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25/09/2024 | FRANCE | N°23DA00830

France | France, Cour administrative d'appel de DOUAI, 2ème chambre, 25 septembre 2024, 23DA00830


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



M. E... A... et Mme B... A..., agissant en leur nom personnel et en tant que représentants légaux de leurs enfants mineures, D... A... et C... A..., ont demandé au tribunal administratif d'Amiens de condamner le groupe hospitalier public du sud de l'Oise (GHPSO) à leur verser une somme au moins égale à 72 % du montant total des préjudices qu'ils estiment avoir subis, du fait de la faute caractérisée commise lors des diagnostics anténatals à l'origine d'une perte de chance de

réaliser une interruption médicale de grossesse et d'éviter la naissance de leur enf...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. E... A... et Mme B... A..., agissant en leur nom personnel et en tant que représentants légaux de leurs enfants mineures, D... A... et C... A..., ont demandé au tribunal administratif d'Amiens de condamner le groupe hospitalier public du sud de l'Oise (GHPSO) à leur verser une somme au moins égale à 72 % du montant total des préjudices qu'ils estiment avoir subis, du fait de la faute caractérisée commise lors des diagnostics anténatals à l'origine d'une perte de chance de réaliser une interruption médicale de grossesse et d'éviter la naissance de leur enfant avec un handicap, et qu'ils évaluent en dernier lieu à la somme globale de 861 197,03 euros.

Par un jugement n° 2001484 du 15 septembre 2022, le tribunal administratif d'Amiens a jugé que le GHPSO avait commis une faute caractérisée au sens de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles et que cette faute avait occasionné une perte de chance de 80 % pour M. et Mme A... de procéder à une interruption médicale de grossesse. En outre, avant dire droit sur le partage de responsabilité entre le GHPSO et un praticien libéral également mis en cause par M. et Mme A... et sur la liquidation de leurs préjudices, le tribunal a sollicité l'avis du Conseil d'Etat sur une question de droit nouvelle en application de l'article L. 113-1 du code de justice administrative et, dans cette attente, a sursis à statuer.

Par une décision n° 468190 du 20 janvier 2023, le Conseil d'Etat a statué sur cette demande d'avis.

Par un jugement n° 2001484 du 16 mars 2023, le tribunal administratif d'Amiens a condamné le GHPSO à verser à M. A... la somme de 18 000 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 15 mai 2020. En outre, il a mis à la charge du GHPSO le versement aux consorts A... d'une somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et a rejeté le surplus de leurs conclusions.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 5 mai 2023 et 8 février 2024, M. et Mme A..., agissant en leur nom personnel et en tant que représentants légaux de leurs enfants mineures, D... A... et C... A..., représentés par la SELARL Coubris Courtois et associés, demandent à la cour, dans le dernier état de leurs écritures :

1°) à titre principal, de réformer ces jugements en portant la perte de chance de recourir à une interruption médicale de grossesse qu'ils ont subie à 90 %, en fixant la part du dommage imputable au GHPSO à 80 % et en condamnant ce dernier à leur verser une somme totale d'au moins 674 833,02 euros, correspondant à 72 % du montant total de leurs préjudices ;

2°) à titre subsidiaire, de réformer ces jugements en portant la perte de chance de recourir à une interruption médicale de grossesse qu'ils ont subie à 90 %, en évaluant les préjudices qu'ils ont subis à une somme totale, après application du coefficient de perte de chance, de 843 541,27 euros, en déduisant poste par poste le montant des indemnités allouées par le tribunal judiciaire de Senlis et en condamnant le GHPSO à leur verser le reliquat ;

3°) en tout état de cause, d'assortir la condamnation prononcée à l'encontre du GHPSO des intérêts au taux légal à compter de la date de leur requête et de mettre à la charge de celui-ci le versement d'une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- la responsabilité du GHPSO est engagée, en application des dispositions de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles, à raison de la faute caractérisée commise dans le suivi de la grossesse de Mme A... ;

- cette faute est à l'origine d'une perte de chance de recourir à une interruption médicale de grossesse dont le taux doit être fixé à 90 % ; en effet, l'agénésie du corps calleux, dont est atteinte leur fille F..., est au nombre des affections d'une particulière gravité reconnues comme incurables qui autorisent le recours à tout moment à une interruption médicale de grossesse ; informés des risques de handicap auxquels leur enfant était exposée, M. et Mme A... auraient pris la décision de réaliser une telle interruption médicale de grossesse ; dans des cas similaires, la jurisprudence judiciaire et administrative retient des taux de perte de chance supérieurs à celui retenu par le tribunal administratif d'Amiens ; le tribunal judiciaire de Senlis, statuant sur l'action engagée contre le praticien libéral ayant assuré le suivi de la fin de la grossesse de Mme A..., a, pour sa part, fixé le taux de perte de chance à 90 % ;

- dès lors que la part du dommage imputable au GHPSO doit être fixé à 80 %, celui-ci doit être condamné à réparer leurs préjudices à hauteur de 72 % ; en ne faisant pas droit au partage de responsabilité qu'ils demandaient, le tribunal administratif d'Amiens a statué ultra petita et a méconnu leur droit, reconnu par le Conseil d'Etat, y compris dans l'avis contentieux que le tribunal avait pourtant sollicité, de rechercher la responsabilité des différents auteurs du dommage au titre de la part qui leur revient ; dès lors que le tribunal judiciaire de Senlis avait déjà statué sur l'action qu'ils avaient engagée contre le praticien libéral ayant assuré le suivi de la fin de la grossesse de Mme A... et fixé à 20 % la part du dommage lui étant imputable, le tribunal administratif devait en tenir compte pour fixer la part imputable au GHPSO à 80 % ;

- le tribunal administratif ne pouvait déduire du montant total des préjudices qu'ils ont subis le montant des indemnités allouées par le tribunal judiciaire sur le fondement d'un raisonnement différent ; à titre subsidiaire, cette déduction devrait être réalisée poste par poste et non globalement ; ils sont fondés à évaluer leurs préjudices, avant application des coefficients de perte de chance et d'imputabilité au GHPSO, aux montants suivants : 100 000 euros chacun au titre du préjudice moral de M. et Mme A..., 100 000 euros au titre de l'incidence professionnelle subie par M. A..., 300 000 euros au titre de l'incidence professionnelle subie par Mme A..., 196 964,53 euros au titre des pertes de gains professionnels de Mme A... et 80 000 euros au titre du préjudice moral de chacune de leurs deux autres enfants mineures, C... et D... A....

Par un mémoire en défense, enregistré le 28 novembre 2023, le GHPSO, représenté par le cabinet Le Prado - Gilbert, conclut au rejet de la requête d'appel de M. et Mme A... et, par la voie de l'appel incident, demande à la cour de réformer le jugement en ramenant la perte de chance de recourir à une interruption médicale de grossesse subie par M. et Mme A... à 50 %, en limitant la part du dommage qui lui est imputable à 80 % et en ramenant par voie de conséquence les indemnités allouées aux intéressés à de plus justes proportions.

Il soutient que :

- même si des examens complémentaires avaient été réalisés, la probabilité de poser le diagnostic était incertaine ; en outre, une agénésie du corps calleux reste asymptomatique dans environ 70 à 85 % des cas ; dans ces conditions, il n'est pas certains que M. et Mme A... auraient consenti à une interruption médicale de grossesse ; le taux de perte de chance doit donc être ramené à 50 % et ne saurait en tout état de cause être majoré ;

- ainsi que le demandent M. et Mme A..., la part du dommage lui étant imputable doit être fixé à 80 % et il ne saurait être condamné à indemniser les préjudices des intéressés au-delà de ce pourcentage ;

- dès lors que le tribunal judiciaire de Senlis, saisi d'une action de M. et Mme A... engagée contre le praticien libéral ayant assuré le suivi final de la grossesse de Mme A..., leur avait déjà accordé une indemnité, le montant de celle-ci devait être déduite de celle décidée par le tribunal administratif et mise à sa charge, pour éviter une double indemnisation ; à cet égard, le tribunal administratif n'était pas tenu par l'évaluation de la perte de chance et des différents chefs de préjudices faite par le tribunal judiciaire ;

- les premiers juges ont fait une juste appréciation du préjudice moral subi par M. et Mme A... en l'évaluant à la somme de 50 000 euros chacun avant application du coefficient de perte de chance ;

- les premiers juges ont également fait une juste évaluation de l'incidence professionnelle subie par M. A... en évaluant son préjudice à la somme de 10 000 euros, avant application du coefficient de perte de chance ;

- l'indemnisation des pertes de gains professionnels invoquées par Mme A... doit être écartée ; en effet, il n'est pas certain que Mme A... aurait repris une activité professionnelle si le dommage ne s'était pas produit et qu'elle ne pourra pas en reprendre une à l'avenir ; le cas échéant, et dès lors que les modalités de prise en charge F... sont susceptibles d'évoluer, il s'oppose à une indemnisation de ce poste de préjudice sous la forme d'un capital ;

- les premiers juges ont fait une juste évaluation de l'incidence professionnelle subie par Mme A... en évaluant son préjudice à la somme de 40 000 euros, avant application du coefficient de perte de chance ;

- les dispositions de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles s'opposent à l'indemnisation des préjudices subis par les frères et sœurs d'un enfant né handicapé à la suite d'une faute commise à l'occasion d'examens de diagnostic prénatal ; l'indemnisation du préjudice moral des deux sœurs F... doit dès lors être écartée.

La requête et l'ensemble des pièces de la procédure ont été communiqués à la caisse primaire d'assurance maladie de l'Oise, à laquelle Mme A... est affiliée, qui n'a pas produit de mémoire.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de l'action sociale et des familles ;

- le code de la santé publique ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Toutias, premier conseiller,

- les conclusions de Mme Regnier, rapporteure publique,

- et les observations de Me Tiphaine, représentant M. et Mme A....

Considérant ce qui suit :

1. Mme B... A..., née le 6 novembre 1984, a donné naissance par césarienne, le 26 janvier 2015, à une enfant prénommée F..., atteinte du syndrome de Vici, diagnostiqué alors qu'elle avait trois ans et demi. M. et Mme A... estiment que l'agénésie totale du corps calleux, qui est un des symptômes de cette affection, aurait pu être diagnostiquée au cours des deux échographies réalisées au centre hospitalier de Senlis, aux droits duquel vient désormais le groupe hospitalier public du sud de l'Oise (GHPSO), les 30 septembre 2014 et 3 novembre 2014 ou lors du suivi de la phase terminale de la grossesse qui a été assuré par un praticien libéral. M. et Mme A... ont saisi la commission régionale de conciliation et d'indemnisation (CRCI) de Picardie le 9 février 2018, qui a sollicité une expertise médicale, dont le rapport a été rendu le 5 novembre 2018. Par un avis du 15 janvier 2019, la CRCI a estimé que la réparation incombait aux assureurs du GHPSO et du praticien libéral au titre des fautes commises par ces derniers, à l'origine d'une perte de chance pour les intéressés de recourir à une interruption médicale de grossesse de 80 %, dont 60 % sont imputables au GHPSO et 20 % au praticien libéral. Par des courriers des 21 mai 2019 et 13 juin 2019, la société hospitalière d'assurances mutuelles (SHAM), en qualité d'assureur du GHPSO et du praticien libéral mis en cause, a adressé des offres d'indemnisation que M. et Mme A... ont refusées.

2. M. et Mme A..., en leurs noms propres et en qualité de représentants légaux de leurs deux autres filles mineures, C... et D... A..., ont recherché la responsabilité du GHPSO devant le tribunal administratif d'Amiens le 15 mai 2020 et celle du praticien libéral devant le tribunal judiciaire de Senlis le 5 août 2020, aux fins d'obtenir l'indemnisation des préjudices qu'ils estiment avoir subis. Par un jugement du 15 décembre 2022, le tribunal judiciaire de Senlis a condamné le praticien libéral mis en cause à verser 36 000 euros à M. A..., 100 115 euros à Mme A... et deux fois 5 400 euros au titre des préjudices des jeunes C... et D... A.... Aux termes de ses jugements des 15 septembre 2022 et 16 mars 2023, le tribunal administratif d'Amiens a, quant à lui, condamné le GHPSO à verser une indemnité complémentaire de 18 000 euros à M. A... au titre de ses préjudices et une somme de 4 000 euros à M. et Mme A... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Il a en revanche rejeté le surplus des conclusions des intéressés.

3. M. et Mme A... relèvent appel des jugements des 15 septembre 2022 et 16 mars 2023 du tribunal administratif d'Amiens en tant qu'ils leur sont défavorables et demandent en particulier à la cour de porter le coefficient de perte de chance retenu par les premiers juges à 90 % et de condamner, par voie de conséquence, le GHPSO à leur accorder des indemnités complémentaires à celles déjà accordées par le tribunal judiciaire, de sorte que leurs montants cumulés correspondent à 90 % du montant total de leurs préjudices, qu'ils chiffrent en dernier lieu à 937 268,08 euros. Le GHPSO conclut quant à lui au rejet de la requête d'appel de M. et Mme A... et demande à la cour, par la voie de l'appel incident, de ramener le montant de sa condamnation prononcée en première instance à de plus justes proportions, compte tenu notamment d'une réduction à 50 % du coefficient de perte de chance retenu par les premiers juges.

Sur la régularité des jugements attaqués :

4. Lorsqu'un dommage trouve sa cause dans plusieurs fautes qui, commises par des personnes différentes ayant agi de façon indépendante, portaient chacune en elle normalement ce dommage au moment où elles se sont produites, la victime peut rechercher devant le juge administratif la réparation de son préjudice en demandant la condamnation de l'une de ces personnes à réparer l'intégralité de son préjudice. L'un des coauteurs ne peut alors s'exonérer, même partiellement, de sa responsabilité en invoquant l'existence de fautes commises par l'autre coauteur. Il en résulte que la victime peut demander la condamnation d'une personne publique à réparer l'intégralité de son préjudice lorsque la faute commise portait normalement en elle le dommage, alors même qu'une personne privée, agissant de façon indépendante, aurait commis une autre faute, qui portait aussi normalement en elle le dommage au moment où elle s'est produite. Il n'y a, dans cette hypothèse, pas lieu de tenir compte du partage de responsabilité entre les coauteurs, lequel n'affecte que les rapports réciproques entre ceux-ci, mais non le caractère et l'étendue de leurs obligations à l'égard de la victime du dommage. Il incombe à la personne publique, si elle l'estime utile, de former une action récursoire à l'encontre du coauteur personne privée devant le juge compétent, afin qu'il soit statué sur ce partage de responsabilité. Il appartient en conséquence au juge de déterminer l'indemnité due au requérant, dans la limite des conclusions indemnitaires dont il est saisi, laquelle s'apprécie au regard du montant total de l'indemnisation demandée pour la réparation de l'entier dommage, quelle que soit l'argumentation des parties sur un éventuel partage de responsabilité.

5. En l'espèce, M. et Mme A... soutiennent que le GHPSO et le praticien libéral ayant assuré le suivi de la phase terminale de la grossesse de Mme A... ont commis des fautes caractérisées, au sens des dispositions de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles, en ne décelant pas le handicap avec lequel est née leur fille F... le 26 janvier 2015, que ces fautes leur ont fait perdre une chance de bénéficier d'une interruption médicale de grossesse qu'ils estiment à 90 % et qu'il revient au GHPSO et au praticien libéral de les indemniser des préjudices qu'ils ont subis. Dès lors, d'une part, que chacune des fautes qu'ils invoquent porte normalement en elle la perte de chance de bénéficier d'une interruption médicale de grossesse et l'intégralité des préjudices qu'ils subissent et, d'autre part, qu'aucun des deux coauteurs qu'ils mettent en cause ne peut s'exonérer, même partiellement, de sa responsabilité en invoquant l'existence des fautes de l'autre, leur action engagée devant le tribunal administratif d'Amiens contre le GHPSO devait être regardée, par application des principes rappelés au point précédent et quand bien même ils demandaient explicitement de fixer la part du dommage imputable au GHPSO à 80 %, comme tendant à la réparation intégrale de leurs préjudices et à ce que celle-ci soit mise à la charge du GHPSO, sans préjudice de la faculté pour ce dernier, s'il s'estime fondé à le faire, d'engager une action récursoire contre le praticien libéral. La circonstance que M. et Mme A... aient, comme il leur était loisible de le faire, déjà engagé une action devant le juge judiciaire contre ce médecin libéral ne s'opposait pas à ce que leur action devant le tribunal administratif d'Amiens soit ainsi qualifiée mais imposait seulement à ce tribunal de prendre les mesures nécessaires en vue d'empêcher que sa décision n'ait pour effet de leur procurer, par suites des indemnités qu'ils ont pu obtenir du juge judiciaire, une réparation supérieure au montant du préjudice qu'ils subissent. Il s'ensuit qu'en ne s'estimant pas lié par l'argumentation de M. et Mme A... sur le partage des responsabilités entre le GHPSO et le praticien libéral et en regardant leur requête comme tendant à la réparation intégrale de leurs préjudices par le GHPSO, le tribunal administratif d'Amiens n'a ni dénaturé les conclusions dont il était saisi ni méconnu l'interdiction de statuer ultra petita. Au demeurant, le respect de cette interdiction s'apprécie uniquement par rapport au montant total des conclusions de M. et Mme A..., lequel n'a en l'espèce pas été dépassé. Le moyen tiré de l'irrégularité des jugements attaqués doit, dès lors, être écarté.

Sur le bien-fondé des jugements attaqués :

En ce qui concerne la responsabilité du GHPSO :

S'agissant de la faute caractérisée :

6. Aux termes de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles : " Nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance. / La personne née avec un handicap dû à une faute médicale peut obtenir la réparation de son préjudice lorsque l'acte fautif a provoqué directement le handicap ou l'a aggravé, ou n'a pas permis de prendre les mesures susceptibles de l'atténuer. / Lorsque la responsabilité d'un professionnel ou d'un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d'un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d'une faute caractérisée, les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice ne saurait inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l'enfant, de ce handicap. La compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale ".

7. M. et Mme A... réitèrent que le GHPSO a commis des fautes caractérisées lors des échographies réalisées les 30 septembre 2014 et 3 novembre 2014 qui n'ont pas permis de déceler l'agénésie du corps calleux que présentait le fœtus dont Mme A... était porteuse. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu pour la cour, par adoption des motifs exposés au point 3 du jugement attaqué du 15 septembre 2022, de retenir que les échographies litigieuses n'ont pas été réalisées et interprétées dans les règles de l'art. Il s'ensuit que le GHPSO doit être regardé comme ayant commis des fautes caractérisées de nature à engager sa responsabilité sur le fondement des dispositions précitées de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles, ce que celui-ci n'a contesté ni devant le tribunal administratif d'Amiens ni devant la cour.

S'agissant de la perte de chance :

8. Aux termes de l'article L. 2213-1 du code de la santé publique, dans sa rédaction en vigueur au moment des faits litigieux : " L'interruption volontaire d'une grossesse peut, à toute époque, être pratiquée si deux médecins membres d'une équipe pluridisciplinaire attestent, après que cette équipe a rendu son avis consultatif, soit que la poursuite de la grossesse met en péril grave la santé de la femme, soit qu'il existe une forte probabilité que l'enfant à naître soit atteint d'une affection d'une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic. / (...) / Lorsque l'interruption de grossesse est envisagée au motif qu'il existe une forte probabilité que l'enfant à naître soit atteint d'une affection d'une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic, l'équipe pluridisciplinaire chargée d'examiner la demande de la femme est celle d'un centre pluridisciplinaire de diagnostic prénatal. Lorsque l'équipe du centre précité se réunit, un médecin choisi par la femme peut, à la demande de celle-ci, être associé à la concertation. Hors urgence médicale, la femme se voit proposer un délai de réflexion d'au moins une semaine avant de décider d'interrompre ou de poursuivre sa grossesse (...) ".

9. Il résulte de l'instruction qu'une prise en charge conforme aux règles de l'art aurait dû conduire à l'orientation de Mme A... vers un centre pluridisciplinaire de diagnostic prénatal et à la réalisation d'examens complémentaires. S'il est constant que le syndrome de Vici, dont l'enfant est atteinte, n'aurait pas pu être diagnostiqué dans la période anténatale, l'agénésie totale du corps calleux, qui en constitue un symptôme, aurait, elle, pu être diagnostiquée par l'IRM fœtale qui aurait dû être réalisée. En outre, cette malformation, même quand elle est isolée, c'est-à-dire quand elle n'est pas reliée à une autre affection, comporte à elle-seule un risque substantiel de 15 à 30 % d'occasionner un handicap sévère. Elle est à ce titre au nombre de celles qui justifient une proposition d'interruption médicale de grossesse en application des dispositions précitées de l'article L. 2213-1 du code de la santé publique. Par ailleurs, il résulte également de l'instruction, notamment de l'avis du 15 janvier 2019 de la CRCI de Picardie, dont les énonciations ne sont pas utilement infirmées par les documents statistiques produits par M. et Mme A..., que le taux d'acceptation des interruptions médicales de grossesse proposées dans le cas de malformations comparables à celles dont leur enfant est atteinte est en moyenne de 80 %. Ni M. et Mme A..., qui se bornent à des affirmations a posteriori, ni le GHPSO n'apportent d'élément personnalisé de nature à établir que, dans le cas des intéressés, la probabilité d'un accord à l'interruption médicale de grossesse aurait été supérieure ou inférieure.

10. Il résulte de ce qui précède que les fautes commises par le GHPSO doivent être regardées comme ayant fait perdre à M. et Mme A... une chance de bénéficier d'une interruption médicale de grossesse qu'il y a lieu d'évaluer, à l'instar des premiers juges, indépendamment de l'appréciation portée par le juge judiciaire sur ce même sujet, qui ne lie pas la juridiction administrative, à 80 %. C'est donc dans cette seule proportion que le GHPSO doit être condamné à indemniser les préjudices de M. et Mme A....

En ce qui concerne la réparation des préjudices :

S'agissant de l'évaluation des préjudices :

Quant au préjudice moral de M. et Mme A... :

11. Il résulte de l'instruction que l'enfant de M. et Mme A... présentait, à la date des opérations d'expertise, le 12 octobre 2018, alors qu'elle était âgée de trois ans et demi, un tableau de polyhandicap avec trouble visuel ainsi qu'un retard du développement et des apprentissages, privant M. et Mme A... de toute possibilité d'interaction avec elle. Alors que ce risque avait été mis en évidence au cours de la grossesse et qu'ils avaient réalisé les examens nécessaires pour l'écarter, l'absence de diagnostic de la malformation et la naissance de leur fille avec un handicap sévère leur causent un préjudice moral dont il sera, en l'espèce, fait une juste appréciation en l'évaluant, à l'instar des premiers juges, au montant de 50 000 euros chacun, avant application du coefficient de perte de chance.

Quant au préjudice professionnel de M. A... :

12. Il résulte de l'instruction que M. A..., qui était employé sur un poste de chargé de webmarketing depuis le 2 mai 2007, a quitté son emploi dans le cadre d'une rupture conventionnelle le 6 mars 2015 pour s'installer à son compte. Il n'apporte aucun élément de nature à établir que l'échec de son projet et la reprise d'un emploi salarié à compter du 1er janvier 2017 sur un poste de chef de projet sous contrat à durée indéterminée avec une nouvelle société sont imputables de manière directe et certaine à la naissance de sa fille et à la prise en charge de son handicap. Il ressort au contraire des pièces du dossier que son activité non salariée avait conduit à une chute importante des revenus du foyer. En revanche, il résulte de l'instruction que le handicap de la jeune F... implique une assistance par une tierce personne permanente et impose à ses parents, y compris à son père en relai de sa mère, d'être très disponibles pour elle. Si cette circonstance est de nature à contraindre M. A... dans ses choix de carrière et d'orientation professionnelle, elle ne va pour autant pas jusqu'à réduire à néant ses perspectives d'évolution et de progression. En effet, d'une part, il résulte de l'instruction que son employeur s'est d'ores et déjà montré ouvert à des évolutions compatibles avec sa vie privée et, d'autre part, les conditions de prise en charge de sa fille sont susceptibles d'évoluer à l'avenir. Dans ces conditions, il sera fait une juste appréciation de l'incidence professionnelle qu'il subit en l'évaluant, à l'instar des premiers juges, au montant de 10 000 euros, avant application du coefficient de perte de chance.

Quant aux préjudices professionnels de Mme A... :

13. Il résulte de l'instruction que Mme A... a occupé plusieurs postes de secrétaire médicale de 2007 jusqu'à la naissance de ses premières filles en 2011 où elle a alors pris un congé parental. La circonstance que préalablement à la naissance F..., elle ait eu des entretiens avec Pôle emploi les 24 septembre 2014 et 13 novembre 2014 dans le cadre de la recherche d'un contrat à durée déterminée pour seulement un à quatre mois ne suffit pas à établir qu'elle aurait fait le choix de reprendre un poste à temps plein après la naissance de sa fille en 2015. Si elle s'est pleinement investie comme aidante aux côtés de celle-ci, ce pour quoi elle bénéficie au demeurant de prestations versées au titre de la solidarité nationale, il n'est pas établi qu'elle soit dépourvue à l'avenir de toutes perspectives de retour à l'emploi, alors en particulier que les modalités de prise en charge F... sont susceptibles d'évoluer, ainsi qu'il a été dit au point précédent. Il en résulte que les pertes de gains professionnels qu'elle invoque ne peuvent être regardées comme étant en lien de manière directe et certaine avec le handicap de sa fille. En revanche, il résulte de l'instruction que le handicap de sa fille, par la présence qu'il exige à ses côtés, contraint nécessairement Mme A... dans ses choix de carrière et d'orientation professionnelle. Dans ces conditions, il sera fait une juste appréciation de l'incidence professionnelle qu'elle subit en l'évaluant, à l'instar des premiers juges, au montant de 40 000 euros, avant application du coefficient de perte de chance.

Quant au préjudice moral des sœurs F... A... :

14. Les dispositions de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles citées au point 6 instituent en ce qui concerne la réparation des préjudices résultant de la naissance d'un enfant atteint d'un handicap non décelé pendant la grossesse un régime de responsabilité dérogatoire au régime de droit commun prévu à l'article L. 1142-1 du code de la santé publique. Les professionnels et établissements de santé n'engagent ainsi leur responsabilité en raison d'une telle naissance qu'en cas de faute caractérisée et à l'égard des seuls parents de l'enfant né, en vue de la réparation de leurs préjudices personnels. Il s'ensuit que les préjudices subis par d'autre membre de la famille, y compris ceux des frères et sœurs de l'enfant, ne présentent pas de caractère indemnisable sur le fondement des dispositions de l'article L. 114-5 du code de l'action sociale et des familles. Dès lors, M. et Mme A... ne sont pas fondés à solliciter, pour le compte de leurs filles mineures, C... et D... A..., sœurs aînées de la jeune F... A..., l'indemnisation de leurs préjudices moraux.

S'agissant de la réparation incombant au GHPSO :

15. Ainsi qu'il a été dit aux points 4 et 5, la requête de M. et Mme A... doit être regardée comme tendant à la réparation des préjudices qu'ils ont subis, à raison du défaut de diagnostic anténatal et de la naissance de leur fille F... avec un handicap sévère, à proportion de leur perte de chance de bénéficier d'une interruption médicale de grossesse. La circonstance qu'ils mettent également en cause des fautes commises par le praticien libéral ayant assuré le suivi de la phase terminale de la grossesse ne s'oppose pas, dès lors que les fautes commises par le GHPSO portent normalement en elles la perte de chance de bénéficier d'une telle interruption, à ce que la réparation intégrale de leurs préjudices soit, dans le cadre de la présente instance, mise à la charge du GHPSO, à charge pour lui, s'il se croit fondé à le faire, d'engager une action récursoire contre le praticien libéral en question. En revanche, dès lors qu'il résulte de l'instruction que M. et Mme A... ont déjà obtenu, par un jugement du 15 décembre 2022 du tribunal judiciaire de Senlis, la condamnation de ce praticien libéral à les indemniser au titre des fautes caractérisés qu'il a commises et qui ont elles-mêmes été à l'origine de la perte de chance de bénéficier d'une interruption médicale de grossesse que le tribunal a évaluée à 90 %, il appartient à la cour, afin d'éviter une double indemnisation, de limiter les sommes mises à la charge du GHPSO de telle sorte que l'indemnisation totale de chacune des victimes n'excède pas 90 % du montant des préjudices subis par elles, tels qu'elle les évalue elle-même. Pour ce faire, il a seulement lieu pour la cour de tenir compte du montant global de l'indemnité allouée par le juge judiciaire et du montant global de l'indemnité qu'elle évalue elle-même et non de leur répartition par postes de préjudice.

16. En premier lieu, les préjudices de M. A... sont évalués, par le présent arrêt, à la somme globale de 60 000 euros. Compte-tenu du taux de perte de chance de 80 % retenu au point 10, l'indemnisation incombant à ce titre au GHPSO s'élève normalement à la somme de 48 000 euros. Toutefois, le total des indemnités allouées par les juridictions judiciaire et administrative ne saurait excéder 54 000 euros, soit 90 %, taux de perte de chance le plus élevé retenu, de 60 000 euros. La juridiction judiciaire ayant indemnisé les préjudices de M. A... à hauteur de 36 000 euros, il y a lieu de lui accorder la somme de 18 000 euros en réparation de ses préjudices.

17. En second lieu, les préjudices de Mme A... sont évalués, par le présent arrêt, à la somme globale de 90 000 euros. Compte-tenu du taux de perte de chance de 80 % retenu au point 10, l'indemnisation incombant à ce titre au GHPSO s'élève normalement à la somme de 72 000 euros. Toutefois, le total des indemnités allouées par les juridictions judiciaire et administrative ne saurait excéder 81 000 euros, soit 90 %, taux de perte de chance le plus élevé retenu, de 90 000 euros. La juridiction judiciaire ayant indemnisé les préjudices de Mme A... à hauteur de 100 115 euros, le cumul de ces indemnités excède ce montant maximal. Par conséquent, aucune indemnisation supplémentaire ne peut être allouée à Mme A....

18. Il résulte de tout ce qui précède que M. et Mme A... sont seulement fondés à demander la condamnation du GHPSO à verser une indemnité complémentaire de 18 000 euros à M. A.... Il s'ensuit que, dans le cadre de la présente instance d'appel, ils ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par les jugements attaqués, le tribunal administratif d'Amiens a limité à ce même montant la condamnation prononcée à l'encontre du GHPSO au bénéfice de M. A... et a rejeté le surplus de leurs conclusions. Dès lors, leurs conclusions d'appel tendant à la réformation des jugements attaqués doivent, à leur tour, être rejetées ainsi que, par voie de conséquence, celles relatives aux intérêts légaux et celles présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. De son côté, le GHPSO n'est fondé à demander ni la minoration de la condamnation prononcée à son encontre, ni la réformation des jugements attaqués, de sorte que ses conclusions d'appel incident doivent également être rejetées.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête d'appel de M. et Mme A... est rejetée.

Article 2 : Les conclusions d'appel incident du GHPSO sont rejetées.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à M. E... A..., à Mme B... A..., au groupe hospitalier public du sud de l'Oise et à la caisse primaire d'assurance maladie de l'Oise.

Délibéré après l'audience publique du 10 septembre 2024 à laquelle siégeaient :

- M. Benoît Chevaldonnet, président de chambre,

- M. Guillaume Vandenberghe, premier conseiller,

- M. Guillaume Toutias, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 25 septembre 2024.

Le rapporteur,

Signé : G. ToutiasLe président de chambre,

Signé : B. Chevaldonnet

La greffière,

Signé : A-S. Villette

La République mande et ordonne à la ministre de la santé et de l'accès aux soins, en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

Pour expédition conforme,

Pour la greffière en chef,

par délégation,

La greffière

2

N°23DA00830


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de DOUAI
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 23DA00830
Date de la décision : 25/09/2024
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : M. Chevaldonnet
Rapporteur ?: M. Guillaume Toutias
Rapporteur public ?: Mme Regnier
Avocat(s) : SELARL COUBRIS COURTOIS & ASSOCIÉS

Origine de la décision
Date de l'import : 29/09/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-09-25;23da00830 ?
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