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17/11/2022 | BELGIQUE | N°152/2022

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 17 novembre 2022, 152/2022


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 152/2022
du 17 novembre 2022
Numéro du rôle : 7735
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 530 du Code des sociétés, posée par la Cour d’appel de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, S. de Bethune et K. Jadin, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure

Par arrêt du 22 décembre 2021, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 19 janvier 2022,...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 152/2022
du 17 novembre 2022
Numéro du rôle : 7735
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 530 du Code des sociétés, posée par la Cour d’appel de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, S. de Bethune et K. Jadin, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par arrêt du 22 décembre 2021, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 19 janvier 2022, la Cour d’appel de Bruxelles a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 530 du Code des sociétés viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’il ne prévoit pas d’exclusion de la responsabilité au profit des administrateurs de sociétés anonymes en faillite ayant réalisé, au cours des trois exercices qui précèdent la faillite, un chiffre d’affaires moyen inférieur à 620.000,00 €, hors T.V.A., et dont le total du bilan au terme du dernier exercice n’a pas dépassé 370.000,00 € alors que cette exclusion bénéficie aux gérants ou administrateurs de sociétés privées à responsabilité limitée et sociétés coopératives à responsabilité limitée en faillite dont le chiffre d’affaires moyen des trois derniers exercices précédant la faillite et le total du bilan au terme du dernier exercice n’ont pas dépassé les seuils précités, conformément aux articles 265 et 409 de l’ancien Code des sociétés ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- Anders Myllerup, assisté et représenté par Me G. Rulkin, avocat au barreau de Bruxelles;
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- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me S. Depré et Me E. de Lophem, avocats au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 21 septembre 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs M. Pâques et Y. Kherbache, a décidé que l'affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 12 octobre 2022 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 12 octobre 2022.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le 13 décembre 2010, le Tribunal de commerce de Nivelles déclare une société anonyme en faillite. Par citation du 13 juin 2012, un créancier de cette société introduit devant ce même Tribunal une action en comblement de passif contre deux administrateurs sur la base de l’article 530 du Code des sociétés en vue de les condamner au paiement de 20 406,44 euros, outre les intérêts judiciaires et les dépens. Le 16 juillet 2012, le curateur forme une intervention volontaire et demande le remboursement de 353 485 euros, ce qui correspond à l’intégralité du passif social, outre les intérêts judiciaires depuis la date du jugement déclaratif de faillite. Le 25 mars 2014, le Tribunal de commerce de Nivelles retient la responsabilité des administrateurs concernés, sur la base de l’article 530 du Code des sociétés et les condamne solidairement à payer, au créancier précité, 20 406,44 euros à titre de dommage principal et 2 565,39 euros à titre d’intérêts judiciaires et, au curateur, 353 485 euros en principal et 35 000 euros de frais et honoraires, sous déduction du montant alloué en principal au créancier, à augmenter des intérêts judiciaires. Par une requête du 30 juin 2014, les administrateurs interjettent appel de ce jugement devant la Cour d’appel de Bruxelles. Le créancier précité et le curateur forment des appels incidents. Le 2 avril 2021, le conseil d’un des administrateurs notifie le décès de celui-ci, ce qui entraîne une interruption de l’instance à l’égard de l’administrateur décédé.
Par un arrêt du 22 décembre 2021, la Cour d’appel de Bruxelles constate que la législation applicable au litige qu’elle doit trancher est le Code des sociétés. Elle juge que les conditions d’application de l’article 530 du Code des sociétés, qui prévoit la responsabilité de l’administrateur pour faute grave et caractérisée ayant contribué à la faillite en cas de faillite avec insuffisance d’actif, sont remplies en l’espèce. Elle observe que, contrairement à ce que l’article 265, § 1er, du Code des sociétés prévoit en ce qui concerne les sociétés privées à responsabilité limitée et à ce que l’article 409, § 1er, du Code des sociétés prévoit en ce qui concerne les sociétés coopératives à responsabilité limitée, l’article 530 du Code des sociétés ne prévoit pas, dans le cas des sociétés anonymes, d’exception à la responsabilité de l’administrateur pour faute grave et caractérisée lorsque la société en faillite a réalisé, au cours des trois exercices qui précèdent la faillite, un chiffre d’affaires moyen inférieur à 620 000 euros, hors taxe sur la valeur ajoutée, et lorsque le total du bilan au terme du dernier exercice n’a pas dépassé 370 000 euros. Or, la société anonyme concernée remplit les conditions de chiffre d’affaires et de total de bilan fixées par les articles 265 et 409 du Code des sociétés. Partant, à la demande de l’administrateur concerné, mais en s’écartant de la formulation suggérée, la Cour d’appel de Bruxelles pose à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
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III. En droit
-A-
A.1.1. L’administrateur de la société faillie en cause, qui est une des parties appelantes devant le juge a quo, soutient que les articles 265 et 409 du Code des sociétés prévoient, en ce qui concerne les sociétés privées à responsabilité et les sociétés coopératives à responsabilité limitée, une exclusion de la responsabilité des administrateurs et gérants sur la base de critères économiques liés aux activités effectivement déployées par la société concernée, qui ne sont pas relatifs à la forme de celle-ci. Il ne s’agit pas non plus de critères juridiques ou financiers liés à la constitution de la société tels que le montant du capital social initial, la quantité d’actionnaires ou encore la cessibilité des titres. Selon la partie appelante devant le juge a quo, la question préjudicielle n’invite donc pas à comparer les sociétés anonymes, d’une part, et les sociétés privées à responsabilité limitée et sociétés coopératives à responsabilité limitée, d’autre part, mais plutôt à comparer les « petites » sociétés anonymes, d’une part, et les « petites » sociétés privées à responsabilité limitée et sociétés coopératives à responsabilité limitée, d’autre part.
A.1.2. Selon la partie appelante précitée, cette différence de traitement est fondée sur un critère objectif, à savoir la forme sociale de la société, mais elle n’est pas raisonnablement justifiée. En effet, il ressort des travaux préparatoires de la disposition à l’origine de l’article 265 du Code des sociétés, que l’exception de responsabilité concernant les « petites » sociétés privées à responsabilité limitée vise à ne pas décourager les jeunes entrepreneurs. Cette règle a ensuite été étendue aux « petites » sociétés coopératives à responsabilité limitée sans plus ample justification. Selon la partie appelante précitée, le critère de distinction retenu par la disposition en cause n’est pas pertinent pour réaliser l’objectif poursuivi par le législateur, puisqu’il existe aussi des « petites »
sociétés anonymes, répondant aux critères économiques fixés par les articles 265 et 409 du Code des sociétés. En effet, des jeunes entrepreneurs peuvent très bien décider de constituer une société anonyme, d’autant plus qu’au moment de la constitution de la société faillie en cause, le capital social minimum nécessaire pour constituer une société anonyme était de 1 250 000 francs belges, c’est-à-dire à peine davantage que celui d’une société privée à responsabilité limitée, qui était de 750 000 francs. Par ailleurs, aucune condition d’âge n’est fixée pour constituer une société anonyme ou une société privée à responsabilité limitée et la société privée à responsabilité limitée est devenue une société relativement ouverte avec le temps, de manière semblable à la société anonyme.
La partie appelante précitée observe encore que les critères économiques de 620 000 euros de chiffre d’affaires et de 370 000 euros de bilan, prévus par les articles 409 et 530 du Code des sociétés, ne sont pas liés ni proportionnés à l’élément distinctif principal des formes de sociétés, à savoir le montant du capital social minimum. Selon les travaux préparatoires de la disposition à l’origine de l’article 265 du Code des sociétés, ces critères économiques ont été fixés pour éviter qu’un trop grand nombre de petites entreprises soit visé par la loi.
Partant, ces critères auraient pu être appliqués aux « petites » sociétés anonymes.
Enfin, selon la partie appelante précitée, la différence de traitement en cause n’est pas prise en compte par les fondateurs au moment de la constitution d’une société et du choix de la forme sociale, puisque les tableaux de comparaison disponibles n’y font pas référence.
A.1.3. Selon la partie appelante précitée, la différence de traitement en cause génère des effets disproportionnés, dès lors que les gérants des « petites » sociétés privées à responsabilité limitée et les administrateurs des « petites » sociétés coopératives à responsabilité limitée sont entièrement exemptés de leur responsabilité, dans l’hypothèse d’une faillite avec insuffisance d’actif, en cas de faute grave et caractérisée ayant contribué à la faillite, contrairement aux administrateurs des « petites » sociétés anonymes qui sont, dans cette hypothèse, responsables sans qu’aucun plafond soit prévu par la loi.
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A.1.4. La partie appelante précitée observe par ailleurs que certaines dispositions du Code des sociétés s’appliquent aux « petites » sociétés indépendamment de leur forme juridique, notamment l’article 93 du Code des sociétés, qui prévoit la possibilité d’établir les comptes annuels selon le modèle abrégé, et l’article 94, § 1er, 1°, du Code des sociétés, qui prévoit la possibilité de ne pas établir par écrit un rapport de gestion. D’autres hypothèses relatives à la responsabilité des fondateurs ou des administrateurs obéissent à un régime identique pour les sociétés privées à responsabilité limitée, les sociétés coopératives à responsabilité limitée et les sociétés anonymes, notamment en ce qui concerne la responsabilité des fondateurs en raison d’un capital social manifestement insuffisant et en ce qui concerne la procédure de la sonnette d’alarme.
A.1.5. Enfin, la partie appelante précitée fait remarquer que l’article XX.225 du Code de droit économique prévoit désormais, en cas d’action en comblement de passif, une exclusion de la responsabilité au profit des administrateurs, quelle que soit la forme de la société. Partant, depuis l’entrée en vigueur du Code de droit économique, la situation des administrateurs des « petites » sociétés anonymes est identique à celle de ceux des « petites » sociétés coopératives à responsabilité limitée, ce qui confirme le caractère non pertinent de la différence de traitement en cause.
A.2.1. Selon le Conseil des ministres, la différence de traitement en cause repose sur la forme de la société, ce qui constitue un critère objectif. Les différentes formes de sociétés présentent de nombreuses caractéristiques qui les distinguent et qui conduisent le choix des fondateurs en faveur de l’une ou de l’autre. Par conséquent, la différence de traitement en cause résulte d’un choix libre et éclairé de la part des fondateurs de la société. En prévoyant différentes formes de sociétés aux caractéristiques différentes, le législateur offre à l’entrepreneur différentes possibilités de structurer juridiquement ses activités. Il appartient dès lors à celui-ci de choisir le régime qui lui paraît le mieux convenir à sa situation personnelle en prenant en considération l’ensemble des conséquences juridiques attachées à ce choix, en ce compris, le cas échéant, celles prévues par la disposition en cause.
A.2.2. Par ailleurs, le Conseil des ministres soutient que la circonstance que la différence de traitement en cause a été supprimée par l’article XX.225 du Code de droit économique n’est pas pertinente. En effet, cette disposition n’était pas en vigueur au moment des faits à l’origine du litige dont est saisi le juge a quo et n’est dès lors pas applicable à ce litige. Par ailleurs, l’article XX.225 du Code de droit économique s’inscrit dans un cadre nouveau et conceptuellement très différent du Code des sociétés, dès lors qu’il vise à la fois les entreprises et les sociétés et que la différence de traitement en cause concerne des formes de sociétés qui n’existent plus dans le Code des sociétés et des associations, qui a remplacé le Code des sociétés.
-B-
B.1. L’article 530, § 1er, du Code des sociétés, tel qu’il est applicable dans l’affaire devant le juge a quo, dispose :
« En cas de faillite de la société et d’insuffisance de l’actif et s’il est établi qu’une faute grave et caractérisée dans leur chef a contribué à la faillite, tout administrateur ou ancien administrateur, ainsi que toute autre personne qui a effectivement détenu le pouvoir de gérer la société, peuvent être déclarés personnellement obligés, avec ou sans solidarité, de tout ou partie des dettes sociales à concurrence de l’insuffisance d’actif.
L’action est recevable de la part tant des curateurs que des créanciers lésés. Le créancier lésé qui intente une action en informe le curateur. Dans ce dernier cas, le montant alloué par le
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juge est limité au préjudice subi par les créanciers agissants et leur revient exclusivement, indépendamment de l’action éventuelle des curateurs dans l’intérêt de la masse.
[…] ».
B.2.1. L’article 530, § 1er, du Code des sociétés est applicable aux sociétés anonymes. Il trouve sa source dans l’article 63ter des lois coordonnées sur les sociétés commerciales et a été inséré dans ces lois par l’article 91 de la loi du 4 août 1978 « de réorientation économique » (ci-
après : la loi du 4 août 1978). Le législateur cherchait à améliorer la situation des créanciers en cas de faillite et entendait aggraver la responsabilité des administrateurs à l’égard des créanciers en cas de faillite avec insuffisance d’actif.
B.2.2. Afin que cette responsabilité particulière des administrateurs puisse être invoquée en cas de faillite, les conditions cumulatives suivantes doivent être réunies : la faillite de la société a été prononcée; l’actif de la société est insuffisant pour satisfaire les créanciers; l’action est intentée contre un administrateur, un ancien administrateur ou un administrateur de fait d’une société; ces personnes ont commis une faute grave et caractérisée, terme par lequel le législateur entendait « souligner le caractère exceptionnel de la faute » (Doc. parl., Sénat, 1977-
1978, n° 415-2, p. 150); cette faute a contribué à la faillite, étant entendu qu’il suffit que la faute grave soit l’une des causes de la faillite.
B.3. En ce qui concerne les sociétés privées à responsabilité limitée, l’article 265, § 1er, du Code des sociétés, tel qu’il était applicable à l’époque de la faillite ayant donné lieu à l’affaire devant le juge a quo, dispose :
« En cas de faillite de la société et d’insuffisance de l’actif et s’il est établi qu’une faute grave et caractérisée dans leur chef a contribué à la faillite, tout gérant ou ancien gérant, ainsi que toute autre personne qui a effectivement détenu le pouvoir de gérer la société, peuvent être déclarés personnellement obligés, avec ou sans solidarité, de tout ou partie des dettes sociales à concurrence de l’insuffisance d’actif.
L’alinéa 1er n’est toutefois pas applicable lorsque la société en faillite a réalisé, au cours des trois exercices qui précèdent la faillite, un chiffre d’affaires moyen inférieur à
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620 000 EUR, hors taxe sur la valeur ajoutée, et lorsque le total du bilan au terme du dernier exercice n’a pas dépassé 370 000 EUR.
L’action est recevable de la part tant des curateurs que des créanciers lésés. Le créancier lésé qui intente une action en informe le curateur. Dans ce dernier cas, le montant alloué par le juge est limité au préjudice subi par les créanciers agissants et leur revient exclusivement, indépendamment de l’action éventuelle des curateurs dans l’intérêt de la masse.
[…] ».
B.4. L’article 265, § 1er, du Code des sociétés trouve sa source dans l’article 133bis des lois coordonnées sur les sociétés commerciales et a été inséré dans ces lois par l’article 94 de la loi du 4 août 1978. Le projet à l’origine de cette disposition prévoyait, pour les sociétés privées à responsabilité limitée, le même régime de responsabilité en cas de faillite avec insuffisance d’actif que celui qui est applicable aux sociétés anonymes. L’exception, visée par l’article 265, § 1er, alinéa 2, du Code des sociétés est issue d’un amendement déposé par le Gouvernement dans le but « de ne pas décourager les nouveaux et surtout les jeunes qui entament une profession indépendante » (Doc. parl., Sénat, 1977-1978, n° 415-2, p. 153) et de « veiller à ce qu’un grand nombre de petites entreprises ne soient pas visées par la loi » (ibid., p. 154).
B.5. En ce qui concerne les sociétés coopératives à responsabilité limitée, l’article 409, § 1er, du Code des sociétés, tel qu’il était applicable à l’époque de la faillite ayant donné lieu à l’affaire devant le juge a quo, dispose :
« En cas de faillite de la société et d’insuffisance de l’actif et s’il est établi qu’une faute grave et caractérisée dans leur chef a contribué à la faillite, tout administrateur ou ancien administrateur, ainsi que toute autre personne qui a effectivement détenu le pouvoir d’administrer la société, peuvent être déclarés personnellement obligés, avec ou sans solidarité, de tout ou partie des dettes sociales à concurrence de l’insuffisance d’actif.
L’alinéa 1er n’est toutefois pas applicable lorsque la société en faillite a réalisé, au cours des trois exercices qui précèdent la faillite, un chiffre d’affaires moyen inférieur à 620 000 EUR, hors taxe sur la valeur ajoutée, et lorsque le total du bilan au terme du dernier exercice n’a pas dépassé 370 000 EUR.
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L’action est recevable de la part tant des curateurs que des créanciers lésés. Le créancier lésé qui intente une action en informe le curateur. Dans ce dernier cas, le montant alloué par le juge est limité au préjudice subi par les créanciers agissants et leur revient exclusivement, indépendamment de l’action éventuelle des curateurs dans l’intérêt de la masse.
[…] ».
B.6.1. L’article 409, § 1er, du Code des sociétés prévoit, pour les sociétés coopératives à responsabilité limitée, le même régime de responsabilité en cas de faillite avec insuffisance d’actif que celui qui est applicable aux sociétés privées à responsabilité limitée en vertu de l’article 265, § 1er, du Code des sociétés.
B.6.2. L’exception de responsabilité prévue à l’article 409, § 1er, alinéa 2, trouve sa source dans l’article 158 des lois coordonnées sur les sociétés commerciales, tel qu’il a été modifié par la loi du 13 avril 1995 « modifiant les lois sur les sociétés commerciales, coordonnées le 30 novembre 1935 » (ci-après : la loi du 13 avril 1995), qui rend applicable aux sociétés coopératives à responsabilité limitée l’article 133bis, précité, des lois coordonnées sur les sociétés commerciales.
Les travaux préparatoires de la loi du 13 avril 1995 précisent que le législateur a souhaité aligner le régime de responsabilité en cas de faillite avec insuffisance d’actif des sociétés coopératives à responsabilité limitée sur celui des sociétés privées à responsabilité limitée au motif que « les sociétés coopératives sont plus proches des SPRL que des sociétés anonymes »
(Doc. parl., Chambre, 1992-1993, n° 1005/3, p. 3).
B.7. La question préjudicielle porte sur l’article 530 du Code des sociétés, en ce qu’il crée une différence de traitement entre, d’une part, les administrateurs, anciens administrateurs et administrateurs de fait d’une société anonyme visés par cette disposition et, d’autre part, les gérants, anciens gérants et gérants de fait d’une société privée à responsabilité limitée visés par l’article 265 du Code des sociétés ainsi que les administrateurs, anciens administrateurs et administrateurs de fait d’une société coopérative à responsabilité limitée visés par l’article 409
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du Code des sociétés. Selon la juridiction a quo, l’article 530 du Code des sociétés ne prévoit pas d’exception à la responsabilité qu’il établit dans l’hypothèse d’une société anonyme ayant réalisé, au cours des trois exercices qui précèdent la faillite, un chiffre d’affaires moyen inférieur à 620 000 euros, hors taxe sur la valeur ajoutée, et lorsque le total du bilan au terme du dernier exercice n’a pas dépassé 370 000 euros. Or, une telle exception est effectivement établie, en vertu de l’article 265 du Code des sociétés, en ce qui concerne les sociétés privées à responsabilité limitée et, en vertu de l’article 409 du Code des sociétés, en ce qui concerne les sociétés coopératives à responsabilité limitée.
B.8.1. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-
discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.8.2. Contrairement à ce qu’affirme la partie appelante devant le juge a quo, la circonstance que, postérieurement aux faits, le législateur a abrogé l’article 530 du Code des sociétés à l’occasion de l’adoption de l’article XX.225 du Code de droit économique, pour prévoir désormais une exception au régime de responsabilité des personnes qu’il vise en cas de faillite avec insuffisance d’actif en faveur de toutes les entreprises qui remplissent certains critères économiques et comptables, en ce compris les sociétés anonymes, ne constitue pas la preuve du caractère discriminatoire de la législation antérieure.
La circonstance que le législateur a estimé cette règle préférable à l’ancienne ne démontre pas que la disposition antérieure qui continue à s’appliquer aux litiges en cours serait contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution.
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B.9. La différence de traitement visée en B.7 repose sur un critère objectif, à savoir la forme juridique de la société.
B.10.1. Il ressort des travaux préparatoires cités en B.4 et B.6.2 que le législateur n’a pas souhaité établir d’exception au régime de la responsabilité des administrateurs, anciens administrateurs et administrateurs de fait en cas de faillite d’une société anonyme avec insuffisance d’actif. À l’inverse, il a expressément prévu une telle exception au profit des gérants, anciens gérants et gérants de fait des sociétés privées à responsabilité limitée répondant à certains critères économiques, dans le but ne pas décourager la création des petites et moyennes entreprises par la constitution de cette forme de société. Par la loi du 13 avril 1995, le législateur a étendu cette exception au cas des sociétés coopératives à responsabilité limitée au motif que leur régime juridique se rapproche davantage de celui des sociétés privées à responsabilité limitée que de celui des sociétés anonymes.
B.10.2. La société anonyme se distingue de la société privée à responsabilité limitée et de la société coopérative à responsabilité limitée à plusieurs égards. Notamment, le montant du capital social minimal est de 18 550 euros pour les sociétés coopératives à responsabilité limitée (article 390 du Code des sociétés) et, en principe, pour les sociétés privées à responsabilité limitée (article 214 du Code des sociétés), tandis qu’il s’élève à 62 500 euros pour les sociétés anonymes (article 439 du Code des sociétés). En outre, le montant minimal du capital social qui doit être libéré au moment de la constitution de la société est de 6 200 euros pour les sociétés coopératives à responsabilité limitée (article 397 du Code des sociétés) et, en principe, pour les sociétés privées à responsabilité limitée (article 223 du Code des sociétés), tandis qu’il s’élève à 62 500 euros pour les sociétés anonymes (article 448 du Code des sociétés). Par ailleurs, les titres d’une société anonyme sont en principe librement cessibles (article 504 du Code des sociétés), contrairement à ceux des sociétés privées à responsabilité limitée (articles 249 et
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suivants du Code des sociétés) et à ceux des sociétés coopératives à responsabilité limitée (articles 364 et suivants du Code des sociétés), ce qui lui permet notamment d’être cotée sur le marché boursier.
B.10.3. Dès lors, la société anonyme constitue a priori une forme juridique particulièrement appropriée aux entreprises de grande taille, alors que la société privée à responsabilité limitée et la société coopérative à responsabilité limitée sont davantage adéquates pour les petites et moyennes entreprises. Les travaux préparatoires de la loi du 13 avril 1995
précisent à cet égard :
« La société anonyme est par excellence la forme de société destinée aux entreprises d’une dimension importante, pour lesquelles elle a été conçue, puisqu’elle est essentiellement un mécanisme permettant de faire appel publiquement à l’épargne et de drainer des capitaux. Telle était la conception du législateur dès 1873 » (Doc. parl., Sénat, 1993-1994, n° 1086/2, p. 35).
Partant, le critère de distinction cité en B.9 est pertinent au regard de l’objectif poursuivi par le législateur.
B.11. Il appartient encore à la Cour de vérifier si l’article 530 du Code des sociétés n’entraîne pas des effets disproportionnés.
B.12.1. Le choix en faveur de l’une ou l’autre forme juridique de société est en principe effectué librement, en tenant compte, notamment, des différents régimes que le législateur a souhaité attacher à ces formes.
B.12.2. À peine de nullité, la société anonyme, la société privée à responsabilité limitée et la société coopérative à responsabilité limitée sont constituées par des actes authentiques (article 66 du Code des sociétés). Le législateur a donc entendu imposer l’intervention d’un notaire, qui joue un rôle de conseil à l’égard des fondateurs lors de leur choix en faveur de l’une ou l’autre forme juridique de société et qui est soumis à une obligation d’impartialité. Partant, ceux-ci sont informés de la portée de leur choix et des conséquences de celui-ci, notamment sur le plan de la responsabilité des administrateurs en cas de faillite.
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B.13.1. Comme il est dit en B.2.1, le législateur a conçu le système de responsabilité prévu par la disposition en cause comme un mécanisme de protection des créanciers de la société anonyme en cas de faillite avec insuffisance d’actif. Dans cette hypothèse, la mise en cause de la responsabilité personnelle de l’administrateur, ancien administrateur ou administrateur de fait peut constituer le seul moyen d’assurer le désintéressement des créanciers.
B.13.2. Cette responsabilité requiert néanmoins l’application cumulative de strictes conditions, notamment une faute au caractère exceptionnel. Par ailleurs, l’appréciation de la réunion de ces conditions relève du juge compétent, de sorte que le législateur a garanti l’accès à un juge exerçant un contrôle de pleine juridiction aux administrateurs, anciens administrateurs et administrateurs de fait concernés.
B.14. L’article 530, § 1er, du Code des sociétés est compatible avec les articles 10 et 11
de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 530 du Code des sociétés ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 17 novembre 2022.
Le greffier, Le président,
P.-Y. Dutilleux P. Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 152/2022
Date de la décision : 17/11/2022
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2022-11-17;152.2022 ?

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