d’une violation du principe d’égalité.
A.H. considère que l’interprétation de l’article 582, 1°, du Code judiciaire en ce sens que les actions relatives aux indemnités découlant de la loi du 5 mai 2019 relèvent de la compétence matérielle des juridictions du travail est la seule qui soit conforme à la Constitution.
A.4.1. La CAAMI, le SPF BOSA et le Conseil des ministres soutiennent que la première question préjudicielle appelle une réponse négative.
A.4.2. La CAAMI et le SPF BOSA soutiennent que les personnes handicapées qui bénéficient, en tant que telles, d’une allocation ne sont pas comparables aux personnes victimes du thalidomide. Ils reconnaissent que l’ingestion par leur mère pendant la grossesse de médicaments contenant du thalidomide constitue une source de handicap, mais ils affirment cependant que les deux catégories de personnes ne sont pas comparables dès lors qu’elles bénéficient d’avantages différents. Ils estiment que les allocations aux personnes handicapées constituent des avantages sociaux, ce qui explique pourquoi les contestations y relatives relèvent de la compétence du tribunal du travail. En revanche, l’indemnité qu’une victime du thalidomide peut obtenir sur la base de la loi du 5 mai 2019
doit être qualifiée, selon la CAAMI et le SPF BOSA, de réponse ad hoc à la situation d’une catégorie particulière de personnes. Cette indemnité est par conséquent étrangère aux législations relatives aux allocations aux personnes handicapées. Le Conseil des ministres affirme lui aussi que l’indemnité fondée sur la loi du 5 mai 2019 n’est pas comparable à l’allocation fondée sur la loi du 27 février 1987, eu égard aux différences quant à leur nature, à leur objectif et à leur complexité. En effet, alors que les allocations aux handicapées sont récurrentes, les indemnités accordées sur la base de la loi du 5 mai 2019 sont uniques et forfaitaires, et ne peuvent pas, selon lui, être qualifiées d’aide sociale. Ces indemnités ont un but symbolique et ne sont pas, comme les allocations aux personnes handicapées, réputées garantir la sécurité d’existence ou compenser les revenus des personnes concernées. Par ailleurs, l’octroi d’indemnités sur la base de la loi du 5 mai 2019 concerne un nombre limité de personnes et il s’agit d’un système temporaire. Ces différences entre les deux régimes d’indemnisation justifient aussi les différences relatives à la compétence matérielle du juge pour statuer sur les contestations relatives à ces régimes respectifs.
A.4.3. À titre subsidiaire, la CAAMI, le SPF BOSA et le Conseil des ministres estiment que la différence de traitement n’est pas dénuée de justification raisonnable.
Selon le Conseil des ministres, la différence de traitement repose sur un critère objectif, à savoir le type d’indemnité demandée, et plus précisément le fondement de cette indemnité. Dès lors que les indemnités en cause découlent de législations différentes, il est objectivement possible de déterminer le juge qui est compétent.
Le Conseil des ministres souligne ensuite que le législateur décrétal poursuit un objectif légitime par la disposition en cause. Cet objectif consiste à appliquer correctement les règles de compétence du Code judiciaire et à garantir une bonne administration de la justice sans prévoir de dérogations qui seraient contraires à la logique.
Dès lors que l’indemnité découlant de la loi du 5 mai 2019 ne présente aucune caractéristique d’un droit social, l’expertise du tribunal du travail n’est pas nécessaire dans le cadre des contestations relatives à cette indemnité.
Selon le Conseil des ministres, le législateur a donc fait un choix pertinent en ne rendant pas les juridictions du travail compétentes pour les contestations découlant de la loi du 5 mai 2019 et, partant, en choisissant le tribunal de première instance comme juridiction compétente à titre résiduel.
5
Enfin, le Conseil des ministres affirme que les moyens employés et les effets sont proportionnés à l’objectif poursuivi, de sorte que la différence de traitement n’est pas disproportionnée. Les différences, notamment d’objectifs, entre, d’une part, les indemnités accordées sur la base de la loi du 5 mai 2019 et, d’autre part, les allocations accordées sur la base de la loi du 27 février 1987 justifient la différence de traitement ainsi soumise à la Cour, en ce qui concerne la compétence des juridictions du travail. C’est, selon lui, ce qui peut être déduit de l’arrêt de la Cour n° 94/2009 du 4 juin 2009. Par ailleurs, cette différence de traitement n’entraîne pas de restriction disproportionnée des droits des personnes concernées.
Quant à la seconde question préjudicielle
A.5. A.H. est d’avis que la seconde question préjudicielle appelle une réponse affirmative. Interprété en ce sens que les victimes de l’amiante dans un cadre non professionnel peuvent s’adresser au tribunal du travail, alors que les victimes du thalidomide ne le peuvent pas, l’article 582, 1°, du Code judiciaire fait naître une différence de traitement illicite.
Par ailleurs, cette différence de traitement entre les deux catégories de personnes ne repose pas sur un critère objectif, selon A.H. Elle affirme que seule une interprétation large de l’article 582, 1°, du Code judiciaire, en ce sens que les actions relatives aux indemnités découlant de la loi du 5 mai 2019 relèvent de la compétence des juridictions du travail, est conforme à la Constitution.
A.6.1. La CAAMI, le SPF BOSA et le Conseil des ministres sont d’avis que la seconde question préjudicielle appelle également une réponse négative.
A.6.2. La CAAMI et le SPF BOSA soutiennent que les victimes de l’amiante dans un cadre non professionnel et les victimes du thalidomide ne sont pas comparables. Ils affirment que l’asbestose est un problème de santé largement répandu et reconnu par la société, alors que le nombre de victimes du thalidomide est beaucoup plus restreint. Selon eux, un handicap causé par le thalidomide ne revêt du reste jamais un caractère professionnel, contrairement à l’asbestose. Le Conseil des ministres est également d’avis que les deux catégories de personnes ne sont pas comparables, eu égard à l’origine de la pathologie. Dans le cadre d’une pathologie liée à l’amiante, un lien peut généralement être établi avec l’exercice d’une profession, alors qu’une pathologie causée par le thalidomide est congénitale, si bien qu’elle ne revêt jamais un caractère professionnel. Le Conseil des ministres soutient que le législateur a pu juger opportun par la suite d’attribuer également les contestations relatives aux problèmes de santé causés par une exposition non professionnelle à l’amiante au tribunal du travail, lequel était déjà compétent pour les problèmes de santé causés par une exposition professionnelle à l’amiante. Selon le Conseil des ministres, ce choix s’explique par l’expertise que le tribunal du travail a accumulée en matière d’amiante. Or, les juridictions du travail n’ont aucune expertise concernant le thalidomide.
A.6.3. À titre subsidiaire, le Conseil des ministres estime que la différence de traitement peut se justifier.
Elle repose sur un critère objectif, à savoir les problèmes de santé causés, d’une part, par le thalidomide et, d’autre part, par l’amiante. La disposition en cause poursuit un objectif légitime. Cet objectif consiste à appliquer de manière cohérente les règles de compétence du Code judiciaire et à garantir une bonne administration de la justice.
Enfin, le Conseil des ministres affirme que les moyens employés et les effets sont proportionnés à l’objectif poursuivi, eu égard, d’une part, aux différences entre les catégories de personnes comparées et, d’autre part, à l’intérêt de garantir l’unité de la jurisprudence sur le plan des contestations relatives aux problèmes de santé causés par une exposition à l’amiante dans un cadre professionnel comme non professionnel.
-B-
B.1. Les deux questions préjudicielles concernent l’article 582, 1°, du Code judiciaire, qui définit la compétence du tribunal du travail pour connaître de certaines contestations.
B.2. L’article 582, 1°, du Code judiciaire dispose :
6
« Le tribunal du travail connaît :
1° des contestations relatives aux droits en matière d’allocations aux personnes handicapées, ainsi qu’aux contestations en matière d’examens médicaux effectués en vue de l’attribution d’avantages sociaux ou fiscaux qui découlent directement ou indirectement d’un droit social ou de l’assistance sociale ».
B.3.1. La juridiction a quo a été saisie d’une action concernant une contestation relative à une indemnité qui découle de la loi du 5 mai 2019 « relative à l’octroi d’une somme forfaitaire en faveur des personnes atteintes de malformations congénitales dues à l’ingestion par leur mère pendant la grossesse de médicaments contenant de la thalidomide » (ci-après : la loi du 5 mai 2019). Il peut être déduit de la genèse de la loi du 5 mai 2019 que le législateur, confronté à une condamnation de l’État belge à tenir une promesse faite par l’autorité publique en 2010 de créer un fonds pour les victimes, a voulu par cette loi instaurer une indemnité forfaitaire – en plus des autres droits auxquels les victimes peuvent prétendre – comme une forme de réparation légale du dommage subi par les victimes du thalidomide (Softenon) en raison du rôle joué par l’autorité publique dans les années 60 (Doc. parl., Chambre, 2018-2019, DOC 54–3622/001, pp. 4-6).
L’action dont est saisie la juridiction a quo a été introduite sur la base de l’article 582, 1°, du Code judiciaire. Un débat s’est engagé devant la juridiction a quo quant à la compétence matérielle du tribunal du travail pour connaître, en vertu de l’article 582, 1°, du Code judiciaire, d’une action concernant une contestation relative à une indemnité qui découle de la loi du 5 mai 2019.
La compétence matérielle du tribunal du travail est limitée aux contestations énumérées dans le Code judiciaire (articles 578 à 583 du Code judiciaire) ou par une loi spéciale. Ainsi, le tribunal du travail est spécifiquement compétent, sur la base de l’article 582, 1°, du Code judiciaire, pour connaître des contestations relatives aux droits en matière d’allocations aux personnes handicapées. En vertu de l’article 579, 6°, du même Code, le tribunal du travail est compétent pour connaître « des contestations relatives aux interventions du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante, créé par la loi-programme (I) du 27 décembre 2006 ».
7
Les articles 578 à 583 du Code judiciaire ne mentionnent pas explicitement les contestations qui découlent de la loi du 5 mai 2019. Cette dernière ne désigne pas non plus explicitement la juridiction compétente pour connaître des contestations relatives aux droits qui découlent de l’application de cette loi, de sorte que celles-ci pourraient relever en principe de la compétence générale et résiduelle du tribunal de première instance (article 568 du Code judiciaire).
B.3.2. Selon la juridiction a quo, eu égard à ce qui est dit en B.3.1 au sujet du débat sur la compétence, la question se pose de savoir s’il y a discrimination, en ce que l’article 582, 1°, du Code judiciaire n’habilite pas le tribunal du travail à connaître d’une action concernant une contestation relative à une indemnité qui découle de la loi du 5 mai 2019 .
La juridiction a quo souhaite savoir en substance si l’article 582, 1°, du Code judiciaire, ainsi interprété, est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution. Par ses deux questions préjudicielles, elle compare la situation d’un justiciable devant le tribunal du travail concernant des contestations relatives à une indemnité qui découle de la loi du 5 mai 2019 avec la situation d’un justiciable devant le tribunal du travail concernant des contestations relatives aux droits en matière d’allocations aux personnes handicapées (article 582, 1°, du Code judiciaire) et des contestations relatives aux interventions du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (article 579, 6°, du Code judiciaire).
Eu égard à leur connexité, la Cour examine les deux questions conjointement.
B.4.1. Selon la Caisse auxiliaire d’assurance maladie-invalidité (ci-après : la CAAMI) et le Service public fédéral Stratégie et Appui (ci-après : le SPF BOSA), les questions préjudicielles ne sont pas recevables car elles ne sont pas pertinentes pour la solution du litige.
B.4.2. C’est en règle à la juridiction a quo qu’il appartient d’apprécier si la réponse aux questions préjudicielles est utile à la solution du litige. Ce n’est que lorsque tel n’est manifestement pas le cas que la Cour peut décider que les questions n’appellent pas de réponse.
8
B.4.3. Dès lors que la réponse aux questions préjudicielles est déterminante pour savoir si la juridiction a quo est compétente pour connaître du litige pendant devant elle, cette réponse est utile à la solution du litige.
L’exception est rejetée.
B.5. La première question préjudicielle établit une comparaison entre, d’une part, les personnes handicapées qui prétendent à une indemnité forfaitaire en raison de leurs malformations congénitales dues à l’ingestion par leur mère pendant la grossesse de médicaments contenant du thalidomide et qui, en cas de contestation, doivent saisir le tribunal de première instance et, d’autre part, les personnes handicapées qui prétendent à une allocation aux personnes handicapées et qui, en cas de contestation, doivent saisir le tribunal du travail (article 582, 1°, du Code judiciaire).
La seconde question préjudicielle soumet à la Cour une comparaison entre, d’une part, les personnes atteintes de problèmes de santé qui prétendent à une indemnité forfaitaire pour les victimes du thalidomide et qui, en cas de contestation, doivent saisir le tribunal de première instance et, d’autre part, les personnes atteintes de problèmes de santé qui prétendent à une intervention du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante et qui, en cas de contestation, doivent saisir le tribunal du travail (article 579, 6°, du Code judiciaire).
B.6.1. Le Conseil des ministres, la CAAMI et le SPF BOSA font valoir que les personnes qui souhaitent soulever une contestation relative à l’indemnité qui découle de la loi du 5 mai 2019 ne sauraient être comparées aux autres personnes mentionnées dans les questions préjudicielles.
B.6.2. Il ne faut toutefois pas confondre différence et comparabilité.
Le fait qu’il puisse exister des différences quant à la cause, à la nature, aux caractéristiques et à l’objectif de l’allocation ou de l’indemnité à l’origine des contestations comparées peut, certes, constituer un élément dans l’appréciation d’une différence de traitement, mais il ne saurait suffire à lui seul pour conclure à la non-comparabilité, sous peine de vider de sa substance le contrôle au regard du principe d’égalité et de non-discrimination.
9
L’exception est rejetée.
B.7. La différence de traitement entre certaines catégories de personnes qui découle de l’application de règles procédurales différentes dans des circonstances différentes n’est pas discriminatoire en soi. Il ne pourrait être question de discrimination que si la différence de traitement qui découle de l’application de ces règles de procédure entraînait une limitation disproportionnée des droits des personnes concernées.
B.8.1. Le droit d’accès au juge ne comprend pas le droit d’accéder à un juge de son choix.
Il relève du pouvoir d’appréciation du législateur de décider quel juge est le plus approprié pour trancher un certain type de contestation.
B.8.2. Les malformations dues à l’ingestion par la mère pendant la grossesse de médicaments contenant du thalidomide sont considérées comme un handicap (dysmélie), et les victimes du thalidomide doivent également être considérées comme des personnes handicapées.
Cependant, en vertu de la loi du 5 mai 2019, le législateur a prévu une indemnité forfaitaire, sans préjudice d’autres droits (Doc. parl., Chambre, 2018-2019, DOC 54-3622/001, p. 4), au bénéfice des victimes du thalidomide ou, en cas de prédécès, de leurs parents (articles 2 et 3).
Comme il est dit en B.3.1, cette indemnisation forfaitaire constitue une forme de réparation légale du dommage subi par les victimes du thalidomide et cette mesure d’indemnisation forfaitaire s’ajoute aux autres droits auxquels les victimes peuvent prétendre en leur qualité de personnes handicapées, y compris les allocations versées aux personnes handicapées.
La circonstance que l’indemnité forfaitaire en cause soit versée à une personne victime du thalidomide ne signifie donc pas que l’indemnité qui découle de la loi du 5 mai 2019 doive être considérée comme une allocation à une personne handicapée. Ainsi, à la différence des allocations versées aux personnes handicapées, versées périodiquement et qui tendent à
10
compenser la perte de revenus liée au handicap, l’indemnité forfaitaire en cause vise, par l’octroi d’un montant global et unique, à réparer le dommage découlant du thalidomide, avec une reconnaissance du rôle de l’autorité publique dans ce dommage. Une telle indemnisation n’a pas la même nature qu’une allocation à une personne handicapée.
Le fait que les tribunaux du travail offrent des garanties particulières, à savoir le fait que ces tribunaux sont familiarisés avec les contestations relatives aux droits en matière d’allocations aux personnes handicapées, la composition spécifique de ces juridictions et les particularités procédurales, parmi lesquelles le mode d’introduction de la demande devant le tribunal (article 704 du Code judiciaire) et le rôle de l’auditorat du travail (article 766 du Code judiciaire), ne permet pas de considérer que toute contestation à laquelle serait partie une personne handicapée devrait relever de la compétence du tribunal du travail.
B.8.3. Les personnes atteintes de problèmes de santé qui prétendent à une intervention du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante et qui, en cas de contestation, doivent saisir le tribunal du travail sont quant à elles atteintes de problèmes de santé d’origine souvent professionnelle causés par des produits qui ont été mis sur le marché, dont les effets nocifs sur la santé ont été constatés par la suite et qui ont amené le législateur à prévoir un soutien financier spécifique.
Il ressort en effet des articles 113 et suivants de la loi-programme (I) du 27 décembre 2006
que le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante, qui a pour objet de payer une « indemnité en réparation des dommages résultant d’une exposition à l’amiante » (article 113), est organiquement intégré à l’Agence fédérale des risques professionnels (article 114). Le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante est notamment financé par des cotisations versées par les employeurs (article 116). Cette indemnisation prend la forme d’une rente mensuelle forfaitaire (article 120) et elle est intégralement cumulable avec toute prestation sociale, accordée en vertu d’une législation belge ou étrangère (article 121). Les travaux préparatoires indiquent que cette intervention « appartient bien aux matières relevant de la sécurité sociale et par ailleurs, la mesure vise à financer par la solidarité la réparation de certains dommages résultant de l’exposition à l’asbeste » et « vise tant les travailleurs salariés que les
11
indépendants, les fonctionnaires ou même les personnes sans statut social » (Doc. parl., Chambre, 2006-2007, DOC 51-2773/001, p. 77). Une telle intervention n’a pas la même nature que l’indemnité forfaitaire visée par la loi du 5 mai 2019.
B.8.4. La seule circonstance que le législateur n’a pas confié exclusivement au tribunal du travail les contestations relatives aux droits de personnes handicapées (article 582, 1°, du Code judiciaire) ou aux droits découlant de problèmes de santé causés par l’exposition à un produit (article 579, 6°, du même Code), mais que différents juges sont compétents à cet égard, ne porte pas une atteinte disproportionnée aux droits des personnes concernées. Au demeurant, il ne s’avère pas que le contexte procédural devant le tribunal de première instance (le mode d’introduction, la composition du tribunal et l’absence d’un auditorat ou d’un organe similaire), compte tenu du régime des frais (voy. les articles 1017 à 1024 du Code judiciaire) et des possibilités pour le tribunal de se faire assister par des experts, prive les intéressés d’un accès aisé à un juge.
B.9. Il résulte de ce qui précède que la non-attribution aux tribunaux du travail des actions concernant des contestations relatives aux droits de personnes handicapées qui découlent de la loi du 5 mai 2019 est raisonnablement justifiée et n’affecte pas le droit des justiciables de bénéficier, dans le respect des articles 10 et 11 de la Constitution, de l’accès à un juge compétent susceptible de connaître de manière éclairée des contestations liées à cette matière.
12
Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 582, 1°, du Code judiciaire ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 1er décembre 2022.
Le greffier, Le président,
(sé) F. Meersschaut (sé) L. Lavrysen


Synthèse
Numéro d'arrêt : 157/2022
Date de la décision : 01/12/2022
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2022-12-01;157.2022 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award