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10/11/2022 | BELGIQUE | N°142/2022

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 10 novembre 2022, 142/2022


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 142/2022
du 10 novembre 2022
Numéro du rôle : 7512
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article XX.58, alinéa 2, du Code de droit économique, posées par le Tribunal de l’entreprise de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, S. de Bethune et W. Verrijdt, et, conformément à l’article 60bis de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, du juge éméri

te J.-P. Moerman, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président P. Nihou...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 142/2022
du 10 novembre 2022
Numéro du rôle : 7512
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article XX.58, alinéa 2, du Code de droit économique, posées par le Tribunal de l’entreprise de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, S. de Bethune et W. Verrijdt, et, conformément à l’article 60bis de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, du juge émérite J.-P. Moerman, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par jugement du 3 février 2021, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 9 février 2021, le Tribunal de l’entreprise de Liège, division de Liège, a posé les questions préjudicielles suivantes :
« 1. L’article XX.58, alinéa 2, du Code de droit économique est-il compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’il réserve un traitement identique :
- d’une part au créancier cocontractant de l’entreprise en difficulté dont la créance est de nature contractuelle et se rapporte à des prestations effectuées à l’égard de cette entreprise, en période de réorganisation judiciaire,
et
- d’autre part à l’Etat belge, titulaire d’une créance à titre de solde débiteur du compte courant dans lequel les déductions et les taxes dues à titre de taxe sur la valeur ajoutée (TVA)
ont été enregistrées au nom de l’entreprise,
alors que :
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- si ces deux catégories de créances sont nées pendant la période de réorganisation judiciaire, la créance d’origine contractuelle suppose la conclusion, le maintien ou la poursuite d’un contrat en cours au moment de l’ouverture de la procédure et, par conséquent, la prise volontaire d’un risque et un lien avec l’objectif de continuité de l’entreprise visé par le législateur, tandis que :
. l’Etat belge n’entretient pas de relation commerciale ou contractuelle avec l’entreprise, et que
. la créance à titre de solde de compte courant TVA résulte en définitive d’opérations effectuées par l’entreprise et non de prestations effectuées à son égard, et que
. l’Etat belge (l’administration fiscale) est titulaire de la créance susvisée du seul fait de l’application de la loi, sans aucun caractère intentionnel dans le chef de l’Etat belge;
et alors que :
- la notion de dette de masse est une exception au principe de droit commun de l’égalité de tous les créanciers et doit être de stricte interprétation ? »;
« 2. L’article XX.58, alinéa 2, du Code de droit économique est-il compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’il réserve un traitement identique :
- d’une part au créancier cocontractant (= créancier contractuel) de l’entreprise en difficulté dont la créance se rapporte à des prestations effectuées à l’égard de cette entreprise, en période de réorganisation judiciaire,
et
- d’autre part à l’Etat belge, titulaire d’une créance à titre de précompte professionnel,
alors que :
- si ces deux catégories de créances sont nées pendant la période de réorganisation judiciaire, la créance d’origine contractuelle suppose la conclusion, le maintien ou la poursuite d’un contrat en cours au moment de l’ouverture de la procédure et, par conséquent, la prise d’un risque et un lien avec l’objectif de continuité de l’entreprise visé par le législateur, tandis que :
. l’Etat belge, n’entretient pas de relation commerciale ou contractuelle avec l’entreprise, et n’a donc pas effectué de prestations à l’égard de l’entreprise, et que
. l’Etat belge (l’administration fiscale) est titulaire de la créance susvisée du seul fait de l’application de la loi, sans aucun caractère intentionnel dans le chef de l’Etat belge;
et alors que :
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- la notion de dette de masse est une exception au principe de droit commun de l’égalité de tous les créanciers et doit être de stricte interprétation ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- Me François Minon, agissant en sa qualité de curateur à la faillite de la SA « Royal Selys »;
- la SA « BNP Paribas Fortis », assistée et représentée par Me T. Cavenaile, avocat au barreau de Liège-Huy;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me J. Fekenne, avocat au barreau de Liège-Huy.
Des mémoires en réponse ont été introduits par :
- Me François Minon, agissant en sa qualité de curateur à la faillite de la SA « Royal Selys », assisté par Me Y. Godfroid, avocat au barreau de Liège-Huy;
- la SA « BNP Paribas Fortis ».
Par ordonnance du 13 juillet 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs M. Pâques et Y. Kherbache, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 1er août 2022 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 1er août 2022.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
La SA « Royal Selys » rencontre des difficultés financières qui la conduisent à solliciter l’ouverture d’une procédure de réorganisation judiciaire par transfert d’entreprise.
Le 15 juillet 2019, le Tribunal de l’entreprise de Liège, division de Liège, fait droit à cette demande.
Les mandataires judiciaires proposent de céder le fonds de commerce et les immeubles de la SA « Royal Selys ».
Le 26 septembre 2019, cette proposition est homologuée par le Tribunal de l’entreprise de Liège.
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Le 18 novembre 2019, en exécution de ce jugement, un notaire réalise la vente des immeubles et dresse un procès-verbal d’ordre. Le montant de la vente est destiné, notamment, au paiement de la dette de la SA « Royal Selys » envers la banque qui est le principal créancier privé, à savoir la SA « BNP Paribas Fortis ».
Le même jour, la SA « Royal Selys » est déclarée en faillite par un jugement du Tribunal de l’entreprise de Liège.
Le 11 décembre 2019, l’État belge forme, devant le Tribunal de l’entreprise de Liège, un contredit au procès-
verbal d’ordre dressé par le notaire. La demande de l’État belge a pour objet de faire reconnaître que les dettes de taxe sur la valeur ajoutée (ci-après : la TVA) et de précompte professionnel sont des dettes de la masse au sens de l’article XX.58 du Code de droit économique. L’État belge estime dès lors que le montant de la vente aurait dû
servir à le désintéresser.
Le Tribunal de l’entreprise de Liège considère qu’il doit déterminer s’il existe un conflit de rang entre l’État belge et la SA « BNP Paribas Fortis ». Par conséquent, le Tribunal de l’entreprise de Liège doit vérifier si l’État belge peut se prévaloir de l’article XX.58 du Code de droit économique. Il observe que, contrairement aux autres créanciers de la masse, l’État belge dispose de créances relatives à la TVA et au précompte professionnel par application de la loi et non parce qu’il aurait choisi de poursuivre ses relations contractuelles avec l’entreprise qui fait l’objet d’une réorganisation judiciaire.
À la demande de la SA « BNP Paribas Fortis », il pose par conséquent à la Cour les deux questions préjudicielles reproduites plus haut.
III. En droit
-A-
A.1.1. Le curateur rappelle que l’article XX.58 du Code de droit économique répond à l’objectif du législateur de permettre à l’entreprise en réorganisation de poursuivre son activité économique avec ses partenaires commerciaux. La disposition en cause a dès lors pour objet de préserver les relations contractuelles de l’entreprise durant le sursis.
Le curateur fait valoir, à l’appui de sa position, que, dans le projet de loi ayant donné lieu à l’article XX.58
du Code de droit économique, il était prévu que les dettes relatives aux prélèvements fiscaux et sociaux ne seraient pas des dettes de la masse. C’est à la suite d’un amendement que cette disposition a été modifiée afin que ces dettes soient également visées. Le curateur estime que, dès lors que les travaux préparatoires ne justifient pas cette modification, l’ajout de la négation n’affecte pas le sens de la disposition prise dans son ensemble. Il en résulte que seules les créances qui se rapportent à des prestations effectuées à l’égard du débiteur par son cocontractant pendant la procédure de réorganisation judiciaire sont concernées. Sont donc exclus tous les impôts qui n’ont aucun rapport avec une prestation contractuelle, tels que le précompte immobilier ou la TVA.
A.1.2. Selon le curateur, la créance de TVA dont dispose l’État belge ne peut être considérée comme étant une dette de la masse au sens de l’article XX.58 du Code de droit économique, dès lors qu’elle ne provient pas d’un rapport contractuel. Le curateur se réfère au raisonnement du procureur général Henkes près la Cour de cassation dans ses conclusions sur l’arrêt du 17 septembre 2020 (C.18.0423.F) ainsi qu’à l’arrêt de la Cour constitutionnelle n° 47/2017 du 27 avril 2017. En effet, l’assujetti à la TVA est considéré comme un collecteur d’impôts, de sorte qu’il est débiteur de la TVA sur les factures qu’il émet à l’adresse de ses clients tandis qu’il déduit la TVA sur les factures de ses fournisseurs. Le curateur soutient que l’article XX.58 du Code de droit économique protège uniquement les créances des fournisseurs qui se rapportent à des prestations effectuées en faveur de l’entreprise en réorganisation judiciaire et non les créances de cette entreprise envers ses clients.
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A.1.3. Le curateur estime, en revanche, que la créance relative au précompte professionnel née pendant la période sursitaire entre le 15 juillet 2019 et le 30 septembre 2019 peut être considérée comme une dette de la masse. Toutefois, il appartient à l’État belge de justifier que les prestations des travailleurs, dont les contrats de travail sont à l’origine de la créance de précompte professionnel, ont contribué au maintien de l’hypothèque sur l’immeuble cédé, ce qu’il ne parvient pas à faire en l’espèce.
Le curateur soutient que le précompte professionnel constitue une partie de la rémunération du travailleur, et ce, en vertu des articles 2, 3bis et 23 de la loi du 12 avril 1965 « concernant la protection de la rémunération des travailleurs » (ci-après : la loi du 12 avril 1965), qui définissent la rémunération comme étant le salaire auquel le travailleur a droit avant l’imputation des retenues prévues par la législation fiscale et la législation sociale. Il estime que la Cour constitutionnelle, par son arrêt n° 50/2016 du 24 mars 2016, a confirmé que le précompte professionnel est un élément de la rémunération du travailleur. Il expose, en outre, que l’article XX.153 du Code de droit économique renvoie expressément à l’article 2 de la loi du 12 avril 1965. Selon lui, la dette de précompte professionnel est due en raison de l’exécution du contrat de travail.
Il considère que la juridiction a quo se méprend sur la portée de l’arrêt de la Cour constitutionnelle n° 47/2017
du 27 avril 2017 et écarte à tort les enseignements de l’arrêt de la Cour de cassation du 17 septembre 2020. Selon lui, il ressort de cet arrêt que la créance de précompte professionnel se rapporte à des prestations de travail fournies à l’entreprise en réorganisation dans le cadre d’un contrat de travail, ce qui implique que cette créance relève du champ d’application de l’article 37, alinéa 1er, de la loi du 31 janvier 2009 « relative à la continuité des entreprises » (ci-après : la loi du 31 janvier 2009), que l’article XX.58 du Code de droit économique remplace.
A.2.1. La SA « BNP Paribas Fortis » estime que, contrairement à ce que soutient le curateur, l’article XX.58, alinéa 2, du Code de droit économique a une portée générale et ne vise pas exclusivement les dettes fiscales et sociales qui constituent la contrepartie de prestations effectuées en faveur du débiteur en réorganisation judiciaire.
Elle fait valoir qu’en tout état de cause, il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur le bien-fondé de l’interprétation de l’article XX.58, alinéa 2, du Code de droit économique retenue par la juridiction a quo.
A.2.2. Elle expose que le précompte professionnel ne constitue pas un acompte sur l’impôt définitivement dû par le travailleur, mais une dette personnelle de l’employeur vis-à-vis du Trésor (Cass., 1er juin 2012, F.10.0038.F), qui naît automatiquement de l’application de la loi. Il s’ensuit que le travailleur n’est pas redevable de la dette de précompte professionnel. L’absence de retenue et de paiement par l’employeur de la dette de précompte n’a pas pour effet de déplacer la charge de la dette fiscale sur le travailleur.
Selon la SA « BNP Paribas Fortis », même si la dette de précompte professionnel présente un lien avec la relation de travail, elle n’en constitue pas la contrepartie.
Elle rappelle que toute situation de concours entraîne l’application du principe d’égalité entre les créanciers, lequel implique que l’actif net soit réparti au marc le franc, sauf privilèges et causes de préférence établies par la loi. Ce principe est d’ordre public. En assimilant les dettes souscrites envers les cocontractants du débiteur nées pendant la période de réorganisation judiciaire à des dettes contractées par le curateur, le législateur cherche à maintenir la confiance des cocontractants de l’entreprise sans lesquels la poursuite d’activité serait impossible. La SA « BNP Paribas Fortis » observe qu’il n’existe aucune raison de réserver un traitement de faveur à l’État belge en vue de garantir le paiement de la dette de précompte professionnel, dès lors que celui-ci ne contribue en rien à l’objectif de sauvegarde de l’activité de l’entreprise. Elle estime que la Cour constitutionnelle a confirmé cette analyse dans son arrêt n° 47/2017, précité.
Elle fait valoir que rien dans les travaux préparatoires ne permet de justifier le traitement favorable des créances fiscales. Au contraire, il en résulte une diminution des chances de recouvrement de leur dû par les cocontractants du débiteur en réorganisation judiciaire. Ceci est d’autant plus vrai que la Cour de cassation a jugé qu’en cas d’actifs insuffisants pour apurer toutes les dettes de masse, la répartition doit avoir lieu dans le respect de la loi hypothécaire et non proportionnellement entre les différents créanciers de la masse (Cass., 30 octobre
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2015, C.15.0051.F). Il en résulte que la priorité est donnée aux créanciers institutionnels, parmi lesquels l’État belge, qui est titulaire d’une créance de précompte professionnel dont le remboursement est garanti par le privilège général sur les meubles et immeubles visé à l’article 423, alinéa 2, du Code des impôts sur les revenus 1992, lu en combinaison avec l’article 19, 4°ter, et dernier alinéa, de la loi hypothécaire. Selon la SA « BNP Paribas Fortis », dans ces circonstances, les cocontractants de l’entreprise en réorganisation judiciaire n’accepteront plus de maintenir la relation contractuelle ou de conclure de nouveaux contrats, à moins d’être payés comptant de leur créance, ce qui va directement à l’encontre du but poursuivi par le législateur.
La SA « BNP Paribas Fortis » estime, en outre, que le statut de collecteur d’impôt ne justifie pas que soient données à l’État belge les mêmes garanties qu’aux cocontractants de l’entreprise en réorganisation judiciaire, dès lors que l’État belge a été considéré comme un simple créancier ordinaire dont la créance est sujette à abattement.
A.2.3. La SA « BNP Paribas Fortis » soutient que les considérations qui précèdent valent à plus forte raison pour la créance de TVA. La TVA est un impôt sur le chiffre d’affaires de l’assujetti. Il naît de l’application automatique de la loi fiscale.
La SA « BNP Paribas Fortis » rappelle que l’assujetti, qui est un fournisseur de biens ou de services, collecte la TVA pour le compte du Trésor, mais n’est tenu de rembourser que la différence entre la TVA facturée à son cocontractant et la TVA qu’il aurait lui-même supportée en amont par l’achat de biens et de services auprès de ses propres fournisseurs. Selon la Cour de cassation, la TVA « ne résulte en définitive que d’opérations effectuées par ce débiteur, mais non de prestations fournies à son égard » (Cass., 17 septembre 2020, C.18.0423.F). Il s’ensuit que la créance de l’administration de la TVA ne se rapporte ni de près ni de loin à des prestations effectuées en faveur de l’entreprise en réorganisation judiciaire. Elle fait, au contraire, partie du prix facturé par l’assujetti à sa propre clientèle.
La SA « BNP Paribas Fortis » fait valoir qu’il convient de raisonner par analogie avec l’arrêt n° 47/2017
précité, par lequel la Cour constitutionnelle a condamné l’assimilation de la créance de TVA à la créance du cocontractant de l’entreprise en réorganisation judiciaire au regard de l’origine légale de la TVA et de son caractère automatique qui ne justifie pas que soient accordées à l’État belge les mêmes garanties qu’aux fournisseurs de biens et services dont le concours est indispensable à une poursuite de l’activité de l’entreprise.
Les travaux préparatoires de l’article XX.58 du Code de droit économique ne justifient pas davantage ce traitement préférentiel de la créance de TVA, spécialement dans la mesure où l’État belge dispose déjà d’un privilège général sur les meubles et les immeubles en cas d’insuffisance de l’actif pour apurer l’ensemble des dettes de la masse et d’une action en responsabilité à l’encontre des anciens dirigeants qui ont, de manière fautive, aggravé le passif institutionnel.
A.3. Le Conseil des ministres estime que les deux questions préjudicielles doivent être examinées conjointement.
Le Conseil des ministres rappelle que l’objectif de la procédure de réorganisation judiciaire est de préserver, sous le contrôle du juge, la continuité de l’entreprise en difficulté ou de ses activités.
Il estime que, dans son arrêt n° 47/2017 précité, qui porte sur l’article 37 de la loi du 31 janvier 2009, la Cour a pu estimer que l’objectif du législateur était « d’offrir les garanties nécessaires aux cocontractants de l’entreprise en difficulté afin de les encourager à entretenir des relations contractuelles avec cette entreprise », de sorte que l’interprétation selon laquelle la TVA et le précompte professionnel ne peuvent constituer une dette de la masse ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Il fait toutefois valoir que l’article XX.58 du Code de droit économique a étendu la qualification de dette de la masse aux prélèvements, cotisations ou dettes en principal fiscaux ou sociaux. Selon le Conseil des ministres, cette présomption ne fait que compenser la position favorable dans laquelle se trouvent les autres créanciers, qui peuvent, notamment, se ménager contractuellement des garanties, se prévaloir de l’exception d’inexécution ou tenter d’obtenir le paiement volontaire des créances sursitaires.
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Il soutient que les créanciers fiscaux et sociaux peuvent devenir, au seul gré de la volonté du débiteur de ne pas payer ses dettes fiscales et sociales, postérieures au sursis, créanciers de l’entreprise en réorganisation judiciaire. Le créancier, privé ou public, contractuel ou non, qui est titulaire d’une créance nouvelle, laquelle à ce titre n’est pas soumise au sursis, peut prendre les mesures nécessaires afin de recouvrer celle-ci par des mesures d’exécution forcée. Selon le Conseil des ministres, dans la situation, par essence délicate, d’une entreprise en réorganisation judiciaire, ces mesures auront plus que probablement comme effet de sonner le glas de la procédure de réorganisation judiciaire.
Le Conseil des ministres estime que l’article XX.58 du Code de droit économique concilie la poursuite des activités, qui peut engendrer de nouvelles dettes, et la possibilité pour l’ensemble des créanciers d’exiger immédiatement le paiement des dettes qui pourraient résulter de la poursuite des activités.
Il fait valoir que si les dettes fiscales ne relevaient pas du champ d’application de la disposition en cause, le receveur fiscal serait incité à ne pas accorder des termes et délais à l’entreprise en réorganisation judiciaire, de sorte que l’objectif poursuivi par le législateur ne serait pas atteint. Selon lui, le législateur a souhaité traiter de la même manière les créanciers publics et les créanciers privés.
Enfin, il expose que l’objectif poursuivi par l’impôt et les cotisations sociales est tout aussi louable que le maintien des relations commerciales. À cet égard, il rappelle que la Cour a jugé que « le produit de l’impôt étant affecté à des dépenses publiques qui visent à la satisfaction de l’intérêt général, il doit être admis que la procédure de recouvrement puisse déroger aux règles du droit commun pour autant que cette dérogation soit compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution » (arrêt n° 51/99 du 5 mai 1999, B.4).
-B-
B.1.1. La disposition en cause fait partie de la législation relative à la réorganisation judiciaire. Cette législation a pour but « de préserver, sous le contrôle du juge, la continuité de tout ou partie des actifs ou des activités de l’entreprise », en permettant d’accorder un sursis au débiteur (article XX.39, alinéa 1er, du Code de droit économique).
Un sursis est « le moratoire accordé par le tribunal au débiteur en vue de réaliser une réorganisation judiciaire par accord amiable, par accord collectif ou par transfert sous autorité de justice » (article I.22, 20°, du même Code). Au cours du sursis, le débiteur est protégé des mesures d’exécution prises par les créanciers « sursitaires » (article XX.50, alinéa 1er, du même Code). Il s’agit des créanciers qui disposent de créances « nées avant le jugement d’ouverture de la procédure de réorganisation judiciaire ou nées du dépôt de la requête ou des décisions judiciaires prises dans le cadre de la procédure » (article I.22, 11°, du même Code).
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B.1.2. La Cour est interrogée sur l’article XX.58 du Code de droit économique, qui dispose :
« Dans la mesure où les créances se rapportent à des prestations effectuées à l’égard du débiteur par son cocontractant pendant la procédure de réorganisation judiciaire, qu’elles soient issues d’engagements nouveaux du débiteur ou de contrats en cours au moment de l’ouverture de la procédure, elles sont considérées comme des dettes de la masse dans une faillite ou liquidation subséquente ou dans la répartition visée à l’article XX.91 en cas de transfert sous autorité judiciaire, pour autant qu’il y ait un lien étroit entre la fin de la procédure de réorganisation judiciaire et cette procédure.
Les prélèvements, cotisations ou dettes en principal fiscaux ou sociaux, sont considérés pour l’application de cet article comme se rapportant à des prestations effectuées par le cocontractant.
Les accessoires des prélèvements, cotisations ou dettes fiscaux ou sociaux, pendant la procédure de réorganisation, ne sont pas considérés comme des dettes de masse dans une faillite ou liquidation subséquente.
Le cas échéant, les indemnités contractuelles, légales ou judiciaires dont le créancier réclame le paiement du fait de la fin du contrat ou de sa non-exécution sont réparties au prorata en fonction de leur lien avec la période antérieure ou postérieure à l’ouverture de la procédure de réorganisation judiciaire.
Le paiement des créances ne sera toutefois prélevé par priorité sur le produit de la réalisation de biens sur lesquels un droit réel est établi que, dans la mesure où ces prestations ont contribué au maintien de la sûreté ou de la propriété ».
B.1.3. Le sursis dans le cadre d’une réorganisation judiciaire ne donne lieu à aucun concours. Il ne donne donc pas naissance à une masse à laquelle sont apportées les créances des créanciers.
La disposition en cause règle les conséquences du sursis pour une procédure subséquente.
Il ressort de l’alinéa 1er de cette disposition que les créances qui se rapportent à des prestations effectuées par un cocontractant pendant la procédure de réorganisation judiciaire sont considérées comme des dettes de la masse dans une procédure subséquente de liquidation, de faillite ou de répartition par transfert sous autorité judiciaire. Les dettes de la masse ne sont pas soumises à la réglementation en matière de concours. Il s’ensuit qu’elles sont, en principe, payées par préférence aux dettes dans la masse.
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La question préjudicielle porte en particulier sur l’alinéa 2 de la disposition en cause, qui considère les créances de prélèvements, cotisations ou dettes en principal fiscaux ou sociaux nées pendant la procédure de réorganisation judiciaire comme se rapportant à des prestations effectuées par le cocontractant et les qualifie donc de dettes de la masse.
B.2.1. La disposition en cause remplace l’article 37 de la loi du 31 janvier 2009 « relative à la continuité des entreprises » (ci-après : la loi du 31 janvier 2009).
Dans sa version antérieure, cet article disposait :
« Dans la mesure où les créances se rapportent à des prestations effectuées à l’égard du débiteur pendant la procédure de réorganisation judiciaire, qu’elles soient issues d’engagements nouveaux du débiteur ou de contrats en cours au moment de l’ouverture de la procédure, elles sont considérées comme des dettes de masse dans une faillite ou liquidation subséquente survenue au cours de la période de réorganisation ou à l’expiration de celle-ci, dans la mesure où il y a un lien étroit entre la fin de la procédure de réorganisation et cette procédure collective.
Le cas échéant, les indemnités contractuelles, légales ou judiciaires dont le créancier réclame le paiement du fait de la fin du contrat ou de sa non-exécution sont réparties au prorata en fonction de leur lien avec la période antérieure ou postérieure à l’ouverture de la procédure.
Le paiement des créances ne sera toutefois prélevé par priorité sur le produit de la réalisation de biens sur lesquels un droit réel est établi que, dans la mesure où ces prestations ont contribué au maintien de la sûreté ou de la propriété ».
B.2.2. Cette disposition avait notamment pour objectif de favoriser la continuité de l’entreprise en assurant la confiance des contractants du débiteur, pour éviter qu’ils exigent le paiement comptant de leurs créances (Doc. parl., Chambre, 2007, DOC 52-0160/001, pp. 22-
23).
B.3.1. La loi du 31 janvier 2009 a été abrogée par l’article 71 de la loi du 11 août 2017
« portant insertion du Livre XX ‘ Insolvabilité des entreprises ’, dans le Code de droit économique, et portant insertion des définitions propres au livre XX, et des dispositions d’application au Livre XX, dans le Livre I du Code de droit économique ».
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B.3.2. Dans le projet de loi qui avait été déposé à la Chambre, la disposition qui a donné lieu à l’article XX.58, alinéa 2, du Code de droit économique prévoyait que « les prélèvements, cotisations ou dettes quelconques fiscaux ou sociaux, ne sont pas considérés pour l’application de cet article comme se rapportant à des prestations effectuées par le cocontractant »
(Doc. parl., Chambre, 2016-2017, DOC 54-2407/001, p. 360).
B.3.3. Le commentaire de la disposition en projet expose :
« La question s’est posée de savoir comment les nouvelles créances devaient être traitées.
Le solide statut des créanciers qui avaient conclu un contrat avec le débiteur a donné lieu à des discussions entre les créanciers ordinaires et les administrations publiques (ONSS et fisc) sur la question de savoir si ces institutions publiques devaient être considérées comme des créanciers de masse dans une faillite subséquente lorsque le débiteur avait encore engagé du personnel (créant ainsi une dette ONSS) ou fourni des biens et des services (avec la possibilité d’une dette TVA) pendant le sursis. Le projet propose, à la suite de l’arrêt de la Cour de cassation du 27 mars 2015, que les accessoires des créances principales à l’ONSS et la TVA ou le précompte professionnel ne puissent bénéficier du statut particulier qui s’applique aux contractants du débiteur.
Ce sont uniquement les prestations purement contractuelles qui bénéficieront d’un statut particulier en cas de concours subséquent, à savoir le privilège prévu aux articles 17 et 19, 1°, de la loi du 16 décembre 1851.
Observons en outre que tant l’ONSS que le fisc disposent d’une action ‘ séparatiste ’ contre les dirigeants sur la base de leur responsabilité, ce qui confère un statut très privilégié à ces entités publiques.
Il s’agit de l’article 37 de la LCE » (ibid., pp. 69-70).
B.3.4. À la suite d’un amendement, les mots « ne » et « pas » placés entre les mots « sociaux » et « considérés » ont été supprimés de la disposition en cause.
La justification de cet amendement est la suivante :
« Les prélèvements, cotisations ou dettes quelconques fiscaux ou sociaux, pendant la procédure de réorganisation, sont aussi considérés comme des dettes de masse dans une faillite ou liquidation subséquente.
Les accessoires comme par exemple les intérêts des prélèvements, cotisations ou dettes fiscaux ou sociaux, pendant la procédure de réorganisation, ne sont pas considérés comme des dettes de masse dans une faillite ou liquidation subséquente » (Doc. parl., Chambre, 2016-
2017, DOC 54-2407/006, p. 65)
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Lors des discussions en commission, les auteurs de l’amendement ont réitéré cette justification (Doc. parl., Chambre, 2016-2017, DOC 54-2407/008, p. 17).
B.4. Dans la première question préjudicielle, la Cour est invitée à se prononcer sur la compatibilité de l’article XX.58, alinéa 2, du Code de droit économique avec les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’il réserve le même traitement, d’une part, au créancier de l’entreprise en réorganisation judiciaire dont la créance est de nature contractuelle et se rapporte à des prestations effectuées à l’égard de cette entreprise, en période de réorganisation judiciaire, et, d’autre part, à l’État belge, titulaire d’une créance à titre de solde débiteur du compte courant dans lequel les déductions et les taxes dues à titre de taxe sur la valeur ajoutée (ci-après : la TVA) ont été enregistrées au nom de l’entreprise.
Dans la seconde question préjudicielle, la Cour est invitée à se prononcer sur la compatibilité de l’article XX.58, alinéa 2, du Code de droit économique avec les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’il réserve le même traitement, d’une part, au créancier de l’entreprise en réorganisation judiciaire dont la créance est de nature contractuelle et se rapporte à des prestations effectuées à l’égard de cette entreprise, en période de réorganisation judiciaire, et, d’autre part, à l’État belge, titulaire d’une créance de précompte professionnel.
La Cour examine les deux questions préjudicielles conjointement.
B.5. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s’oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de
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non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.6. La créance de l’administration de la TVA trouve son origine dans l’article 2 du Code de la TVA, qui prévoit que sont soumises à la taxe, lorsqu’elles ont lieu en Belgique, les livraisons de biens et les prestations de services effectuées à titre onéreux par un assujetti agissant en tant que tel.
Cette taxe est due, en vertu des articles 17 et 22 du même Code, pour les livraisons de biens, au moment de l’émission de la facture, à concurrence du montant facturé et, pour les prestations de services, au moment où celles-ci sont effectuées.
B.7. Le précompte professionnel est une avance sur l’impôt, retenue à la source, perçue durant l’année même au cours de laquelle les revenus sont recueillis et calculée sur des revenus qui présentent une certaine stabilité. Mode de perception anticipée de l’impôt des personnes physiques qui sera enrôlé sur les revenus professionnels des travailleurs, le précompte professionnel constitue une créance fiscale autonome dont le paiement doit être effectué par l’employeur du contribuable.
Bien que le précompte professionnel fasse partie de la rémunération du travailleur au sens de l’article 2 de la loi du 12 avril 1965, ce dernier ne peut, sauf convention contraire, revendiquer envers son employeur ou, en cas de faillite, envers la masse des créanciers, le paiement de ce montant, dès lors que celui-ci est dû à l’administration fiscale (Cass., 23 novembre 1992, Pas., 1992, I, n° 746).
B.8. Par son arrêt n° 47/2017 du 27 avril 2017, la Cour a dit pour droit que l’article 37, alinéa 1er, de la loi du 31 janvier 2009, mentionné en B.2.1, interprété en ce sens que la créance de l’Administration de la TVA se rapportant à des prestations effectuées à l’égard du débiteur en période de réorganisation judiciaire ne peut constituer une dette de la masse, ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution. La Cour a en même temps jugé qu’une « différence de traitement entre les créances de l’administration fiscale » n’est pas raisonnablement justifiée, et que l’article 37, alinéa 1er, interprété en ce sens que la dette de précompte professionnel peut constituer une dette de la masse, viole dès lors les articles 10 et 11 de la Constitution. La même
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disposition, interprétée en ce sens que la dette de précompte professionnel ne peut constituer une dette de la masse, ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.9. Il ressort du texte de la disposition en cause ainsi que des travaux préparatoires y afférents qu’en 2017, contrairement à ce qu’il avait fait en 2009, le législateur a explicitement choisi de considérer toutes les dettes fiscales nées pendant la procédure de réorganisation judiciaire comme des dettes de la masse lors d’une procédure subséquente de liquidation, de faillite ou de répartition en cas de transfert sous autorité judiciaire.
Le Conseil des ministres observe que la disposition en cause permet de compenser la position de faiblesse de l’État par rapport aux autres créanciers, lesquels peuvent se ménager contractuellement des garanties, se prévaloir de l’exception d’inexécution ou tenter d’obtenir des paiements volontaires. En outre, si la disposition en cause n’avait pas été adoptée, le receveur fiscal pourrait être incité à ne pas accorder des termes et délais à l’entreprise en réorganisation judiciaire.
B.10. Compte tenu du large pouvoir d’appréciation dont dispose le législateur en matière socio-économique, son choix de considérer les dettes fiscales nées pendant la procédure de réorganisation judiciaire comme des dettes de la masse lors d’une procédure subséquente de liquidation, de faillite ou de répartition en cas de transfert sous autorité judiciaire n’est pas incompatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article XX.58, alinéa 2, du Code de droit économique ne viole pas les articles 10 et 11
de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 10 novembre 2022.
Le greffier, Le président,
P.-Y. Dutilleux P. Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 142/2022
Date de la décision : 10/11/2022
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2022-11-10;142.2022 ?

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