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17/03/2022 | FRANCE | N°21/55114

France | France, Tribunal de grande instance de Paris, Ct0760, 17 mars 2022, 21/55114


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

No RG 21/55114 - No Portalis 352J-W-B7F-CUV4H

No : 1/MM

Assignation du :
20 janvier 2021

ORDONNANCE DE RÉFÉRÉ
rendue le 17 mars 2022

par Nathalie SABOTIER, 1ère vice-présidente adjointe au Tribunal judiciaire de Paris, agissant par délégation du Président du Tribunal,

Assistée de Minas MAKRIS, Faisant fonction de Greffier.
DEMANDEUR

Monsieur [U] [I]
[Adresse 3]
64360
TEL-AVIV/ISRAEL

représenté par Me FRANCOIS PONTHIEU, avocat au barreau de PARIS - K0098, Me Diane RATTALIN

O, avocat au barreau de PARIS - #C1352

DEFENDERESSE

Association LES FILS ET FILLES DES DEPORTES JUIF DE FRANCE
[Adresse 4]
[Adre...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

No RG 21/55114 - No Portalis 352J-W-B7F-CUV4H

No : 1/MM

Assignation du :
20 janvier 2021

ORDONNANCE DE RÉFÉRÉ
rendue le 17 mars 2022

par Nathalie SABOTIER, 1ère vice-présidente adjointe au Tribunal judiciaire de Paris, agissant par délégation du Président du Tribunal,

Assistée de Minas MAKRIS, Faisant fonction de Greffier.
DEMANDEUR

Monsieur [U] [I]
[Adresse 3]
64360
TEL-AVIV/ISRAEL

représenté par Me FRANCOIS PONTHIEU, avocat au barreau de PARIS - K0098, Me Diane RATTALINO, avocat au barreau de PARIS - #C1352

DEFENDERESSE

Association LES FILS ET FILLES DES DEPORTES JUIF DE FRANCE
[Adresse 4]
[Adresse 4]

représentée par Me Léa FORESTIER, avocat au barreau de PARIS - #A0407

DÉBATS

A l'audience du 15 Février 2022, tenue publiquement, présidée par Nathalie SABOTIER, 1ère vice-présidente adjointe, assistée de Fabienne FELIX, Faisant fonction de greffier,

Nous, Président,

Après avoir entendu les conseils des parties comparantes,

EXPOSÉ DU LITIGE :

[K] (Rapoport) [N] est une historienne, née à [Localité 7] (Ukraine) le [Date décès 1] 1910, arrêtée en France avant d'être déportée au camp d'[Localité 5] le 22 juin 1942, et auteur de l'oeuvre autobiographique ayant pour titre "Nashim be-lishkat ha-gehinom" (traduit en français par "Des femmes dans le bureau de l'enfer"), parue en 1947 aux éditions Sifriat Hapoalim (La Bibliothèque des travailleurs).

[K] [N] est décédée le [Date décès 2] 1997 à [Localité 6] (Israël), laissant pour lui succéder son neveu, M. [U] [I].

En mai 2020, a été publiée une traduction en langue française de cette oeuvre, éditée par M. [E] [T] et l'association des Fils et Filles de Déportés Juifs de France.

Se plaignant du fait qu'aucune autorisation n'avait jamais été sollicitée auprès de lui pour la publication de cet ouvrage, et après avoir vainement sollicité de l'association qu'elle procède au rappel et à la destruction des ouvrages en cause, M. [U] [I] a, par acte d'huissier du 15 janvier 2021, fait assigner l'association des Fils et Filles de Déportés Juifs de France devant le juge des référés de ce tribunal aux mêmes fins.

Par une ordonnance du 10 mars 2021, le juge des référés a ordonné une mesure de médiation judiciaire laquelle n'a pas permis de rapprocher les points de vue des parties.

Au rappel de l'affaire à l'audience du 15 février 2022, M. [I] demande au juge des référés de constater que l'Association Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France prise en la personne de M. [E] [T], son président, a commis des actes de contrefaçon et, en conséquence, de :

- ORDONNER à l'Association Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France l'arrêt immédiat de l'impression, de la publicité, et de la diffusion de l'ouvrage "Des femmes dans le bureau de l'enfer", et ce sous astreinte de 150 euros par infraction constatée à compter de la signification de l'ordonnance à intervenir,

- ORDONNER à l'Association Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France le retrait, et le rapatriement au siège de l'Association Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France, de tous les ouvrages vendus ou distribués à titre gratuit aux frais de la défenderesse, qu'il s'agisse de ventes aux particuliers ou de livraisons aux librairies distributrices, et d'en rendre compte à M. [U] [I], et ce sous astreinte de 150 euros par infraction constatée à compter de la signification de l'ordonnance à intervenir,

- ORDONNER à l'Association Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France la communication à M. [U] [I] de la liste des acheteurs ou des personnes physiques ou morales auxquels le livre "Des femmes dans le bureau de l'enfer" a été distribué, que ce soit sous forme payante ou gratuite, sous astreinte de 150 euros par infraction constatée à compter de la signification de l'ordonnance à intervenir,

- ORDONNER à l'Association Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France, éditeur, de détruire tous (y compris en stock) les exemplaires produits de l'ouvrage "Des femmes dans le bureau de l'enfer" et d'en justifier au demandeur, et ce sous astreinte de 500 euros par jour de retard à compter de la signification de l'ordonnance à intervenir,

- CONDAMNER l'Association Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France au paiement de la somme de 2.500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens,

- RAPPELER le caractère exécutoire de l'ordonnance à intervenir.

M. [I] soutient que l'association et M. [T] n'ont entrepris aucune recherche sérieuse aux fins de retrouver les héritiers de sa tante et que, s'ils l'avaient fait, ils auraient aisément trouvé ses coordonnées. M. [I] rappelle avoir, en 2004, récupéré les droits sur l'ouvrage de sa tante auprès de l'éditeur Sifriat Hapoalim de sorte que l'édition de la traduction litigieuse en langue française n'était possible qu'avec son autorisation, et qu'en l'absence d'une telle autorisation il est indiscutablement porté atteinte à ses droits patrimoniaux. Il ajoute que l'ouvrage en litige porte également atteinte au droit moral d'auteur car il n'aurait jamais accepté une édition par cette association, non plus que les termes de la préface par une personne, M. [T], n'ayant jamais connu sa tante, révélant au surplus des éléments de biographie de celle-ci qu'elle même n'aurait jamais souhaité porté à la connaissance du public en préface de son témoignage. M. [I] conteste enfin que l'édition en litige, qui a porté sur 500 exemplaires, puisse être considérée comme relevant de l'exception prévue à l'article L.122-5, 8o du code de la propriété intellectuelle (exception dite de bibliothèque). S'agissant de l'application de l'article 122-9 du même code, M. [I] rappelle que sa tante est décédée 50 ans après la parution de son livre et qu'elle n'a, de son vivant, jamais cherché à le faire traduire ou rééditer.

L'association des Fils et Filles des Déportés Juifs de France demande quant à elle au juge des référés de :

- RECONNAÎTRE l'application de l'exception au droit d'auteur prévue par l'article L.122-5 8o du code de la propriété intellectuelle au bénéfice de l'Association Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France ;

- CONSTATER l'absence d'atteinte aux droits patrimoniaux et au droit moral du demandeur par l'oeuvre « Des femmes dans le bureau de l'enfer » ;

- CONSTATER l'absence de préjudice du demandeur ;

- CONSTATER l'abus du demandeur dans le non-usage des droits d'exploitation de l'oeuvre « Des femmes dans le bureau de l'enfer»;

- REJETER en conséquence les demandes de M. [U] [I];

- Le CONDAMNER à payer à l'Association les Fils et Filles des Déportés Juifs de France la somme de 2.500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- CONDAMNER M. [U] [I] aux entiers dépens.

L'association indique que M. [E] [T] a entrepris de nombreuses démarches (auprès de l'Institut [8], du généalogiste [P], de l'ambassade d'Israël en France) afin de rechercher le ou les héritiers de [K] [N] et que, n'en ayant trouvé aucun, elle-même et M. [T] ont conclu, de bonne foi selon eux, que l'oeuvre était "orpheline". L'association ajoute que l'édition de la traduction de l'ouvrage de [K] [N] avait pour unique but d'offrir à la consultation un témoignage totalement méconnu et introuvable en France à des fins de recherche historique, l'ouvrage d'origine étant en outre demeuré totalement inexploité depuis 1947. L'association précise que l'ouvrage a été édité aux frais de l'association (15.000 euros) en 500 exemplaires dont 200 ont été adressés à des bibliothèques, chercheurs, historiens, associations juives, les ouvrages restant n'étant offert à la vente qu'aux membres de l'association, tandis qu'à ce jour une dizaine d'ouvrages a été vendue, excluant ainsi toute finalité commerciale de l'édition litigieuse. L'association soutient encore qu'il n'est justifié d'aucun préjudice résultant d'une atteinte à des droits patrimoniaux ou moraux d'auteur, indiquant notamment que M. [I] n'émet aucune critique contre la traduction elle-même, tandis que la préface et l'indication de l'éditeur ne peuvent causer aucun préjudice. L'association invoque enfin le bénéfice des dispositions de l'article 122-9 du code de la propriété intellectuelle soutenant qu'en n'entreprenant aucune démarche aux fins de faire vivre l'oeuvre de sa tante, alors même qu'il en détient les droits depuis 2004, M. [I] maintient ainsi le témoignage que sa tante a souhaité apporté, à travers ce livre mais encore dans les témoignages qu'elle a apporté aux procès d'[V] [B] et d'[Localité 5], dans l'oubli, commettant ainsi un abus de non usage qui devrait conduire au rejet de toutes ses demandes.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Aux termes de l'article L.113-10 du code de la propriété intellectuelle, "L'oeuvre orpheline est une oeuvre protégée et divulguée, dont le titulaire des droits ne peut pas être identifié ou retrouvé, malgré des recherches diligentes, avérées et sérieuses."

Selon l'article L.121-1 de ce même code; "L'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre.
Ce droit est attaché à sa personne.
Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible.
Il est transmissible à cause de mort aux héritiers de l'auteur.
L'exercice peut être conféré à un tiers en vertu de dispositions testamentaires."

Il résulte en outre de l'article L.122-1 que "Le droit d'exploitation appartenant à l'auteur comprend le droit de représentation et le droit de reproduction." L'article L.122-3 précise que "La reproduction consiste dans la fixation matérielle de l'oeuvre par tous procédés qui permettent de la communiquer au public d'une manière indirecte.
Elle peut s'effectuer notamment par imprimerie, (...)"

Enfin, aux termes de l'article L.122-4 du code de la propriété intellectuelle, "Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Il en est de même pour la traduction, l'adaptation ou la transformation, l'arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque."

Force est en l'occurrence de constater que si l'association justifie de démarches entreprises aux fins de recueillir des éléments biographiques concernant [K] [N] (pièces 5 et 6 - réponses à M. [T] de l'Institut [8] et de M. [P]), aucune de ces pièces ne démontre de recherches aux fins de retrouver un ou plusieurs héritiers de l'auteur, de sorte qu'il ne peut être considéré que sont établies ici des recherches diligentes, avérées et sérieuses au sens de l'article L.113-10 du code de la propriété intellectuelle, ainsi d'ailleurs que le relève à juste titre M. [I].

En éditant la traduction litigieuse sans recueillir l'accord de l'ayant droit de l'auteur, l'association a donc indéniablement porté atteinte aux droits patrimoniaux de M. [I], ce qui caractérise un trouble manifestement illicite.

Il ne peut en revanche être relevé ici d'atteinte aux nom ou qualité de l'auteur, puisque [K] [N] est très clairement créditée en tant qu'auteur du livre, non plus qu'à l'oeuvre elle-même, la défenderesse soulignant à juste titre que la traduction, telle qu'elle a été réalisée par Mme [L], n'est l'objet d'aucune critique par le demandeur.

Il convient donc d'examiner si l'association des Fils et Filles de Déportés Juifs de France relève des exceptions légales prévues aux articles L.122-5 et L.122-9 du code de la propriété intellectuelle qui prévoient, d'une part, que, "Lorsque l'oeuvre a été divulguée, l'auteur ne peut interdire : (...)
8o La reproduction d'une oeuvre et sa représentation effectuées à des fins de conservation ou destinées à préserver les conditions de sa consultation à des fins de recherche ou d'études privées par des particuliers, dans les locaux de l'établissement et sur des terminaux dédiés par des bibliothèques accessibles au public, par des musées ou par des services d'archives, sous réserve que ceux-ci ne recherchent aucun avantage économique ou commercial ;" et, d'autre part, que "En cas d'abus notoire dans l'usage ou le non-usage des droits d'exploitation de la part des représentants de l'auteur décédé visés à l'article L. 121-2, le tribunal judiciaire peut ordonner toute mesure appropriée. Il en est de même s'il y a conflit entre lesdits représentants, s'il n'y a pas d'ayant droit connu ou en cas de vacance ou de déshérence.
Le tribunal peut être saisi notamment par le ministre chargé de la culture."

Il doit être observé de ce chef que l'édition de 500 reproductions ne peut être considérée comme ayant été réalisée à des fins de conservation ou de préservation des conditions de consultation de l'oeuvre au sens de l'article L.122-5 du code de la propriété intellectuelle précité. Il ne peut davantage être relevé d'abus notoire de non usage imputable à M. [I] dont l'ayant-cause n'avait elle-même ni fait traduire, ni fait rééditer l'oeuvre, entre 1947 et 1997, soit pendant 50 ans. M. [I] justifie en outre de ses démarches récentes en vue d'une réédition de l'ouvrage.

Il y a donc lieu de faire droit aux demandes selon les modalités précisées au dispositif de la présente décision, à l'exclusion de la demande aux fins de rappel des ouvrages laquelle apparaît disproportionnée au regard de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors qu'il n'est guère contestable qu'il existe un impérieux besoin social de connaître le témoignage de [K] [N] (point 38, § ii de l'arrêt Ashby Donald et autres c/ France de la Cour Européenne des Droits de l'Homme du 10 janvier 2013, requête no36769/08).

Partie perdante au sens de l'article 696 du code de procédure civile, l'association des Fils et Filles de Déportés Juifs de France supportera les dépens et sera condamnée à payer à M. [I] la somme de 2.500 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS,

Statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par ordonnance rendue contradictoirement et en premier ressort,

Le juge des référés,

FAIT DEFENSE l'Association des Fils et Filles des Déportés Juifs de France de poursuivre l'impression, la publicité, et la diffusion de l'ouvrage "Des femmes dans le bureau de l'enfer", et ce, sous astreinte de 150 euros par infraction constatée courant à l'expiration d'un délai de 7 jours suivant la signification de la présente décision et pendant 180 jours,

ENJOINT à l'Association des Fils et Filles des Déportés Juifs de France de détruire tous les exemplaires encore en stock de l'ouvrage "Des femmes dans le bureau de l'enfer" et d'en justifier au demandeur,

DIT n'y avoir lieu à référé pour le surplus,

CONDAMNE l'Association des Fils et Filles des Déportés Juifs de France aux dépens,

CONDAMNE l'Association des Fils et Filles des Déportés Juifs de France à payer à M. [U] [I] la somme de 2.500 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

RAPPELLE que la présente décision est de plein droit exécutoire.

Fait à Paris le 17 mars 2022.

Le Greffier,Le Président,

Minas MAKRISNathalie SABOTIER


Synthèse
Tribunal : Tribunal de grande instance de Paris
Formation : Ct0760
Numéro d'arrêt : 21/55114
Date de la décision : 17/03/2022

Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.grande.instance.paris;arret;2022-03-17;21.55114 ?
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