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05/04/2022 | FRANCE | N°20/12763

France | France, Tribunal de grande instance de Paris, Ct0196, 05 avril 2022, 20/12763


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
3ème section

No RG 20/12763 -
No Portalis 352J-W-B7E-CTNAR

No MINUTE :

Assignation du :
25 Novembre 2020

JUGEMENT
rendu le 05 Avril 2022
DEMANDEURS

S.A.R.L. SUN CONSULTING
[Adresse 3]
[Localité 6]

Monsieur [Y] [W]
[Adresse 1]
[Localité 5]

représenté par Maître Pascal LEFORT de la SELARL DUCLOS THORNE MOLLET-VIEVILLE, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P75

DÉFENDERESSES

Société HetM HENNES et MAURITZ LP
[Adresse 2]
NY 10011<

br>NEW YORK (ETATS UNIS)

S.A.R.L. HetM HENNES et MAURITZ
[Adresse 4]
[Localité 7]

représentée par Maître Arnaud MICHEL du cabinet GIDE LOYRETTE NOUEL, avocat...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
3ème section

No RG 20/12763 -
No Portalis 352J-W-B7E-CTNAR

No MINUTE :

Assignation du :
25 Novembre 2020

JUGEMENT
rendu le 05 Avril 2022
DEMANDEURS

S.A.R.L. SUN CONSULTING
[Adresse 3]
[Localité 6]

Monsieur [Y] [W]
[Adresse 1]
[Localité 5]

représenté par Maître Pascal LEFORT de la SELARL DUCLOS THORNE MOLLET-VIEVILLE, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P75

DÉFENDERESSES

Société HetM HENNES et MAURITZ LP
[Adresse 2]
NY 10011
NEW YORK (ETATS UNIS)

S.A.R.L. HetM HENNES et MAURITZ
[Adresse 4]
[Localité 7]

représentée par Maître Arnaud MICHEL du cabinet GIDE LOYRETTE NOUEL, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #T03

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Nathalie SABOTIER, 1ère vice-présidente adjointe
Arthur COURILLON-HAVY, juge
Linda BOUDOUR, juge

assisté de Lorine MILLE, greffière,

DÉBATS

A l'audience du 12 Janvier 2022 tenue en audience publique devant Nathalie SABOTIER et Arthur COURILLON-HAVY, juges rapporteurs, qui, sans opposition des avocats, ont tenu seuls l'audience, et, après avoir entendu les conseils des parties, en ont rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l'article 805 du Code de Procédure Civile. Avis a été donné aux avocats que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 08 mars 2022, décision prorogée au 05 avril 2022.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

____________________________

Exposé du litige

1.M. [Y] [W], titulaire de la marque verbale de l'Union européenne « [W] », et la société Sun consulting, qui commercialise des vêtements sous cette marque, reprochent à la société ‘HetM Hennes et Mauritz sarl' et à la société de droit des États-Unis ‘HetM Hennes et Mauritz lp' (ci-après HetM et HetM lp) de commercialiser depuis le 16 aout 2018 un parfum sous le signe verbal « Rue [W] », en contrefaçon de la marque, en ce que celle-ci est enregistrée pour désigner des vêtements.

2.Est ainsi invoquée la marque verbale de l'Union européenne « [W] », no003552478, dont M. [W] est titutaire, déposée le 25 novembre 2003, enregistrée le 22 aout 2005 (régulièrement renouvelée depuis) initialement pour désigner des produits de parfumerie en classe 3, divers produits de maroquinerie en classe 18, et des vêtements en classe 25, mais qui a fait l'objet d'une déchéance pour défaut d'usage sérieux à l'égard de l'ensemble des produits de la classe 3 par décision de l'EUIPO (l'Office européen) le 22 janvier 2021.

3.Après des échanges qui ne les ont pas satisfaits, M. [W] et la société Sun consulting ont fait pratiquer, sur autorisation du 21 octobre 2020, une saisie-contrefaçon le 28 octobre 2020, puis ont assigné les sociétés HetM et HetM lp en dommages et intérêts et interdiction le 25 novembre 2020. Celles-ci résistent aux demandes et contestent la validité de la saisie-contrefaçon.

4.Dans leurs dernières conclusions signifiées par voie électronique le 28 juin 2021, M. [Y] [W] et la société Sun consulting, résistent aux demandes adverses et demandent eux-mêmes,
?invoquant une contrefaçon de la marque de l'Union européenne, de :
?condamner solidairement les deux sociétés HetM à payer
?1 000 000 d'euros à M. [W] au titre des conséquences économiques négatives,
?200 000 euros à chacun au titre du préjudice moral,
?invoquant subsidiairement une concurrence déloyale et parasitaire, de condamner solidairement les deux sociétés HetM à leur payer à chacun 200 000 euros de dommages et intérêts
?invoquant en outre une pratique commerciale trompeuse du fait de l'étiquetage des parfums, de condamner les deux sociétés HetM à payer 30 000 euros de dommages et intérêts à la société Sun consulting
?d'interdire aux deux sociétés HetM « de tels actes illicites en France », précisant par ailleurs que « les condamnations porteront sur tous les faits illicites commis jusqu'au » prononcé du jugement, et ce sous astreinte, et de confisquer les produits illicites détenus par HetM sarl,
?outre la publication du jugement, 30 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi que les dépens (comprenant les frais de saisie-contrefaçon, et recouvrés par leurs avocats aux offres de droit)

5.Dans leurs dernières conclusions signifiées par voie électronique les sociétés ‘HetM Hennes et Mauritz sarl' et ‘HetM Hennes et Mauritz lp' soulèvent la nullité des procès-verbaux de saisie-contrefaçon des 28 octobre et 9 novembre 2020, résistent aux demandes (y-compris en demandant de « mettre hors de cause la société HetM lp »), et réclament elles-mêmes 60 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens, recouvrés par leur avocat.

6.L'instruction a été close le 24 septembre 2021, l'affaire plaidée le 12 janvier 2022, et mise en délibéré.

MOTIFS

1o) Validité du procès-verbal de saisie-contrefaçon

7.La nullité des actes d'huissier est régie par les dispositions qui gouvernent la nullité des actes de procédure (article 649 du code de procédure civile), lesquelles disposent, s'agissant des irrégularités de forme (article 114), que la nullité ne peut être prononcée qu'à charge pour l'adversaire qui l'invoque de prouver le grief que lui cause l'irrégularité.

8.Les sociétés HetM soulèvent plusieurs irrégularités de forme du procès-verbal de saisie-contrefaçon, mais sans alléguer le grief que ces irrégularités leur auraient causé. Aucune nullité n'est donc encourue.

2o) Demandes fondées sur la contrefaçon de la marque [W]

Moyens des parties

9.M. [W] et la société Sun consulting soutiennent que les vêtements sont des produits similaires aux produits de parfumerie. Ils invoquent à cet égard la jurisprudence de l'Inpi, plusieurs décisions des juridictions françaises et de l'EUIPO, selon lesquelles ces produits sont complémentaires en raison de leur commercialisation courante sous une même marque par les mêmes sociétés, dans les mêmes lieux et à destination d'une même clientèle, et de leur contribution à une même fonction esthétique, la mode et la beauté ayant une « étroite connexité », de sorte que ces produits pourraient être associés à une même origine par la clientèle. Ils affirment que la très grande majorité des marques de vêtements grand public (y-compris HetM) et la totalité des marques de luxe commercialisent du parfum.

10.Les demandeurs précisent qu'une différence est faite en jurisprudence (celle de l'Office européen en particulier) entre le titulaire d'une marque de vêtements s'opposant à une demande de marque désignant des parfums, pour lequel il est jugé que les produits sont similaires, et le titulaire d'une marque de parfums s'opposant à une demande de marque désignant des vêtements, pour lequel il est jugé que les produits ne sont pas similaires. Ils en déduisent que la jurisprudence invoquée par les défenderesses, qui porte uniquement sur le second cas (marque de parfums invoquée contre une marque de vêtements) n'est pas applicable à la présente espèce, où la marque invoquée est enregistrée pour désigner des vêtements.

11.Ils concluent alors à un risque de confusion au regard de la quasi-identité des signes, le mot « rue » ne faisant selon eux que mettre en exergue le mot [W] qui correspond dans les deux cas à un nom propre et sera perçu comme arbitraire, précisent-ils, et de la forte distinctivité de la marque du fait de sa forte renommée, laquelle résulterait de l'ancienneté de l'exploitation (près de 50 ans), de l'emplacement prestigieux des boutiques de la marque, du nombre de points de vente (une quinzaine de magasins multimarques), et de deux partenariats (les maillots de l'équipe de France de football pour la coupe du monde en 2009-2010, et le trophée de [Localité 9] de tennis).

12.Les défenderesses contestent absolument toute similitude entre les produits, dont elles font valoir qu'elle est un prérequis au risque de confusion, affirmant, au regard des critères pertinents à prendre en compte, que les parfums et les vêtements sont différents par leur nature, leur destination, leur utilisation, et n'ont pas de caractère concurrent ni complémentaire. Elles se prévalent de la jurisprudence du Tribunal de l'Union européenne, selon laquelle des produits différents par leur nature, leur destination et leur utilisation peuvent tout de même présenter un degré de similitude si trois conditions cumulatives sont remplies : qu'ils présentent une complémentarité esthétique, ce qui implique d'une part qu'un produit est « indispensable ou important à l'utilisation de l'autre » et d'autre part que « les consommateurs jugent habituel et normal d'utiliser les produits ensemble », et enfin que « les consommateurs considèrent comme courant que ces produits soient commercialisés sous la même marque, ce qui implique, normalement, qu'une grande parties (sic) des fabricants ou des distributeurs respectifs de ces produits soient les mêmes ». Elles estiment qu'aucune de ces conditions n'est remplie s'agissant des parfums et des vêtements, comme le conclut également, précisent-elles, la jurisprudence du TUE, réaffirmée 2 fois, qui a ensuite été suivie par l'Office européen et, dans la majorité des décisions selon elles, l'Office français, tandis que les décisions françaises invoquées appliqueraient de façon erronée les critères de la similitude et n'auraient pas été informées de la jurisprudence du TUE.

13.Elles réfutent également la différence d'appréciation de la similitude alléguée en demande (ci-dessus point 10) selon que les produits sont désignés par la marque antérieure ou par le signe contesté.

14.Elles contestent plus généralement l'identité de canaux de distribution, qui ne seraient que parfois les mêmes, et soutiennent que ce facteur doit être relativisé selon la jurisprudence de l'Office européen, de nombreuses marques étant utilisées pour plusieurs produits non similaires (Bosh, Carrefour, Ikéa), et de nombreux grands magasins vendant des produits de toute sorte ; ainsi, ajoutent-elles, la diversification des produits vendus par les entreprises du luxe ne saurait justifier à elle seule une similitude entre tous ces produits (citant notamment les vêtements, les parfums, les bijoux, les montres, les coques de téléphone portable, les lunettes...).

15.Subsidiairement, elles soutiennent que les similitudes visuelles et phonétiques entre les signes, qu'elles estiment modérées du fait de l'ajout de l'élément d'attaque « rue » et de la différence d'orthographe et de calligraphie ainsi que de prononciation (l'ajout d'un accent sur le ‘e', l'écriture en minuscules dans le signe et en majuscules dans la marque), sont neutralisées par leur différence conceptuelle dès lors que « [Adresse 10] » aurait une signification claire et déterminée, en renvoyant à la rue parisienne connue pour ses immeubles colorés « particulièrement prisée des influenceurs et internautes », à laquelle ferait également référence le choix de la couleur rose pour les parfums litigieux, tandis que la marque [W] n'aurait aucune signification. Elles estiment enfin que le niveau de renommée de la marque est seulement normal, et concluent qu'il n'existe pas de risque de confusion ou d'association de leurs parfums avec les vêtements vendus sous la marque [W].

Réponse du tribunal

a. atteinte à la marque [W]

16.Les droits sur les marques de l'Union européenne sont prévus par le règlement 2017/1001, à son article 9, rédigé en ces termes :

« 1. L'enregistrement d'une marque confère à son titulaire un droit exclusif sur celle-ci.

2. Sans préjudice des droits des titulaires acquis avant la date de dépôt ou la date de priorité de la marque enregistrée, le titulaire de ladite marque enregistrée est habilité à interdire à tout tiers, en l'absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires, pour des produits ou des services, d'un signe lorsque :

a) ce signe est identique à la marque de l'Union européenne et est utilisé pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels la marque de l'Union européenne est enregistrée » ;

b) le signe est identique ou similaire à la marque et est utilisé pour des produits ou des services identiques ou similaires aux produits ou services pour lesquels la marque est enregistrée, s'il existe, dans l'esprit du public, un risque de confusion ; le risque de confusion comprend le risque d'association entre le signe et la marque ».

17.L'atteinte au droit exclusif conféré par la marque de l'Union est qualifiée de contrefaçon, engageant la responsabilité civile de son auteur, par l'article L. 717-1 du code de la propriété intellectuelle.

18.En application de ces dispositions, le titulaire d'une marque est habilité à interdire l'usage, sans son consentement, d'un signe identique ou similaire à sa marque par un tiers, lorsque cet usage a lieu dans la vie des affaires, est fait pour des produits ou des services identiques ou similaires à ceux pour lesquels la marque a été enregistrée et, en raison de l'existence d'un risque de confusion dans l'esprit du public, porte atteinte ou est susceptible de porter atteinte à la fonction essentielle de la marque, qui est de garantir aux consommateurs la provenance des produits ou des services (CJUE, 15 décembre 2011, Frisdranken Industrie Winters, C-119/10, point 25).

i. similitude des produits

Condition nécessaire du risque de confusion

19.À titre liminaire, il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne que l'interprétation des dispositions relatives au refus d'enregistrement d'une marque pour atteinte à une marque antérieure (actuellement l'article 8, paragraphe 1) vaut également pour les dispositions précitées relatives au droit conféré par la marque, et en particulier à l'appréciation du risque de confusion (voir CJCE, 22 juin 2000, Marca mode c. Adidas, C-425/98, points 25 à 28). La notion de similitude des produits, condition de l'atteinte à la marque, peut donc être interprétée au regard des décisions rendues à l'occasion de l'enregistrement ou de la nullité de marques.

20.Cette notion de similitude doit, de façon générale, être interprétée à la lumière du risque de confusion, qui est la condition spécifique de la protection (considérant 11 du règlement 2017/1001). Toutefois (et comme pour l'article 8, paragraphe 1, sous b)), la lettre même de l'article 9 fait de la similitude entre les produits ou services (et de la similitude entre les signes) à la fois une condition nécessaire, et l'un des critères interdépendants, du risque de confusion : si le degré plus ou moins élevé de similitude est susceptible de compenser ou d'être compensé par les autres critères du risque de confusion, l'existence d'une similitude, même faible, est tout de même nécessaire, sans quoi aucun risque de confusion n'est possible (voir, par analogie, pour l'article 8 sur le refus d'enregistrement, CJCE, 7 mai 2009, Waterford Wedgwood, C-398/07, point 34).

Critères de la similitude

21.Pour apprécier la similitude entre des produits ou des services, il y a lieu de tenir compte de tous les facteurs pertinents qui caractérisent le rapport entre ces produits ou ces services ; ces facteurs incluent, en particulier, leur nature, leur destination, leur utilisation ainsi que leur caractère concurrent ou complémentaire (CJCE, 29 septembre 1998, Canon, C-39/97, point 23). D'autres facteurs peuvent également être pris en compte, tels que les canaux de distribution des produits concernés (par exemple, CJUE, 21 janvier 2016, Hesse / OHMI, Porsche (Carrera), C-50/15, point 21).

22.La Cour de cassation retient quant à elle un critère tenant à ce que « au vu des facteurs pertinents caractérisant leurs rapports, le consommateur, tout en les distinguant, peut attribuer une origine commune aux [produits ou ]services offerts sous les marques en présence » (Cass. Com., 19 juin 2019, no17-26.469, voir aussi Cass. Com., 8 février 2017, no14-28.232 ; et déjà, 12 juillet 2005, no03-16.304). Elle interprète ainsi la notion de similitude à la lumière du risque de confusion, en concluant qu'une similitude existe si le consommateur peut attribuer une origine commune aux produits. Cette possibilité d'attribuer une origine commune ne se confond certes pas en elle-même avec le risque de confusion ; il s'agit d'une condition, non suffisante mais nécessaire, au risque de confusion ; car si le consommateur est absolument insusceptible d'attribuer une origine commune aux produits en cause, il ne peut y avoir aucune confusion.

23.Toutefois, une application trop rigide de ce critère reviendrait à retenir que les produits sont similaires dès lors que le risque de confusion n'est pas impossible (en raison de la possibilité que le consommateur attribue une origine commune aux produits ou services) ; en d'autre terme, cela ferait dépendre la similitude entre les produits ou services, de la possibilité d'un risque de confusion ; or selon le règlement c'est le risque de confusion qui dépend, entre autres, de la similitude ; cela reviendrait donc en définitive à vider de sa substance la condition tenant à la similitude, en faisant de cette notion non plus une condition nécessaire, mais uniquement l'un des critères du risque de confusion, ce qui irait à l'encontre de la lettre même de l'article 9 du règlement.

24.Une application littérale du critère de la possibilité d'attribuer une origine commune serait en outre susceptible d'étendre significativement la portée de la similitude, car rien n'empêche que les produits les plus différents soient fabriqués sous la responsabilité d'un même conglomérat, et le grand public est déjà habitué, par exemple avec les marques des magasins de grande distribution, à voir des produits non similaires fabriqués sous la responsabilité d'une entreprise unique. Ainsi, potentiellement, tous les produits et services peuvent avoir une origine commune, et il devient donc extrêmement délicat de se prononcer sur « la possibilité que le public attribue une origine commune » aux produits ou services en cause.

25.Ainsi, pour concilier cette interprétation avec le règlement, il faut y voir un guide de bon sens visant à vérifier que la conclusion du raisonnement correspond en général à la ratio legis du droit exclusif du titulaire de la marque (la notion de similitude s'interprète à la lumière du risque de confusion qui est la condition spécifique de la protection), mais pas un critère autonome permettant d'atteindre cette conclusion. C'est également en ce sens que le Tribunal de l'Union fait référence à une notion proche (les consommateurs peuvent penser que la responsabilité de la fabrication de ces produits ou de la fourniture de ces services incombe à la même entreprise), pour justifier l'interprétation qu'il donne à l'un des facteurs pertinents du rapport entre les produits, et non pour en faire un critère en soi (voir décisions citées infra, point 27).

26.C'est donc sur les facteurs pertinents dégagés par la Cour de justice que l'analyse doit se concentrer. L'interprétation donnée à ces facteurs peut également utilement se référer à la jurisprudence du Tribunal de l'Union, qui a pu leur donner une prévisibilité utile pour les titulaires de marques et les tiers, et qu'il est donc opportun de retenir également pour les atteintes au droit exclusif.

27.Parmi les facteurs pertinents, le caractère complémentaire des produits ou services est un critère autonome, susceptible de fonder, à lui seul, l'existence d'une similitude (CJUE, 21 janvier 2016, Hesse / OHMI, Porsche (Carrera), C-50/15, point 21). Pour appliquer ce critère, le Tribunal de l'Union européenne a développé une jurisprudence selon laquelle les produits ou les services complémentaires sont ceux entre lesquels existe un lien étroit, en ce sens que l'un est indispensable ou important pour l'usage de l'autre, de sorte que les consommateurs peuvent penser que la responsabilité de la fabrication de ces produits ou de la fourniture de ces services incombe à la même entreprise (TPICE, 1er mars 2005, [M] [N], T-169/03, point 60 ; pour une application récente, TUE, 22 septembre 2021, Sociedade da agua de Monchique, T-195/20, point 46).

Application des facteurs pertinents au rapport entre les parfums et les vêtements

28.Le signe litigieux est exploité pour désigner des parfums ; tandis que la marque [W] est enregistrée pour désigner des vêtements, chaussures et produits d'habillement en classe 25 de l'arrangement de [Localité 8], et plus précisément les suivants : « Vêtements de dessus et de dessous pour hommes, femmes et enfants; Vêtements en cuir et en imitations du cuir; Chapeaux en fourrure; Vêtements de sport (autres que de plongée); Blousons; Gabardines [vêtements]; Manteaux de pluie; Manteaux; Mantilles; Mitaines; Pardessus; Trench-coats; Parkas; Pèlerines; Pelisses; Grosses vestes; Déguisements; Costumes de mascarade; Vestes; Blouses; Tabliers [vêtements]; Combinaisons (vêtements et sous-vêtements); Cache-c?urs; Cardigans; Chandails; Chandails; Tricots [vêtements]; Pulls sans manches; Écharpes; Jupes; Jupons; Pantalons décontractés; Robes pour femmes; Chemises; Maillots de corps; Tee-shirts; Shorts; Bermudas; Vêtements confectionnés; Pyjamas; Peignoirs; Peignoirs de bain; Caleçons, y compris les caleçons de bain; Costumes de bain et de plage; Maillots, y compris les maillots de bain; Slips; Bodies (justaucorps); Bustiers; Slips; Culottes [sous-vêtements]; Slips; Soutiens-gorge; Chaussettes; Bas; Collants; Bandanas [foulards]; Fichus; Châles; Serviettes; Écharpes; Étoles [fourrures]; Gants [habillement]; Ceintures [habillement]; Bretelles; Cravates; N?uds papillon; Pochettes [habillement]; Protecteurs de col; Saris; Souliers; Chaussures, y compris les chaussures de plage; Chaussures de sport; Bottes; Demi-bottes; Sabots [chaussures]; Espadrilles; Sandales; Pantoufles; Bottines; Chapellerie; Chapeaux; Voilettes; Casquettes; Visières; Bérets; Bonnets, y compris les bonnets de bain; Bandeaux pour la tête [habillement]; Turbans. »

29.Il n'est pas contesté que les parfums et les vêtements sont des produits de nature différente ; il faut même observer qu'ils supposent des savoir-faire qui n'ont rien en commun ; les premiers sont destinés à être diffusés pour leur odeur, et les seconds à être portés ; ils ne s'utilisent ensemble que dans la mesure où, en général, on exerce les activités quotidiennes en étant vêtu, et ne sont évidemment pas concurrents ; ils ne s'associent pas, un parfum étant choisi pour s'adapter à une personne, parfois à une saison, et non à une tenue vestimentaire ; ils ne sont en général pas vendus dans les mêmes magasins, les parfums disposant de filières spécialisées, parfois partagées avec les cosmétiques (étant rappelé que la vente de produits dans une même grande surface ou grand magasin est indifférente, le propre de ces magasins étant d'offrir des produits différents).

30.S'il peut être soutenu qu'ils ont en commun une fonction tenant à la mise en valeur de leur porteur, il ne s'agit que d'une partie de leurs fonctions respectives, les vêtements ayant en premier lieu un but utilitaire (se couvrir), qui est étranger au parfum, lequel est plus précisément destiné à diffuser une odeur agréable, ce que le consommateur peut rechercher en soi, sans vouloir par ce biais se mettre spécialement en valeur. Cette fonction commune n'est donc que très partielle, et est en toute hypothèse peu pertinente pour identifier des produits similaires, car elle est trop vague, et concerne potentiellement un très grand nombre de produits et services différents : ainsi, les dentifrices, les aliments de régime, les services de coiffure, de chirurgie esthétique, d'orthodontie, d'orthophonie, et plus généralement tout ce qui peut être utilisé pour valoriser l'apparence visuelle, olfactive, auditive, d'une personne à l'égard des autres seraient tout aussi similaires avec les parfums et les vêtements.

31.Ainsi ni leur destination et leur fonction faiblement communes, ni leur nature, ni leur utilisation non concurrente et a priori non complémentaire ne font donc des parfums et des vêtements en général des produits similaires.

32.Le Tribunal de l'Union, dont la conclusion est à ce stade identique, et à qui il a été soutenu comme dans la présente espèce qu'une certaine similitude devrait découler de l'existence des licences accordées par les marques de mode pour commercialiser de la parfumerie, admet néanmoins, au-delà de la complémentarité fonctionnelle, la possibilité d'une complémentarité esthétique, qui consiste en un véritable besoin esthétique, en ce sens (d'une part) qu'un produit est indispensable ou important pour l'utilisation de l'autre, et (d'autre part) que les consommateurs jugent habituel et normal d'utiliser lesdits produits ensemble. Il ajoute toutefois que cette complémentarité esthétique n'est pas suffisante, et que pour conclure à une similitude, il faut en outre que les consommateurs considèrent comme courant que ces produits soient commercialisés sous la même marque, ce qui implique, normalement, qu'une grande partie des fabricants ou des distributeurs respectifs de ces produits soient les mêmes (TUE, 11 juillet 2007, Mulhens, T-150/04, points 35-37).

33.Or, comme l'a retenu le tribunal de l'Union, les parfums ne sont pas importants pour utiliser les vêtements ; lesquels ne sont importants à l'usage des parfums que dans la mesure où ils le sont pour toutes les activités extérieures, ce qui empêche d'y voir un facteur pertinent. Dès lors, les produits en cause ne présentent pas davantage de complémentarité esthétique.

34.En définitive, les demandeurs cherchent à remettre en cause le principe de spécialité au regard d'une pratique commerciale (les entreprises du domaine de la mode commercialisent des parfums sous leur marque), qui certes peut être prise en compte, mais ne peut suffire à rendre similaires des produits qui n'ont aucun point commun pertinent par ailleurs.

35.Quant à la dissymétrie invoquée par les demandeurs, selon lesquels la marque de vêtements pourrait être étendue aux parfums, qui seraient dans ce cas similaires, tandis que la marque de parfum ne pourrait pas être étendue aux vêtements, qui seraient dans ce cas dissimilaires, elle n'est évidemment pas compatible avec le caractère bilatéral du rapport de similitude : quand deux produits sont similaires, chacun l'est également envers l'autre, et il n'est pas logiquement concevable que les parfums soient similaires aux vêtements sans que les vêtements soient similaires aux parfums.

36.Enfin, si des cours d'appel, dans les arrêts cités par les demandeurs, ont retenu que les parfums et les vêtements étaient similaires, c'est en partie en raison d'une conclusion différente quant à l'existence de réseaux de distribution identiques, mais aussi et surtout en donnant à la fonction esthétique de ces produits une importance déterminante alors que, aux yeux du présent tribunal, elle a une portée si vaste qu'elle ne peut constituer le facteur déterminant pour identifier des produits similaires au sens du droit des marques.

37.Par conséquent, faute de toute similitude entre les produits exploités sous le signe litigieux et les produits pour lesquels la marque est enregistrée, aucune atteinte à cette marque n'est caractérisée, et les demandes fondées sur la contrefaçon doivent être rejetées.

3o) Demandes subsidiaires en concurrence déloyale et parasitaire

38.Les demandeurs reprochent aux sociétés HetM de créer un risque de confusion et de profiter indument de sa notoriété, par la reproduction à l'identique de la marque [W] sur leurs produits de parfumerie. Mais il résulte de ce qui précède que cet usage a été fait pour des produits qui ne sont pas similaires, d'une façon donc qui ne peut donner lieu à un risque de confusion, et qui n'est donc pas fautive. En toute hypothèse, dans la mesure où le signe « Rue [W] » fait plus directement référence à une rue touristique de [Localité 9], c'est sans rechercher à susciter une confusion ni se placer dans le sillage des demandeurs que les sociétés HetM ont commercialisé leur parfum.

39.Ils reprochent également aux sociétés HetM une pratique commerciale trompeuse tenant à la mention, sur l'emballage, d'une société qui n'est pas le distributeur du produit en France, en violation, selon eux, de l'article L. 121-2, 2o, f) du code de commerce, qui vise les allégations, indications ou présentations fausses ou de nature à induire en erreur et portant notamment sur l'identité, les qualités, les aptitudes et les droits du professionnel. Néanmoins, l'étiquette mentionne également la société « HetM gbc ab se », dont il n'est pas contesté qu'elle est le fabriquant ou le distributeur du produits dans l'Union européenne. La présence en outre de la société HetM lp sur l'étiquette est valablement expliquée par les défenderesses comme la mention obligatoire pour le marché des États-Unis, et ne rend pas en elle-même l'étiquette trompeuse.

40.Les demandes pour concurrence déloyale et parasitaire sont, par conséquent, rejetées.

4o) Demandes accessoires

41.Aux termes de l'article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie. L'article 700 du même code permet au juge de condamner en outre la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre, pour les frais exposés mais non compris dans les dépens, une somme qu'il détermine, en tenant compte de l'équité et de la situation économique de cette partie.

42.En l'espèce, les demandeurs perdent le procès, ils sont donc tenus aux dépens, et doivent payer aux sociétés défenderesses, pour leurs frais de justice, une somme de 30 000 euros.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement en premier ressort par jugement contradictoire mis à disposition au greffe,

Rejette les demandes reconventionnelles en nullité des procès-verbaux de saisie-contrefaçon des 28 octobre et 9 novembre 2020 ;

Rejette les demandes de M. [W] et de la société Sun consulting en dommages et intérêts pour contrefaçon ;

Rejette leur demande en dommages et intérêts pour concurrence déloyale et parasitaire (y-compris au titre d'une pratique commerciale trompeuse) ;

Rejette leurs demandes en interdiction, confiscation, publication, et indemnité de procédure ;

Condamne in solidum M. [W] et la société Sun consulting aux dépens (avec recouvrement par leur avocat dans les conditions de l'article 699 du code de procédure civile) ainsi qu'à payer 30 000 euros aux sociétés ‘HetM Hennes et Mauritz sarl' et ‘HetM Hennes et Mauritz lp' au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Dit n'y avoir lieu à écarter l'exécution provisoire ;

Fait et jugé à Paris le 05 avril 2022

La GreffièreLa Présidente


Synthèse
Tribunal : Tribunal de grande instance de Paris
Formation : Ct0196
Numéro d'arrêt : 20/12763
Date de la décision : 05/04/2022

Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.grande.instance.paris;arret;2022-04-05;20.12763 ?
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