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Cour constitutionnelle
Arrêt n° 156/2022
du 24 novembre 2022
Numéro du rôle : 7693
En cause : les questions préjudicielles relatives aux articles 2, 16°, 9 et 22 du décret de la Région wallonne du 16 juillet 2015 « instaurant un prélèvement kilométrique à charge des poids lourds pour l’utilisation des routes », posées par le Tribunal de première instance de Namur, division de Namur.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia et W. Verrijdt, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par jugement du 9 novembre 2021, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 7 décembre 2021, le Tribunal de première instance de Namur, division de Namur, a posé les questions préjudicielles suivantes :
« 1. L’article 22 du décret wallon du 16 juillet 2015 instaurant un prélèvement kilométrique à charge des poids lourds pour l’utilisation des routes, tel que modifié par l’article 32 du décret wallon du 13 décembre 2017 portant diverses modifications fiscales, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6.1 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, interprété en ce sens qu’il ne permet pas au juge saisi d’un recours contre une amende administrative appliquée sur la base de l’article 22 précité de disposer d’un contrôle de pleine juridiction et notamment de remettre cette amende, de la réduire, de l’assortir d’un sursis ou encore d’éviter un cumul disproportionné d’amendes par application de l’article 65, alinéa 1er, du Code pénal, dans l’hypothèse où le caractère pénal serait reconnu à cette amende, et ce en comparaison avec la situation des justiciables comparaissant devant des juridictions correctionnelles pour des faits passibles d’amendes pénales ?
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2. Les articles 2, 16°, et 9 du décret wallon du 16 juillet 2015 instaurant un prélèvement kilométrique à charge des poids lourds pour l’utilisation des routes, lus isolement ou en combinaison avec l’article 1er de l’arrêté royal du 15 mars 1968 portant règlement général sur les conditions techniques auxquelles doivent répondre les véhicules automobiles et leurs remorques, leurs éléments, ainsi que les accessoires de sécurité et avec la loi du 15 juillet 2013
relative au transport de marchandises, créent-ils une discrimination déraisonnable et disproportionnée au regard des articles 10 et 11 de la Constitution entre :
- d’une part, les usagers du réseau routier et autoroutier compris dans la zone tarifaire fixée par les articles 6 et suivants du décret wallon du 16 juillet 2015, lorsqu’ils conduisent un véhicule conçu à usage exclusif de dépanneuse d’une masse maximale autorisée de plus de 3,5 tonnes dans le cadre de l’exécution d’une mission de service public, liée à la sécurité des voiries publiques et à la sécurité de la circulation routière, et consistant dans l’évacuation et le transport de véhicules accidentés ou en panne, sur réquisition des autorités publiques (Police fédérale, Police locale de la route, Protection civile, services régionaux d’incendie, Ministère de l’intérieur et REGION WALLONNE), catégorie soumise au prélèvement kilométrique,
et
- d’autre part, les usagers du même réseau routier et autoroutier, lorsqu’ils conduisent un véhicule exonéré du prélèvement kilométrique par application de l’article 9, § 1er, du décret wallon du 16 juillet 2015, à savoir les véhicules participant pareillement à une mission de service public, exclusivement utilisés pour et par la défense, la protection civile, les services d’incendie et la police et ceux équipés spécialement et exclusivement à des fins médicales (ambulances) ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- la SRL « ECO Transports », assistée et représentée par Me J.-P. Bayer et Me C. Quoilin, avocats au barreau de Namur;
- la Région wallonne, représentée par son Gouvernement, assistée et représentée par Me V. Delcuve et Me N. Peren, avocats au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 21 septembre 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs T. Giet et S. de Bethune, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 12 octobre 2022 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 12 octobre 2022.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
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II. Les faits et la procédure antérieure
Le litige pendant devant le juge a quo porte sur treize amendes administratives de 800 EUR (soit un total de 10 400 EUR) infligées pour des infractions de catégorie « B », 1°, commises par un véhicule utilisé comme dépanneuse entre le 20 février 2018 et le 6 mai 2019, au décret de la Région wallonne du 16 juillet 2015
« instaurant un prélèvement kilométrique à charge des poids lourds pour l’utilisation des routes » (ci-après : le décret du 16 juillet 2015), qui vise les véhicules d’une masse maximale autorisée (MMA) supérieure à 3,5 tonnes pour l’usage des routes.
Devant le juge a quo, l’entreprise concernée conteste les amendes réclamées pour non-équipement de la dépanneuse d’un dispositif électronique « One Board Unit » (OBU) permettant la perception de la taxe kilométrique, en insistant sur la nature particulière du véhicule concerné, conçu dès le départ pour être utilisé comme une dépanneuse, et non comme un véhicule de transport, et sur le fait qu’elle satisfait aux exigences de la circulaire ministérielle relative à l’agrément des entreprises de dépannage.
Selon la partie demanderesse, les amendes réclamées doivent être annulées car elles ont un caractère répressif et ne respectent pas les exigences du droit à un procès équitable inscrit à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que (1) le décret en cause ne permet pas au justiciable d’être entendu préalablement à l’infliction de l’amende, (2) il n’est pas prévu de recours judiciaire de pleine juridiction devant un tribunal qui a le pouvoir de réduire le taux de la sanction ou de prévoir des modalités d’exécution, notamment un sursis à l’exécution, et (3) il n’est pas prévu non plus de mécanisme similaire à l’article 65 du Code pénal en cas de concours d’infractions reliées par une unité d’intention.
En ce qui concerne le caractère répressif des amendes en cause, le juge a quo constate que la Cour ne s’est pas prononcée sur la nouvelle échelle de sanctions instaurée par le décret du 13 décembre 2017, lequel a modifié le décret du 16 juillet 2015. En ce qui concerne le champ d’application du décret du 16 juillet 2015, le juge a quo s’interroge sur l’éventuelle discrimination que ce décret fait naître entre les dépanneuses, qui relèvent du champ d’application du décret, et les véhicules de l’armée, de la protection civile, des services d’incendie, de la police et les véhicules médicalisés, qui n’en relèvent pas. Le juge a quo pose dès lors à la Cour les deux questions préjudicielles reproduites plus haut.
III. En droit
–A–
Quant à la première question préjudicielle
A.1. La partie demanderesse devant le juge a quo expose que, même s’il est qualifié d’ « administratif », le régime de sanctions prévu à l’article 22 du décret du 16 juillet 2015 démontre que la volonté du législateur était clairement d’instituer des sanctions pénales, afin de « prévenir » et de « sanctionner » les infractions à ce décret.
Les critères dégagés par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt Engel du 8 juin 1976 permettent d’établir le caractère pénal des amendes prévues, même si elles ont aussi un caractère indemnitaire; on ne peut d’ailleurs pas affirmer que ces amendes sont de faible ampleur, puisque le montant cumulé réclamé en l’espèce est de 10 400 euros. La Cour a d’ailleurs confirmé, dans l’arrêt n° 133/2019 du 10 octobre 2019, la nature pénale des amendes prévues à l’article 22 du décret du 16 juillet 2015. Les réformes, minimes, issues de l’article 32 du décret wallon du 13 décembre 2017, ne sont pas de nature à modifier ce que la Cour a jugé dans son arrêt n° 133/2019
précité.
Les droits individuels de la personne mise en cause en matière pénale qui caractérisent le procès équitable selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ne sont pas respectés en l’espèce, notamment celui de la personne faisant l’objet d’une accusation en matière pénale d’être informée, dans les plus brefs délais,
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des faits qui lui sont reprochés et de leur nature pénale, le droit d’être entendu préalablement au décernement de la sanction et le droit de porter une contestation relative à une sanction pénale devant un juge disposant d’un pouvoir de pleine juridiction lui permettant de réformer en droit et en fait la décision attaquée, y compris donc le pouvoir de remettre l’amende, de fixer son taux effectif en dessous du minimum légal en cas de circonstances atténuantes, le pouvoir de suspendre le prononcé ou de surseoir à l’exécution de la condamnation, ne sont pas respectés par le décret du 16 juillet 2015. Or, s’il est exact que l’État peut prévoir une procédure administrative qui ne respecterait pas toutes les exigences de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, ce n’est qu’à la condition que le justiciable puisse saisir de toute décision prise à son encontre un tribunal offrant toutes les garanties prévues à l’article 6 de cette Convention.
Le régime mis en place par le décret du 16 juillet 2015 non seulement ne respecte pas les garanties élémentaires du procès équitable, mais il est en outre de nature à entraîner une rupture d’égalité entre les justiciables. Les faits intentionnels plus graves visés à l’article 22 du décret du 16 juillet 2015 (catégorie « A »)
sont en effet susceptibles de recevoir des qualifications pénales, de sorte que le contrevenant serait poursuivi devant la chambre correctionnelle du tribunal de première instance et qu’il bénéficierait donc de toutes les garanties du procès équitable.
La Cour a d’ailleurs déjà jugé que l’institution du sursis à l’exécution des peines pouvait être appliquée à des amendes administratives. En l’espèce, le cumul illimité des amendes pénales encourues, que permet le décret du 16 juillet 2015, n’est pas raisonnable, puisqu’il vaut pour les infractions aux dispositions de ce décret qui sont les moins graves. Si la Cour a déjà jugé que la non-application de l’article 65 du Code pénal aux amendes fiscales ne violait pas les articles 10 et 11 de la Constitution, c’était pour des hypothèses dans lesquelles une sévérité particulière se justifiait pour éviter des fraudes qui portaient particulièrement atteinte à l’intérêt général, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Enfin, ni l’administration ni le juge ne peuvent faire référence à une amende précédemment encourue par le contrevenant pour sanctionner une amende qui a été infligée antérieurement à la décision ou au jugement et qui leur est soumise postérieurement, alors que le tribunal de première instance, chambre correctionnelle, le peut pour les infractions intentionnelles, plus graves, de catégorie « A ».
A.2. Le Conseil des ministres souligne que, depuis que la Cour, par l’arrêt n° 133/2019 du 10 octobre 2019, a jugé que les amendes visées à l’article 22 du décret du 16 juillet 2015 étaient de nature pénale, cette disposition a été modifiée par le décret du 13 décembre 2017. Au regard des modifications apportées, le Conseil des ministres estime que les sanctions administratives en cause ne revêtent pas un caractère pénal, puisque (1) elles ne sont pas qualifiées de « pénales » par le droit interne, (2) l’amende tient compte de la nature de l’infraction, notamment de son caractère intentionnel ou non, la sanction administrative ayant ici un caractère indemnitaire, (3) l’amende en question ne présente pas un degré de sévérité particulier, sans aggravation de la sanction en cas de non-paiement, et, enfin, (4) le tarif des amendes varie de 100 euros à 1 000 euros, ce qui ne revêt pas une importance considérable, comme c’est le cas pour les redevances en matière de stationnement.
Estimant que les catégories comparées sont beaucoup trop larges, le Conseil des ministres invite à comparer, d’une part, la situation des justiciables qui comparaissent devant le juge saisi d’un recours dirigé contre une amende administrative fondée sur l’article 22 du décret du 16 juillet 2015, qui ne peut remettre, réduire, assortir d’un sursis ni éviter un cumul disproportionné des amendes et, d’autre part, les justiciables qui se sont vu infliger une amende administrative en vertu de l’article 22 du décret et qui comparaissent devant le juge correctionnel, lequel pourrait remettre, réduire, assortir d’un sursis ou éviter un cumul disproportionné des amendes.
Or ces situations ne sont pas comparables, puisque le décret du 16 juillet 2015 ne prévoit pas de punition alternative : ainsi, le justiciable qui commet une infraction au décret précité se voit exclusivement réclamer une amende administrative fondée sur l’article 22 de ce décret, contre laquelle il est en droit d’introduire un recours devant le juge civil, en l’occurrence le juge fiscal, qui aura toute latitude pour s’assurer que la législation a été correctement appliquée. Il est donc matériellement impossible que, pour une même infraction, une personne soit soumise à des règles différentes et à d’éventuelles sanctions différentes. Le Conseil des ministres renvoie à cet égard à l’arrêt n° 104/2021 du 8 juillet 2021 concernant les services de taxis et les services de location de voitures avec chauffeur.
À supposer que la Cour estime que ces situations sont comparables, le fait que certaines infractions puissent bénéficier d’une mesure d’individualisation de la peine alors que d’autres non ne constitue pas une violation des
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normes de référence visées dans la question préjudicielle, compte tenu de la large marge d’appréciation dont dispose le législateur pour sanctionner les infractions qu’il instaure, ce que la Cour admet dans sa jurisprudence constante.
Quant à la seconde question préjudicielle
A.3.1. La partie demanderesse devant le juge a quo rappelle que, conformément à la loi du 15 juillet 2013
« relative au transport de marchandises par route », les sociétés de dépannage ne doivent pas détenir de licence de transport par route, ni compléter leur permis de conduire « poids lourds » par des qualifications complémentaires liées au transport de marchandises par route, dès lors qu’elles n’ont pas vocation à effectuer du transport de marchandises par route.
Il ressort également de l’article 1er, paragraphe 5, b) et c), du règlement (CE) n° 1072/09 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 « relatif à l’harmonisation du marché intérieur du transport routier »
que le dépannage de véhicules et le déplacement de véhicules sur réquisition ne constituent pas un transport de marchandises. La directive 1999/62/CE du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 1999 « relative à la taxation des poids lourds pour l’utilisation de certaines infrastructures » prévoit par ailleurs une exonération des services d’urgence, publics ou privés, auxquels peuvent être assimilées les dépanneuses qui n’étaient pas assujetties au paiement de l’euro-vignette.
Lors de l’élaboration du décret du 16 juillet 2015, le secteur professionnel du dépannage n’a pas été averti que le régime d’exemptions fiscales dont il avait toujours bénéficié était susceptible d’être remis en cause par le texte en projet, ce qui démontre que le législateur fiscal n’avait pas l’intention de remettre en cause ce régime particulier. Ainsi, les exemptions de la taxe de circulation et des décimes additionnels ont été maintenues à l’occasion du transfert de cette matière à la Région wallonne.
En l’espèce, sont d’office exemptés de la taxe kilométrique tous les véhicules susceptibles d’intervenir sur le domaine autoroutier wallon pour une mission de service public, à l’occasion d’un accident de la circulation ou afin d’y rétablir ou assurer la sécurité du passage, à l’exception du dépanneur, alors que sa présence est la conséquence d’une réquisition de l’autorité publique ayant en charge la sûreté du passage et la sécurité de la circulation.
D’ailleurs, en 2016, le Gouvernement a annoncé que les dépanneuses étaient des véhicules qui assuraient des missions de sécurité, par des interventions rémunérées au forfait, ce dernier n’intégrant cependant pas la répercussion d’un prélèvement kilométrique. Et, pour pouvoir dépanner un véhicule dont le poids peut atteindre 3,5 tonnes, le véhicule de dépannage doit aussi atteindre 3,5 tonnes. Cette situation crée dès lors une discrimination, non conforme aux règlements (CE) nos 1071/09 et 1072/09 organisant le transport routier, à la directive 1999/62/CE et aux dispositions de la loi du 15 juillet 2013 précitée.
A.3.2. La partie demanderesse devant le juge a quo souligne que ce dernier s’est montré particulièrement précis dans la formulation de la question préjudicielle et qu’il n’a visé que l’hypothèse dans laquelle la dépanneuse intervient dans le cadre de l’exécution d’une mission de service public. Une dépanneuse intervenant dans cette hypothèse est aisément identifiable grâce à la plateforme « SIABIS », dont la Région wallonne est le promoteur et gestionnaire. Le fait, pour les dépanneuses, de ne pas être des véhicules prioritaires ne signifie pas qu’il faudrait les exclure du bénéfice de l’exonération prévue à l’article 9 du décret du 16 juillet 2015. Par ailleurs, le décret du 16 juillet 2015 exonère les véhicules équipés à des fins médicales (ambulances), sans les distinguer selon qu’ils agissent en raison d’une réquisition de l’autorité publique ou non.
Les catégories comparées sont comparables, puisque le rétablissement de la sécurité du passage sur les voies publiques contribue à la sécurité des biens et des personnes. Par ailleurs, les véhicules de l’armée, de la police ou les véhicules médicalisés n’interviennent pas toujours dans le cadre de missions de secours aux personnes ou aux biens, voire interviennent en dehors de toute situation urgente. Enfin, les services d’incendie ou de transport en ambulance sont également facturés aux utilisateurs, que ces services aient été requis par l’autorité publique ou non.
Rien ne fonde donc la différence de traitement précitée, d’autant que le recours aux entreprises de dépannage permet aux pouvoirs publics d’éviter l’achat et l’entretien de matériel spécialisé.
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Enfin, la mesure est disproportionnée, dès lors que la mise en place de la plateforme « SIABIS+ » ne concerne que l’amélioration de la prise en charge financière des usagers sans assistance et des véhicules abandonnés, et qu’elle ne justifie pas que la taxe kilométrique doive être supportée par les dépanneurs lorsqu’ils interviennent sur réquisition de l’autorité publique.
A.4.1. Le Conseil des ministres rappelle que l’article 2, 16°, du décret du 16 juillet 2015 fixe les critères du champ d’application de ce décret, à savoir une masse maximale autorisée de plus de 3,5 tonnes et la possibilité pour ce véhicule de transporter des marchandises par route. Dès lors que les dépanneuses remplissent ces deux critères, elles relèvent du champ d’application du décret du 16 juillet 2015.
En ce qui concerne la référence à la loi du 15 juillet 2013 faite par le juge a quo, le Conseil des ministres considère que la qualification de transport de marchandises, liée aux licences nécessaires pour ce type de transport, conformément aux règlements européens précités, est étrangère au prélèvement kilométrique. Les travaux préparatoires du décret du 16 juillet 2015 indiquent d’ailleurs que le législateur a voulu que la taxation des poids lourds pour l’utilisation de certaines infrastructures s’applique à une catégorie bien plus large de véhicules.
Le Conseil des ministres souligne aussi que le règlement européen (CE) n° 1072/09 ne vise pas le cas du déplacement de véhicules sur réquisition et qu’on ne peut affirmer, comme le fait la partie demanderesse devant le juge a quo, que ce règlement – qui se limite à réglementer l’octroi de licences pour le transport international de marchandises par route – prévoit expressément que le dépannage sur réquisition ne constitue pas un transport de marchandise. De même, la directive 1999/62/CE n’oblige pas à instaurer une exonération pour les services d’urgence, publics ou privés, mais ne fait que prévoir la possibilité d’instaurer une telle exonération.
A.4.2. En ce qui concerne l’étendue de la seconde question préjudicielle, le Conseil des ministres constate que le juge a quo a visé l’hypothèse dans laquelle la dépanneuse intervient sur réquisition de l’autorité publique.
Or il est impossible pour la Région wallonne de déterminer si une dépanneuse, lorsqu’elle emprunte le réseau routier soumis au prélèvement kilométrique, intervient sur réquisition de l’autorité publique ou non. La réponse que la Cour apporterait serait dès lors difficilement applicable in concreto.
À supposer que la Cour compare la situation de l’utilisation d’un véhicule conçu pour être exclusivement utilisé comme une dépanneuse d’une masse maximale autorisée de 3,5 tonnes avec la situation de l’utilisation d’un véhicule conçu pour être utilisé exclusivement comme une dépanneuse d’une masse maximale autorisée de 3,5 tonnes lorsqu’il intervient spécifiquement sur réquisition d’une autorité publique, ces situations ne sont pas comparables. Ainsi, l’usage d’une dépanneuse dans la première situation tend à la réalisation d’un profit destiné à couvrir les coûts de l’intervention, tandis que les autres véhicules exemptés interviennent pour venir en aide à la population ou maintenir l’ordre public – et ce constat est confirmé par la qualification de « véhicule prioritaire »
au sens de l’article 37 de l’arrêté royal du 1er décembre 1975 « portant règlement général sur la police de la circulation routière et de l’usage de la voie publique » -, alors que, dans la seconde situation, même sur réquisition d’une autorité publique, l’usage d’une dépanneuse ne tend jamais à protéger l’intégrité des personnes ou l’ordre public, et que, même dans ce cas, une dépanneuse ne reçoit pas la qualification de « véhicule prioritaire ».
A.4.3. À titre subsidiaire, le Conseil des ministres considère que la différence de traitement repose sur un critère objectif, compte tenu de la large marge d’appréciation dont le législateur dispose en matière fiscale. La différence de traitement est justifiée, dès lors qu’elle est fondée sur le critère de l’utilisateur du véhicule ou sur la manière dont ce dernier est équipé, ce qui permet ainsi d’identifier aisément cet utilisateur et son véhicule dans le cadre de missions relevant toujours de la protection de l’intégrité physique des personnes ou de l’ordre public, contrairement aux utilisateurs de dépanneuses sur réquisition de l’autorité publique. Il est actuellement impossible de différencier les utilisateurs de dépanneuses qui interviennent sur réquisition de l’autorité publique et les utilisateurs de dépanneuses non réquisitionnées par l’autorité publique. Une telle différenciation engendrerait par ailleurs des charges administratives excessives. Enfin, la mesure est proportionnée, puisque la Région wallonne a mis en place une plateforme « SIABIS+ », qui prévoit des tarifs forfaitaires d’intervention fixés en concertation avec les sociétés de dépannage et vise à compenser le coût du prélèvement kilométrique pour les dépanneurs. Il s’agit donc d’une mesure compensatoire forte qui a été acceptée et négociée par les professionnels du secteur. Pour le surplus, le dépanneur contacté par ce système a toujours le choix d’accepter ou de refuser l’intervention qui lui
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est demandée, de sorte qu’il n’existe pas d’obligation d’intervention, ce qui n’est pas le cas pour les autres véhicules visés dans la seconde question préjudicielle.
–B–
Quant au décret en cause et à son contexte
B.1. Les questions préjudicielles portent sur les articles 2, 16°, 9 et 22 du décret de la Région wallonne du 16 juillet 2015 « instaurant un prélèvement kilométrique à charge des poids lourds pour l’utilisation des routes » (ci-après : le décret du 16 juillet 2015). Le prélèvement kilométrique est une redevance due par les détenteurs de certains véhicules à moteur, calculée sur la distance parcourue.
B.2.1. Le décret du 16 juillet 2015 transpose la directive 1999/62/CE du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 1999 « relative à la taxation des poids lourds pour l’utilisation de certaines infrastructures » (ci-après : la directive 1999/62/CE), modifiée par la directive 2006/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 17 mai 2006 et par la directive 2011/76/UE du Parlement européen et du Conseil du 27 septembre 2011. Cette directive harmonise les conditions auxquelles les autorités nationales peuvent percevoir des taxes, péages et droits d’usage sur le transport par route de marchandises.
Il transpose aussi en partie la directive 2004/52/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 « concernant l’interopérabilité des systèmes de télépéage routier dans la Communauté ». Cette directive prévoit la création d’un service européen de télépéage en complément des services nationaux de télépéage des États membres.
B.2.2. L’adoption du décret du 16 juillet 2015 a été précédée d’un accord de coopération conclu entre les trois régions : l’accord de coopération du 31 janvier 2014 entre la Région flamande, la Région wallonne et la Région de Bruxelles-Capitale « relatif à l’introduction du système de prélèvement kilométrique sur le territoire des trois Régions et à la construction d’un Partenariat interrégional de droit public ViaPass sous forme d’une institution commune telle
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que visée à l’article 92bis, § 1er, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles »
(ci-après : l’accord de coopération du 31 janvier 2014).
Selon son article 2, cet accord vise à régir la coopération entre la Région flamande, la Région wallonne et la Région de Bruxelles-Capitale dans l’exercice de leurs compétences respectives en matière de gestion des routes et de leurs dépendances et en matière de fixation du régime juridique de la voirie terrestre, au sens de l’article 6, § 1er, X, alinéa 1er, 1° et 2°bis, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles.
Dans cet accord de coopération, modifié par l’accord de coopération du 24 avril 2015, les régions se sont accordées sur les modalités d’instauration du prélèvement kilométrique et sur la constitution d’un partenariat interrégional de droit public, appelé « ViaPass », qui prend en charge la gestion journalière du système de prélèvement kilométrique.
Tout en respectant les spécificités de chaque région et les objectifs à poursuivre par chacune d’entre elles, l’accord de coopération vise à régler ces matières conjointement ou à définir les règles requises afin d’introduire, d’organiser et de contrôler, de manière efficace et rentable, le prélèvement kilométrique dans les trois régions (article 2, alinéa 2).
B.3.1. L’exposé des motifs du décret du 16 juillet 2015 indique :
« L’introduction du prélèvement kilométrique s’inscrit dans une dynamique générale existant dans les pays qui nous entourent et qui vise à sensibiliser le secteur du transport de marchandises du (sic) coût réel résultant de l’usage intensif de l’utilisation de la voirie » (Doc.
parl., Parlement wallon, 2014-2015, n° 236/1, p. 2).
Le commentaire des articles précise que par « transport de marchandises » est visé « tout transport de marchandises ou de choses, impliquant, en principe, un chargement et un déchargement du contenu du véhicule » (ibid., p. 5).
B.3.2. En ce qui concerne les objectifs de l’instauration du prélèvement kilométrique, l’exposé des motifs du décret du 16 juillet 2015 mentionne :
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« - faire supporter de manière équitable le coût des investissements et de l’entretien des routes par les usagers de la route;
- améliorer la mobilité sur le territoire, en incitant les sociétés de transport à opérer un transport plus efficient des marchandises;
- contribuer à l’amélioration des performances du système de transport en tenant compte des spécificités des véhicules soumis au prélèvement kilométrique » (ibid., p. 2).
En commission, le ministre du Budget, de la Fonction publique et de la Simplification administrative a précisé à ce sujet que « le prélèvement kilométrique contribue à faire payer une partie des frais d’infrastructure par les utilisateurs du réseau » (Doc. parl., Parlement wallon, 2014-2015, n° 236/4, p. 3) :
« D’abord, le prélèvement kilométrique assure une équité de traitement entre les poids lourds quel que soit leur lieu d’immatriculation.
[…]
Ensuite, il responsabilise l’utilisateur via le principe d’utilisateur-payeur. En effet, ceux qui roulent beaucoup paient plus que ceux qui roulent moins. Le prélèvement kilométrique incite donc à l’amélioration de l’efficacité du transport routier via, par exemple, la limitation du transport à vide » (ibid.).
B.4.1. L’article 2 de la directive 1999/62/CE définit le « véhicule » comme étant « un véhicule à moteur ou un ensemble de véhicules articulés prévu ou utilisé pour le transport par route de marchandises, et d’un poids total en charge autorisé de plus de 3,5 tonnes ».
B.4.2. Le considérant 9 de la directive 2011/76/UE du Parlement européen et du Conseil du 27 septembre 2011 « modifiant la directive 1999/62/CE relative à la taxation des poids lourds pour l’utilisation de certaines infrastructures », qui a inséré cette définition du « véhicule » dans la directive 1999/62/CE, énonce :
« La présente directive ne fait pas obstacle à l’application, par les États membres, de règles nationales relatives à la taxation d’autres usagers de la route ne rentrant pas dans son champ d’application ».
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B.5. L’article 1er, 18°, de l’accord de coopération, précité, du 31 janvier 2014, tel qu’il a été modifié par l’accord de coopération du 24 avril 2015, définit le « véhicule » comme suit :
« un véhicule à moteur ou un ensemble de véhicules articulés, prévu ou utilisé, soit partiellement, soit exclusivement, pour le transport par route de marchandises, et dont la masse maximale autorisée est de plus de 3,5 tonnes ».
Quant à la seconde question préjudicielle
B.6.1. La seconde question préjudicielle porte sur la compatibilité avec les articles 10 et 11 de la Constitution des articles 2, 16°, et 9 du décret du 16 juillet 2015, qui déterminent le champ d’application du prélèvement kilométrique en ce qui concerne les véhicules visés, lus isolément ou en combinaison avec l’article 1er de l’arrêté royal du 15 mars 1968 « portant règlement général sur les conditions techniques auxquelles doivent répondre les véhicules automobiles et leurs remorques, leurs éléments, ainsi que les accessoires de sécurité » (ci-
après : l’arrêté royal du 15 mars 1968) et avec la loi du 15 juillet 2013 « relative au transport de marchandises par route et portant exécution du règlement (CE) n° 1071/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 établissant des règles communes sur les conditions à respecter pour exercer la profession de transporteur par route, et abrogeant la directive 96/26/CE du Conseil et portant exécution du règlement (CE) n° 1072/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 établissant des règles communes pour l’accès au marché du transport international de marchandises par route » (ci-après: la loi du 15 juillet 2013).
B.6.2. L’article 2 du décret du 16 juillet 2015 dispose :
« Pour l’application du présent décret et de ses arrêts d’exécution, on entend par :
[…]
16° véhicule : un véhicule à moteur ou un ensemble de véhicules articulés prévu ou utilisé, soit partiellement, soit exclusivement, pour le transport par route de marchandises, et dont la masse maximale autorisée (MMA) est de plus de 3,5 tonnes;
[…] ».
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L’article 9 du décret du 16 juillet 2015 dispose :
« § 1er. A la demande du redevable, est exonéré du prélèvement kilométrique :
1° le véhicule qui est exclusivement utilisé pour et par la défense, la protection civile, les services d’incendie et la police, et est reconnaissable en tant que tel;
2° le véhicule qui est équipé spécialement et exclusivement à des fins médicales et est reconnaissable en tant que tel;
3° le véhicule de type agricole, horticole ou forestier qui n’est utilisé que de manière limitée sur la voie publique en Belgique et qui est exclusivement utilisé pour l’agriculture, l’horticulture, l’aquaculture ou la sylviculture.
§ 2. Est également exonéré sans qu’il soit nécessaire d’introduire une nouvelle demande, le véhicule visé au paragraphe premier qui est exonéré du prélèvement kilométrique par la Région de Bruxelles-Capitale ou par la Région flamande en vertu des législations qui y sont applicables.
§ 3. Le redevable visé au paragraphe 1er adresse sa demande d’exonération via un enregistrement électronique au percepteur de péages si :
1° son adresse, telle que mentionnée dans les coordonnées du titulaire figurant sur le certificat d’immatriculation du véhicule tel qu’établi en vertu de la législation belge relative à l’immatriculation des véhicules est située en Région wallonne;
2° ou, à défaut, son siège social ou son domicile, est située en Région wallonne.
Si le véhicule ne doit pas être immatriculé en Belgique, la demande d’exonération est adressée via un enregistrement électronique à Viapass. Viapass transmet la demande au percepteur de péage qui statue sur la demande.
Le redevable joint à sa demande une version électronique de son certificat d’immatriculation.
§ 4. L’exonération prend effet le jour ouvrable suivant à compter de la date de la demande.
Le redevable conserve le bénéfice de l’exonération aussi longtemps qu’il remplit les conditions de l’exonération visées au paragraphe 1er. Lorsque celles-ci ne sont plus réunies, il en avise immédiatement l’entité auprès de laquelle la dernière demande d’exonération a été introduite pour le véhicule concerné.
§ 5. Le percepteur de péages transmet hebdomadairement à l’administration un fichier de données électroniques reprenant les informations suivantes :
1° le redevable;
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2° le numéro de plaque du véhicule pour lequel l’exonération a été demandée;
3° la nature de l’exonération;
4° la version électronique du certificat d’immatriculation;
5° la date de commencement de l’exonération;
6° la date à laquelle l’exonération prend fin.
Les fonctionnaires désignés par le Gouvernement peuvent procéder à la vérification de l’exactitude de la demande d’exonération ».
B.6.3. L’article 1er, § 1er, de l’arrêté royal du 15 mars 1968 définit, dans la classification d’après les catégories internationales de véhicules, la catégorie N comme regroupant les « véhicules à moteur conçus et construits pour le transport de marchandises et ayant au moins quatre roues ». En ce qui concerne le litige pendant devant le juge a quo, la catégorie N2 est définie comme regroupant les « Véhicules conçus et construits pour le transport de marchandises ayant un poids maximal supérieur à 3,5 tonnes, mais ne dépassant pas 12 tonnes ».
L’article 1er, § 2, 77°, du même arrêté royal définit la « dépanneuse » comme suit :
« tout véhicule à moteur de la catégorie N destiné en usage normal au dégagement de la voie publique, par traction ou par transport, de véhicules accidentés ou en panne.
Un véhicule utilisé occasionnellement à cette fin ne peut être considéré comme dépanneuse.
Il peut cependant exister un plateau de chargement, pour autant que le véhicule soit muni au minimum d’un treuil fixe et de deux rampes de chargement fixes ou amovibles ».
B.6.4. La loi du 15 juillet 2013 porte exécution notamment du règlement (CE)
n° 1071/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 « établissant des règles communes sur les conditions à respecter pour exercer la profession de transporteur par route, et abrogeant la Directive 96/26/CE du Conseil », et du règlement (CE) n° 1072/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 « établissant des règles communes pour l’accès au marché du transport international de marchandises par route ». Cette loi soumet les entreprises
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de transport de marchandises par route à différentes obligations, dont celle de détenir une licence de transport nationale ou communautaire.
L’article 3 de la loi du 15 juillet 2013 dispose :
« Sans préjudice des dispositions de l’article 4, la présente loi n’est pas applicable :
[…]
c) aux transports de véhicules endommagés ou en panne;
d) aux transports de véhicules déplacés sur réquisition des agents qualifiés à cet effet;
[…] ».
Les travaux préparatoires de la loi du 15 juillet 2013 exposent :
« L’article 3 exclut certains types de transport de marchandises par route du champ d’application de la loi et de ses arrêtés d’exécution. Les transports mentionnés sous c), f) et i)
bénéficient d’une dispense sur la base de l’article 1er, paragraphe 5, du règlement (CE)
n° 1072/2009. Les autres dispenses concernent des transports nationaux qui n’ont qu’un faible impact sur la concurrence en raison de la nature des marchandises transportées ou du peu de distance parcourue (application de l’article 1er, paragraphe 5, du règlement (CE)
n° 1071/2009) » (Doc. parl., Chambre 2012-2013, DOC 53-2612/001, p. 11).
Le fait que les obligations contenues dans la loi du 15 juillet 2013 ne s’appliquent pas à certains types de transport est dès lors sans pertinence pour l’examen du décret du 16 juillet 2015, qui transpose la directive 1999/62/CE, laquelle vise à harmoniser les conditions auxquelles les autorités nationales peuvent percevoir des taxes, péages et droits d’usage sur le transport par route de marchandises, sans toutefois, comme il est dit en B.4.2, faire obstacle à l’application, par les États membres, de règles nationales relatives à la taxation d’autres usagers de la route ne relevant pas de son champ d’application.
B.7.1. La Cour est invitée à examiner la compatibilité avec les articles 10 et 11 de la Constitution de la différence de traitement que les dispositions en cause feraient naître entre, d’une part, les usagers du réseau routier et autoroutier qui conduisent un véhicule conçu exclusivement à usage de dépanneuse d’une masse maximale autorisée de plus de 3,5 tonnes dans le cadre de l’exécution d’une mission de service public liée à la sécurité des voiries
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publiques et à la sécurité de la circulation routière et consistant dans l’évacuation et le transport, sur réquisition de l’autorité publique, de véhicules accidentés ou en panne qui sont soumis au prélèvement kilométrique, et, d’autre part, les usagers du même réseau routier et autoroutier qui conduisent un véhicule participant de la même manière à une mission de service public, tels que ceux qui sont exclusivement utilisés pour et par la défense, la protection civile, les services d’incendie et la police et ceux qui sont équipés spécialement et exclusivement à des fins médicales, qui ne sont pas soumis au prélèvement kilométrique.
B.7.2. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.7.3. Le législateur décrétal dispose d’un pouvoir d’appréciation étendu pour déterminer sa politique en matière socio-économique. Il ressort des extraits des travaux préparatoires cités en B.3 que, par le prélèvement kilométrique en cause, le législateur décrétal a entendu faire une application ciblée du principe de « l’usager – payeur », tout en incitant le secteur des transports de marchandises à rationaliser ses déplacements dans le but de lutter contre la pollution et contre la congestion du trafic. Par ailleurs, le législateur décrétal n’a pas exclu l’application à l’avenir du même prélèvement ou d’un prélèvement semblable à d’autres types de véhicules, en fonction de l’utilisation des infrastructures routières wallonnes.
B.8.1. En ce qui concerne le champ d’application du prélèvement kilométrique, les travaux préparatoires exposent :
« La notion de ‘ véhicule ’ et ‘ route ’ déterminent, combinées à l’article 3 du présent projet, la matière imposable.
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Le prélèvement kilométrique est applicable à tout véhicule ou ensemble de véhicules prévu ou utilisé soit partiellement, soit exclusivement au transport de marchandises par route quel que soit la région d’immatriculation ou son pays d’immatriculation.
Par ‘ transport de marchandises ’, il convient d’entendre tout transport de marchandises ou de choses, impliquant, en principe, un chargement et un déchargement du contenu du véhicule.
Ainsi, à titre exemplatif, les véhicules suivants sont en dehors du champ d’application du prélèvement kilométrique :
– les véhicules-outils tels que les grues, les élévateurs, les pelleteuses, les bulldozers, les dépanneuses-grues, les débardeuses, les véhicules ateliers et les remorques ateliers, les remorques-vestiaires, etc.;
Sont assimilés aux véhicules-outils, les camions circulant seuls et les ensembles de véhicules (tracteurs + semi-remorques, camions + remorques) qui servent exclusivement au transport de machines-outils ou de véhicules outils ainsi que des accessoires indispensables à leur fonctionnement.
Dès que le véhicule (véhicule-outil, camion, ensemble de véhicules) est affecté au transport de marchandises ou d’objets quelconques, le prélèvement kilométrique peut s’appliquer. De même, les véhicules-outils et les véhicules servant à leur transport sont soumis au prélèvement kilométrique pour les entrepreneurs de transport et les commerçants en véhicules-outils.
[...] » (Doc. parl., Parlement wallon, 2014-2015, n° 236/1, p. 5).
B.8.2.1. En ce qui concerne les exonérations visées dans la question préjudicielle, les travaux préparatoires exposent :
« Le décret distingue trois grandes catégories de véhicules exonérés.
La première catégorie concerne des véhicules affectés à des tâches d’intérêt général et identifiés comme tels :
1) les véhicules affectés à la défense nationale;
2) les véhicules affectés aux services de la protection civile;
3) véhicules affectés aux services de la lutte contre les incendies;
4) les véhicules affectés aux services responsables du maintien de l’ordre public (la police).
Ces quatre types d’affectation ne nécessitent a priori aucune explication complémentaire pas plus que l’identification généralement dépourvue d’ambiguïté.
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La seconde catégorie concerne des véhicules équipés spécialement et exclusivement à des fins médicales et reconnaissables en tant que tels.
Les véhicules qui transportent simplement du matériel médical ou pharmaceutique ne sont pas visés par cette exonération. Ces véhicules ne sont en effet pas équipés spécialement et exclusivement à des fins médicales.
Il est exigé que des actes médicaux puissent être effectués dans le véhicule, quand il se trouve sur la voie publique. On pourrait ainsi, entre autre, penser aux ambulances ou à d’autres véhicules d’aides médicales urgentes qui sont spécialement équipés pour transporter une équipe médicale et son matériel vers un lieu déterminé. Les salles d’opération mobiles et les laboratoires peuvent aussi être exonérés dans la mesure où ils satisfont à toutes les conditions.
[...] » (ibid., pp. 7-8).
B.8.2.2. Cette exonération correspond à l’exonération prévue à l’article 9 de l’accord de coopération du 31 janvier 2014. Elle met en œuvre la faculté offerte par l’article 6, paragraphe 2, a), de la directive 1999/62/CE d’appliquer des taux réduits ou des exonérations pour « les véhicules de la défense nationale, de la protection civile, des services de lutte contre les incendies et autres services d’urgence, des forces responsables du maintien de l’ordre ainsi que pour les véhicules d’entretien des routes ».
Le considérant 10 de la directive précitée indique, à cet égard, « qu’il y a lieu d’autoriser les États membres à appliquer des taux réduits ou des exonérations des taxes sur les véhicules pour des véhicules dont l’utilisation n’est pas susceptible d’avoir des répercussions sur le marché des transports de la Communauté ».
B.9.1. Il découle de ce qui précède que l’exonération du prélèvement kilométrique est limitée à des véhicules affectés à des missions d’intérêt général et dont l’identification comme tels est dépourvue de toute ambiguïté. Cette exonération est par ailleurs conditionnée par la demande préalable adressée à cette fin par le redevable (article 9, § 3).
Tout comme les véhicules destinés au transport de marchandises, les dépanneuses utilisent les infrastructures routières et contribuent, à ce titre, à la pollution et à la congestion du trafic.
Comme les véhicules qui transportent d’autres marchandises, les dépanneuses génèrent les coûts précités en matière de mobilité, d’environnement et de sécurité routière. Si une dépanneuse peut, certes, dans certains cas, intervenir sur réquisition des autorités publiques afin d’assurer le transport des véhicules accidentés et de permettre ainsi de rétablir ou garantir la
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circulation et la sécurité routières, un tel véhicule intervient également, à la requête de particuliers, pour des missions qui ne peuvent pas être considérées comme relevant nécessairement de l’intérêt général.
Compte tenu du pouvoir d’appréciation étendu dont le législateur décrétal dispose en la matière et des objectifs de l’instauration du prélèvement kilométrique, rappelés en B.3.2, ainsi que de l’impossibilité d’identifier une dépanneuse lorsqu’elle intervient uniquement sur réquisition de l’autorité publique, il n’est pas sans justification raisonnable de ne pas exonérer un tel véhicule lorsqu’il est utilisé pour le transport par route de marchandises et que sa masse maximale autorisée (MMA) est de plus de 3,5 tonnes.
Au surplus, s’il fallait tenir compte de la réquisition de la dépanneuse par l’autorité publique, le détenteur d’un même véhicule serait redevable du prélèvement kilométrique à certains moments et pas à d’autres. Une telle situation engendrerait des difficultés en ce qui concerne la perception de la redevance, ainsi que des frais administratifs que le législateur décrétal a pu estimer injustifiés.
B.9.2. Enfin, le prélèvement kilométrique ne produit pas des effets disproportionnés pour les détenteurs des véhicules qui y sont soumis, dès lors que le montant de la redevance doit être en relation avec la valeur ou avec le coût du service fourni au redevable. Le montant payé au titre de prélèvement kilométrique constitue par ailleurs une charge déductible à l’impôt des sociétés (article 198, § 1er, 5°, du Code des impôts sur les revenus 1992). Du reste, en application de l’article 40 du décret-programme de la Région wallonne du 21 décembre 2016
« portant sur des mesures diverses liées au budget », les véhicules qui sont soumis au prélèvement kilométrique sont redevables d’une taxe de circulation qui soit est nulle, soit est fixée au tarif minimum, ce qui, sans compenser directement le prélèvement kilométrique, allège la charge globale supportée par les détenteurs de véhicules soumis au prélèvement en cause.
B.10. Les articles 2, 16°, et 9 du décret du 16 juillet 2015 sont compatibles avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
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Quant à la première question préjudicielle
B.11. La première question préjudicielle porte sur la compatibilité avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, de l’article 22 du décret du 16 juillet 2015, tel qu’il a été remplacé par l’article 32 du décret de la Région wallonne du 13 décembre 2017 « portant diverses modifications fiscales » (ci-après : le décret du 13 décembre 2017), interprété en ce sens que cet article ne permet pas au juge saisi d’un recours dirigé contre une amende administrative appliquée sur la base de cette disposition « de disposer d’un contrôle de pleine juridiction et notamment de remettre cette amende, de la réduire, de l’assortir d’un sursis ou encore d’éviter un cumul disproportionné d’amendes par application de l’article 65, alinéa 1er, du Code pénal, dans l’hypothèse où le caractère pénal serait reconnu à cette amende, et ce en comparaison avec la situation des justiciables comparaissant devant des juridictions correctionnelles pour des faits passibles d’amendes pénales ».
B.12.1. L’article 22 du décret du 16 juillet 2015, tel qu’il a été remplacé par l’article 32 du décret du 13 décembre 2017, dispose :
« § 1er. Toute infraction au présent décret ou à ses mesures d’exécution est sanctionnée d’une amende administrative.
Une seule amende administrative peut être établie pour la totalité des infractions mentionnées à l’alinéa 1er qui sont commises avec le même véhicule le même jour. Le montant retenu est celui de l’infraction soumise au tarif le plus élevé, conformément au paragraphe 2.
Aucune amende administrative n’est établie pour toute infraction commise dans les trois heures de la première infraction au présent décret, à ses mesures d’exécution, à la législation de la Région de Bruxelles-Capitale ou à la législation de la Région flamande en matière de prélèvement kilométrique :
1° si les infractions concernées sont commises avec le même véhicule, et;
2° si la première infraction est sanctionnée par une amende administrative.
§ 2. Le montant des amendes administratives est fixé comme suit :
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Catégorie Type d’infraction Montant de l’amende A 1° suite à un acte intentionnel en vue d’éluder le prélèvement 1000 EUR
kilométrique, le dispositif d’enregistrement ne détecte plus, par signal satellite, la position du véhicule ou le trajet parcouru par le véhicule, 2° les documents de bord probants nécessaires à la détermination de la masse maximale autorisée (MMA) ou de la classe d’émission euro du véhicule sont falsifiés.
B 1° le véhicule n’est pas équipé, pour le prélèvement kilométrique 800 EUR
belge, d’un dispositif d’enregistrement électronique;
2° préalablement à l’utilisation de toute route, le redevable n’a pas de contrat conclu, pour le véhicule concerné, avec le prestataire de services de son choix.
C 1° le dispositif d’enregistrement électronique n’est pas activé; 500 EUR
2° le dispositif d’enregistrement électronique qui équipe le véhicule est celui d’un autre véhicule;
3° le contrat conclu avec le prestataire de service est suspendu;
4° le véhicule est utilisé sur le réseau routier soumis à prélèvement kilométrique après que le dispositif d’enregistrement électronique a émis le signal que le solde disponible du prépaiement se révèle insuffisant;
5° le dispositif d’enregistrement électronique indique un dysfonctionnement ou n’émet plus de signal et le prestataire de service n’a pas été contacté;
6° le dispositif d’enregistrement électronique indique un dysfonctionnement ou n’émet plus de signal, le prestataire de services a été contacté, mais le redevable ne suit pas les instructions données par ce dernier.
D Toute autre infraction à la réglementation en matière de prélèvement 100 EUR
kilométrique telle que prévue au présent décret et ses mesures d’exécution.
§ 3. Le fonctionnaire compétent peut ramener le montant de l’amende mentionné en catégorie C à 250 euros lorsqu’il s’agit, pour le même véhicule, de la première infraction de cette catégorie constatée au cours de la même année civile.
En cas de bonne foi du redevable, le fonctionnaire compétent peut réduire les amendes administratives visées au paragraphe 2 si ces amendes :
1° sanctionnent un même type d’infraction;
2° et que ces infractions sont commises durant une période limitée dans le temps par le même véhicule.
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§ 4. Les personnes physiques ou morales sont civilement responsables du paiement de l’amende administrative et des autres montants de quelque nature que ce soit qui sont imposés à leurs préposés ou mandataires, en raison d’une infraction en matière de prélèvement kilométrique.
Le Gouvernement peut indexer, sur la base des modalités qu’il fixe, le montant de l’amende ».
B.12.2. Avant son remplacement par le décret du 13 décembre 2017, l’article 22 du décret du 16 juillet 2015 prévoyait une amende administrative forfaitaire de 1 000 EUR pour toute infraction à ce décret, quelles que soient l’infraction commise, sa gravité ou l’éventuelle bonne foi du redevable. Les travaux préparatoires du décret du 16 juillet 2015 exposaient qu’« il n’est pas possible de faire une distinction en fonction de la gravité de l’infraction ou en fonction de la bonne ou de la mauvaise foi du contrevenant » (Doc. parl., Parlement wallon, 2014-2015, n° 236/1, p. 10).
B.12.3. Les travaux préparatoires du décret du 13 décembre 2017, qui a remplacé l’article 22 du décret du 16 juillet 2015, exposent que cette modification se justifie par la circonstance que, dans sa version initiale, l’article 22 en cause « ne [tenait] pas compte du type d’infraction ni de sa gravité (fraude ou pas) mais [permettait] un ‘ empilement des amendes ’ par période de trois heures ». Il s’agissait aussi de répondre aux critiques formulées par la Commission européenne du fait « du montant invariable de l’amende, du système de cumul par régions et de la disproportion entre les amendes et la redevance éludée » (Doc. parl., Parlement wallon, 2017-2018, n° 972/1, p. 9) :
« La Commission européenne a formulé des remarques et envisage une procédure en infraction à l’encontre de la Belgique, en raison du montant invariable de l’amende, du système de cumul par régions et de la disproportion entre les amendes et la redevance éludée.
Aussi, l’article 22 du décret susmentionné est adapté en vue de :
– répondre aux observations de la Commission européenne;
– s’aligner sur les propositions des autres régions, dans un souci d’équité fiscale;
– établir un système d’amendes variables selon la gravité de l’infraction;
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– respecter le principe de proportionnalité entre les amendes et la redevance, afin que les amendes ne puissent pas être considérées comme des amendes pénales » (Doc. parl., Parlement wallon, 2017-2018, n° 972/1, p. 9).
B.12.4. En l’espèce, le litige pendant devant le juge a quo porte sur treize amendes administratives de 800 EUR (soit un total de 10 400 EUR) infligées pour plusieurs infractions identiques de catégorie « B », 1°, commises par un véhicule utilisé comme dépanneuse entre le 20 février 2018 et le 6 mai 2019.
B.13.1. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s’oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.13.2. L’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme dispose :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. […] ».
B.13.3. L’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dispose :
« Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article.
Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi.
Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter.
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Une aide juridictionnelle est accordée à ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, dans la mesure où cette aide serait nécessaire pour assurer l’effectivité de l’accès à la justice ».
La compatibilité de dispositions législatives avec l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, lu en combinaison avec les articles 10 et 11 de la Constitution et avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, ne peut être examinée par la Cour qu’en ce que ces dispositions mettent en œuvre le droit de l’Union. En ce que la disposition en cause s’inscrit dans le cadre de la transposition de la directive 1999/62/CE, elle relève du champ d’application du droit de l’Union.
Le droit à un recours effectif garanti par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doit, en application de l’article 52, paragraphe 3, de celle-ci, être défini par référence au sens et à la portée que lui confère la Convention européenne des droits de l’homme.
Il ressort du commentaire relatif à l’article 47 de la Charte que le deuxième alinéa de cet article correspond à l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, sauf en ce que, dans le droit de l’Union, le droit d’accès à un tribunal ne se limite pas à des contestations relatives à des droits et obligations de caractère civil ou à des accusations en matière pénale.
B.14.1. Comme il est dit en B.12, le législateur a choisi de prévenir et de sanctionner les infractions visées à l’article 22 du décret du 16 juillet 2015 par la seule voie d’une amende administrative.
B.14.2. Lorsque le législateur estime que certains manquements à des dispositions législatives doivent faire l’objet d’une répression, il relève de son pouvoir d’appréciation de décider s’il est opportun d’opter pour des sanctions pénales sensu stricto ou pour une amende administrative distincte. Le choix d’une mesure spécifique ne peut être considéré comme établissant en soi une discrimination.
Il n’y aurait discrimination que si la différence de traitement qui découle de ce choix impliquait une limitation disproportionnée des droits des personnes concernées, y compris des
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droits qui découlent du champ d’application, en matière pénale, de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.14.3. Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, une mesure constitue une sanction pénale au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme si elle a un caractère pénal selon sa qualification en droit interne ou s’il ressort de la nature de l’infraction, à savoir la portée générale et le caractère préventif et répressif de la sanction, qu’il s’agit d’une sanction pénale ou encore s’il ressort de la nature et de la sévérité de la sanction subie par l’intéressé qu’elle a un caractère punitif et donc dissuasif (CEDH, grande chambre, 15 novembre 2016, A et B c. Norvège, §§ 105-107; grande chambre, 10 février 2009, Zolotoukhine c. Russie, § 53; grande chambre, 23 novembre 2006, Jussila c. Finlande, §§ 30-31). Ces critères sont alternatifs et non cumulatifs. Toutefois, la Cour européenne des droits de l’homme considère que, lorsqu’aucun critère n’apparaît décisif à lui seul, une approche cumulative est possible (CEDH, 24 février 1994, Bendenoun c. France, § 47).
B.14.4. L’amende administrative prévue à l’article 22 du décret du 16 juillet 2015 a pour objet de prévenir et de sanctionner certaines infractions; le montant des amendes dues est déterminé forfaitairement en fonction de différentes catégories d’infractions classées selon leur degré de gravité. Cette amende administrative s’ajoute aux intérêts de retard dus (article 20).
Le caractère général de ces dispositions et le but à la fois préventif et répressif de la sanction suffisent à établir, aux fins de l’application des garanties découlant de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, la nature pénale de l’amende administrative en cause. La circonstance que, depuis le décret du 13 décembre 2017, la disposition en cause prévoit des catégories d’infractions ne modifie pas cette qualification, que la Cour a déjà établie par son arrêt n° 133/2019 du 10 octobre 2019.
B.15.1. La question préjudicielle porte uniquement sur l’étendue des pouvoirs du juge saisi d’un recours judiciaire dirigé contre une amende administrative appliquée sur la base de l’article 22 du décret du 16 juillet 2015, en ce qu’il ne disposerait pas d’une compétence de
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pleine juridiction lui permettant, notamment, (1) de remettre ou réduire cette amende, (2) de l’assortir d’un sursis ou encore (3) d’éviter un cumul disproportionné d’amendes par application de l’article 65, alinéa 1er, du Code pénal.
B.15.2. La Cour limite son examen à ces trois aspects mentionnés dans la question préjudicielle, qui concernent des mesures d’individualisation ou de limitation des peines.
B.16.1. Les garanties contenues dans l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme n’exigent pas que toute personne à charge de laquelle est prononcée une amende administrative, qualifiée de sanction pénale au sens de cette disposition, puisse se voir appliquer les mêmes mesures d’adoucissement de la peine que celles dont bénéficie la personne à laquelle est infligée une sanction qualifiée de pénale au sens du droit interne.
B.16.2. L’appréciation de la gravité d’un manquement et la sévérité avec laquelle ce manquement peut être puni relèvent du pouvoir d’appréciation du législateur. Il peut imposer des peines particulièrement lourdes dans des matières où les infractions sont de nature à porter gravement atteinte aux droits fondamentaux des individus et aux intérêts de la collectivité.
C’est dès lors au législateur qu’il appartient de fixer les limites et les montants à l’intérieur desquels le pouvoir d’appréciation de l’administration et, par conséquent, celui du tribunal, doit s’exercer. La Cour ne pourrait censurer un tel système que s’il était dépourvu de justification raisonnable, notamment parce qu’il porterait une atteinte disproportionnée au principe général qui exige qu’en matière de sanctions rien de ce qui appartient au pouvoir d’appréciation de l’administration n’échappe au contrôle du juge, ou au droit au respect des biens lorsque la loi prévoit un montant disproportionné et n’offre pas un choix qui se situerait entre cette peine, en tant que peine maximale, et une peine minimale.
Hormis de telles hypothèses, la Cour empiéterait sur le domaine réservé au législateur si, en s’interrogeant sur la justification des différences qui existent entre les nombreux textes législatifs prévoyant des sanctions pénales ou administratives, elle ne limitait pas son examen,
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en ce qui concerne l’échelle des peines et les mesures d’adoucissement de celles-ci, aux cas dans lesquels le choix du législateur contient une incohérence telle qu’il aboutit à une différence de traitement non justifiée.
B.17.1. L’amende administrative prévue à l’article 22 du décret du 16 juillet 2015 n’est pas une peine au sens de l’article 1er du Code pénal, de sorte que les règles internes du droit pénal et de la procédure pénale ne lui sont pas applicables en tant que telles. Il en va ainsi, notamment, de l’article 65, alinéa 1er, du Code pénal, en vertu duquel, lorsqu’un même fait constitue plusieurs infractions ou lorsque différentes infractions soumises simultanément au même juge du fond constituent la manifestation successive et continue de la même intention délictueuse, la peine la plus forte sera seule prononcée.
Comme il est dit en B.14.4, l’amende administrative a néanmoins un caractère répressif et est de nature pénale au sens de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.17.2. Le principe de la proportionnalité des sanctions administratives implique toutefois que la sanction prononcée par le juge ou par l’autorité administrative doit se trouver dans un rapport raisonnable de proportionnalité avec le comportement qu’elle punit, compte tenu des éléments de la cause. Ce principe pourrait être violé par le législateur s’il enfermait le pouvoir d’appréciation du juge ou de l’autorité administrative dans des limites trop étroites qui ne permettraient pas à ceux-ci de tenir compte des éléments pertinents de la cause ou s’il imposait une seule sanction manifestement disproportionnée à la gravité du comportement qu’il entendait punir.
B.17.3. La disposition en cause tend à assurer la perception de la taxe kilométrique sur les poids lourds, par une amende administrative dont le montant est déterminé en fonction d’une gradation par rapport à la gravité de l’infraction commise, et par une procédure de recouvrement assurant aux redevables plusieurs garanties.
En vertu de l’article 23 du décret du 16 juillet 2015, les fonctionnaires désignés par le Gouvernement disposent, pour les investigations et contrôles afférents aux amendes administratives visées à l’article 22, des mêmes compétences que celles qui sont visées aux
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articles 11bis, 12 et 12bis du décret de la Région wallonne du 6 mai 1999 « relatif à l’établissement, au recouvrement et au contentieux en matière de taxes régionales wallonnes »
(ci-après : décret du 6 mai 1999).
Les amendes administratives découlant des infractions visées à l’article 22 sont, sauf dérogation prévue par le décret du 16 juillet 2015, perçues et, le cas échéant, enrôlées, et recouvrées, par le fonctionnaire désigné par le Gouvernement, conformément aux articles 17bis, 18, 18bis, 21, 29 à 31, 35 à 57sexies du décret du 6 mai 1999 (article 24).
Conformément à l’article 25 de ce décret, l’avertissement-extrait de rôle contient des mentions minimales, notamment le montant de l’amende administrative et l’infraction qui a été commise (article 25, 6°), ainsi que la désignation et l’adresse du fonctionnaire auprès duquel le recours administratif peut être introduit et le délai de recours (article 25, 10°).
Enfin, l’article 26 du décret du 16 juillet 2015 prévoit que les recours administratifs et les recours judiciaires concernant les amendes perçues et, le cas échéant, enrôlées, et recouvrées, sont réglés par les dispositions visées aux articles 25 à 28 du décret du 6 mai 1999.
B.17.4. Le décret du 6 mai 1999 prévoit que le recours administratif est introduit, par réclamation motivée, auprès du fonctionnaire désigné par le Gouvernement (article 25). Le fonctionnaire désigné par le Gouvernement statue sur la réclamation en tant qu’autorité administrative, par décision motivée, laquelle indique être susceptible de recours judiciaire et précise le délai dans lequel ce recours peut être introduit (article 26).
En ce qui concerne le recours judiciaire, l’article 28 du décret du 6 mai 1999 dispose :
« En cas de rejet de sa réclamation ou de sa demande de dégrèvement, ou à défaut de décision du fonctionnaire désigné par le Gouvernement dans les six mois à dater de la réception de la réclamation ou de la demande de dégrèvement par ce fonctionnaire, le redevable, ainsi que par la personne sur les biens de laquelle la taxe est mise en recouvrement conformément à l’article 35ter, peut introduire un recours judiciaire contre la décision de ce fonctionnaire ou, à défaut de celle-ci, contre la taxation.
Il est introduit par requête contradictoire ou par citation dirigées contre la Région en la personne du Ministre-Président.
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Les articles 1385decies et 1385undecies du Code judiciaire sont applicables à ce recours judiciaire.
Le délai de six mois visé à l’alinéa 1er est prolongé de trois mois lorsque l’imposition contestée a été établie d’office par le service visé à l’article 15.
Lorsque le recours judiciaire est introduit en l’absence de décision sur la réclamation ou sur la demande de dégrèvement après l’expiration du délai de six mois visé à l’alinéa 1er, le fonctionnaire désigné par le Gouvernement est dessaisi ».
B.17.5. Il ressort de ce qui précède que le redevable d’une amende administrative peut contester l’amende administrative en introduisant un recours administratif auprès du fonctionnaire désigné par le Gouvernement, puis en introduisant un recours judiciaire devant la chambre fiscale du tribunal de première instance.
La procédure contentieuse doit satisfaire à l’ensemble des exigences qui découlent de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.18.1. Contrairement à ce qu’allègue la partie demanderesse devant le juge a quo, le fonctionnaire sanctionnateur a la possibilité de réduire l’amende administrative et d’en assurer ainsi la proportionnalité, puisque l’article 22, § 3, alinéa 2, du décret du 16 juillet 2015 prévoit expressément qu’en cas de bonne foi du redevable, le fonctionnaire compétent peut réduire les amendes administratives, si ces amendes :
« 1° sanctionnent un même type d’infraction;
2° et que ces infractions sont commises durant une période limitée dans le temps par le même véhicule ».
La prise en compte de la bonne foi du redevable permet ainsi de tenir compte de l’ensemble des circonstances de l’espèce, lorsque celles-ci révèlent une identité d’infractions commises avec le même véhicule pendant une période limitée dans le temps. C’est au juge a quo qu’il appartient d’examiner si et dans quelle mesure l’article 22, § 3, alinéa 2, du décret du 16 juillet 2015 peut s’appliquer à la situation visée en B.12.4.
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Rien ne limite par ailleurs, dans ce contexte, la possibilité pour le fonctionnaire compétent de tenir compte de la bonne foi du redevable pour réduire l’amende administrative, si les circonstances le justifient.
B.18.2. La décision du fonctionnaire sanctionnateur infligeant une amende administrative pourra, après le recours administratif, faire l’objet d’un recours devant le tribunal de première instance. Il s’agit d’un recours de pleine juridiction au sens de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Le juge saisi d’un recours contre une décision infligeant une amende administrative au redevable doit pouvoir vérifier si la décision du fonctionnaire sanctionnateur est justifiée en droit et en fait, et en particulier s’il se justifie de prononcer une telle sanction au regard de tous les éléments pertinents de la cause. Il existe un principe général selon lequel le juge doit toujours pouvoir vérifier si une quelconque culpabilité incombe à quelqu’un. Le juge doit donc, dans les mêmes limites que le fonctionnaire sanctionnateur, confirmer ou non l’amende administrative en contrôlant l’exercice du pouvoir d’appréciation par le fonctionnaire sanctionnateur.
B.18.3. L’article 22, § 3, alinéa 2, du décret du 16 juillet 2015 permet par conséquent de limiter la peine en cas d’identité d’infractions commises de bonne foi avec le même véhicule pendant une période limitée dans le temps.
L’article 22, § 1er, alinéa 2, du même décret prévoit par ailleurs qu’une seule amende administrative peut être établie pour la totalité des infractions mentionnées à l’alinéa 1er qui sont commises avec le même véhicule le même jour. L’article 22, § 1er, alinéa 3, du même décret prévoit enfin qu’aucune amende administrative n’est établie pour toute infraction commise dans les trois heures de la première infraction au présent décret, à ses mesures d’exécution, à la législation de la Région de Bruxelles-Capitale ou à la législation de la Région flamande en matière de prélèvement kilométrique, si les infractions concernées sont commises avec le même véhicule, et si la première infraction est sanctionnée par une amende administrative.
B.18.4. La réglementation applicable a ainsi pu concrétiser le principe de proportionnalité d’une façon qui ne limite pas de manière trop stricte le pouvoir d’appréciation de
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l’administration pour, le cas échéant, réduire la somme infligée ou exonérer du paiement de celle-ci et qui est dès lors de nature à offrir au fonctionnaire compétent ou au tribunal de première instance les instruments qui sont efficaces pour fixer, conformément au principe de la proportionnalité des sanctions, le montant de la somme en cause.
B.18.5. Sans qu’il soit besoin d’examiner si l’article 65 du Code pénal s’applique en l’espèce, il convient dès lors de constater que, contrairement à ce qu’allègue la partie demanderesse devant le juge a quo, la disposition en cause prévoit des mesures qui limitent la peine en cas de concours d’infractions, et dont les effets peuvent ainsi être considérés comme analogues à la règle d’absorption prévue à l’article 65 du Code pénal.
B.19. Il découle de ce qui précède que, lorsque le fonctionnaire compétent a le pouvoir d’apprécier la mesure de l’amende administrative qu’il établit et, partant, d’en assurer l’individualisation, le juge saisi d’un recours contre cette amende dispose du pouvoir d’en contrôler la proportionnalité.
Compte tenu de cette possibilité, il n’est pas sans justification raisonnable de ne pas permettre au juge saisi du recours contre l’amende administrative prévue à l’article 22 du décret du 16 juillet 2015 d’accorder le sursis visé à l’article 8 de la loi du 29 juin 1964 « concernant la suspension, le sursis et la probation ». Le législateur a en effet raisonnablement pu estimer qu’il ne s’imposait pas d’habiliter le fonctionnaire sanctionnateur à assortir l’amende d’un sursis. En conséquence, il a pu, sans commettre d’erreur manifeste d’appréciation, décider de ne pas attribuer au tribunal de première instance des compétences dont le fonctionnaire sanctionnateur ne dispose pas.
B.20. Compte tenu de ce qui précède, la disposition en cause est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
1. Les articles 2, 16°, et 9 du décret de la Région wallonne du 16 juillet 2015 « instaurant un prélèvement kilométrique à charge des poids lourds pour l’utilisation des routes » ne violent pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
2. L’article 22 du même décret ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 24 novembre 2022.
Le greffier, Le président,
P.-Y. Dutilleux P. Nihoul