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22/09/2022 | BELGIQUE | N°115/2022

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 22 septembre 2022, 115/2022


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 115/2022
du 22 septembre 2022
Numéro du rôle : 7650
En cause : les questions préjudicielles concernant l’article 120bis de la loi générale du 19 décembre 1939 relative aux allocations familiales, posées par la Cour du travail d’Anvers, division d’Anvers.
La Cour constitutionnelle,
composée du président L. Lavrysen, du juge émérite J.-P. Moerman, conformément à l’article 60bis de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, faisant fonction de président, et des juges M. Pâques, Y. Kherbache, T.

Detienne, S. de Bethune et E. Bribosia, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 115/2022
du 22 septembre 2022
Numéro du rôle : 7650
En cause : les questions préjudicielles concernant l’article 120bis de la loi générale du 19 décembre 1939 relative aux allocations familiales, posées par la Cour du travail d’Anvers, division d’Anvers.
La Cour constitutionnelle,
composée du président L. Lavrysen, du juge émérite J.-P. Moerman, conformément à l’article 60bis de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, faisant fonction de président, et des juges M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, S. de Bethune et E. Bribosia, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par arrêt du 7 octobre 2021, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 12 octobre 2021, la Cour du travail d’Anvers, division d’Anvers, a posé les questions préjudicielles suivantes :
« 1. L’article 120bis de la loi générale du 19 décembre 1939 relative aux allocations familiales, tel qu’il a été introduit par l’article 49 de la loi-programme du 28 juin 2013, viole-t-
il les articles 10 et 11 de la Constitution, lus ou non en combinaison avec l’article 23 de la Constitution, en ce qu’il serait interprété en ce sens que, dans le cas de manœuvres frauduleuses ou de déclarations fausses ou sciemment incomplètes, les prestations peuvent être réclamées de manière illimitée dans le temps pour autant que le service public prenne une décision de récupération dans un délai de cinq ans à compter du moment où il a connaissance de la fraude, alors que, dans le cas du recouvrement de toute autre dette périodique, conformément à l’article 2277 du Code civil, l’on ne peut remonter que cinq ans en arrière, de sorte que cette disposition crée une différence de traitement entre ces deux catégories de débiteurs ?
2. Pour autant que la première question préjudicielle ne donne pas lieu à un constat de violation, l’article 120bis de la loi générale relative aux allocations familiales, tel qu’il a été introduit par l’article 49 de la loi-programme du 28 juin 2013, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, lus ou non en combinaison avec l’article 23 de la Constitution, en ce qu’il serait
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interprété en ce sens que l’article 120bis de la loi générale relative aux allocations familiales peut être appliqué avec effet rétroactif, dans la mesure où le délai de prescription quinquennal prend cours le jour où l’institution a connaissance des manœuvres frauduleuses ou des déclarations fausses ou sciemment incomplètes, de sorte que les prestations versées avant l’entrée en vigueur de la loi qui a introduit ce texte, c’est-à-dire à partir de l’entrée en vigueur de cette disposition le 1er août 2013, peuvent faire l’objet d’une réclamation, alors que, sous l’empire de l’ancienne loi, ces prestations ne pouvaient plus faire l’objet d’une réclamation à la suite de l’expiration du délai de prescription quinquennal ?
3. Si la première ou la deuxième question préjudicielle appelle une réponse affirmative, l’article 120bis de la loi générale relative aux allocations familiales, tel qu’il a été introduit par l’article 49 de la loi-programme du 28 juin 2013, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, lus ou non en combinaison avec l’article 23 de la Constitution, en ce qu’il crée une distinction injustifiée entre les actions civiles résultant d’une infraction qui, selon l’article 120bis de la loi générale relative aux allocations familiales, peuvent se prescrire avant l’action publique et les actions civiles résultant d’une infraction qui, selon les articles 26 et 28
de la loi du 17 avril 1878 contenant le titre préliminaire du Code de procédure pénale, ne peuvent pas se prescrire avant l’action publique ? ».
La « Vlaams Agentschap voor de Uitbetaling van Toelagen in het kader van het Gezinsbeleid » (VUTG), assistée et représentée par Me D. Grootjans, avocat au barreau d’Anvers, a introduit un mémoire.
Par ordonnance du 8 juin 2022, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Y. Kherbache et M. Pâques, a décidé que l'affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins que la « Vlaams Agentschap voor de Uitbetaling van Toelagen in het kader van het Gezinsbeleid » n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 23 juin 2022 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 23 juin 2022.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
L’Agence fédérale pour les allocations familiales (ci-après : Famifed) a versé des allocations familiales à G.L., à S.L. et à F.R., pour dix enfants au total, qui étaient tous domiciliés à la même adresse et formaient un seul ménage. Le 25 mai 2018, G.L., S.L. et F.R. ont introduit des requêtes devant le Tribunal du travail d’Anvers afin de contester les décisions de Famifed du 19 avril 2018 tendant à récupérer les prestations. Famifed réclame les allocations familiales parce que les enfants en question ne séjournent pas (ou plus) en Belgique, ce qui entraîne la disparition du droit aux allocations familiales et aussi une modification du rang des enfants séjournant en Belgique.
Les missions de Famifed sont actuellement exercées par la « Vlaams Agentschap voor de Uitbetaling van Toelagen in het kader van het Gezinsbeleid » (ci-après : la VUTG).
En première instance, le Tribunal du travail a jugé que les actions des parties demanderesses étaient recevables mais non fondées et que les parties demanderesses devaient rembourser les allocations familiales
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indûment perçues, majorées des intérêts de retard et des intérêts judiciaires. G.L., S.L. et F.R. ont interjeté appel de ce jugement.
La Cour du travail constate qu’un enfant qui suit des cours à l’étranger ne donne en principe pas droit aux allocations familiales (article 52 de la loi générale du 19 décembre 1939 relative aux allocations familiales (ci-
après : la loi générale relative aux allocations familiales)). Les enfants qui séjournent à l’étranger ne donnent pas droit aux allocations familiales et l’absence de ces enfants a également des conséquences sur le calcul des allocations familiales pour les enfants qui séjournent encore en Belgique. La Cour du travail constate ensuite que les parties demanderesses n’ont jamais spontanément déclaré que les enfants étudiaient à l’étranger, ce qui est toutefois obligatoire dès lors que toute modification de la situation familiale doit être déclarée spontanément à Famifed, actuellement la VUTG. Le défaut de déclaration a pour effet qu’un avantage social indu peut être obtenu et conservé (article é, § 1er, 2°, du Code pénal social) et il est question de fraude. Par ailleurs, les enfants ont également été inscrits à tort à Anvers, car ils n’y résidaient pas, ce qui peut indiquer une fraude au domicile.
Compte tenu de ces éléments, la Cour du travail juge être en présence de déclarations sciemment incomplètes, entraînant la perception indue d’allocations familiales, et elle estime qu’il convient d’appliquer le délai de prescription quinquennal (article 120bis de la loi générale relative aux allocations familiales).
L’article 120bis en cause a été introduit par l’article 49 de la loi-programme du 28 juin 2013 et est entré en vigueur le 1er août 2013. Le délai de prescription commence à courir au moment où la fraude a été constatée. Il s’agit d’un choix délibéré du législateur, qui entend ainsi mieux lutter contre la fraude. Par son arrêt n° 9/2021 du 21 janvier 2021, la Cour a jugé que l’article 120bis de la loi générale relative aux allocations familiales ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 23 de la Constitution, en ce que le délai de prescription ne commence à courir qu’au moment où la fraude est constatée.
Bien que la Cour ait jugé, par l’arrêt n° 9/2021, que la disposition selon laquelle le délai de prescription ne commence à courir qu’au moment où il est pris connaissance de la fraude n’est pas inconstitutionnelle, il existe un doute, selon la Cour du travail, quant à la manière dont il convient d’appliquer le délai de prescription. La VUTG
estime que le délai de prescription s’applique uniquement afin de permettre à l’institution de sécurité sociale de décider de récupérer les prestations dans les cinq ans à compter du moment où elle a connaissance des faits et de procéder ensuite à la récupération sans limite de temps. Dans cette interprétation, la loi pourrait être contraire à l’article 2277 de l’ancien Code civil, étant donné que les justiciables ayant perçu indûment des prestations par la fraude sont traités autrement que les débiteurs de dettes périodiques. Par ailleurs, l’interprétation de la VUTG
aurait pour effet que la loi-programme du 28 juin 2013 soit appliquée avec effet rétroactif, ce qui pourrait être contraire à l’article 2 de l’ancien Code civil. Or, le fait de ne pas suivre l’interprétation de la VUTG ferait naître un traitement inégal entre l’action civile et l’action publique, étant donné que l’action civile se prescrirait avant l’action publique, ce qui est contraire aux articles 26 et 28 du titre préliminaire du Code de procédure pénale.
Par conséquent, la Cour du travail pose les questions préjudicielles reproduites plus haut.
III. En droit
-A-
A.1. La VUTG estime que la première question préjudicielle appelle une réponse négative. La question porte sur la compatibilité de l’article 120bis de la loi générale relative aux allocations familiales, dans sa version applicable à partir du 1er août 2013, avec le principe d’égalité, dans l’interprétation selon laquelle cet article permet de réclamer sans limite de temps des prestations obtenues par des déclarations fausses ou sciemment incomplètes, alors que, pour le recouvrement d’autres dettes périodiques, il n’est possible de remonter que cinq ans en arrière, conformément à l’article 2277 de l’ancien Code civil.
La VUTG constate que l’article 2277 de l’ancien Code civil ne concerne pas la récupération de montants périodiques indûment versés (Cass., 3 octobre 1994, S.94.0018.F; Cass., 21 mai 2001, S.00.0164.N). Par son arrêt
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n° 9/2021, la Cour a elle aussi jugé que l’article 120bis de la loi générale relative aux allocations familiales n’est pas contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 23 de la Constitution.
A.2. Selon la VUTG, la deuxième question préjudicielle porte sur la rétroactivité de l’article 120bis de la loi générale relative aux allocations familiales, dans sa version applicable à partir du 1er août 2013, en particulier concernant le délai de prescription applicable à la récupération de prestations obtenues par fraude qui étaient déjà prescrites sous l’empire de l’ancien article 120bis lors de l’entrée en vigueur du nouvel article 120bis. Le nouvel article 120bis de la loi générale relative aux allocations familiales permet, à partir du 1er août 2013, de récupérer des prestations sans limite de temps, l’unique condition étant que la réclamation doive avoir lieu dans les cinq ans après la découverte de la fraude. En réalité, selon la VUTG, la Cour du travail demande si la réclamation des montants dont la récupération aurait été prescrite sous l’empire de l’ancienne loi est compatible avec l’article 2 de l’ancien Code civil et avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 23 de la Constitution.
La VUTG observe que la rétroactivité des délais de prescription est très complexe et qu’une jurisprudence intéressante s’est développée à cet égard dans le cadre de la modification des délais de prescription généraux effectuée par la loi du 10 juin 1998, qui a modifié tant les délais de prescription prévus par le Code civil que ceux prévus par l’article 26 du titre préliminaire du Code de procédure pénale. La Cour de cassation comme la Cour constitutionnelle ont estimé qu’un régime de prescription issu d’une ancienne loi qui est inconstitutionnelle peut être supplanté avec effet rétroactif par une nouvelle loi sauf si, en vertu de l’ancienne loi inconstitutionnelle, la prescription a déjà été établie définitivement dans une décision coulée en force de chose jugée.
Selon la VUTG, le fait de demander des allocations familiales sur la base d’un formulaire contenant de fausses déclarations constitue une infraction continue qui prend cours lors du premier usage du faux et perdure jusqu’à ce qu’il soit mis fin aux effets poursuivis par l’infraction. Dans le cadre des infractions continues, le délai de prescription de l’action publique ne commence qu’au moment où la situation délictueuse cesse d’exister. Il s’ensuit dès lors que le premier usage d’un faux, même s’il remonte à plusieurs dizaines d’années, peut faire l’objet de poursuites pénales jusqu’à l’expiration d’une période de cinq ans après qu’il a été mis fin à l’effet poursuivi par cet usage. Étant donné que l’action civile en réparation du dommage résultant de cette infraction ne peut en aucun cas se prescrire avant l’action publique elle-même, par application des articles 26 et 28 du titre préliminaire du Code de procédure pénale, la récupération des allocations familiales versées par suite de fausses déclarations ne peut pas davantage se prescrire tant que l’action publique n’est pas elle-même prescrite pour ces faits. Selon la jurisprudence constante de la Cour de cassation, le régime de prescription des articles 26 et 28 du titre préliminaire du Code de procédure pénale prime les autres règles en matière de prescription (Cass., 19 novembre 2012, S.11.0098.F; Cass., 29 février 2016, S.15.0049.F).
A.3. La VUTG fait valoir que la troisième question préjudicielle n’est pas claire, eu égard au dispositif de l’arrêt de renvoi et aux considérants de cet arrêt. Selon la VUTG, la véritable question consiste à savoir si le régime de prescription de l’article 120bis de la loi générale relative aux allocations familiales, tel qu’il existait avant la modification législative opérée par la loi-programme du 28 juin 2013, résiste au contrôle au regard du principe de non-discrimination, dès lors que le régime de prescription prévoyait une prescription plus courte que la prescription de l’action civile ex delicto, prévue par les articles 26 et 28 du titre préliminaire du Code de procédure pénale.
Eu égard à ce qui est dit concernant la deuxième question préjudicielle, il convient, selon la VUTG, de répondre par la négative à la troisième question préjudicielle.
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-B-
Quant à la disposition en cause
B.1.1. L’article 120bis de la loi générale du 19 décembre 1939 relative aux allocations familiales (ci-après : la loi générale relative aux allocations familiales), tel qu’il a été modifié par l’article 49 de la loi-programme du 28 juin 2013 avec effet au 1er août 2013, dispose :
« La répétition des prestations familiales indûment payées ne peut être réclamée après l’expiration d’un délai de trois ans prenant cours à la date à laquelle le paiement a été effectué.
Outre les causes prévues par le Code civil, la prescription est interrompue par la réclamation des paiements indus notifiée au débiteur par lettre recommandée à la poste.
Par dérogation à l’alinéa 1er, le délai de prescription est porté à cinq ans si les prestations payées indûment ont été obtenues à la suite de manœuvres frauduleuses ou de déclarations fausses ou sciemment incomplètes. Ce délai prend cours à la date à laquelle l’institution a connaissance de la fraude, du dol ou des manœuvres frauduleuses de l’assuré social ».
B.1.2. Le juge a quo pose trois questions préjudicielles à la Cour sur la compatibilité de cette disposition avec les articles 10, 11 et 23 de la Constitution.
Quant à la première question préjudicielle
B.2. Par la première question préjudicielle, le juge a quo interroge la Cour sur la compatibilité de la disposition en cause avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 23 de la Constitution, dans l’interprétation selon laquelle, en cas de fraude, les prestations peuvent être réclamées sans limitation dans le temps pour autant que l’organisme compétent prenne une décision de récupération dans un délai de cinq ans à compter du moment où il a eu connaissance de la fraude. Le juge a quo interroge en particulier la Cour sur la différence de traitement que la disposition en cause crée entre les débiteurs de prestations familiales indûment payées en cas de fraude et les débiteurs de dettes périodiques qui bénéficient d’une prescription quinquennale, conformément à l’article 2277 du Code civil.
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B.3. Par son arrêt n° 9/2021 du 21 janvier 2021, la Cour a jugé :
« B.6.1. La prescription abrégée prévue par l’article 2277 du Code civil est justifiée par la nature particulière des créances qu’elle vise : il s’agit, lorsque la dette a pour objet des prestations de revenus ‘ payables par année, ou à des termes périodiques plus courts ’, soit de protéger les emprunteurs et d’inciter les créanciers à la diligence, soit d’éviter l’accroissement constant du montant global des créances périodiques. La prescription abrégée permet aussi de protéger les débiteurs contre l’accumulation de dettes périodiques qui, dans la durée, pourraient se transformer en une dette de capital importante.
B.6.2. Les assurés sociaux qui doivent rembourser des prestations de sécurité sociale indues en cas de fraude, de dol ou de manœuvres frauduleuses se trouvent, en ce qui concerne la prescription de leur dette, dans une situation qui est comparable à celle des débiteurs de dettes périodiques.
Les assurés sociaux qui doivent rembourser des prestations de sécurité sociale indues en cas de fraude, de dol ou de manœuvres frauduleuses sont en effet soumis à un délai de prescription de cinq ans, soit d’une durée identique à celle du délai prévu pour les débiteurs de sommes périodiques qui sont visés par l’article 2277 du Code civil. Toutefois, pour les premiers, le point de départ de ce délai est fixé à la date à laquelle l’institution a connaissance de la fraude, du dol ou des manœuvres frauduleuses de l’assuré social.
B.7.1. La prescription de l’indu en cas de fraude, de dol ou de manœuvres frauduleuses de l’assuré social a toujours fait l’objet d’un régime spécifique.
B.7.2. Avant son remplacement par l’article 35 de la loi-programme du 20 juillet 2006, l’article 120bis, alinéa 3, des lois ‘ relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés, coordonnées le 19 décembre 1939 ’, prévoyait que le délai de prescription abrégé de cinq ans ne s’appliquait pas si les prestations payées indûment avaient été obtenues à la suite de manœuvres frauduleuses ou de déclarations fausses ou sciemment incomplètes, de sorte qu’à défaut d’indication dans cette disposition, le délai de prescription était de dix ans.
B.7.3.1. À la suite de son remplacement par l’article 35 de la loi-programme du 20 juillet 2006, l’article 120bis, alinéa 3, en cause, prévoyait que, par dérogation au délai de prescription abrégé de trois ans, le délai de prescription était porté à cinq ans si les prestations payées indûment avaient été obtenues à la suite de manœuvres frauduleuses ou de déclarations fausses ou sciemment incomplètes.
Aucun point de départ spécifique du délai de prescription quinquennal n’était prévu en cas de fraude, de sorte que, conformément à l’article 120bis, alinéa 1er, de la loi générale relative aux allocations familiales, ce délai prenait cours à partir de la date à laquelle le paiement avait été effectué.
[…]
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B.7.4.1. L’article 49 de la loi-programme du 28 juin 2013 a modifié l’article 120bis, alinéa 3, de la loi générale relative aux allocations familiales.
Cette modification, qui résulte d’un amendement, a été justifiée comme suit :
‘ Le nouvel alinéa 3 reproduit par ailleurs la mesure figurant à l’article 39/16 qui postpose la prise de cours du délai de prescription au jour où l’institution a connaissance de la fraude, du dol ou des manœuvres frauduleuses de manière à rendre cette disposition explicitement applicable au secteur des allocations familiales ’ (Doc. parl., Chambre, 2012-2013, DOC 53-
2853/007, p. 10).
B.7.4.2. […]
‘ Les institutions de sécurité sociale sont souvent confrontées à des situations où un assuré social a usé de fraude pour obtenir des prestations de sécurité sociale.
Le constat parfois tardif de cette fraude a pour conséquence qu’il n’est plus possible de récupérer les montants indûment payés en raison de l’écoulement du délai de prescription.
La modification proposée permettra de faire courir ce délai, non plus à dater du paiement de la prestation de sécurité sociale, mais à dater de la découverte de la fraude par l’institution.
Cette mesure permettra donc aux institutions de sécurité sociale de récupérer plus efficacement les sommes obtenues suite à des manœuvres frauduleuses.
La modification de cette loi de portée générale présente l’avantage de mettre tous les assurés sociaux sur un pied d’égalité du point de vue du délai pendant lequel les institutions peuvent récupérer des sommes indûment versées en raison de ces manœuvres ’ (ibid., p. 14).
B.7.4.3. Le rapport relatif à ces dispositions mentionne :
‘ Dans la réglementation actuelle, le point de départ du délai de prescription est la date du paiement des prestations familiales. Il en résulte que, dans un grand nombre de cas de fraude, une partie des paiements sont déjà prescrits au moment où la fraude est constatée, essentiellement parce que les prestations familiales sont un droit dérivé.
Il est donc préférable que le délai de prescription commence au moment où la fraude est constatée : sinon, l’indu risque d’être prescrit. Dans le cas d’une fraude au moyen d’employeurs et de travailleurs fictifs, l’ONAFTS est en effet prévenu de la fraude dès le début, mais il ne peut constater un paiement indu tant que la fraude n’a pas été constatée par l’ONSS ’ (Doc.
parl., Chambre, 2012-2013, DOC 53-2853/017, pp. 9-10; voy. aussi Doc. parl., Sénat, 2012-
2013, n° 5-2169/5, p. 7).
Le secrétaire d’État aux Affaires sociales, aux Familles et aux Personnes handicapées, chargé des Risques professionnels a aussi précisé :
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‘ Les indus frauduleux sont constatés trop souvent après l’écoulement du délai de prescription, ce qui motive la modification proposée quant au point de départ du délai de prescription ’ (ibid., p. 14).
Le secrétaire d’État à la Lutte contre la fraude sociale et fiscale a aussi exposé :
‘ Il est choisi de fixer la prise de cours de la prescription au moment du dernier élément frauduleux (le dernier paiement indu précédant la constatation de la fraude). Cette modification s’impose, dès lors qu’il ressort de la pratique que 27 % des montants indûment versés ne peuvent plus être récupérés lorsque la prescription prend cours lors de chaque paiement indu ’ (ibid., p. 16).
B.8. Il ressort de ce qui précède que les assurés sociaux qui doivent rembourser des prestations de sécurité sociale indues en cas de fraude, de dol ou de manœuvres frauduleuses se trouvent, compte tenu de la cause frauduleuse du caractère indu des sommes devant être remboursées, dans une situation différente de celle d’autres débiteurs, y compris ceux qui sont visés à l’article 2277 du Code civil, et cette différence objective peut justifier l’instauration d’un régime spécifique de prescription, tant en ce qui concerne le délai de prescription qu’en ce qui concerne le point de départ de ce délai.
Eu égard à l’objectif légitime de lutte contre la fraude sociale, il n’est pas manifestement déraisonnable de prévoir que le délai de prescription prend cours à partir de la connaissance, par l’institution de sécurité sociale, de la fraude, du dol ou des manœuvres frauduleuses de l’assuré social, dès lors que cette mesure vise à permettre aux institutions de sécurité sociale de récupérer plus efficacement des sommes obtenues frauduleusement.
B.9. Par ailleurs, cette mesure ne produit pas des effets disproportionnés pour l’assuré social qui a obtenu des prestations de sécurité sociale en cas de fraude, de dol ou de manœuvres frauduleuses.
Le délai de prescription prendra en effet cours sur la base d’un critère concret et objectif, à savoir à partir de la connaissance, par l’institution de sécurité sociale, de la fraude, du dol ou des manœuvres frauduleuses de l’assuré social. De la sorte, le délai de prescription en cas de fraude ne prend pas cours avant la connaissance de la fraude fondant la demande de récupération des allocations indues. Enfin, le délai de prescription quinquennal est identique au délai prévu par l’article 2277 du Code civil, de sorte que les assurés sociaux sont, comme les débiteurs de dettes périodiques visés à l’article 2277 du Code civil, protégés contre la récupération d’une accumulation d’allocations indues qui, dans la durée, pourraient se transformer en une dette de capital importante.
Le législateur a dès lors ménagé un juste équilibre entre l’objectif de sécurité juridique que poursuit un délai de prescription, la protection des assurés sociaux et le souci d’assurer l’effectivité de la récupération de sommes frauduleusement obtenues.
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B.10.1. La prise en compte de l’article 23 de la Constitution ne conduit pas à une autre conclusion.
L’article 23 de la Constitution dispose que chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine, et charge les différents législateurs de garantir les droits économiques, sociaux et culturels qu’il mentionne, dont ‘ le droit à la sécurité sociale ’.
La récupération de prestations de sécurité sociale indues obtenues par l’assuré social à la suite d’une fraude, d’un dol ou de manœuvres frauduleuses ne relève pas du champ d’application de cette disposition constitutionnelle.
B.10.2. Pour le surplus, à supposer que la disposition en cause puisse porter atteinte à un des droits fondamentaux garantis par l’article 23 de la Constitution, et sans qu’il soit nécessaire d’examiner si cette atteinte éventuelle occasionne un recul significatif dans la protection offerte par un tel droit, il existe en toute hypothèse des motifs d’intérêt général qui justifient cet éventuel recul.
En effet, comme il est dit en B.8 et en B.9, la mesure en cause, en fixant comme point de départ du délai de prescription la connaissance, par l’institution de sécurité sociale, de la fraude, du dol ou des manœuvres frauduleuses de l’assuré social, tend à lutter contre la fraude sociale, dans le respect d’un juste équilibre entre l’objectif de sécurité juridique que poursuit un délai de prescription, la protection des assurés sociaux et le souci d’assurer l’effectivité de la récupération de sommes frauduleusement obtenues.
B.11. La question préjudicielle appelle une réponse négative ».
B.4. Il ressort du B.9, alinéa 2, de l’arrêt n° 9/2021 que la Cour a conclu à la constitutionnalité de la disposition en cause en tenant compte du fait que « le délai de prescription quinquennal [qu’elle prévoit] est identique au délai prévu par l’article 2277 du Code civil, de sorte que les assurés sociaux sont, comme les débiteurs de dettes périodiques visés à l’article 2277 du Code civil, protégés contre la récupération d’une accumulation d’allocations indues qui, dans la durée, pourraient se transformer en une dette de capital importante ». Il y a lieu de déduire de cette précision que, même en cas de fraude et même s’il agit dans les cinq ans de la découverte de celle-ci, l’organisme compétent ne peut pas réclamer les prestations familiales indûment payées sans limitation dans le temps. Interpréter autrement la disposition en cause aurait pour effet que les assurés sociaux ne soient pas protégés contre la récupération d’une accumulation d’allocations indues qui, dans la durée, pourraient se transformer en une dette de capital importante, ce qui serait manifestement disproportionné eu égard à l’objectif du législateur qui est de lutter contre la fraude sociale.
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B.5. En ce qu’elle repose sur une interprétation manifestement erronée de la disposition en cause, la première question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
Quant à la deuxième question préjudicielle
B.6. Compte tenu de la réponse donnée à la première question préjudicielle et du caractère subsidiaire de la deuxième question préjudicielle, cette dernière n’appelle pas de réponse.
Quant à la troisième question préjudicielle
B.7. Par la troisième question préjudicielle, le juge a quo interroge la Cour sur la compatibilité de l’article 120bis de la loi générale relative aux allocations familiales, tel qu’il a été modifié par l’article 49 de la loi-programme du 28 juin 2013, avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 23 de la Constitution, « en ce qu’il crée une distinction injustifiée entre les actions civiles résultant d’une infraction qui, selon l’article 120bis de la loi générale relative aux allocations familiales, peuvent se prescrire avant l’action publique et les actions civiles résultant d’une infraction qui, selon les articles 26 et 28
de la loi du 17 avril 1878 contenant le titre préliminaire du Code de procédure pénale, ne peuvent pas se prescrire avant l’action publique ».
B.8. Comme l’observe la « Vlaams Agentschap voor de Uitbetaling van Toelagen in het kader van het Gezinsbeleid », il existe une contradiction entre le libellé de la question préjudicielle et les motifs de l’arrêt de renvoi en ce qui concerne la version applicable de l’article 120bis de la loi générale relative aux allocations familiales. Il y a donc un doute concernant la disposition sur laquelle la Cour est interrogée que, faute de développements suffisants dans l’arrêt de renvoi, la Cour n’est pas en mesure de dissiper.
En tout état de cause, il y a lieu de relever que la règle, contenue dans l’article 26 du titre préliminaire du Code de procédure pénale, selon laquelle l’action civile résultant d’une infraction ne peut se prescrire avant l’action publique, suppose que le juge saisi de l’action civile constate l’existence d’une infraction (Cass., 9 février 2009, S.08.0067.F), ce que n’a pas
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fait le juge a quo en l’espèce. Il s’ensuit que la question préjudicielle n’est, du moins à ce stade, pas utile à la solution du litige pendant devant le juge a quo.
B.9. La troisième question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
Les questions préjudicielles n’appellent pas de réponse.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 22 septembre 2022.
Le greffier, Le président,
P.-Y. Dutilleux L. Lavrysen


Synthèse
Numéro d'arrêt : 115/2022
Date de la décision : 22/09/2022
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

Les questions préjudicielles n'appellent pas de réponse

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - les questions préjudicielles concernant l'article 120bis de la loi générale du 19 décembre 1939 relative aux allocations familiales, posées par le Cour du travail d'Anvers, division d'Anvers. Sécurité sociale - Allocations familiales - Travailleurs salariés - Action en recouvrement de prestations sociales versées indûment - Délai de prescription - Cas de fraude, dol ou manœuvres frauduleuses


Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2022-09-22;115.2022 ?

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