La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

07/07/2022 | BELGIQUE | N°95/2022

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 07 juillet 2022, 95/2022


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 95/2022
du 7 juillet 2022
Numéro du rôle : 7765
En cause : les questions préjudicielles concernant les articles 4 et 5 de la loi du 10 mai 2007
« tendant à lutter contre certaines formes de discrimination », les articles 4 et 5 du décret de la Région wallonne du 6 novembre 2008 « relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination, en ce compris la discrimination, entre les femmes et les hommes en matière d’économie, d’emploi et de formation professionnelle », les articles L1122-32 et L1123-23 du Code wallon de la

démocratie locale et de la décentralisation et la loi du 8 avril 1965 « instituan...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 95/2022
du 7 juillet 2022
Numéro du rôle : 7765
En cause : les questions préjudicielles concernant les articles 4 et 5 de la loi du 10 mai 2007
« tendant à lutter contre certaines formes de discrimination », les articles 4 et 5 du décret de la Région wallonne du 6 novembre 2008 « relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination, en ce compris la discrimination, entre les femmes et les hommes en matière d’économie, d’emploi et de formation professionnelle », les articles L1122-32 et L1123-23 du Code wallon de la démocratie locale et de la décentralisation et la loi du 8 avril 1965 « instituant les règlements de travail », posées par le président du Tribunal du travail de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne et S. de Bethune, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par ordonnance du 24 février 2022, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 28 février 2022, le président du Tribunal du travail de Liège a posé les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Les articles 4 et 5 de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination et les articles 4 et 5 du décret wallon du 6 novembre 2008 relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination violent-ils les règles de répartition de compétences en ce qu’ils seraient interprétés en ce sens que ce serait la législation fédérale qui s’appliquerait en vue de déterminer s’il existe une discrimination dans la manière dont est traité le personnel statutaire ou contractuel communal ?
2) Les articles L1122-32 et L1123-23 du Code de la démocratie locale et de la décentralisation et la loi du 8 avril 1965 instituant les règlements de travail en ce qu’ils confient au conseil communal le soin d’établir un règlement de travail applicable aux agents communaux
2
et au collège communal de surveiller les agents contractuels violent-ils les articles 10, 11, 19
de la Constitution combinés au principe général de neutralité, à l’article 24 de la Constitution, au principe général d’impartialité des agents publics et à l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en ce qu’ils autorisent une administration publique et plus particulièrement les instances communales à organiser dans un règlement un environnement administratif totalement neutre et partant à interdire le port de signes convictionnels à l’ensemble des membres du personnel, qu’ils soient ou non en contact direct avec le public ?
3) Les articles L1122-32 et L1123-23 du Code de la démocratie locale et de la décentralisation et la loi du 8 avril 1965 instituant les règlements de travail en ce qu’ils confient au conseil communal le soin d’établir un règlement de travail applicable aux agents communaux et au collège communal de surveiller les agents contractuels violent-ils les articles 10, 11, 19
de la Constitution combinés au principe général de neutralité, à l’article 24 de la Constitution, au principe général d’impartialité des agents publics et à l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en ce qu’ils autorisent une administration publique et plus particulièrement les instances communales à organiser dans un règlement un environnement administratif totalement neutre et partant à interdire le port de signes convictionnels à l’ensemble des membres du personnel, qu’ils soient ou non en contact direct avec le public, même si cette interdiction neutre semble toucher une majorité de femmes, et donc est susceptible de constituer une discrimination déguisée en fonction du genre ? ».
Le 16 mars 2022, en application de l’article 72, alinéa 1er, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, les juges-rapporteurs M. Pâques et Y. Kherbache ont informé la Cour qu’ils pourraient être amenés à proposer de mettre fin à l’examen de l’affaire par un arrêt rendu sur procédure préliminaire.
Les dispositions de la loi spéciale précitée du 6 janvier 1989 relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
La commune d’Ans a modifié son règlement de travail de telle sorte qu’elle a introduit, pour les agents communaux, qu’ils soient en contact avec le public ou non, une interdiction de port de tout signe ostensible pouvant révéler leur appartenance idéologique ou philosophique ou leurs convictions politiques ou religieuses. Il s’agit, pour la commune, de garantir le respect du principe de la neutralité. Une agente en fonction dans le cadre d’un contrat de travail et souhaitant porter un signe convictionnel sur son lieu de travail a introduit devant le président du Tribunal du travail de Liège une action en cessation pour discrimination fondée sur la religion et sur le genre.
Le président du Tribunal du travail de Liège pose à la Cour les trois questions préjudicielles reproduites plus haut, en lien avec ce règlement de travail. Il renvoie à l’arrêt de la Cour n° 81/2020 du 4 juin 2020, par lequel celle-ci a jugé, en matière d’enseignement, que, dans l’interprétation selon laquelle il permet à l’instance compétente pour établir le règlement intérieur d’une école de prévoir, dans ce règlement, des conditions d’exercice et de jouissance des droits et libertés visés ou des limitations de ces droits et libertés, et plus particulièrement dans l’interprétation selon laquelle il permet à cette instance d’interdire totalement le port d’insignes, de bijoux ou de
3
vêtements qui reflètent une opinion ou une appartenance politique, philosophique ou religieuse, l’article 3 du décret de la Communauté française du 31 mars 1994 « définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté » ne viole pas les articles 19, 23 et 24 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 9
de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 2 du Premier Protocole additionnel à cette Convention.
III. En droit
-A-
A.1. Dans leurs conclusions établies en application de l’article 72 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, les juges-rapporteurs ont estimé qu’ils pourraient être amenés à proposer à la Cour de répondre aux questions préjudicielles par un arrêt rendu sur procédure préliminaire.
A.2. Aucun mémoire justificatif n’a été introduit dans le délai prévu à l’article 72, alinéa 2, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 précitée.
-B-
Quant à la première question préjudicielle
B.1. Par la première question préjudicielle, le juge a quo interroge la Cour sur la compatibilité des articles 4 et 5 de la loi du 10 mai 2007 « tendant à lutter contre certaines formes de discrimination » (ci-après : la loi du 10 mai 2007) et des articles 4 et 5 du décret de la Région wallonne du 6 novembre 2008 « relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination » (ci-après : le décret du 6 novembre 2008) avec les règles de répartition des compétences, « en ce qu’ils seraient interprétés en ce sens que ce serait la législation fédérale qui s’appliquerait en vue de déterminer s’il existe une discrimination dans la manière dont est traité le personnel statutaire ou contractuel communal ».
B.2. En vertu de l’article 142, alinéa 2, de la Constitution et de l’article 26, § 1er, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, la Cour est compétente pour statuer, à titre préjudiciel, sur les questions relatives à la violation, par une loi, un décret ou une règle visée à l’article 134 de la Constitution, des règles qui sont établies par la Constitution ou en vertu de celle-ci pour déterminer les compétences respectives de l’autorité fédérale, des communautés et des régions, des articles du titre II (« Des Belges et de leurs droits ») et des
4
articles 143, § 1er, 170, 172 et 191 de la Constitution. La Cour n’est en revanche pas compétente pour déterminer les normes applicables au litige qui est soumis au juge a quo.
B.3. Il ressort de la motivation de l’ordonnance de renvoi que, par la première question préjudicielle, le juge a quo demande en substance à la Cour de déterminer quelle est la législation anti-discrimination applicable au litige pendant devant lui.
Le juge a quo n’avance en effet aucun élément indiquant l’existence d’un conflit entre la loi du 10 mai 2007 et le décret du 6 novembre 2008 ou lui permettant de conclure à l’applicabilité, en l’espèce, de la législation anti-discrimination fédérale plutôt que de la législation régionale.
B.4. La Cour n’est pas compétente pour connaître de la première question préjudicielle.
Il appartient au juge a quo de déterminer les normes applicables au litige pendant devant lui, en tenant compte, le cas échéant, des dispositions qui règlent les champs d’application respectifs de la législation anti-discrimination fédérale et de la législation anti-discrimination wallonne, à la lumière des travaux préparatoires, et, ensuite, si la compatibilité de ces normes avec les règles de référence de la Cour est mise en cause ou en cas de conflit de compétences, de poser à la Cour une question préjudicielle en ce sens.
Quant aux deuxième et troisième questions préjudicielles
B.5. Par la deuxième question préjudicielle, le juge a quo demande à la Cour si les articles L1122-32 et L1123-23 du Code de la démocratie locale et de la décentralisation et la loi du 8 avril 1965 « instituant les règlements de travail », en ce qu’ils confient au conseil communal le soin d’établir un règlement de travail applicable aux agents communaux, et au collège communal celui de surveiller les agents contractuels, sont compatibles avec plusieurs dispositions constitutionnelles et conventionnelles et avec des principes généraux, « en ce [que les dispositions en cause] autorisent une administration publique et plus particulièrement les
5
instances communales à organiser dans un règlement un environnement administratif totalement neutre et partant à interdire le port de signes convictionnels à l’ensemble des membres du personnel, qu’ils soient ou non en contact direct avec le public ».
Par la troisième question préjudicielle, le juge a quo invite la Cour à tenir compte du fait qu’une telle « interdiction neutre semble toucher une majorité de femmes, et donc est susceptible de constituer une discrimination déguisée en fonction du genre ».
B.6. Les articles L1122-32 et L1123-23 du Code de la démocratie locale et de la décentralisation disposent :
« Art. L1122-32. Le conseil fait les règlements communaux d’administration intérieure.
Ces règlements ne peuvent être contraires aux lois, aux décrets, aux règlements, aux arrêtés de l’Etat, des Région et Communautés, du conseil provincial et du collège provincial.
Le conseil en transmet, dans les quarante-huit heures, des expéditions au collège provincial.
Expéditions de ces règlements seront immédiatement transmises au greffe du tribunal de première instance et à celui du tribunal de police où elles seront inscrites sur un registre à ce destiné.
Mention de ces règlements sera insérée au Bulletin provincial ».
« Art. L1123-23. Le collège communal est chargé :
l° de l’exécution des lois, des décrets, des règlements et arrêtés de l’Etat, des Région et Communautés, du conseil provincial et du collège provincial, lorsqu’elle lui est spécialement confiée;
2° de la publication et de l’exécution des résolutions du conseil communal;
3° de l’administration des établissements communaux;
4° de la gestion des revenus, de l’ordonnancement des dépenses de la commune et de la surveillance de la comptabilité;
5° de la direction des travaux communaux;
6
6° des alignements de la voirie en se conformant, lorsqu’il en existe, aux plans généraux adoptés par l’autorité supérieure et sauf recours à cette autorité et aux tribunaux, s’il y a lieu, par les personnes qui se croiraient lésées par les décisions de l’autorité communale;
7° des actions judiciaires de la commune, soit en demandant, soit en défendant;
8° de l’administration des propriétés de la commune, ainsi que de la conservation de ses droits;
9° de la surveillance des employés salariés par la commune autres que les membres du corps de police locale;
10° de faire entretenir les chemins vicinaux et les cours d’eau, conformément aux dispositions législatives et aux règlements de l’autorité provinciale;
11° l’imposition de la suspension, le retrait ou la fermeture visé à l’article L1122-33, § 2 ».
Le juge a quo ne cite aucune disposition spécifique de la loi du 8 avril 1965 « instituant les règlements de travail ».
B.7. Une question préjudicielle n’appelle de réponse de la Cour que si l’inconstitutionnalité alléguée trouve directement son origine dans la ou les dispositions législatives en cause ou, dans le cas d’une lacune législative, si celle-ci se rattache à une disposition législative identifiée. Or, les dispositions à propos desquelles le juge a quo interroge la Cour sont tout à fait étrangères à la question de la neutralité des pouvoirs publics, et en particulier à la possibilité pour une commune d’interdire à ses agents le port de signes convictionnels. La circonstance que ces dispositions sont muettes sur une telle possibilité n’est pas assimilable à une autorisation donnée explicitement ou tacitement mais de manière certaine par le législateur compétent.
La référence qui est faite, dans l’ordonnance de renvoi, à l’arrêt de la Cour n° 81/2020 du 4 juin 2020 en matière d’enseignement ne conduit pas à une autre conclusion. Par cet arrêt, la Cour a jugé que, dans l’interprétation selon laquelle il permet à l’instance compétente pour établir le règlement intérieur d’une école de prévoir, dans ce règlement, des conditions d’exercice et de jouissance des droits et libertés visés ou des limitations de ces droits et libertés, et plus particulièrement dans l’interprétation selon laquelle il permet à cette instance d’interdire totalement le port d’insignes, de bijoux ou de vêtements qui reflètent une opinion ou une
7
appartenance politique, philosophique ou religieuse, l’article 3 du décret de la Communauté française du 31 mars 1994 « définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté » ne viole pas les articles 19, 23 et 24 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 9
de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 2 du Premier Protocole additionnel à cette Convention. Certes, la formulation de la question préjudicielle dans l’affaire qui avait donné lieu à cet arrêt présente une certaine analogie avec la manière dont le juge a quo a formulé les deux questions préjudicielles présentement examinées, mais la disposition qui était alors en cause était en lien étroit avec l’inconstitutionnalité alléguée, ce qui explique pourquoi la Cour a accepté de répondre à la question préjudicielle.
B.8. Les deuxième et troisième questions préjudicielles n’appellent pas de réponse.
8
Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
- La Cour n’est pas compétente pour connaître de la première question préjudicielle.
- Les deuxième et troisième questions préjudicielles n’appellent pas de réponse.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 7 juillet 2022.
Le greffier, Le président,
P.-Y. Dutilleux P. Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 95/2022
Date de la décision : 07/07/2022
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

- La Cour n'est pas compétente pour connaître de la première question préjudicielle - Les deuxième et troisième questions préjudicielles n'appellent pas de réponse

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - les questions préjudicielles concernant les articles 4 et 5 de la loi du 10 mai 2007 « tendant à lutter contre certaines formes de discrimination », les articles 4 et 5 du décret de la Région wallonne du 6 novembre 2008 « relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination, en ce compris la discrimination, entre les femmes et les hommes en matière d'économie, d'emploi et de formation professionnelle », les articles L1122-32 et L1123-23 du Code wallon de la démocratie locale et de la décentralisation et la loi du 8 avril 1965 « instituant les règlements de travail » Communes - Région wallonne - Membres du personnel - Interdiction générale de porter des signes religieux et philosophiques visibles


Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2022-07-07;95.2022 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award