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24/11/2022 | BELGIQUE | N°154/2022

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 24 novembre 2022, 154/2022


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 154/2022
du 24 novembre 2022
Numéros du rôle : 7643, 7653 et 7704
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017
« réglementant la sécurité privée et particulière », posées par le Conseil d’État.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, M. Pâques, T. Detienne, D. Pieters et S. de Bethune, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l

’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
1. Par arrêt n° 251.519 du 17 se...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 154/2022
du 24 novembre 2022
Numéros du rôle : 7643, 7653 et 7704
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017
« réglementant la sécurité privée et particulière », posées par le Conseil d’État.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, M. Pâques, T. Detienne, D. Pieters et S. de Bethune, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
1. Par arrêt n° 251.519 du 17 septembre 2021, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 24 septembre 2021, le Conseil d’État a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017 réglementant la sécurité privée et particulière viole-t-il les principes d’égalité et de non-discrimination, consacrés par les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le cas échéant combinés avec le droit au libre choix de l’activité professionnelle, tel qu’il est notamment garanti par les articles 22 et 23 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ainsi qu’avec les principes généraux de non-rétroactivité de la loi pénale la plus sévère, non bis in idem et de proportionnalité de la peine, tels que notamment garantis par les articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 3, 6 et 7 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ainsi que par l’article 4 du Protocole n° 7 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en ce que
- pour ce qui concerne les principes d’égalité et de non-discrimination (le cas échéant lus en combinaison avec le principe de proportionnalité et l’article 23 de la Constitution garantissant le droit au travail et au libre choix d’une activité professionnelle) : il dispose de
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manière discriminatoire et sans tenir compte des éléments d’espèce (par ex. lien avec la fonction visée, gravité de l’infraction, caractère ancien de l’infraction, etc.) que les personnes ayant été condamnées, sur la base du Code pénal, pour coups et blessures involontaires à la suite d’un accident de la circulation, ne disposeraient pas des qualités de fiabilité suffisantes pour accéder à la fonction d’agent de gardiennage et donc que la carte d’identification doit leur être refusée, au contraire des personnes condamnées pour des infractions à la réglementation relative à la police de la circulation routière qui peuvent être plus graves et attentatoires à leur fiabilité, et qu’elles doivent être traitées de manière similaire à celles qui ont été condamnées pour des infractions non liées à la réglementation relative à la police de la circulation routière mais plus graves et attentatoires à leur fiabilité;
- pour ce qui concerne le principe de proportionnalité (le cas échéant lu en combinaison avec l’article 23 de la Constitution garantissant le droit au travail et au libre choix d’une activité professionnelle et les principes d’égalité et de non-discrimination) : il dispose de manière irréfragable, illimitée dans le temps et sans tenir compte des éléments d’espèce (par ex. lien avec la fonction visée, gravité de l’infraction, caractère ancien de l’infraction, etc.) qu’une personne ayant été condamnée pour coups et blessures involontaires à la suite d’un accident de la circulation ne disposerait pas des qualités de fiabilité suffisantes pour accéder à la fonction d’agent de gardiennage et donc que la carte d’identification doit être refusée, sans que le législateur ne permette à l’autorité d’exercer le moindre pouvoir d’appréciation en l’espèce;
- pour ce qui concerne le principe de non-rétroactivité de la loi pénale la plus sévère : il dispose que la carte d’identification doit être refusée, même pour des infractions commises antérieurement à la date d’entrée en vigueur de la loi du 2 octobre 2017 réglementant la sécurité privée, alors que la version de la loi du 10 avril 1990 réglementant la sécurité privée et particulière en vigueur au moment de la commission des faits incriminés ne prévoyait pas cette possibilité de refus pour une condamnation pour coups et blessures involontaires à la suite d’un accident de la circulation;
- pour ce qui est du principe non bis in idem : il dispose que la carte d’identification doit être refusée alors que, vu la gravité de cette décision, cette dernière doit être considérée comme une sanction qui ne peut dès lors être infligée au demandeur de la carte d’identification puisqu’il a déjà subi une condamnation pénale pour des faits identiques, soit pour des coups et blessures involontaires à la suite d’un accident de la circulation il y a plus de 6 années;
- pour ce qui est du principe de proportionnalité de la peine (le cas échéant lu en combinaison avec l’article 23 de la Constitution garantissant le droit au travail et au libre choix d’une activité professionnelle) : il dispose que la carte d’identification doit être refusée, impliquant de manière irréfragable et illimitée dans le temps une impossibilité d’accéder à la fonction d’agent de gardiennage, malgré le fait que le demandeur de la carte n’a été condamné que pour coups et blessures involontaires à la suite d’un accident de la circulation ? ».
2. Par arrêt n° 251.786 du 7 octobre 2021, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 19 octobre 2021, le Conseil d’État a posé les questions préjudicielles suivantes :
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« L’article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017 ‘ réglementant la sécurité privée et particulière ’ viole-t-il le principe d’égalité consacré par les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que, d’une part, cette disposition prévoit une exception pour les condamnations pour infraction à la loi relative à la police de la circulation routière, mais ne prévoit pas d’exception pour les condamnations du chef d’autres préventions sanctionnées par le tribunal de police et que, d’autre part, cette disposition ne fait pas de distinction entre les condamnations du chef de toutes les infractions autres que les infractions à la loi relative à la police de la circulation routière et que, par conséquent, une condamnation du chef d’une infraction à une mesure temporaire visant à limiter la propagation du coronavirus COVID-19 est traitée exactement de la même manière que les condamnations du chef d’autres infractions à la loi pénale ? »;
« L’article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017 ‘ réglementant la sécurité privée et particulière ’ viole-t-il le droit au travail et, en particulier, le droit au libre choix d’une activité professionnelle, garantis par les articles 22 et 23 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il refuse automatiquement l’accès aux professions visées à l’article 60 de la loi précitée du 2 octobre 2017 et, en particulier, à la profession d’agent de gardiennage, à toute personne qui a été condamnée à une quelconque peine correctionnelle ou criminelle au sens de l’article 7 du Code pénal, ou à une peine similaire à l’étranger, à l’exception des infractions à la loi relative à la police de la circulation routière, sans que la nature et la gravité des faits pénalement punissables, le contexte dans lequel ils se sont produits, l’ancienneté, la récidive, l’incidence des faits pénalement punissables sur le profil requis pour la fonction concernée et la personnalité du demandeur de la carte d’identification fassent l’objet d’une quelconque appréciation ? ».
3. Par arrêt n° 252.391 du 10 décembre 2021, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 16 décembre 2021, le Conseil d’État a posé les questions préjudicielles suivantes :
« L’article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017 réglementant la sécurité privée et particulière viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’il traite distinctement, d’une part, les personnes condamnées à une quelconque peine correctionnelle ou criminelle au sens de l’article 7 du Code pénal, ou à une peine similaire à l’étranger, qui sont automatiquement exclues de l’exercice de la profession d’agent de gardiennage, sans que la nature et la gravité des faits pénalement punissables, leur incidence sur le profil requis pour la fonction concernée, le contexte dans lequel ils se sont produits, l’âge, la récidive et la personnalité du demandeur de la carte d’identification, notamment, fassent l’objet d’une quelconque appréciation, et, d’autre part, les personnes condamnées pour une infraction à la loi relative à la police de la circulation routière, qui ne sont pas soumises au même automatisme et qui ne se verront dès lors éventuellement refuser l’accès à la profession ou exclure de la profession que si l’autorité administrative considère, sur la base d’un pouvoir discrétionnaire d’appréciation, qu’il n’est pas ou plus satisfait au ʽ profil ʼ défini à l’article 64 de la même loi ? »;
« L’article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017 réglementant la sécurité privée et particulière viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’il traite de la même manière, par une exclusion automatique de l’exercice de la profession d’agent de gardiennage, toutes les personnes condamnées à une quelconque peine correctionnelle ou criminelle au sens de l’article 7 du Code pénal, ou à une peine similaire à l’étranger, sans distinction selon la nature et la gravité des faits pénalement punissables et leur incidence sur le profil requis pour la fonction concernée, notamment ? ».
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Ces affaires, inscrites sous les numéros 7643, 7653 et 7704 du rôle de la Cour, ont été jointes.
Des mémoires ont été introduits par :
- M.B., assisté et représenté par Me C. Cools, avocat au barreau de Bruxelles (dans l’affaire n° 7643);
- I.N., assisté et représenté par Me J. Sohier, avocat au barreau de Bruxelles (dans l’affaire n° 7704);
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me S. Butenaerts, Me S. Lefebvre et Me A. Hoedenaeken, avocats au barreau de Bruxelles (dans toutes les affaires).
Des mémoires en réponse ont été introduits par :
- M.B.;
- le Conseil des ministres (dans les affaires nos 7643 et 7704).
Par ordonnance du 21 septembre 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs T. Giet et S. de Bethune, a décidé que les affaires étaient en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 12 octobre 2022 et les affaires mises en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, les affaires ont été mises en délibéré le 12 octobre 2022.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Les trois affaires jointes concernent des questions préjudicielles portant sur l’article 61 de la loi du 2 octobre 2017 « réglementant la sécurité privée et particulière » (ci-après : la loi du 2 octobre 2017), qui fixe les conditions auxquelles doivent satisfaire les personnes chargées de l’exercice des activités relevant du champ d’application de cette loi.
Dans l’affaire n° 7643, la partie requérante devant le Conseil d’État poursuit l’annulation d’une décision du ministre de l’Intérieur refusant de lui octroyer la carte d’identification nécessaire à l’exercice d’activités de gardiennage. Cette décision est motivée par la circonstance que la partie requérante devant le Conseil d’État a été condamnée pour coups et blessures involontaires, qui sont la conséquence d’un accident de la circulation.
Dans l’affaire n° 7653, la partie requérante devant le Conseil d’État conteste la décision du ministre de l’Intérieur lui retirant sa carte d’identification nécessaire à l’exercice d’activités de gardiennage.
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Dans l’affaire n° 7704, la partie requérante devant le Conseil d’État poursuit l’annulation de la décision du ministre de l’Intérieur portant interdiction, à son encontre, de continuer à exercer sa fonction d’exécution au sein d’un service de sécurité ou d’une entreprise de gardiennage et lui retirant sa carte d’identification.
Dans ces deux dernières affaires, la décision du ministre de l’Intérieur repose sur le fait que les parties requérantes ont été condamnées pour infractions à l’interdiction de rassemblement imposée par l’article 5, 1°, de l’arrêté ministériel du 23 mars 2020 « portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19 ». La partie requérante dans l’affaire n° 7653 a également été condamnée pour une infraction à l’interdiction de se trouver sur la voie publique et dans les lieux publics prévue par l’article 8 de cet arrêté.
Dans les trois affaires, les parties requérantes proposent de poser des questions préjudicielles à la Cour constitutionnelle.
Le Conseil d’État pose les questions préjudicielles reproduites plus haut.
Dans les décisions de renvoi, le Conseil d’État observe que plusieurs questions préjudicielles ont été posées à la Cour dans le cadre de l’affaire n° 7531. Dans l’intervalle, la Cour s’est prononcée sur ces questions par l’arrêt n° 190/2021 du 23 décembre 2021.
III. En droit
-A-
A.1.1. Dans l’affaire n° 7643, en ce qui concerne la première partie de la question préjudicielle, la partie requérante devant le Conseil d’État rappelle que la disposition en cause instaure une condition d’accès à la profession, relative à l’interdiction d’avoir été condamné pénalement à moins que la condamnation porte sur une infraction à la réglementation relative à la police de la circulation routière. Elle fait valoir qu’en instaurant cette exception, le législateur admet que les agents de gardiennage peuvent avoir commis des infractions caractérisées par une intention délictueuse ou, à tout le moins, par une négligence grave, telles que le délit de fuite ou la conduite en état d’ivresse, alors que la condamnation pour coups et blessures involontaires résultant d’un accident de la circulation est, en principe, incompatible avec l’exercice de la profession d’agent de gardiennage.
Elle soutient que le législateur ne justifie pas pour quelle raison une condamnation pour coups et blessures involontaires à la suite d’un accident de la circulation compromet la fiabilité de la personne et son aptitude à détecter des situations de danger et à gérer celles-ci au mieux, alors que la commission d’infractions routières plus graves n’aurait pas cet effet.
Elle rappelle que la section de législation du Conseil d’État a observé que « si l’on peut comprendre que, pour la plupart des fonctions exercées, [l’auteur de l’avant-projet] envisage de ne pas tenir compte des condamnations pour infraction à la réglementation relative à la police de la circulation routière, on peut toutefois se demander, d’une part, si, pour certaines fonctions, de telles condamnations ne devraient tout de même pas être interdites […] et, d’autre part, si la disposition en projet ne devrait pas exclure d’autres législations particulières au motif que la nature des infractions est sans lien avec les fonctions exercées, sauf à prévoir, comme actuellement, une liste positive de législation dont la violation justifierait l’interdiction » (CE, avis n° 60.619/2 du 25 janvier 2017).
A.1.2. La partie requérante devant le Conseil d’État fait également valoir que le ministre de l’Intérieur ne dispose pas d’un pouvoir d’appréciation lui permettant d’avoir égard au caractère non-volontaire de l’infraction, à son absence de gravité – en l’espèce, l’infraction de coups et blessures involontaires a été sanctionnée par une amende de 50 euros dont 20 euros avec sursis –, à l’absence de gravité des conséquences de celle-ci, à son ancienneté, aux mesures qu’elle a prises pour éviter que l’infraction se reproduise, au respect des conditions de la
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condamnation, à l’indemnisation des victimes, à l’absence de récidive, à l’absence de lien entre l’infraction et l’activité de gardiennage, au fait d’être dans les conditions pour bénéficier de la réhabilitation et à la circonstance que la condamnation ne figure pas sur l’extrait du casier judiciaire.
Il en résulte, selon elle, que la disposition en cause instaure une présomption irréfragable d’absence de fiabilité du demandeur de la carte d’identification malgré les éléments précités, ce qui constitue une violation du principe de proportionnalité qui découle des normes de références visées dans la question préjudicielle, alors que le législateur s’était fondé sur ce principe pour exclure du champ d’application de la disposition en cause les condamnations du chef d’infractions à la réglementation sur la police de la circulation routière.
À titre de comparaison, la partie requérante devant le Conseil d’État souligne également qu’il appartient, en règle, au pouvoir judiciaire de prononcer une interdiction professionnelle lorsque l’infraction est en lien avec l’activité visée. Une telle interdiction ne produit ses effets que pour une durée limitée.
La partie requérante devant le Conseil d’État rappelle également qu’une enquête doit être menée à l’égard du demandeur de la carte d’identification, notamment afin d’évaluer si les principes énumérés dans l’article 64 de la loi du 2 octobre 2017 sont respectés.
A.2. Dans l’affaire n° 7704, en ce qui concerne la première question préjudicielle, la partie requérante devant le Conseil d’État fait valoir que l’article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017 crée une discrimination entre d’une part, les contrevenants qui ont fait l’objet d’une condamnation prononcée par le tribunal de police pour une infraction à la réglementation relative à la police de la circulation routière et, d’autre part, les contrevenants condamnés par un tribunal de police pour une infraction à une autre norme, dès lors que cette disposition n’a pas égard à la gravité de l’infraction et au lien que présente celle-ci avec la fonction d’agent de gardiennage.
Elle rappelle que l’exception relative aux peines prononcées pour une infraction à la réglementation relative à la police de la circulation routière est justifiée par le fait que de telles condamnations ne présentent généralement pas de risques pour la société dans le cadre de l’exercice d’activités dans le secteur de la sécurité privée. Le législateur a estimé qu’à défaut de prévoir cette exception, les intéressés subiraient des conséquences disproportionnées compte tenu de l’objectif de la législation.
La partie requérante devant le Conseil d’État estime que rien ne permet de comprendre pour quelle raison il serait justifié que le ministre de l’Intérieur conserve son pouvoir d’appréciation quant à l’opportunité de retirer la carte d’identification d’un agent de gardiennage lorsque l’intéressé a été condamné par le tribunal de police pour une infraction à la réglementation relative à la police de la circulation routière, alors que sa compétence est liée lorsque l’intéressé a été condamné par le même tribunal pour des infractions mineures par rapport à des crimes ou délits.
Elle renvoie à l’avis critique de la section de législation du Conseil d’État concernant le projet d’article qui est devenu l’article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017, précité, ainsi qu’à la décision de renvoi, qui exprime de sérieux doutes quant à la constitutionnalité de la disposition en cause.
Elle observe également que la différence de traitement en cause est d’autant moins justifiée que des infractions à la réglementation relative à la police de la circulation routière telles qu’un excès de vitesse important en ville ou un délit de fuite après un accident grave ne sont pas moins dangereuses que le fait d’avoir accueilli chez soi un couple d’amis.
A.3.1.1. Concernant les différences de traitement visées dans la première partie de la première question préjudicielle posée dans l’affaire n° 7643 et dans la première question préjudicielle posée dans l’affaire n° 7653, le Conseil des ministres fait valoir que ni l’infraction pénale de coups et blessures involontaires en particulier – commise dans le cadre d’un accident de la circulation ou non –, ni les autres infractions pénales ne doivent être considérées comme des infractions similaires à une infraction à la loi relative à la police de la circulation routière, de sorte que ces deux catégories de situations ne sont pas comparables et que, dans cette mesure, les questions préjudicielles sont irrecevables.
A.3.1.2. En ordre subsidiaire, concernant les questions préjudicielles précitées, ainsi que la première question préjudicielle dans l’affaire n° 7704, le Conseil des ministres fait valoir que les différences de traitement
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en cause sont dictées par le souci d’assurer la fiabilité que l’on peut attendre des personnes actives dans le secteur de la sécurité privée, par l’ampleur grandissante du rôle social du secteur de la sécurité privée et par l’élargissement des compétences et des missions du secteur. Il s’agit, selon lui, d’objectifs légitimes. Depuis le départ, le législateur a voulu soumettre les activités de gardiennage et de sécurité à des règles strictes et limitatives, estimant que le maintien de l’ordre public relève avant tout de la responsabilité de l’autorité publique.
La circonstance qu’une infraction pénale peut également constituer une infraction à la loi relative à la police de la circulation routière ne conduit pas à une autre conclusion, étant donné qu’un comportement ou acte donné peut constituer une infraction à plusieurs dispositions pénales.
De plus, selon le Conseil des ministres, les différences de traitement précitées reposent également sur un critère de distinction objectif, à savoir la circonstance qu’une personne a été condamnée à une peine criminelle ou à une peine correctionnelle pour une infraction à la législation pénale, et pas uniquement pour une infraction à la loi relative à la police de la circulation routière. Il estime que le critère de distinction ne serait pas objectif s’il fallait considérer qu’une peine correctionnelle ne pouvait plus justifier en soi le refus d’octroi d’une carte d’identification ou son retrait, dès lors que, dans cette hypothèse, il serait nécessaire de confier un large pouvoir d’appréciation à l’autorité compétente.
Enfin, selon le Conseil des ministres, les différences de traitement précitées sont également pertinentes au regard de l’objectif mentionné plus haut. Elles ne sont pas manifestement disproportionnées, dès lors qu’il n’est pas déraisonnable de considérer que des personnes qui ont été condamnées à une peine criminelle ou à une peine correctionnelle représentent un plus grand danger que celles qui ont été (exclusivement) condamnées pour une infraction à la réglementation relative à la police de la circulation routière.
A.3.1.3. Le Conseil des ministres soutient que, contrairement à ce qu’affirme la partie requérante devant le Conseil d’État dans l’affaire n° 7643, les infractions à la réglementation relative à la police de la circulation routière ne sont pas plus graves que l’infraction de coups et blessures involontaires, dès lors que les premières ne sont pas prévues par le Code pénal et n’impliquent pas qu’il soit porté atteinte à l’intégrité physique d’autrui. Certes, le caractère involontaire des coups et blessures a pour effet que son auteur n’avait pas l’intention de les causer immédiatement. Toutefois, celui-ci a fait preuve d’un défaut de prévoyance ou de précaution. Une telle négligence est, selon le Conseil des ministres, incompatible avec l’exigence de fiabilité des agents de gardiennage.
Le Conseil des ministres fait valoir qu’en prolongeant le raisonnement qui sous-tend la première question préjudicielle, l’on pourrait poser la question de savoir ce qui justifierait encore qu’une condamnation pour homicide involontaire implique automatiquement le refus de délivrer une carte d’identification, tandis que des coups et blessures involontaires ne le permettraient plus. En effet, l’homicide involontaire se distingue des coups et blessures involontaires principalement par la gravité des conséquences de la négligence et non par la gravité de la négligence en elle-même.
A.3.1.4. En outre, le non-respect volontaire et conscient des mesures visant à enrayer la propagation du Covid-19 conduit à une mise en danger de la vie d’autrui alors que la protection de l’intégrité physique d’autrui se trouve au cœur de la mission de l’agent de gardiennage.
A.3.1.5. De surcroît, et plus généralement, le Conseil des ministres fait valoir que la formulation actuelle de la disposition en cause offre davantage de sécurité juridique, étant donné que les intéressés peuvent savoir d’emblée s’ils répondent aux conditions pour obtenir une carte d’identification.
Le Conseil des ministres soutient également que le critère de la sévérité de la peine a été exclu par le législateur, dès 2004, au motif que des candidats qui avaient été condamnés pour une infraction pénale qui n’avaient pas fait l’objet d’une peine de prison, mais d’une peine de travail ou d’une peine d’amende ne pouvaient se voir refuser l’octroi de la carte d’identification.
Le Conseil des ministres estime que si le législateur devait à nouveau se fonder sur ce critère, l’administration serait confrontée aux mêmes difficultés.
A.3.1.6. L’avis de la section de législation du Conseil d’État, cité par les parties requérantes devant le Conseil d’État dans les affaires nos 7643 et 7704, ne conduit pas à une autre conclusion, dès lors qu’il concerne, selon le Conseil des ministres, le principe même d’une exception à la règle selon laquelle toute condamnation correctionnelle ou criminelle entraîne le refus ou le retrait de la carte d’identification et non l’inapplicabilité de cette exception à certaines condamnations particulières.
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De surcroît, le Conseil des ministres expose qu’en réponse à l’avis de la section de législation du Conseil d’État, le législateur a rappelé que si les peines prononcées pour une infraction à la réglementation relative à la police de la circulation routière étaient visées à l’article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017, cette disposition produirait des effets disproportionnés. Le législateur a toutefois considéré que ce raisonnement n’était pas transposable aux condamnations pour d’autres types d’infractions.
A.3.2. Le Conseil des ministres estime que l’identité de traitement visée dans la première question préjudicielle posée dans l’affaire n° 7653 et dans la seconde question préjudicielle posée dans l’affaire n° 7704
repose sur le postulat selon lequel l’article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017 ne fait pas de distinction entre les condamnations, sauf en ce qui concerne les condamnations pour infraction à la loi relative à la police de la circulation routière, et qu’il ne fait pas non plus de distinction en fonction de la nature de la condamnation.
Se référant à ce qu’il a soutenu par rapport à la différence de traitement visée dans la première question préjudicielle posée dans l’affaire n° 7653 et dans la première question préjudicielle posée dans l’affaire n° 7704, le Conseil des ministres estime que l’égalité de traitement entre les condamnations, exception faite des condamnations pour infraction à la loi relative à la police de la circulation routière, est conforme à l’objectif, poursuivi par le législateur, de ne permettre qu’à des agents de gardiennage fiables témoignant d’une conduite irréprochable d’obtenir une carte d’identification.
Par référence à ce qui est dit en A.3.1.2, le Conseil des ministres estime que l’égalité de traitement est dictée par des objectifs légitimes.
Selon le Conseil des ministres, cette égalité de traitement repose également sur un critère de distinction objectif et légitime, à savoir la condamnation pénale à une peine criminelle ou à une peine correctionnelle.
Enfin, la disposition en cause est pertinente et proportionnée à l’objectif légitime, poursuivi par le législateur, consistant à garantir la fiabilité des agents de gardiennage au sein du secteur du gardiennage. Pour le législateur, il serait non seulement particulièrement difficile d’établir une distinction entre des condamnations criminelles et correctionnelles « plus légères » et des condamnations criminelles et correctionnelles « plus lourdes ». De surcroît, les conséquences préjudiciables pour un agent de gardiennage individuel qui a été condamné à une peine criminelle ou à une peine correctionnelle « plus légère » ne l’emportent pas sur les risques particuliers et graves que peut entraîner le fait d’autoriser certains agents de gardiennage condamnés à avoir accès au secteur de la sécurité.
-B-
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1.1. L’article 61 de la loi du 2 octobre 2017 « réglementant la sécurité privée et particulière » (ci-après : la loi du 2 octobre 2017), tel qu’il est applicable dans les affaires devant la juridiction a quo, dispose :
« Les personnes visées à l’article 60 doivent satisfaire aux conditions suivantes :
1° ne pas avoir été condamnées, même avec sursis, à une quelconque peine correctionnelle ou criminelle, telle que visée à l’article 7 du Code pénal, ou à une peine similaire à l’étranger, à l’exception des condamnations pour infraction à la réglementation relative à la police de la circulation routière;
[…]
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6° satisfaire au profil, visé à l’article 64;
[…]
9° ne pas avoir fait l’objet, au cours des trois dernières années, d’une décision par laquelle il a été constaté qu’elles ne satisfaisaient pas aux conditions de sécurité visées au 6°;
[…] ».
L’article 60 de la loi du 2 octobre 2017 dispose :
« Le présent chapitre s’applique aux :
1° personnes qui assurent la direction effective d’une entreprise ou d’un service interne;
2° personnes qui, sans assurer la direction effective d’une entreprise, soit siègent au conseil d’administration d’une entreprise, soit exercent le contrôle d’une entreprise au sens de l’article 5 du Code des sociétés;
3° personnes chargées de l’exercice des activités relevant du champ d’application de la présente loi, visées au chapitre 2, section 2;
[…] ».
L’article 3, qui figure sous le chapitre 2, section 2, de la loi du 2 octobre 2017, définit les activités qui sont à considérer comme des activités de gardiennage.
L’article 64 de la loi du 2 octobre 2017 dispose :
« Le profil des personnes visées à l’article 60, est caractérisé par :
1° le respect des droits fondamentaux et des droits des concitoyens;
2° l’intégrité, la loyauté et la discrétion;
3° une capacité à faire face à un comportement agressif de la part de tiers et à se maîtriser dans de telles situations;
4° absence des liens suspects avec le milieu criminel;
5° le respect des valeurs démocratiques;
6° l’absence de risques pour la sécurité intérieure ou extérieure de l’État ou pour l’ordre public ».
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B.1.2. L’article 61, 1°, en cause, de la loi du 2 octobre 2017 instaure donc une interdiction professionnelle - à savoir une interdiction d’exercer des activités de gardiennage - à l’égard des personnes qui ont été condamnées, même avec sursis, à une quelconque peine correctionnelle ou criminelle, telle qu’elle est visée à l’article 7 du Code pénal.
B.1.3. L’interdiction professionnelle précitée n’est pas neuve. Elle a été instaurée pour la première fois par les articles 5, 1°, et 6, 1°, de la loi du 10 avril 1990 « réglementant la sécurité privée et particulière » (ci-après : la loi du 10 avril 1990), tant à l’égard du personnel dirigeant (article 5, 1°) qu’à l’égard du personnel d’exécution (article 6, 1°) dans le secteur du gardiennage, et ne portait que sur un nombre très limité d’infractions.
Ce régime a été préféré à celui dans lequel aurait été exigée une condition d’être de bonnes conduite, vie et mœurs et d’en rapporter la preuve annuellement et ce, à la suite d’une observation du Conseil d’État indiquant que « mieux vaudrait préciser que les personnes concernées ne doivent pas avoir fait l’objet d’une condamnation à une peine dépassant un certain taux du chef d’infraction contre les biens ou de violence contre les personnes » (Doc.
parl., Sénat, 1988-1989, n° 775/1, p. 52). Il fut dès lors décidé de compléter l’énumération des délits du chef desquels les intéressés ne peuvent avoir été condamnés par un critère général de condamnation pénale à un emprisonnement de six mois.
L’article 6, 1°, alinéa 1er, de la loi du 10 avril 1990 disposait :
« Les personnes engagées par une entreprise de gardiennage ou de sécurité ou qui travaillent pour le compte de ces entreprises, et les personnes affectées aux activités d’un service interne de gardiennage, doivent satisfaire aux conditions suivantes :
1° ne pas avoir été condamnées, même avec sursis, à un emprisonnement de six mois au moins du chef d’une infraction quelconque ou à un emprisonnement moindre du chef de vol, extorsion, abus de confiance, escroquerie, faux en écritures, attentat à la pudeur, viol, ou d’infractions visées aux articles 379 à 386ter du Code pénal ».
B.1.4. L’article 6 de la loi du 9 juin 1999 a inséré un 8° dans l’article 6 de la loi du 10 avril 1990. Il résultait de l’application de cette disposition que les personnes qui avaient été condamnées à une peine n’étant pas visée à l’article 6, 1°, de la loi devaient, à l’instar de celles
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qui n’avaient fait l’objet d’aucune condamnation, satisfaire aux conditions de moralité nécessaires à l’exercice d’activités de gardiennage et ne pas avoir commis de faits qui constituent un manquement grave à la déontologie professionnelle et de ce fait portent atteinte au crédit de l’intéressé.
L’autorité disposait d’un pouvoir d’appréciation dans l’application de cette condition (CE, 9 décembre 2009, n° 198.730).
Le législateur a modifié l’article 6 pour compléter, à plusieurs reprises, la liste des infractions qu’il vise.
La loi du 7 mai 2004 « modifiant la loi du 10 avril 1990 sur les entreprises de gardiennage, les entreprises de sécurité et les services internes de gardiennage, la loi du 29 juillet 1934
interdisant les milices privées et la loi du 19 juillet 1991 organisant la profession de détective privé » (ci-après : la loi du 7 mai 2004) a ajouté pour la première fois l’infraction de coups et blessures volontaires à la liste des infractions pour lesquelles l’intéressé ne peut avoir encouru aucune condamnation correctionnelle. L’interdiction professionnelle s’appliquait en effet aux personnes qui étaient condamnées à une peine d’emprisonnement de trois mois au moins du chef de « coups et blessures volontaires ».
Cette loi a par ailleurs aussi instauré une différenciation à l’égard des personnes qui assurent la direction effective d’une entreprise, d’un service ou d’un organisme actif dans le secteur du gardiennage, en les soumettant notamment à des conditions d’exercice plus strictes, dont s’inspire la disposition en cause. L’article 5, 1°, de la loi du 10 avril 1990, tel qu’il a été modifié par l’article 7, 2°, de la loi du 7 mai 2004, prévoyait que ces personnes ne pouvaient avoir été condamnées, même avec sursis, « à une quelconque peine correctionnelle ou criminelle consistant en une amende, une peine de travail ou une peine de prison ». Les mêmes conditions ont été imposées aux agents de gardiennage chargés de procéder à des constatations, employés auprès des entreprises de consultance en sécurité ou travaillant pour les organismes de formation (article 6, 1°, alinéa 2, de la loi du 10 avril 1990, tel qu’il a été modifié par l’article 8, 2°, de la loi du 7 mai 2004).
Concernant le personnel dirigeant, les travaux préparatoires de la loi du 7 mai 2004
exposent :
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« On estime essentiel que les membres du personnel dirigeant des entreprises, services et organismes visés par la loi, soient des personnes fiables.
L’approche plus stricte sur ce plan forme une compensation à l’élargissement des compétences que la loi prévoit pour les entreprises. Dans la mesure où elles sont plus concernées par des activités qui touchent à l’ordre public, la sécurité et la protection des libertés des citoyens, la société peut attendre des membres du personnel dirigeant qu’ils n’aient encouru aucune condamnation correctionnelle ou criminelle, à une amende, une peine de travail ou à une peine de prison.
En pratique, les personnes qui ne satisfont pas à ces conditions ‘ plus sévères ’ sont en fait déjà repoussées, mais sur la base de la non-satisfaction aux conditions de moralité. Ceci comporte une lourde et longue procédure et entre-temps, les intéressés sont dans l’incertitude concernant leur situation en relation avec l’exercice professionnel envisagé » (Doc. parl., Chambre, 2002-2003, DOC 50-2328/001 et 50-2329/001, p. 25).
L’extension de ces exigences aux agents de gardiennage chargés de procéder à des constatations ou employés auprès des entreprises de consultance en sécurité a été justifiée par le fait que ces agents étaient susceptibles d’obtenir de nombreuses informations sensibles sur la sécurité du client. En outre, le législateur a estimé qu’on était en droit d’attendre que les professeurs des organismes de formation fassent preuve d’un comportement exemplaire et qu’ils soient donc d’une conduite irréprochable (ibid., p. 27).
La loi du 1er mars 2007 « portant des dispositions diverses (III) » (ci-après : la loi du 1er mars 2007) a abrogé, à l’égard du personnel d’exécution, le seuil minimum relatif au nombre de mois d’emprisonnement en ce qui concerne, entre autres, la condamnation pour coups et blessures volontaires et a étendu, à l’égard de cette même catégorie de membres du personnel, à d’autres peines, telles qu’une amende ou une peine de travail, l’interdiction professionnelle associée à cette condamnation.
En outre, elle a fait une exception, tant à l’égard du personnel dirigeant qu’à l’égard des trois catégories de membres du personnel d’exécution soumises à des conditions d’exercice plus strictes, en prévoyant que l’interdiction d’être condamnés à une quelconque peine correctionnelle ou criminelle ne couvrait pas les condamnations pour infraction à la réglementation relative à la police de la circulation routière.
B.2.1. La loi du 2 octobre 2017 a donc à nouveau modifié en profondeur la condition de l’absence de condamnations pour pouvoir exercer, en prévoyant désormais à l’égard de toutes
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les personnes actives dans le secteur du gardiennage qu’elles ne peuvent exercer leurs activités qu’à condition de ne pas avoir été condamnées, même avec sursis, à une quelconque peine correctionnelle ou criminelle, telle qu’elle est visée à l’article 7 du Code pénal.
B.2.2. L’exposé des motifs du projet de loi qui est devenu la loi du 2 octobre 2017 indique, en ce qui concerne cette uniformisation :
« La loi du 10 avril 1990 réglementant la sécurité privée et particulière prévoit donc actuellement des conditions plus strictes pour le personnel dirigeant que pour le personnel exécutant. Ainsi, un dirigeant ne peut pas avoir encouru la moindre condamnation correctionnelle, à l’exception des condamnations pour infractions à la réglementation sur la circulation routière. Un exécutant ne peut quant à lui pas avoir été condamné à une lourde peine (six mois d’emprisonnement au moins) ou avoir été condamné pour une des infractions citées limitativement dans la loi et jugées comme particulièrement graves par le législateur (vol, port armes prohibées, …). À ce sujet, il est à noter qu’au fil du temps, plusieurs modifications législatives ont été nécessaires afin d’actualiser cette liste d’infractions.
Dans la pratique, il est cependant considéré, dans la presque totalité des cas, qu’une personne ayant encouru une condamnation correctionnelle non visée dans la loi, ne répond de toute façon pas aux conditions de sécurité. L’intéressé se voit donc in fine refuser l’accès au secteur de la sécurité privée et particulière, mais demeure d’abord dans l’incertitude pendant toute la durée de l’enquête sur les conditions de sécurité et de la procédure de refus.
Par conséquent, dans le souci d’accroître la sécurité juridique et de réduire les procédures d’un point de vue administratif, il est proposé de prévoir la même condition pour le personnel d’exécution que pour le personnel dirigeant. La condition d’absence de condamnation à une peine criminelle ou correctionnelle s’appliquera dès lors à toute personne employée dans le secteur de la sécurité privée et particulière. Compte tenu des particularités du secteur de la sécurité privée, de la fiabilité que l’on est en droit d’attendre des personnes qui y travaillent, de l’ampleur grandissante du rôle social du secteur de la sécurité privée et de l’élargissement des compétences et missions du secteur, ce renforcement des conditions d’accès se justifie pleinement. Par ailleurs, il est à noter que plusieurs catégories d’exécutants, tels que les chargés de cours et les agents constatateurs, sont déjà soumis à la même condition que les dirigeants dans l’actuelle loi du 10 avril 1990. Enfin, toute personne ayant été condamnée dispose de la possibilité d’introduire si elle le souhaite une demande de réhabilitation, afin de répondre aux conditions précitées » (Doc. parl., Chambre, 2016-2017, DOC 54-2388/001, pp. 38-39).
B.2.3.1. La loi du 2 octobre 2017 maintient toutefois l’exception en ce qui concerne les condamnations pour infractions à la réglementation relative à la police de la circulation routière, et l’étend au personnel d’exécution du secteur du gardiennage. Les travaux préparatoires indiquent :
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« Toutefois, le Gouvernement considère qu’une exception doit être prévue pour ce qui concerne les condamnations pour infractions à la réglementation sur la circulation routière.
Cette exception est à l’heure actuelle déjà prévue pour les dirigeants et a été insérée dans la loi du 10 avril 1990 par l’article 139 de la loi portant des dispositions diverses (III) du 1er mars 2007 (M.B., 14 mars 2007). Les motifs pour lesquels cette exception a été prévue sont exposés dans les travaux préparatoires de la loi du 1er mars 2007 :
‘ La loi prévoit que les personnes qui souhaitent travailler dans le secteur de la sécurité privée ne peuvent avoir fait l’objet de condamnations correctionnelles. Dans la pratique, le vice-premier ministre est quelquefois amené à statuer sur le cas de personnes ayant été condamnées à des amendes correctionnelles pour des infractions à la législation sur la circulation routière. En vertu de la loi actuelle, l’accès au secteur doit être refusé à l’intéressé, alors que de telles condamnations ne présentent généralement pas de risque pour la société dans le cadre de l’exercice d’activités dans le secteur de la sécurité privée. Il est dès lors nécessaire d’adapter la loi sur ce point. ’ Doc. parl., DOC 51 2788/010, p. 4, rapport de la Commission de l’Intérieur, des affaires générales et de la fonction publique).
‘ La récente hausse du montant des amendes de roulage et la modification de la loi par laquelle certaines infractions graves sont traitées automatiquement par le juge, sans possibilité d’accord à l’amiable, ont comme conséquence que les personnes qui ont été condamnées pour certaines infractions de roulage ne peuvent plus exercer une fonction dirigeante dans une entreprise ou service du secteur de la sécurité privée. Ces conséquences sont cependant disproportionnées compte tenu de l’objectif de la législation. C’est pourquoi le gouvernement estime nécessaire d’assouplir cette condition et de prévoir une exception pour les condamnations encourues suites à des infractions à la réglementation relative à la circulation routière. ’ Doc. parl., DOC 51 2760/001, pp. 222-223.
Les motifs pour lesquels cette exception a été prévue sont encore toujours d’actualité. C’est pourquoi cette exception a été reprise dans le présent projet de loi » (ibid., pp. 39-40).
B.2.3.2. Dans son avis n° 60.619/2 concernant le projet d’article qui est devenu l’article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017, la section de législation du Conseil d’État exprime des doutes quant à la constitutionnalité de la disposition en cause. Elle observe à cet égard :
« Compte tenu des particularités du secteur de la sécurité privée et de la fiabilité que l’on est en droit d’attendre des personnes qui y travaillent, il semble a priori admissible que soit exclue toute condamnation à une peine correctionnelle figurant dans le casier judiciaire.
La justification avancée en ce qui concerne l’exception relative aux infractions à la réglementation relative à la police de la circulation routière, à savoir qu’il s’agit d’une exception qui figurait déjà dans la loi du 10 avril 1990, ne peut par contre, en tant que telle, emporter la conviction.
En effet, de deux choses l’une :
– soit l’auteur de l’avant-projet ne fait pas de distinction entre les différentes condamnations à des peines correctionnelles, partant du principe que toute condamnation à une
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peine correctionnelle – compte tenu de sa gravité – est en soi indicative d’un problème au regard de l’exigence de fiabilité attendue dans ce secteur;
– soit l’auteur de l’avant-projet entend prendre en compte l’identité de la réglementation qui a été enfreinte et, dans ce cadre, si l’on peut comprendre que, pour la plupart des fonctions exercées, il envisage de ne pas tenir compte des condamnations pour infraction à la réglementation relative à la police de la circulation routière, on peut toutefois se demander, d’une part, si, pour certaines fonctions, de telles condamnations ne devraient tout de même pas être interdites (on songe, par exemple, aux transporteurs de fonds) et, d’autre part, si la disposition en projet ne devrait pas exclure d’autres législations particulières au motif que la nature des infractions est sans lien avec les fonctions exercées, sauf à prévoir, comme actuellement, une liste positive de législation dont la violation justifierait l’interdiction.
La disposition sera revue en conséquence » (ibid., pp. 184-185).
Le Gouvernement a répondu à l’avis en mentionnant :
« Le Conseil d’État s’interroge quant à la question de savoir si d’autres législations particulières ne devraient pas également être exclues au motif que la nature des infractions est sans lien avec les fonctions exercées. Cette option n’est toutefois pas retenue étant donné que les raisons qui justifient la dérogation pour les infractions à la réglementation sur la sécurité routière […], ne valent pas pour les autres types infractions. Le Gouvernement souhaite limiter au maximum les exceptions à la règle » (ibid., p. 40).
B.2.4. L’interdiction professionnelle s’applique en cas de condamnation, même avec sursis, à une « quelconque » peine correctionnelle ou criminelle, telle qu’elle est visée à l’article 7 du Code pénal, et donc aussi en cas de condamnation pour une infraction à la législation relative à la police de la circulation routière combinée avec une condamnation à une peine correctionnelle pour une infraction au Code pénal. Seules les infractions qui concernent exclusivement la législation relative à la police de la circulation routière relèvent du champ d’application de l’exception précitée.
Lors des travaux préparatoires, des questions ont été posées au sujet de la proportionnalité de la réglementation en projet en ce qui concerne son application à des condamnations pour coups et blessures involontaires dans le cadre d’un accident de la circulation.
Il a ainsi été observé ce qui suit, lors de l’examen du projet de loi au sein de la commission compétente de la Chambre :
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« À la lumière du point 1 [de l’article 61 en projet], [un membre] souligne que toute peine correctionnelle entraînera une interdiction professionnelle pour la personne concernée. Ce principe est logique, mais un accident de la circulation relativement limité (par exemple, le refus de priorité provoquant un accident avec lésions corporelles) peut également déboucher sur une condamnation correctionnelle. La disposition prévoit certes une exception pour les infractions de roulage, mais pas lorsqu’elles sont combinées à une peine correctionnelle.
[…]
La disposition de l’article 61, 1°, offre l’avantage de la clarté, mais elle risque de créer des situations peu équitables en pratique » (Doc. parl., Chambre, 2016-2017, DOC 54-2388/003, pp. 87-88).
La même députée a exprimé la même préoccupation lors de l’audition de plusieurs experts et représentants de groupes d’intérêts :
« [Le membre] souhaiterait également connaître les conditions auxquelles doivent satisfaire les candidats à des emplois d’agent de gardiennage. L’article 61 du projet de loi emporte un renforcement des exigences en la matière puisqu’il étend désormais aux agents de gardiennage les conditions qui étaient, auparavant, exigées des seules personnes assurant la direction effective d’une entreprise ou d’un service interne. Le membre se demande si ce renforcement des exigences ne va pas entraîner des difficultés. Elle prend l’exemple d’un accident de roulage avec des blessés légers. Il est fréquent que ce type d’affaires donnent lieu à des poursuites correctionnelles qui peuvent déboucher sur une condamnation, même avec sursis, à une quelconque peine correctionnelle aux termes de l’article 61, 1° du projet de loi qui ne permet pas d’être recruté en tant qu’agent de gardiennage » (Doc. parl., Chambre, 2016-
2017, DOC 54-2388/005, p. 17).
Cette préoccupation n’a cependant pas conduit à une adaptation de la législation en projet.
B.2.5. Les personnes qui travaillent dans le secteur du gardiennage et qui ont été condamnées à une quelconque peine correctionnelle ou criminelle telle qu’elle est visée à l’article 7 du Code pénal se verront refuser leur demande d’obtention ou de renouvellement d’une carte d’identification, laquelle est nécessaire pour l’exercice de leurs activités (articles 76
et 77 de la loi du 2 octobre 2017), ou se verront retirer cette carte (article 85 de la loi précitée).
Le ministre de l’Intérieur dispose en la matière d’une compétence liée. L’interdiction professionnelle découle donc automatiquement de la loi, sans qu’il soit nécessaire d’examiner la nature et la teneur précise des faits pénaux et de l’état d’esprit général de l’intéressé (CE, 10 mars 2011, n° 211.887; 26 janvier 2012, n° 217.555; 7 février 2019, n° 243.639).
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B.2.6. À la suite de l’arrêt de la Cour n° 190/2021 du 23 décembre 2021, la disposition en cause a été modifiée par l’article 2 de la loi du 5 mai 2022 afin d’excepter, outre les condamnations pour infraction à la réglementation relative à la police de la circulation routière, les condamnations pour coups et blessures involontaires qui sont la conséquence d’un accident de la circulation. Cette modification n’est toutefois pas applicable aux litiges pendants devant le Conseil d’État.
Quant au fond
En ce qui concerne l’affaire n° 7643
B.3. Il ressort de la formulation de la question préjudicielle et des motifs de l’arrêt de renvoi que l’affaire en cause concerne un accident de la circulation dans le cadre duquel une personne qui travaille dans le secteur du gardiennage a involontairement causé des lésions corporelles. La Cour limite son examen à cette hypothèse.
B.4. La question préjudicielle posée dans l’affaire n° 7643 est divisée en cinq parties.
La première partie de la question préjudicielle porte sur la compatibilité de l’article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017 avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec le principe de proportionnalité et avec l’article 23 de la Constitution, en ce que, d’une part, cette disposition prévoit une exception en ce qui concerne les condamnations pour infractions à la loi relative à la police de la circulation routière, alors qu’elle ne prévoit pas une telle exception en ce qui concerne les condamnations pour d’autres infractions comparables, telles que l’infraction à la loi pénale pour coups et blessures involontaires dans le cadre d’un accident de la circulation, et en ce que, d’autre part, cette disposition ne fait pas de distinction entre les condamnations pour toutes les infractions autres que les infractions à la loi relative à la police de la circulation routière et qu’elle traite dès lors une condamnation pour une infraction à la loi pénale en raison de coups et blessures involontaires dans le cadre d’un accident de la circulation exactement de la même manière que des condamnations pour d’autres infractions à la loi pénale.
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B.5. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s’oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.6.1. Selon le Conseil des ministres, une condamnation du chef d’une infraction pénale pour coups et blessures involontaires, commise dans le cadre d’un accident de la circulation ou non, n’est pas comparable à une condamnation du chef d’une simple infraction à la législation relative à la police de la circulation routière.
B.6.2. Comme la Cour l’a jugé par son arrêt n° 190/2021 du 23 décembre 2021, les catégories de condamnations comparées par la juridiction a quo sont comparables, dès lors qu’il s’agit dans les deux cas d’infractions qui pourraient donner lieu à des poursuites et qui pourraient donner des indications sur la fiabilité de la personne ayant commis l’infraction, et qui, en principe, seraient susceptibles de figurer dans la liste des condamnations dressée à l’article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017. La question de savoir si une condamnation du chef de coups et blessures involontaires dans le cadre d’un accident de la circulation peut effectivement justifier une interdiction professionnelle concerne le fond de l’affaire, de sorte que l’exception soulevée par le Conseil des ministres est rejetée.
B.7. Comme il est dit en B.2.2, l’extension, par la disposition en cause, de la condition d’accès fondée sur l’absence de condamnations à tout le personnel travaillant dans le secteur du gardiennage tend à garantir et à renforcer la fiabilité des personnes qui travaillent dans le secteur de la sécurité privée, compte tenu des particularités du secteur de la sécurité privée, de
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l’ampleur grandissante du rôle social du secteur de la sécurité privée et de l’élargissement des compétences et missions du secteur opéré par la même loi du 2 octobre 2017.
Cette disposition poursuit donc un but légitime.
Le législateur avait par ailleurs le même souci de renforcer cette fiabilité lorsqu’il a modifié l’article 6 de la loi du 10 avril 1990 pour y compléter, à plusieurs reprises, la liste des infractions qu’il vise (Doc. parl., Chambre, 2002-2003, DOC 50-2328/001 et 50-2329/001, p. 25).
B.8. L’exclusion d’une personne de la profession d’agent de gardiennage lorsqu’elle a été condamnée pour coups et blessures involontaires dans le cadre d’un accident de la circulation (articles 418 et 420, alinéa 2, du Code pénal), qui repose sur un critère objectif, est pertinente au regard de l’objectif de fiabilité poursuivi par le législateur, puisqu’elle a pour conséquence que, lorsque la cause de cet accident de la circulation est une grave imprudence ou négligence, laquelle peut avoir un impact négatif sur la fiabilité d’un agent de gardiennage, la personne concernée n’est pas autorisée à exercer l’activité d’agent de gardiennage.
B.9. La Cour doit toutefois encore examiner si la disposition en cause, en ce qu’elle instaure une interdiction professionnelle automatique qui s’applique à toute condamnation pour coups et blessures involontaires dans le cadre d’un accident de la circulation, est proportionnée à l’objectif poursuivi par le législateur.
B.10. L’infraction de coups et blessures involontaires suppose un acte volontaire de l’auteur, en l’occurrence un défaut de prévoyance ou de précaution, mais à la différence de l’infraction de coups et blessures volontaires, elle implique l’absence de l’intention d’attenter à la personne d’autrui (Cass., 25 novembre 2008, P.08.0881.N). L’existence d’une faute grave n’est pas requise. Elle recouvre la faute la plus légère et porte sur toutes les formes de fautes, comme la maladresse, l’imprudence, la négligence, le non-respect de dispositions réglementaires, la fatigue ou la distraction. Toute faute, même si elle est légère, peut constituer un défaut de prévoyance ou de précaution au sens de l’article 418 du Code pénal.
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B.11. Il ne peut être admis ipso facto que le simple fait qu’une personne, par un défaut de prévoyance ou de précaution, aussi léger soit-il, a causé un accident de la circulation ayant fait un blessé, jette le discrédit sur l’état d’esprit et la fiabilité qui sont exigés de la part du requérant dans l’exercice de la fonction de membre du personnel d’exécution dans le secteur du gardiennage.
B.12. L’application de l’interdiction professionnelle automatique dès toute condamnation du chef de l’infraction de coups et blessures involontaires dans le cadre d’un accident de la circulation, même si elle est légère, et même en l’absence d’un impact négatif concret sur la fiabilité de l’intéressé, sans qu’il faille examiner la nature et la portée précise des faits pénaux et l’état d’esprit général de l’intéressé, va au-delà de ce qui est nécessaire pour garantir la fiabilité du secteur du gardiennage et l’intégrité des citoyens. Les raisons indiquées dans l’exposé des motifs, qui tiennent à l’ampleur grandissante du rôle social du secteur de la sécurité privée et à l’élargissement des compétences et missions du secteur, ne le justifient pas non plus.
B.13. Il y a par ailleurs lieu de relever que la liste limitative des infractions contenue dans l’article 6, 1°, de la loi du 10 avril 1990, telle qu’elle a été modifiée par la loi du 7 mai 2004 et par la loi du 1er mars 2007, mentionnait effectivement les coups et blessures volontaires, mais pas les infractions visées aux articles 418 et 420 du Code pénal concernant les lésions corporelles involontaires. Selon l’exposé des motifs du projet de loi qui a abouti à la loi du 1er mars 2007, le législateur a estimé qu’il était justifié de remplacer la condition de l’absence d’une condamnation à une peine d’emprisonnement de trois mois au moins pour coups et blessures volontaires par l’absence de toute condamnation, même avec sursis, pour coups et blessures volontaires, parce que « pareille condamnation démontre le caractère violent de l’intéressé ainsi que son incapacité à faire preuve de réserve et à pouvoir exercer sa fonction sans avoir recours à la violence » (Doc. parl., Chambre, 2006-2007, DOC 51-2760/001, p. 225). Il n’est pas démontré pourquoi ces motifs pourraient être étendus à des condamnations pour coups et blessures involontaires qui, comme il est dit en B.10, se caractérisent par l’absence de l’intention d’attenter à la personne d’autrui.
B.14.1. Le but, poursuivi par le législateur, de garantir la fiabilité des personnes actives dans le secteur du gardiennage peut être atteint d’une manière aussi efficace pour le législateur,
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mais moins attentatoire pour les personnes concernées, en examinant la fiabilité d’un candidat qui a été condamné à une peine correctionnelle, même avec sursis, pour coups et blessures involontaires dans le cadre d’un accident de la circulation, sous l’angle des conditions de profil fixées à l’article 61, 6° et 9°, de la loi du 2 octobre 2017. Comme il est dit en B.1, les personnes chargées de l’exercice d’activités de gardiennage doivent, en vertu de l’article 61, 6°, de la loi précitée, « satisfaire au profil visé à l’article 64 » de la même loi, à savoir « 1° le respect des droits fondamentaux et des droits des concitoyens; 2° l’intégrité, la loyauté et la discrétion, et 3° une capacité à faire face à un comportement agressif de la part de tiers et à se maîtriser dans de telles situations ».
B.14.2. Les dispositions précitées, qui viennent se greffer sur l’examen de moralité déjà instauré par la loi du 10 avril 1990, donnent au ministre de l’Intérieur un large pouvoir d’appréciation discrétionnaire (CE, 12 avril 2012, n° 218.877; 30 juin 2011, n° 214.293; 9 mai 2008, n° 182.841). D’après l’exposé des motifs du projet de loi qui a abouti à la loi du 2 octobre 2017, « le fait de répondre ou non au profil doit être apprécié au cas par cas et de manière proportionnelle sur la base d’un ensemble d’éléments disponibles » (Doc. parl., Chambre, 2016-2017, DOC 54-2388/001, p. 41). Le ministre doit donc vérifier, à la lumière des éléments concrets du dossier, s’il existe un lien spécifique et rationnel entre, d’une part, la nature des faits pénaux concernés et les éventuelles « déviances » qu’ils révèlent et, d’autre part, la fiabilité requise pour l’exercice de la profession d’agent de gardiennage.
B.14.3. Le ministre de l’Intérieur peut donc juger qu’une personne condamnée pour coups et blessures involontaires dans le cadre d’un accident de la circulation ne répond pas au profil que la loi du 2 octobre 2017 exige pour l’exercice des activités de gardiennage et qu’elle n’a donc pas la fiabilité requise par la loi précitée, auquel cas il peut refuser pour ce motif la demande d’obtention ou de renouvellement d’une carte d’identification, ou décider de retirer une carte d’identification.
B.14.4. Lorsque l’intéressé dispose déjà d’une carte d’identification et qu’il a été constaté qu’il est connu pour des faits ou des actes qui peuvent constituer une contre-indication au profil, il est du reste également possible d’introduire à son sujet une enquête sur les conditions de
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sécurité au sens des articles 65 à 75 de la loi du 2 octobre 2017. Si cette enquête aboutit à une décision du ministre de l’Intérieur constatant que l’intéressé ne satisfait plus au profil, ce dernier est exclu automatiquement pendant trois ans de l’autorisation d’exercer des activités de gardiennage (article 61, 9°, de la loi du 2 octobre 2017). Une personne condamnée pour coups et blessures involontaires dans le cadre d’un accident de la circulation peut donc également être privée par ce biais de l’accès à la profession d’agent de gardiennage.
B.15. Il résulte de ce qui précède que la disposition en cause n’est pas compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’elle est applicable aux condamnations pour coups et blessures involontaires dans le cadre d’un accident de la circulation.
B.16. Dès lors que la Cour limite son examen à l’hypothèse d’un accident de la circulation qui a été causé involontairement par une personne travaillant dans le secteur du gardiennage et qui a entraîné des lésions corporelles et compte tenu de ce que la première partie de la question préjudicielle posée dans l’affaire n° 7643 appelle une réponse affirmative, il n’y a pas lieu de répondre aux autres parties de la question préjudicielle.
En ce qui concerne les affaires nos 7653 et 7704
B.17.1. La Cour examine conjointement les affaires nos 7653 et 7704, étant donné qu’elles portent toutes deux sur des infractions à la réglementation portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19.
B.17.2. La réglementation précitée a, notamment, été prise en vertu de l’article 182 de la loi du 15 mai 2007 « relative à la sécurité civile » (ci-après : la loi du 15 mai 2007).
L’article 187, alinéa 1er, de la même loi prévoit que le refus ou la négligence de se conformer aux mesures ordonnées en application de l’article 182 est puni, en temps de paix, d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et d’une amende de 26 à 500 euros, ou d’une de ces peines seulement.
B.17.3. Il ressort des arrêts de renvoi que les affaires en cause concernent respectivement une réunion de trois personnes dans un jardin et une réunion de cinq personnes à l’intérieur
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d’un domicile. Les parties requérantes devant le Conseil d’État ont toutes les deux été condamnées pour des infractions à l’interdiction de rassemblement prévue par la réglementation portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19. Dans l’affaire n° 7653, la partie requérante devant le Conseil d’État, qui s’est rendue chez des amis, a également été condamnée pour une infraction à l’interdiction de circuler sans nécessité sur les voies et les places publiques, prévue par la même réglementation.
La Cour limite son examen à ces hypothèses.
B.18. La première question préjudicielle posée dans l’affaire n° 7653 porte sur la compatibilité de l’article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017 avec les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que, d’une part, cette disposition prévoit une exception en ce qui concerne les condamnations pour infractions à la loi relative à la police de la circulation routière, alors qu’elle ne prévoit pas une telle exception pour les condamnations prononcées par le tribunal de police pour d’autres infractions et en ce que, d’autre part, cette disposition ne fait pas de distinction entre les condamnations pour toutes les infractions autres que les infractions à la loi relative à la police de la circulation routière et qu’elle traite dès lors une condamnation pour une infraction à une mesure temporaire visant à limiter la propagation du coronavirus COVID-19 exactement de la même manière que des condamnations pour d’autres infractions à la loi pénale.
B.19. Contrairement à ce qu’allègue le Conseil des ministres, les catégories de condamnations comparées par la juridiction a quo sont comparables, dès lors qu’il s’agit dans les deux cas d’infractions qui pourraient donner lieu à des poursuites, qui pourraient donner des indications sur la fiabilité de la personne ayant commis l’infraction et qui seraient, en principe, susceptibles de figurer parmi les condamnations visées à l’article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017.
B.20. Comme il est dit en B.7, la disposition en cause poursuit un but légitime.
B.21. En outre, il n’est pas déraisonnable de considérer qu’une condamnation pour une infraction à la réglementation portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19 a un impact négatif sur la fiabilité de la personne condamnée, de sorte
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que l’exclusion d’une personne de la profession d’agent de gardiennage lorsqu’elle a fait l’objet d’une telle condamnation est pertinente au regard de l’objectif poursuivi par le législateur.
B.22. La Cour doit toutefois encore examiner si la disposition en cause, en ce qu’elle instaure une interdiction professionnelle automatique qui s’applique à toute condamnation pour infraction à la réglementation portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19 est proportionnée à l’objectif poursuivi par le législateur.
B.23. Comme il est dit en B.17.2, l’article 187 de la loi du 15 mai 2007 incrimine le refus ou la négligence de se conformer aux mesures ordonnées en application de l’article 182 de la même loi. L’intention délictueuse n’est pas requise pour être incriminé en vertu de l’article 187
de la loi du 15 mai 2007. Le non-respect, par négligence, des mesures ordonnées aussi constitue un comportement punissable. La responsabilité pénale peut donc résulter d’un défaut de prévoyance ou de précaution de l’auteur de l’infraction. Les infractions relatives à l’interdiction de rassemblement et à l’interdiction de circuler sur les voies et les places publiques en cause n’impliquent pas d’infraction contre les biens ou de violence contre les personnes. S’il est vrai que la santé des personnes a indirectement pu être affectée en raison du comportement des parties requérantes devant le Conseil d’État, ce comportement ne démontre pas l’intention d’attenter à la personne d’autrui dès lors que les réunions en cause n’ont pas été organisées dans ce but. Les infractions en cause portent sur des comportements qui, lorsqu’ils ont lieu en dehors des « circonstances dangereuses » visées à l’article 182, alinéa 1er, de la loi du 15 mai 2007, relèvent de la vie courante des citoyens. Elles ne sont pas de nature à justifier une interdiction professionnelle automatique qui ne vaut déjà plus pour les infractions à la réglementation relative à la police de la circulation routière.
Le législateur peut légitimement souhaiter limiter au maximum les exceptions à une règle.
Cependant, comme l’a relevé la section de législation du Conseil d’État dans son avis n° 60.619/2 précité, s’il opère une distinction, il doit le faire de manière non discriminatoire.
Les condamnations pour des infractions à la réglementation relative à la police de la circulation routière ont été exclues de l’interdiction d’avoir été condamné à une quelconque
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peine correctionnelle ou criminelle afin d’éviter des conséquences disproportionnées pour les intéressés, compte tenu de l’objectif de la loi du 2 octobre 2017.
Bien que la section de législation du Conseil d’État ait attiré l’attention du législateur sur la nécessité d’examiner si d’autres législations particulières ne devaient pas également être exclues, les travaux préparatoires et les mémoires du Conseil des ministres ne permettent pas de comprendre pour quelle raison l’interdiction professionnelle automatique qui s’impose aux personnes qui ont été condamnées pour avoir participé à un rassemblement interdit au sein d’un domicile privé ou pour avoir circulé sur la voie publique en contravention à la réglementation portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19 ne produirait pas des effets disproportionnés eu égard aux objectifs de la loi. Les raisons indiquées dans l’exposé des motifs, qui tiennent à l’ampleur grandissante du rôle social du secteur de la sécurité privée et à l’élargissement des compétences et missions du secteur, ne justifient pas le caractère automatique de l’interdiction professionnelle.
B.24. En outre, pour les mêmes motifs que ceux qui ont été exposés en B.14.1 à B.14.4, le but du législateur consistant à garantir la fiabilité des personnes actives dans le secteur du gardiennage peut être atteint d’une manière aussi efficace par des moyens moins attentatoires pour les personnes concernées.
B.25. Il résulte des développements qui précèdent que l’application de l’interdiction professionnelle automatique dès toute condamnation pour une infraction à la réglementation portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19, même si elle est légère, et même en l’absence d’un impact négatif concret sur la fiabilité de l’intéressé, sans qu’il faille examiner la nature et la portée précise des faits pénaux et l’état d’esprit général de l’intéressé, va au-delà de ce qui est nécessaire pour garantir la fiabilité du secteur du gardiennage et l’intégrité des citoyens.
B.26. La disposition en cause n’est pas compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’elle conduit automatiquement à une interdiction professionnelle en cas de condamnation pour infraction à la réglementation portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19.
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B.27. Dès lors que la Cour limite son examen à l’hypothèse d’une condamnation pour avoir participé à un rassemblement interdit au sein d’un domicile ou pour avoir circulé sur la voie publique et compte tenu de ce que la première question préjudicielle posée dans l’affaire n° 7653 appelle une réponse affirmative, il n’y a pas lieu de répondre aux autres questions préjudicielles dans les affaires nos 7653 et 7704.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
1. L’article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017 « réglementant la sécurité privée et particulière » viole les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’il est applicable aux condamnations pour coups et blessures involontaires dans le cadre d’un accident de la circulation.
2. La même disposition viole les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’elle conduit automatiquement à une interdiction professionnelle en cas de condamnations pour infractions à la réglementation portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 24 novembre 2022.
Le greffier, Le président,
P.-Y. Dutilleux P. Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 154/2022
Date de la décision : 24/11/2022
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

1. Violation (article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017, en ce qu'il est applicable aux condamnations pour coups et blessures involontaires dans le cadre d'un accident de la circulation) 2. Violation (la même disposition, en ce qu'elle conduit automatiquement à une interdiction professionnelle en cas de condamnations pour infractions à la réglementation portant des mesures d'urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - les questions préjudicielles relatives à l'article 61, 1°, de la loi du 2 octobre 2017 « réglementant la sécurité privée et particulière », posées par le Conseil d'État. Droit public - Sécurité privée - Agent de gardiennage - Interdiction professionnelle - Condamnation à une peine criminelle ou correctionnelle - Exception pour les infractions à la loi relative à la police de la circulation routière - Exclusion - 1. Condamnations pour coups et blessures involontaires dans le cadre d'un accident de la circulation - 2. Condamnations pour infractions à la réglementation portant des mesures d'urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19


Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2022-11-24;154.2022 ?

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