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24/05/2022 | FRANCE | N°19/03671

France | France, Tribunal de grande instance de Paris, Ct0196, 24 mai 2022, 19/03671


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE [Localité 6]

3ème chambre
3ème section

No RG 19/03671 -
No Portalis 352J-W-B7D-CPOKK

No MINUTE :

Assignation du :
19 mars 2019

JUGEMENT
rendu le 24 mai 2022
DEMANDEUR

Monsieur [E] [S]
[Adresse 2]
[Localité 3] (ISRAEL)

représenté par Maîtres Olivier PARDO et Antoine CADEO de la SELAS OPLUS, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #K0170

DÉFENDERESSE

MUSEE NATIONAL [L] [B]
L'Hôtel de [Adresse 4]
[Adresse 1]
[Localité 6]

représentée par Maître Jean-C

laude CHEVILLER, avocat au barreau de PARIS, avocat postulant, vestiaire #D0945 et par Maître Régis CUSINBERCHE, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #A000...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE [Localité 6]

3ème chambre
3ème section

No RG 19/03671 -
No Portalis 352J-W-B7D-CPOKK

No MINUTE :

Assignation du :
19 mars 2019

JUGEMENT
rendu le 24 mai 2022
DEMANDEUR

Monsieur [E] [S]
[Adresse 2]
[Localité 3] (ISRAEL)

représenté par Maîtres Olivier PARDO et Antoine CADEO de la SELAS OPLUS, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #K0170

DÉFENDERESSE

MUSEE NATIONAL [L] [B]
L'Hôtel de [Adresse 4]
[Adresse 1]
[Localité 6]

représentée par Maître Jean-Claude CHEVILLER, avocat au barreau de PARIS, avocat postulant, vestiaire #D0945 et par Maître Régis CUSINBERCHE, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #A0008

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Nathalie SABOTIER, 1ère vice-présidente adjointe
Arhtur COURILLON-HAVY, juge
Linda BOUDOUR, juge

assistés de Lorine MILLE, greffière

DÉBATS

A l'audience du 03 Février 2022 tenue en audience publique devant Nathalie SABOTIER et Arthur COURILLON-HAVY, juges rapporteurs, qui, sans opposition des avocats, ont tenu seuls l'audience, et, après avoir entendu les conseils des parties, en ont rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l'article 805 du Code de Procédure Civile. Initialement le jugement devait être rendu par mise à disposition au greffe le 05 avril 2022, à cette date la décision a fait l'objet de plusieurs prorogations et avis a été donné aux avocats qu'elle serait rendue le 24 mai 2022.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

Exposé du litige

1.M. [E] [S] reproche au musée national [L] [B] de ne pas reconnaitre que 5 sculptures en bronze dont il est propriétaire sont des oeuvres originales de cet artiste. Il demande qu'elles soient « jugées » comme telles, et réclame au musée une indemnité pour le préjudice qu'il estime subir à cet égard en raison d'une vente manquée. Le musée, à titre reconventionnel, estime qu'en essayant de vendre ses statues comme des originaux, M. [S] porte atteinte à l'intégrité artistique de l'oeuvre de [B].

2.M. [S] a acquis ces 5 bronzes le 28 octobre 1969 de Mme [U] [P], qui lui a expliqué qu'ils avaient été réalisés, selon elle avec l'autorisation d'[L] [B], à partir du moulage de 5 sculptures en marbre qui avaient été acquises auprès de l'artiste par son grand-père M. [L] [O] en 1905 et 1908, et dénommées « La Mort d'Athènes », « Le Christ et la Madeleine » (commandés en 1905), « La Naissance de Vénus », « La Mort d'Alceste », et « Le Rêve » (commandés en 1908).

3.Après un premier échange en 2011 avec un conservateur du musée [B] sur la portée de l'accord conclu en 1905 entre l'artiste et [L] [O] sur le nombre d'exemplaires en marbre autorisés, M. [S] a fait exposer en 2015 ses bronzes dans un musée de [Localité 5] où se trouvaient les marbres de la collection [O]. Puis après avoir obtenu un avis favorable de la part d'une spécialiste de l'oeuvre de [B] (Mme [V]), M. [S] a demandé au musée [B] de bien vouloir lui confirmer la légitimité et l'originalité de ses bronzes ; ce que le musée a refusé, estimant alors, par courrier du 9 juillet 2018 que l'artiste s'étant réservé les droits de reproduction, ces bronzes, réalisés par « surmoulages », devaient être considérés « comme des reproductions et non comme des éditions originales de bronze », « conformément » à un décret du 3 mars 1981.

4.Après un courrier demandant au musée de justifier son opinion, resté sans réponse, M. [S] a assigné le musée [B] le 19 mars 2019.

5.Dans ses dernières conclusions signifiées par voie électronique le 29 juillet 2021, M. [E] [S] résiste aux demandes reconventionnelles et demande de
?« juger » que les cinq sculptures qui lui appartiennent « sont des éditions légitimes d'épreuves originales en bronze de [B] »
?condamner le musée [B] à lui payer 30 578 095,26 euros de dommages et intérêts pour son manque à gagner, sauf à « reconnaitre la qualité d'édition légitimes et originales des bronzes dans le mois du jugement »
?outre 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, les dépens (avec recouvrement par son avocat) et l'exécution provisoire.

6.Il soutient que le droit de reproduction des marbres a été cédé à [L] [O] ; que ses héritiers pouvaient donc réaliser des tirages en bronze ; que ces tirages à partir de l'oeuvre en marbre en sont l'achèvement et sont donc l'oeuvre elle-même, et doivent dès lors être qualifiés de tirages originaux ; que le musée [B], qui a pourtant réalisé lui-même des bronzes à partir de marbres de [B] dans les mêmes conditions, se contredit, et abuse ainsi du droit moral de l'artiste, dont il est détenteur, en refusant la qualification d'oeuvres originales aux bronzes de M. [S].

7.Dans ses dernières conclusions signifiées par voie électronique le 14 septembre 2021, le musée [B], établissement public administratif, résiste aux demandes et demande lui-même de condamner M. [S] à lui payer 50 000 euros de dommages et intérêts, la publication du jugement, outre 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et les dépens.

8.Il estime que le droit de reproduction n'a pas été transmis à [L] [O] ; que seul le titulaire du droit moral peut tirer des bronzes originaux ; que le tirage d'un original se fait, en outre, à partir d'un modèle, auquel ne peuvent être assimilés selon lui ni les marbres en cause, qui sont achevés, ni les empreintes prises sur ces marbres, qui n'ont pas été réalisées par l'auteur ; que les bronzes en cause ont été obtenus par surmoulage et sont donc, précise-t-il, des reproductions ; qu'ainsi aucun abus notoire ne peut lui être reproché, et qu'à l'inverse en faisant passer ses bronzes pour des tirages originaux M. [S] porte atteinte au droit moral de l'artiste, ce qui lui causerait un préjudice de 50 000 euros. Il conteste, également, avoir lui-même réalisé des empreintes sur des sculptures en marbre pour réaliser des éditions originales en bronze.

9.L'instruction a été close le 30 septembre 2021, l'affaire plaidée le 3 février 2022 et le jugement mis en délibéré.

MOTIFS

10.L'article L. 121-3 du code de la propriété intellectuelle prévoit qu'en cas d'abus notoire dans l'usage ou le non-usage du droit de divulgation de la part des représentants de l'auteur décédé visés à l'article L. 121-2, le tribunal judiciaire peut ordonner toute mesure appropriée. Plus généralement, l'exercice du droit moral de l'auteur, qui ne se limite pas au droit de divulgation, peut dégénérer en abus et, aux termes de l'article 1240 du code civil, tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer.

11.M [S] reproche au musée [B] un abus du droit moral de l'auteur caractérisé par le refus de reconnaitre à ses bronzes la qualité d'éditions ou tirages originaux, autrement dit de les reconnaitre comme ce qui serait la matérialisation première de l'oeuvre créée par l'artiste, et non comme des reproductions de cet objet originaire. Mais par ce refus, le musée [B] n'exerce ni ne refuse d'exercer aucun droit : le titulaire du droit moral n'a aucune obligation de décerner des certificats « d'originalité » aux oeuvres dont on invoque le lien avec l'auteur.

12.Certes, du fait de sa demande reconventionnelle, le musée ne se contente plus de refuser de reconnaitre la qualité d'éditions originales aux objets en cause, comme dans son courrier de 2018, mais cherche désormais activement à interdire à M. [S] de la revendiquer lui-même. Il fonde cette prétention sur le respect de l'intégrité de l'oeuvre et affirme donc lui-même exercer ainsi une prérogative attachée au droit moral.

13.Néanmoins, la question de savoir si un objet est un « exemplaire original » (notion au demeurant empreinte d'une certaine contradiction malgré son emploi répandu dans le domaine des sculptures en bronze), ou une reproduction (un « exemplaire non original », donc), ne relève pas du respect dû à l'oeuvre, ni de la paternité de l'auteur : par le seul emploi de l'un ou de l'autre qualificatif, l'oeuvre n'est en rien altérée elle-même, ni la paternité de l'auteur contestée. Cette question est également parfaitement indifférente à la divulgation, du moins ici, car l'oeuvre en cause, y-compris le cas échéant son « exemplaire original » en bronze, a été divulguée il y a plusieurs décennies. Au demeurant c'est également le cas du droit de reproduction, qui ne fait pas partie du droit moral, a expiré, et a en toute hypothèse été mis en oeuvre lui aussi il y a plusieurs décennies, quelque fût son titulaire ; outre qu'il ne parait pas a priori très utile de s'intéresser au titulaire du droit de reproduction pour déterminer si un objet est la première matérialisation de l'oeuvre et donc, précisément, n'est pas une reproduction (dans la logique de la distinction faite par les parties entre exemplaires originaux et non originaux).

14.La demande reconventionnelle du musée [B], qui est ainsi infondée pour ne reposer sur aucune prérogative du droit moral, ne caractérise de la même manière aucun abus de ce droit. Par conséquent les demandes respectives en dommages et intérêts, infondées, doivent être rejetées ; et, par suite, la demande en publication formée par le musée [B].

15.En définitive, les demandes des parties tendent, sous couvert du droit moral, à faire décerner par le tribunal une qualité pour elle-même. Or un tribunal recherche et au besoin qualifie un fait dans la mesure où celui-ci est nécessaire au succès d'une prétention dirigée contre une personne déterminée ; d'une manière, donc, toujours relative et comme un moyen, non comme une fin. Ce qui est demandé en réalité ici est de donner ou refuser à des objets une consécration dans le langage du marché de l'art (comme M. [S] l'écrit dans ses conclusions, p. 56, « l'originalité d'une oeuvre fait sa valeur sur le marché ») ; mais cette consécration, à supposer qu'elle puisse jamais exister, appartient aux amateurs, spécialistes et, dans la mesure où une valeur monétaire y est attachée, aux acheteurs potentiels, donc au seul marché. C'est aux personnes intéressées de déterminer si les sculptures en cause ont à leurs yeux la valeur d'une sculpture « originale » de [B], en parfaite connaissance de leur origine, qui est ici connue et n'est contestée par personne.

16.Ainsi, la demande de « juger » que les sculptures « sont des éditions légitimes d'épreuves originales en bronze de [B] » relève d'une action déclaratoire, qui est en effet définie comme ayant pour objet de lever un doute sur une situation juridique, et n'est admise, hormis les cas où elle est expressément prévue par la loi (ex : article 1040 du code de procédure civile ; article L. 615-9 du code de la propriété intellectuelle), que de manière exceptionnelle (Civ. 1ère, 10 février 1971, Bull. 1971, I, no 48 ; Civ. 2ème, 30 avril 2009, Bull. 2009, II, no107 ; Civ. 1ère, 7 décembre 2011, pourvoi no 10-30.919, Bull. 2011, I, no 210), dans la mesure où elle tend à déroger à une condition essentielle de l'action en justice tenant à l'existence d'un intérêt né et actuel, dont la caractérisation est incontournable pour le tribunal en application des articles 30 et 31 du code de procédure civile. Cette demande est, par conséquent, irrecevable.

17.Aux termes de l'article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie. L'article 700 du même code permet au juge de condamner en outre la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre, pour les frais exposés mais non compris dans les dépens, une somme qu'il détermine, en tenant compte de l'équité et de la situation économique de cette partie.

18.L'issue du litige commande de laisser à chaque partie la charge des frais qu'elle a jugé nécessaire d'exposer.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement en premier ressort par jugement contradictoire mis à disposition au greffe,

Déclare irrecevable la demande de M. [S] tendant à voir juger que ses sculptures en bronze sont des « éditions légitimes d'épreuves originales en bronze de [B] » ;

Rejette sa demande en dommages et intérêts ;

Rejette les demandes reconventionnelles du musée [B] en dommages et intérêts et publication du jugement ;

Laisse à chaque partie la charge des dépens qu'elle a exposés et rejette les demandes formées au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Fait et jugé à [Localité 6] le 24 Mai 2022

La GreffièreLa Présidente


Synthèse
Tribunal : Tribunal de grande instance de Paris
Formation : Ct0196
Numéro d'arrêt : 19/03671
Date de la décision : 24/05/2022

Analyses

x


Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.grande.instance.paris;arret;2022-05-24;19.03671 ?
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