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13/10/2022 | BELGIQUE | N°121/2022

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 13 octobre 2022, 121/2022


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 121/2022
du 13 octobre 2022
Numéros du rôle : 7540 et 7542
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 157quater, alinéa 2, 1°, de l’arrêté royal du 22 mars 1969 « fixant le statut des membres du personnel directeur et enseignant, du personnel auxiliaire d’éducation, du personnel paramédical des établissements d’enseignement gardien, primaire, spécialisé, moyen, technique, de promotion sociale et artistique de l’Etat, des internats dépendant de ces établissements et des membres du personnel du service

d’inspection chargé de la surveillance de ces établissements », posées par le Conseil ...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 121/2022
du 13 octobre 2022
Numéros du rôle : 7540 et 7542
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 157quater, alinéa 2, 1°, de l’arrêté royal du 22 mars 1969 « fixant le statut des membres du personnel directeur et enseignant, du personnel auxiliaire d’éducation, du personnel paramédical des établissements d’enseignement gardien, primaire, spécialisé, moyen, technique, de promotion sociale et artistique de l’Etat, des internats dépendant de ces établissements et des membres du personnel du service d’inspection chargé de la surveillance de ces établissements », posées par le Conseil d’État.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, des juges T. Giet, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune et W. Verrijdt, et, conformément à l’article 60bis de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, du juge émérite J.-P. Moerman, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par deux arrêts, nos 249.695 et 249.696, du 2 février 2021, dont les expéditions sont parvenues au greffe de la Cour les 24 et 25 mars 2021, le Conseil d’État a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 157quater, alinéa 2, 1°, de l’arrêté royal du 22 mars 1969 ‘ fixant le statut des membres du personnel directeur et enseignant, du personnel auxiliaire d’éducation, du personnel paramédical des établissements d’enseignement, gardien, primaire, spécialisé, moyen, technique, de promotion sociale et artistique de l’Etat, des internats dépendant de ces établissements et des membres du personnel du service d’inspection chargé de la surveillance de ces établissements ’, en vertu duquel le traitement de tout membre du personnel suspendu préventivement qui fait 1’objet d’une inculpation ou d’une prévention dans le cadre de poursuites pénales est fixé à la moitié de son traitement d’activité, alors qu’une telle réduction automatique du traitement n’est pas prévue à 1’égard d’autres membres du personnel, tels les
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agents des services décentralisés, pour lesquels le législateur de la Communauté française est également compétent, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution ? ».
Ces affaires, inscrites sous les numéros 7540 et 7542 du rôle de la Cour, ont été jointes.
La Communauté française, représentée par son Gouvernement, et l’organisme public « Wallonie Bruxelles Enseignement » (WBE), assistés et représentés par Me M. Uyttendaele et Me N. Mouraux, avocats au barreau de Bruxelles, ont introduit un mémoire.
Par ordonnance du 8 juin 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs T. Detienne et W. Verrijdt, a décidé que les affaires étaient en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 29 juin 2022 et les affaires mises en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, les affaires ont été mises en délibéré le 29 juin 2022.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le 13 février 2014, un professeur de l’enseignement organisé par la Communauté française fait l’objet d’une mesure d’écartement immédiate, pour faits de mœurs. Cette mesure est levée le 18 mars 2014. Plusieurs procédures, tant sur le plan administratif que sur le plan pénal, sont ensuite diligentées contre lui. Le 24 mars 2015, la Communauté française se constitue partie civile à l’encontre de ce professeur, du chef de coups et blessures, violences légères et outrage public aux bonnes mœurs.
Le 8 avril 2015, le professeur précité fait l’objet d’une mesure de suspension préventive, pour faits de violence. Celle-ci est suspendue au contentieux de l’extrême urgence, puis annulée par le Conseil d’État. Par un arrêté ministériel du 18 décembre 2017, il est à nouveau suspendu de ses fonctions pour une durée de trois mois, et il est privé de la moitié de son traitement, conformément à l’article 157bis, § 2, et à l’article 157quater, alinéa 2, 1°, de l’arrêté royal du 22 mars 1969 « fixant le statut des membres du personnel directeur et enseignant, du personnel auxiliaire d’éducation, du personnel paramédical des établissements d’enseignement gardien, primaire, spécialisé, moyen, technique, de promotion sociale et artistique de l’Etat, des internats dépendant de ces établissements et des membres du personnel du service d’inspection chargé de la surveillance de ces établissements » (ci-après : l’arrêté royal du 22 mars 1969). Cette décision est confirmée par un arrêté ministériel du 8 mars 2018. La mesure de suspension préventive et la réduction de moitié du traitement sont prolongées par un arrêté ministériel du 31 mai 2018.
Par ses arrêts nos 243.974 du 19 mars 2019 et 244.941 du 25 juin 2019, le Conseil d’État annule les arrêtés ministériels précités uniquement en ce qu’ils emportent automatiquement une réduction de moitié du traitement, au motif qu’au moment de l’adoption desdits arrêtés, le professeur concerné n’était pas inculpé sur la base d’une décision prise par un magistrat instructeur, alors que l’article 157quater, alinéa 2, 1°, de l’arrêté royal du 22 mars 1969 exige une telle inculpation.
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La mesure de suspension préventive ainsi que la réduction automatique de moitié du traitement sont prolongées par arrêté ministériel du 18 septembre 2018. Le 4 décembre 2018, le professeur précité est renvoyé devant le Tribunal correctionnel de Bruxelles. L’arrêté ministériel du 18 septembre 2018 est confirmé par un arrêté ministériel du 19 décembre 2018, puis par un arrêté ministériel du 12 mars 2019 et par un arrêté ministériel du 27 juin 2019. Le 5 novembre 2019, ce Tribunal déclare le professeur concerné coupable, notamment, d’attentat à la pudeur, et le condamne à une peine d’emprisonnement de trois ans, assortie d’un sursis simple pour la totalité durant cinq ans. Il interjette appel de ce jugement et, par ailleurs, il introduit devant le Conseil d’État plusieurs recours en annulation dirigés contre les arrêtés ministériels précités des 19 décembre 2018 et 27 juin 2019.
Dans les arrêts a quo, le Conseil d’État constate que ces arrêtés ministériels ont été pris, en ce qui concerne la retenue sur le traitement, sur la base de l’article 157quater, alinéa 2, 1°, de l’arrêté royal du 22 mars 1969, qui s’applique à la situation de la partie requérante devant lui, du fait du renvoi de celle-ci devant le Tribunal correctionnel de Bruxelles. À son estime, cette disposition n’est susceptible d’aucune interprétation quant au caractère automatique de la retenue sur le traitement, l’autorité ne disposant d’aucun pouvoir d’appréciation dans cette hypothèse. Le Conseil d’État observe par ailleurs qu’il ressort des travaux préparatoires du décret de la Communauté française du 6 avril 1998 « portant modification du régime de la suspension préventive dans l’enseignement organisé et subventionné par la Communauté française » (ci-après : le décret du 6 avril 1998), qui est à l’origine de la disposition en cause, que l’objectif du législateur décrétal est notamment de traiter tous les membres du personnel enseignant des différents réseaux de la même manière et d’éviter la discrimination constatée par la Cour dans son arrêt n° 38/96 du 27 juin 1996. Il constate néanmoins que le caractère automatique de la retenue sur le traitement n’est pas prévu en ce qui concerne d’autres catégories d’agents à l’égard desquels le législateur décrétal de la Communauté française est compétent, de sorte que la disposition en cause fait naître une différence de traitement au détriment des enseignants. Partant, à la demande de la partie requérante, le Conseil d’État pose la question préjudicielle reproduite plus haut, après l’avoir légèrement reformulée.
III. En droit
-A-
A.1. Le Gouvernement de la Communauté française soutient que les catégories de personnes visées dans la question préjudicielle ne se trouvent pas dans des situations comparables, dès lors que les enseignants et les éducateurs exercent une mission particulière et qu’ils sont amenés à être en contact direct et quotidien avec des élèves, y compris des enfants. La disposition en cause vise en effet la situation d’un membre du personnel du corps enseignant ou éducatif soupçonné d’avoir commis des faits de mœurs à l’encontre d’un mineur d’âge, ce qui crée un contexte délicat en milieu scolaire. Partant, le législateur décrétal a estimé qu’il était nécessaire de baliser les décisions prises par un pouvoir organisateur dans cette hypothèse, de manière à assurer la poursuite de la mission d’enseignement dans la sérénité. Les membres du personnel enseignant et éducatif sont en effet tenus à un comportement exemplaire, en raison de la mission fondamentale d’enseignement ou d’éducation qu’ils exercent.
Le Gouvernement de la Communauté française constate par ailleurs que, par son arrêt n° 2/2000 du 19 janvier 2000, la Cour a annulé uniquement le caractère automatique de la suspension préventive et non le caractère automatique de la retenue sur le traitement, de sorte que la disposition en cause permet toujours de poursuivre l’objectif du législateur décrétal. Du reste, les faits reprochés à la partie requérante devant le juge a quo, qui est professeur, constituent précisément des violences, des atteintes à la pudeur et du harcèlement.
A.2. En outre, le Gouvernement de la Communauté française soutient que la réduction de traitement prévue par la disposition en cause est raisonnablement justifiée eu égard à l’objectif poursuivi par le législateur décrétal.
En effet, la bonne gestion des finances publiques suppose que la rémunération d’un agent constitue la contrepartie d’un service presté. En l’espèce, les enseignants suspendus restent, certes, en position d’activité, mais, dans les faits, ils ne prestent plus aucun service. Il est donc logique que leur traitement soit réduit. En outre, la réduction de traitement est proportionnée. Tout d’abord, l’arrêté royal du 22 mars 1969 prévoit que la mesure ne peut avoir pour effet de ramener le traitement de la personne concernée en-deçà des allocations de chômage auxquelles elle aurait droit si elle bénéficiait du régime de sécurité sociale des travailleurs salariés. Ensuite, cette personne peut
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aussi exercer d’autres activités professionnelles durant la suspension. Enfin, la partie du traitement qui n’est pas versée du fait de la réduction est rapportée en cas d’acquittement.
A.3. À titre subsidiaire, le Gouvernement de la Communauté française soutient que, dans l’hypothèse où la question préjudicielle appellerait une réponse affirmative, le législateur décrétal serait obligé, pour respecter le principe d’égalité et de non-discrimination, de calquer le statut des agents décentralisés sur celui des enseignants et des éducateurs. Partant, il devrait appliquer la retenue automatique sur le traitement à l’ensemble des membres du personnel concerné, comme il l’a fait à la suite de l’arrêt n° 38/96 du 27 juin 1996 de la Cour. Dès lors, la question préjudicielle n’appelle pas de réponse ou, à tout le moins, elle n’est manifestement pas utile à la solution du litige porté devant la juridiction a quo.
-B-
B.1.1. Par la question préjudicielle, le juge a quo souhaite savoir si l’article 157quater, alinéa 2, 1°, de l’arrêté royal du 22 mars 1969 « fixant le statut des membres du personnel directeur et enseignant, du personnel auxiliaire d’éducation, du personnel paramédical des établissements d’enseignement gardien, primaire, spécialisé, moyen, technique, de promotion sociale et artistique de l’Etat, des internats dépendant de ces établissements et des membres du personnel du service d’inspection chargé de la surveillance de ces établissements » (ci-après :
l’arrêté royal du 22 mars 1969) est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que le traitement de tout membre du personnel suspendu préventivement qui fait l’objet d’une inculpation ou d’une prévention dans le cadre de poursuites pénales est fixé à la moitié de son traitement d’activité, alors qu’une telle réduction automatique du traitement n’est pas prévue à l’égard d’autres membres du personnel, tels les agents des services décentralisés, pour lesquels la Communauté française est également compétente.
B.1.2. La question préjudicielle porte sur l’article 157quater, alinéa 2, 1°, de l’arrêté royal du 22 mars 1969, tel qu’il a été inséré par le décret de la Communauté française du 6 avril 1998
« portant modification du régime de la suspension préventive dans l’enseignement organisé et subventionné par la Communauté française » (ci-après : le décret du 6 avril 1998) et tel qu’il a été modifié par le décret de la Communauté française du 30 avril 2009 « portant exécution du Protocole d’accord du 20 juin 2008 conclu pour la période 2009-2010 avec les organisations syndicales représentatives du secteur de l’enseignement ».
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B.1.3. Tel qu’il est applicable dans les affaires pendantes devant le juge a quo, l’article 157quater de l’arrêté royal du 22 mars 1969 dispose :
« Tout membre du personnel suspendu préventivement maintient son droit au traitement.
Par dérogation à l’alinéa 1er, le traitement de tout membre du personnel suspendu préventivement, qui fait l’objet :
1° d’une inculpation ou d’une prévention dans le cadre de poursuites pénales;
2° d’une condamnation pénale non définitive contre laquelle le membre du personnel a fait usage de ses droits de recours ordinaires;
3° d’une procédure disciplinaire engagée ou poursuivie à la suite d’une condamnation pénale définitive;
4° de poursuites disciplinaires en raison d’une faute grave pour laquelle il y a soit flagrant délit, soit des indices probants et dont l’appréciation appartient au ministre;
5° d’une proposition de peine disciplinaire prévue à l’article 122, 5°, 7°, 8° ou 9°, est fixé à la moitié de son traitement d’activité.
Cette réduction du traitement ne peut avoir pour effet de ramener le traitement à un montant inférieur au montant des allocations de chômage auquel le membre du personnel aurait droit s’il bénéficiait du régime de sécurité sociale des travailleurs salariés.
Pour l’application de l’alinéa 2, 1° et 2°, cette réduction de traitement prend effet le premier jour du mois qui suit le jour de l’inculpation ou de la prévention ou du prononcé de la condamnation non définitive.
Pour l’application de l’alinéa 2, 3°, cette réduction de traitement déjà opérée en vertu de l’alinéa 2, 1° ou 2°, est maintenue au-delà de la condamnation définitive si le ministre notifie au membre du personnel son intention de poursuivre ou d’engager la procédure disciplinaire.
Pour l’application de l’alinéa 2, 4°, la réduction de traitement prend effet le premier jour du mois qui suit la notification du ministre au membre du personnel de l’application de cet alinéa 2, 4°.
Pour l’application de l’alinéa 2, 5°, cette réduction de traitement prend effet le jour où la proposition de sanction disciplinaire est soumise ou notifiée au membre du personnel ».
B.2.1. En vertu de l’article 157quater, alinéa 2, 1°, de l’arrêté royal du 22 mars 1969, lorsqu’un membre du personnel de l’enseignement organisé par la Communauté française nommé à titre définitif est suspendu préventivement en application de l’article 157bis de cet
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arrêté et qu’il fait l’objet d’une inculpation ou d’une prévention dans le cadre de poursuites pénales, le traitement de ce membre du personnel est fixé à la moitié de son traitement d’activité.
B.2.2. Les travaux préparatoires du décret du 6 avril 1998 précisent, au sujet de la réduction précitée du traitement :
« Le traitement est toujours maintenu intégralement pendant la suspension préventive, sauf lorsque le membre du personnel suspendu préventivement fait l’objet :
1° d’une inculpation dans le cadre de poursuites pénales;
2° d’une condamnation pénale non définitive contre laquelle le membre du personnel a fait usage de ses droits de recours ordinaires;
3° d’une procédure disciplinaire engagée ou poursuivie à la suite d’une condamnation pénale définitive;
4° d’une procédure disciplinaire en raison d’une faute grave pour laquelle il y a soit flagrant délit, soit des indices probants et dont l’appréciation appartient au pouvoir organisateur;
5° d’une proposition de peine disciplinaire grave.
Dans ces cinq cas-là, la rémunération est fixée à la moitié du traitement d’activité.
Cette réduction du traitement ne peut toutefois avoir pour effet de ramener le traitement à un montant inférieur au montant des allocations de chômage auquel le membre du personnel aurait droit s’il bénéficiait du régime de sécurité sociale des travailleurs salariés [...].
Il est vrai que la mesure de suspension préventive d’office est assortie d’une réduction automatique de la moitié du traitement. Relevons cependant que tant la doctrine administrative que la jurisprudence administrative ou judiciaire consacrent la légalité de la mesure de réduction de traitement qui accompagne une mesure de suspension préventive.
Le plus souvent, le fondement de cette position repose sur la règle du ‘ service fait ’ selon laquelle le traitement de l’agent constitue la contrepartie de ses prestations (Tribunal civil de Liège, 14 mai 1991, J.L.M.B., 1991, p. 902 ainsi que l’abondante jurisprudence administrative relevée dans ce jugement, Précis de Fonction publique, J. Sarot, Bruxelles, Bruylant, 1994, n° 542, p. 350).
D’autres arguments peuvent être relevés :
1° la réduction de moitié du traitement ainsi opérée ne peut avoir pour effet de ramener le traitement à un montant inférieur au montant des allocations de chômage auxquelles le membre du personnel aurait droit s’il bénéficiait du régime de sécurité sociale des travailleurs salariés
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(cette limite garantit le respect de l’article 3 de la Convention européenne des Droits de l’Homme);
2° la réglementation n’interdit pas aux membres du personnel suspendus préventivement d’exercer d’autres activités salariées ou d’indépendant;
3° la réduction de 50 % du traitement ne s’opère pas sur le traitement net mais sur le traitement brut;
4° la Communauté française se doit de gérer les finances publiques en bon père de famille, en particulier compte tenu des contraintes budgétaires auxquelles elle est actuellement confrontée (il faut rappeler qu’un membre du personnel suspendu préventivement est remplacé par un temporaire, ce qui entraîne le paiement d’un traitement et demi au total);
5° la réduction automatique de la moitié du traitement ne vise que des membres du personnel suspendus préventivement en considération de circonstances particulièrement graves; que dans ce sens le Tribunal civil de Liège a estimé ‘ qu’il est raisonnable de considérer que si un agent qui s’est mis dans une situation qui, aussi longtemps qu’elle n’est pas tirée au clair, rend sa présence au sein du service, sinon impossible, du moins indésirable, il n’a qu’à en supporter les conséquences y compris celles de sa suspension préventive et de la suspension de sa rémunération ’ (Tribunal civil de Liège, 14 mai 1991, précité).
En tout état de cause, si au terme de la procédure pénale le membre du personnel est acquitté, il sera remboursé du complément de son traitement initialement retenu augmenté des intérêts de retard calculés au taux légal et dus depuis le jour où la réduction de traitement est intervenue » (Doc. parl., Parlement de la Communauté française, 1997-1998, n° 211/1, pp. 3 à 5).
« Quant à la mesure visant le retrait d’une partie du traitement, bien entendu les enseignants conserveront au moins la somme qu’ils auraient s’ils bénéficiaient d’indemnités de chômage.
Pourquoi le pouvoir organisateur n’aurait-il pas à ce propos une faculté d’appréciation ?
Parce que, de la même manière, on se demanderait pourquoi dans certains cas le pouvoir organisateur décide de retirer la moitié du traitement et dans l’autre pas. De nouveau, on demanderait au pouvoir organisateur de prendre position pour ou contre le professeur dont il est question. Or, il n’y a pas lieu qu’on pose la question d’une culpabilité éventuelle au pouvoir organisateur qui, en répondant à cette question, sort des limites de sa compétence. C’est pourquoi la ministre-présidente insiste sur la nécessaire automaticité de cette règle du retrait d’une partie du traitement. Le traitement est une contre-partie du travail et dès lors, il est logique qu’il y ait retrait à partir du moment où le travail n’est pas effectué. En tout état de cause, le professeur reçoit la moitié de son traitement et il peut avoir une activité complémentaire. Mais donner au pouvoir organisateur la faculté d’appréciation, aboutirait à lui donner la faculté d’une protection, comme il y en a eu manifestement dans certains établissements scolaires dans le passé et c’est ce qu’il faut éviter en Communauté française » (Doc. parl., Parlement de la Communauté française, 1997-1998, n° 211/8, p. 10).
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B.3.1. La question préjudicielle porte sur la différence de traitement entre, d’une part, les membres du personnel de l’enseignement organisé par la Communauté française, et, d’autre part, d’autres membres du personnel qui relèvent de la compétence de la Communauté française, tels les agents visés par l’arrêté du Gouvernement de la Communauté française du 31 mars 2004 « fixant les conditions de la suspension dans l’intérêt du service des agents des Services du Gouvernement, du Conseil supérieur de l’Audiovisuel et des organismes d’intérêt public qui relèvent du Comité de Secteur XVII, en application de l’article 77 du statut des agents des services du Gouvernement » (ci-après : l’arrêté du 31 mars 2004), en ce que, dans l’hypothèse d’une suspension préventive, le caractère automatique de la retenue sur le traitement n’est prévu, dans le cas d’une inculpation ou d’une prévention dans le cadre de poursuites pénales, qu’au détriment des premiers. La Cour est interrogée au sujet de la compatibilité de cette différence de traitement avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.3.2. L’arrêté du 31 mars 2004 dispose :
« Article 1er. Lorsque l’intérêt du service le requiert, l’agent soumis à l’article 77 du statut des agents des Services du Gouvernement peut être suspendu de ses fonctions par le Gouvernement ou l’autorité déléguée à cette fin.
L’agent est entendu au préalable par un supérieur hiérarchique de rang 12 au moins.
À tout stade de la procédure, l’agent a le droit de se faire assister par un défenseur de son choix.
Les motifs de la mise en œuvre de la procédure de suspension dans l’intérêt du service sont communiqués à l’agent par lettre recommandée à la poste à la dernière adresse qu’il a indiquée à l’entité administrative chargée de la gestion du personnel dont il relève.
Il doit être procédé à l’envoi de la lettre visée à l’alinéa précédent au moins cinq jours ouvrables avant l’audition.
En cas d’urgence, l’autorité visée à l’alinéa 1er peut, préalablement à cette audition, imposer une dispense de service à l’agent.
Cette dispense ne peut excéder dix jours ouvrables.
En cas d’absence de l’agent à l’audition, l’autorité visée à l’alinéa 1er poursuit l’instruction de l’affaire sur la base du dossier en sa possession.
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Article 2. La suspension dans l’intérêt du service ne peut avoir d’effet antérieur à son prononcé.
Elle est d’une durée maximum de six mois.
Toutefois, lorsque l’agent fait l’objet de poursuites disciplinaires en raison d’une faute grave pour laquelle il y a flagrant délit ou des indices probants, la suspension dans l’intérêt du service peut être prononcée pour une durée de six mois renouvelable qui prend néanmoins fin, au plus tard, à l’issue de l’action disciplinaire.
Le renouvellement de la suspension en application de l’alinéa précédent est soumis aux règles de procédure visées à l’article 1er, alinéas 1er à 5 et dernier alinéa.
Lorsque l’agent fait l’objet de poursuites pénales, la suspension dans l’intérêt du service peut être prononcée pour une durée indéterminée qui prend néanmoins fin, sans préjudice de l’application du troisième alinéa, à l’issue d’un délai de six mois à dater de la prise de connaissance de la décision judiciaire définitive, ou le cas échéant du classement sans suite, par l’Autorité compétente pour émettre une proposition provisoire de sanction disciplinaire.
La suspension, en ce compris tout renouvellement de celle-ci, est notifiée à l’agent par lettre recommandée à la poste à la dernière adresse qu’il a indiquée à l’entité administrative chargée de la gestion du personnel dont il relève.
La notification visée à l’alinéa précédent porte mention du délai et des voies de recours.
Dans les quinze jours de la présentation par la Poste de la lettre visée à l’alinéa 6, l’agent peut introduire un recours auprès de la Chambre de recours compétente en matière disciplinaire.
Dans un délai de deux mois, la Chambre de recours remet à l’autorité visée à l’article 2, 1er alinéa, un avis concluant au maintien, à la réformation ou à l’annulation de la suspension dans l’intérêt du service.
Lorsque l’avis conclut à la réformation ou à l’annulation, l’autorité visée à l’article 2, 1er alinéa, prend, dans le mois qui suit la réception par celle-ci de l’avis de la Chambre de recours, une décision de confirmation, de réformation ou d’annulation de la suspension dans l’intérêt du service.
La réformation consiste nécessairement en une atténuation de la mesure que ce soit quant à sa durée ou quant aux effets qui lui sont attachés.
Article 3. Lorsque la mesure de suspension dans l’intérêt du service s’accompagne d’une réduction de traitement, cette réduction de traitement est, à l’issue de la suspension, retirée par une décision rétroagissant à la date à partir de laquelle la suspension a produit effet, sauf :
1° si les faits justifiant la suspension fondent la démission d’office, la révocation ou la rétrogradation de l’agent;
2° pour la période de suspension dans l’intérêt du service imputée sur la durée de la suspension disciplinaire.
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Lorsque la mesure de suspension dans l’intérêt du service s’accompagne de la privation de la faculté pour l’agent de faire valoir tout ou partie de ses titres à la promotion, seule la faculté de faire valoir ses titres à la promotion en carrière plane lui est, à l’issue de la suspension dans l’intérêt du service, restituée par une décision rétroagissant à la date à partir de laquelle la suspension a produit ses effets sauf si les faits justifiant la suspension fondent la démission d’office, la révocation ou la rétrogradation de l’agent ».
B.4. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.5.1. Le Gouvernement de la Communauté française soutient que les autres membres du personnel qui relèvent de la compétence de la Communauté française, tels les fonctionnaires visés par l’arrêté du Gouvernement de la Communauté française du 31 mars 2004, ne sont pas suffisamment comparables aux membres du personnel de l’enseignement organisé par le Gouvernement de la Communauté française au regard de la disposition en cause, eu égard aux spécificités des missions d’enseignement et aux contacts directs et quotidiens avec les élèves et les enfants que celles-ci supposent.
B.5.2. Il ne faut pas confondre différence et non-comparabilité. En l’occurrence, la Cour doit se prononcer sur la comparaison entre des membres du personnel de la Communauté française qui font l’objet d’une suspension préventive. Ces catégories de personnes sont comparables. La seule circonstance que, dans un cas, des membres du personnel exercent des missions d’enseignement et sont amenés à entretenir des contacts directs et quotidiens avec des enfants alors que tel n’est pas nécessairement le cas pour les autres membres du personnel peut certes constituer un élément dans l’appréciation de la différence de traitement, mais elle ne suffit pas pour conclure à la non-comparabilité, sous peine de priver de sa substance le contrôle qui est exercé au regard du principe d’égalité et de non-discrimination.
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B.6. La différence de traitement citée en B.3.1 repose sur la nature de la mission de service public exercée par les membres du personnel de la Communauté française. Ce critère de distinction est objectif. La Cour doit ensuite examiner s’il est pertinent à la lumière des objectifs de la mesure en cause et si le caractère automatique de la réduction de traitement est proportionné aux objectifs poursuivis.
B.7.1. La suspension préventive avec réduction automatique de traitement constitue une des mesures par lesquelles le législateur décrétal de la Communauté française a entendu réagir aux situations dans lesquelles « un membre du personnel enseignant ou d’éducation est soupçonné de faits de pédophilie ou de mœurs ou d’autres délits ou crimes qui revêtent un caractère de gravité et qui sont commis à l’encontre de mineurs d’âge » (Doc. parl., Parlement de la Communauté française, 1997-1998, n° 211/1, p. 2).
B.7.2. La mesure de suspension préventive peut être pertinente à la lumière des objectifs poursuivis qui consistent à protéger les enfants et à assurer la sérénité dans l’établissement scolaire dans les situations mentionnées en B.7.1 (voy. en ce sens l’arrêt n° 2/2000, B.4.4).
B.7.3. Il convient toutefois de relever que la réduction automatique de traitement s’applique à tout membre du personnel suspendu préventivement en cas d’inculpation ou de prévention dans le cadre de poursuites pénales. La mesure en cause va donc au-delà des inculpations ou préventions qui sont en lien avec les objectifs qui consistent à protéger les enfants et à assurer la sérénité dans l’établissement scolaire. Il n’apparaît pas en quoi ces objectifs sont pertinents au regard des autres poursuites pénales. En pareils cas, ces objectifs ne peuvent dès lors justifier que les membres du personnel de l’enseignement organisé par le Gouvernement de la Communauté française bénéficient de moins de garanties que les autres membres du personnel qui relèvent de la compétence de la Communauté française.
B.7.4. Pour le surplus, la disposition en cause ne porte pas sur la suspension préventive en soi, mais elle fait naître une différence de traitement au détriment des membres du personnel de l’enseignement organisé par le Gouvernement de la Communauté française, en ce qui concerne
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le caractère automatique ou non de la réduction de traitement en cas de suspension préventive dans l’hypothèse d’une inculpation ou d’une prévention dans le cadre de poursuites pénales.
Bien qu’une différence de traitement relative aux conditions de suspension ou aux motifs de suspension puisse être pertinente à l’égard des membres du personnel qui sont en contact avec des personnes vulnérables afin de protéger pleinement ces personnes, tel n’est pas le cas pour une réduction automatique de traitement.
B.8.1. De surcroît, il ressort des travaux préparatoires cités en B.2 que le législateur décrétal a conçu la réduction du traitement comme l’accessoire nécessaire et automatique de la mesure de suspension préventive. Par ailleurs, le législateur décrétal a explicitement entendu exclure toute faculté d’appréciation de la part des pouvoirs organisateurs quant à l’existence et à l’étendue de la réduction de traitement dans une telle hypothèse, dans le but d’agir contre l’inertie de ceux-ci et d’éviter toute discussion qui ferait présumer la culpabilité de l’enseignant.
B.8.2. Bien qu’il s’agisse d’objectifs légitimes, ceux-ci ne justifient pas que seuls les membres du personnel de l’enseignement organisé par le Gouvernement de la Communauté française se voient imposer une réduction automatique de traitement en cas de suspension préventive dans les cas visés à l’article 157quater de l’arrêté royal du 22 mars 1969. Il n’apparaît pas en quoi la différence objective que le Gouvernement de la Communauté française invoque justifierait qu’en cas de suspension préventive dans de telles hypothèses la réduction du traitement des membres du personnel de l’enseignement organisé par le Gouvernement de la Communauté française s’opère avec moins de garanties que la réduction du traitement d’autres membres du personnel qui relèvent de la compétence de la Communauté française.
Des considérations de nature budgétaire ne sauraient davantage être avancées utilement pour justifier une différence de traitement entre des personnes qui se trouvent dans des situations identiques.
B.9. Il s’ensuit que la disposition en cause n’est pas compatible avec les articles 10 et 11
de la Constitution.
13
Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 157quater, alinéa 2, 1°, de l’arrêté royal du 22 mars 1969 « fixant le statut des membres du personnel directeur et enseignant, du personnel auxiliaire d’éducation, du personnel paramédical des établissements d’enseignement gardien, primaire, spécialisé, moyen, technique, de promotion sociale et artistique de l’Etat, des internats dépendant de ces établissements et des membres du personnel du service d’inspection chargé de la surveillance de ces établissements », tel qu’il a été inséré par le décret de la Communauté française du 6 avril 1998 « portant modification du régime de la suspension préventive dans l’enseignement organisé et subventionné par la Communauté française » et tel qu’il a été modifié par le décret de la Communauté française du 30 avril 2009 « portant exécution du Protocole d’accord du 20 juin 2008 conclu pour la période 2009-2010 avec les organisations syndicales représentatives du secteur de l’enseignement », viole les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 13 octobre 2022.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut P. Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 121/2022
Date de la décision : 13/10/2022
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

Violation (article 157quater, alinéa 2, 1°, de l'arrêté royal du 22 mars 1969, tel qu'il a été inséré par le décret de la Communauté française du 6 avril 1998 « portant modification du régime de la suspension préventive dans l'enseignement organisé et subventionné par la Communauté française » et tel qu'il a été modifié par le décret de la Communauté française du 30 avril 2009 « portant exécution du Protocole d'accord du 20 juin 2008 conclu pour la période 2009-2010 avec les organisations syndicales représentatives du secteur de l'enseignement »)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - les questions préjudicielles relatives à l'article 157quater, alinéa 2, 1°, de l'arrêté royal du 22 mars 1969 « fixant le statut des membres du personnel directeur et enseignant, du personnel auxiliaire d'éducation, du personnel paramédical des établissements d'enseignement gardien, primaire, spécialisé, moyen, technique, de promotion sociale et artistique de l'Etat, des internats dépendant de ces établissements et des membres du personnel du service d'inspection chargé de la surveillance de ces établissements », posées par le Conseil d'État. Enseignement - Communauté française - Suspension préventive d'un membre du personnel faisant l'objet d'une inculpation ou d'une prévention dans le cadre de poursuites pénales - Réduction automatique du traitement


Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2022-10-13;121.2022 ?

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