Aff. Pén.
André Charrier Vs Fritz Décossa
27 juillet 1989
Sommaire
Demande de renvoi pour cause de suspicion légitime.
S'il est vrai que l'organisation des juridictions touche à l'ordre public, il ne fait pas de doute également que l'impartialité, l'indépendance de sentiments, la sérénité et la liberté d'esprit sont la garantie d'une saine distribution de la justice.
Le renvoi pour cause de suspicion légitime est justifié lorsque le citoyen qui est sous le coup d'une prévention doute de l'impartialité de ses juges et de la liberté de sa défense, car il a besoin d'être rassuré et secouru.
Renvoi
La Cour de Cassation, Deuxième Section, a rendu l'arrêt suivant:
Sur la demande en dessaisissement ou en renvoi pour cause de suspicion légitime formée par André Charrier de nationalité française, identifié au numéro 305-57-819, co-propriétaire et manager de l'entreprise hôtelière "Le relais de l'Empereur" établie à Petit-Goâve, ayant pour avocat Me Ewald Alexis du barreau de Port-au-Prince, dûment identifié, patenté et imposé, avec élection de domicile en son cabinet à Port-au-Prince, numéro 36 Rue des Casernes.
Contre la juridiction correctionnelle du tribunal civil de Petit-Goâve, à l'occasion d'une action pendante sur citation en date du 5 novembre 1988 entre le commissaire du gouvernement près le ressort du tribunal civil de Petit-Goâve, partie principale, le demandeur, partie prévenue et le sieur Fritz Décossa, partie civile.
Ouï, à l'audience ordinaire et publique du mardi 20 juin 1989, le juge Michel Célestin en la lecture de son rapport, Monsieur le Substitut Joseph Nérette en celle de son réquisitoire, les parties n'ayant pas été représentées à la barre.
Vu: 1o) L'expédition du procès-verbal de la déclaration de récusation faite au greffe de la Cour de Céans.
2o) L'original de la requête en dessaisissement, ensemble sa signification tant au Commissaire du Gouvernement près le tribunal civil de Petit-Goâve qu'à la partie civile; 3o) Copie de la citation en police correctionnelle; 4o) Le récépissé attestant le dépôt du cautionnement; 5o) Vu également les dispositions de l'article 429 du Code d'instruction Criminelle.
Et, après en avoir délibéré en Chambre du Conseil, conformément à la loi;
Attendu que le demandeur expose dans sa requête, qu'à l'entreprise hôtelière dénommée "Le relais de l'Empereur" survint le 29 octobre 1988 une altercation entre le manager André Charrier, copropriétaire de l'établissement et l'employé Fritz Décossa; celui-ci rendit plainte au juge de paix contre son patron qui avait exercé contre lui des voies de fait suivies de blessures au front et à la joue.
Attendu que le magistrat de simple police convoqua André Charrier et après avoir procédé à l'instruction préliminaire de l'inculpé ordonna son emprisonnement qui dura deux jours, en dépit du fait que le titre de l'injonction ne comportant pas privation de la liberté individuelle et que l'inculpé a domicile connu.
Attendu que grâce à l'intervention du Commissaire du gouvernement, il a été remis en liberté pour se présenter à son parquet; qu'il reçut citation à comparaître en police correctionnelle du tribunal civil de Petit-Goave pour répondre du délit de voies de faits accompagnées de blessures sur la personne de Fritz Décossa.
Attendu qu'André Charrier révèle qu'au cours de sa comparution devant le juge de simple police de Petit-Goâve une foule hostile entourait les abords du tribunal de paix en vociférant à son encontre des slogans haineux, en lui lançant des menaces verbales, telle:"ce blanc qui est venu en Haïti pour battre un haïtien..".
Attendu que le magistrat, d'abord impressionné par cette foule tumultueuse, perdit contenance quand elle répétait que si le juge de paix ne se courbait pas devant leurs revendications, il sera "déchouqué", c'est-à-dire arraché à son siège, l'intimidation avait fait place à la crainte.
Attendu que traduit ensuite devant le parquet du Commissaire du Gouvernement pour être identifié, la même scène se renouvela, et cette fois, la foule s'est écriée:"il faut tordre ce blanc cousu d'or".
Attendu que par exploit du 5 novembre 1988, le Commissaire du Gouvernement près le tribunal civil de Petit-Goâve, lui fit donner citation à comparaître à l'audience correctionnelle de ce tribunal pour être jugé sous la prévention "de voies de fait suivies de blessures, au front et à la joue exercées sur la personne du sieur Fritz Décossa, délit prévu et puni par le Code Pénal".
Attendu que pour justifier la récusation portée contre la juridiction du tribunal civil de Petit-Goâve, juges et officiers du Parquet et son renvoi à un autre tribunal, le demandeur a invoqué les circonstances actuelles du moment, les exigences d'une foule hostile dominée par la passion aveugle qui s'enhardit à la suite de précédents exploits de "déchoucage", la pression qui pèse sur les magistrats et entretient en eux la crainte, enfin sa propre sécurité et celle de son avocat montrent que l'affaire pendante introduite par citation du Commissaire du Gouvernement ne peut être entendue par ce tribunal suspecté.
Attendu que s'il est vrai que l'organisation des juridictions touche à l'ordre public, il ne fait pas de doute également que l'impartialité, l'indépendance de sentiments, la sérénité et la liberté d'esprit sont la garantie d'une saine distribution de la justice.
Attendu que l'analyse des faits précis et d'une importance incontestable justifie cette mesure, parce que le citoyen qui, sous le coup d'une prévention, doute de l'impartialité de ses juges et de la liberté de sa défense, a besoin d'être rassuré et secouru.
Par ces motifs, la Cour déclare qu'il y a lieu d'accueillir les faits de la demande en renvoi pour cause de suspicion légitime; que le tribunal civil de Petit-Goâve jugeant en ses attributions correctionnelles, est et demeure dessaisi de la connaissance du délit imputé au demandeur, ordonne la restitution du cautionnement; renvoie cette affaire au tribunal civil de Port-au-Prince compétent à en connaître
Ainsi jugé et prononcé par Nous, Gabriel H. Volcy, Président, Emile Bastien, Alphonse Piard, Ertha Pascal Trouillot, Michel Célestin, Juges, à l'audience publique du vingt sept juillet mil neuf cent quatre-vingt-neuf, en présence de Me Jean D. Kalim, Substitut du Commissaire du Gouvernement et avec l'assistance de Bignon André, Greffier du siège.