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11/02/2022 | FRANCE | N°21/6388

France | France, Tribunal de grande instance de Paris, Ct0196, 11 février 2022, 21/6388


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre 2ème section

No RG 21/06388 - No Portalis 352J-W-B7F-CUMGL

No MINUTE :

Assignation du :
04 Mai 2021

ORDONNANCE DU JUGE DE LA MISE EN ETAT
rendue le 11 Février 2022
DEMANDERESSE AU PRINCIPAL
DÉFENDERESSE A L'INCIDENT

Société SNIPR BIOME APS
[Adresse 4]
[Adresse 1] (DANEMARK)

représentée par Maître Sabine AGE de la SELARL VERON et ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, plaidant par M aîtres Sabine AGÉ et Amandine MÉTIER, vestiaire #P0512

DÉFENDERESSE AU PRINC

IPAL
DEMANDERESSE A L'INCIDENT

S.A. ELIGO BIOSCIENCE
[Adresse 2]
[Adresse 5]
[Localité 3]

représentée par Maître Thomas BOUVET du...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre 2ème section

No RG 21/06388 - No Portalis 352J-W-B7F-CUMGL

No MINUTE :

Assignation du :
04 Mai 2021

ORDONNANCE DU JUGE DE LA MISE EN ETAT
rendue le 11 Février 2022
DEMANDERESSE AU PRINCIPAL
DÉFENDERESSE A L'INCIDENT

Société SNIPR BIOME APS
[Adresse 4]
[Adresse 1] (DANEMARK)

représentée par Maître Sabine AGE de la SELARL VERON et ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, plaidant par M aîtres Sabine AGÉ et Amandine MÉTIER, vestiaire #P0512

DÉFENDERESSE AU PRINCIPAL
DEMANDERESSE A L'INCIDENT

S.A. ELIGO BIOSCIENCE
[Adresse 2]
[Adresse 5]
[Localité 3]

représentée par Maître Thomas BOUVET du PARTNERSHIPS JONES DAY, avocat au barreau de PARIS, plaidant par Maîtres Thomas Bouvet et Eddy Prothière , vestiaire #J0001

MAGISTRAT DE LA MISE EN ETAT

Madame Elise MELLIER, Juge
assistée de Quentin CURABET, Greffier

DÉBATS

A l'audience du 16 décembre 2021, avis a été donné aux avocats que l'ordonnance serait rendue le 21 janvier 2022 puis prorogé au 11 février 2022.

ORDONNANCE

Prononcée publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
en premier ressort

EXPOSE DU LITIGE

La société de droit danois SNIPR BIOME, fondée en 2017, se présente comme pionnière en matière de technologie CRISPR et de son utilisation au niveau du microbiome, concentrant son activité sur le développement de médicaments utilisant cette technologie aux fins de traiter et prévenir des maladies aujourd'hui incurables ou difficiles à soigner, en particulier les maladies inflammatoires de l'intestin, les maladies infectieuses et le cancer.

Elle a dans ce cadre déposé plusieurs demandes de brevets, parmi lesquelles une demande de brevet européen no 3 773 685 (ci-après EP'685) intitulée « Traitement et prévention des infections microbiennes », issu d'une demande internationale du 25 mars 2019, elle-même sous priorité des demandes de brevet no GB 1804781.1 du 25 mars 2018, GB 1806976.5 du 28 avril 2018 et US 15/967.484 du 30 avril 2018 ; cette demande a été publiée le 17 février 2021 après modifications.

La société ELIGO BIOSCIENCE, créé en 2014, a pour activité la recherche et le développement en biotechnologies ; elle se présente comme l'un des leaders mondiaux dans la recherche en thérapie génique du microbiome, dont l'objet est de traiter les maladies, syndromes ou désordres associés au microbiome, appuyant notamment ses travaux sur un outil dénommé Eligobiotique®, développé selon la technologie CRISPR-Cas, et dont les axes de recherche reposent sur la plateforme SSAM (Specific-Sequence Anti-Microbials, agents antimicrobiens spécifiques d'une séquence).

Cette société a déclaré avoir travaillé à la mise au point un produit dénommé « EB004 » dont le but est la « décolonisation sélective pour prévenir les infections mortelles résistantes aux antibiotiques chez les patients ayant subi une transplantation d'organe solide » et ciblant particulièrement les gènes de résistance aux antibiotiques portés par la bactérie E. coli.

Considérant que ce produit EB004 reproduit l'invention couverte par la demande de brevet EP'685, la société SNIPR BIOME a fait assigner, en contrefaçon de la partie française de sa demande de brevet précitée, la société ELIGO BIOSCIENCE devant le tribunal judiciaire de Paris, par acte du 4 mai 2021.

Par conclusions du 8 juillet 2021, complétées par des conclusions du 29 octobre 2021, la société ELIGO a soulevé l'irrecevabilité de ces demandes au motif que la société SNIPR BIOME n'aurait pas un intérêt à agir né et actuel.

***

Aux termes de ses troisièmes conclusions d'incident signifiées par voie électronique le 8 décembre 2020, la société ELIGO BIOSCIENCE demande au juge de la mise en état de :

Vu les articles 31, 73, 74, 108, 122, 768, 789 et 809 du code de procédure civile,
Vu les articles L. 613-3, L. 613-5, L. 615-3, L. 615-4 et L. 615-9 du code de la propriété intellectuelle,

- Juger l'action engagée contre la société Eligo Bioscience par la société SNIPR Biome, irrecevable pour défaut d'intérêt à agir né et actuel, voire pour défaut d'intérêt légitime ;
- Déclarer la société SNIPR Biome irrecevable en sa demande ;
- Juger irrecevable la demande de sursis à statuer formée par la société SNIPR Biome pour n'avoir pas été formée in limine litis ;
- Condamner la société SNIPR Biome à publier sur la page d'accueil de son site Internet, en accès direct et en partie haute de la page d'accueil, à la taille 14, dans un délai de 48 heures à compter de l'ordonnance à intervenir, pendant une durée d'un mois et sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard, le message suivant, en anglais et en français :
« Par ordonnance du ____ [date à insérer], le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris, France, a jugé que l'action en contrefaçon de brevet engagée par la société SNIPR Biome contre la société Eligo Bioscience est irrecevable pour défaut d'intérêt à agir né et actuel. » ;
« By order of ____ [date to be inserted], the judge in charge of the management of the case of the Paris Court of Justice, France, decided that the patent infringement action brought by SNIPR Biome against Eligo Bioscience is inadmissible for lack of a current and proven interest in the action. » ;
- Condamner la société SNIPR Biome à payer à la société Eligo Bioscience la somme de 50 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner la société SNIPR Biome aux entiers dépens.

*

Aux termes de ses conclusions en réponse sur incident no 3 signifiées électroniquement le 26 novembre 2021, la société SNIPR BIOME ApS demande au juge de la mise en état de :

Vu les articles L. 613-1, L. 613-3, L. 613-5 b) et L. 615-4 du code de la propriété intellectuelle,

A titre principal :
- Surseoir à statuer sur l'ensemble des fins, moyens et demandes principales et incidentes formées par les parties, dans l'attente de la délivrance du brevet européen objet de la demande no 3 773 685 ;
- Retirer l'affaire du rôle, à charge pour la partie la plus diligente de demander son rétablissement une fois la cause de sursis disparue ;

A titre subsidiaire :
- Dire l'action et l'ensemble des demandes formées par la société SNIPR Biome ApS recevables ;
- Débouter, en conséquence, la société Eligo Bioscience de sa fin de non-recevoir tirée du prétendu défaut d'intérêt à agir de la société SNIPR Biome ApS, ainsi que de l'ensemble de ses demandes formées dans le cadre du présent incident ;

En tout état de cause :
- Condamner la société Eligo Bioscience à payer à la société SNIPR Biome ApS la somme de 50 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner la société Eligo Bioscience aux entiers dépens de l'incident avec distraction au profit de Me Sabine Agé conformément à l'article 699 du code de procédure civile.

***

Les conseils des parties ont été entendus dans leurs observations à l'audience du 16 décembre 2021.

Pour un exposé complet de l'argumentation des parties, il est, conformément à l'article 455 du code de procédure civile, renvoyé à leurs conclusions d'incident précitées.

MOTIFS DE LA DÉCISION

La société ELIGO BIOSCIENCE soutient que la société SNIPR Biome ne justifie d'aucun intérêt à agir né et actuel, cet intérêt étant à l'heure actuelle purement hypothétique. Son programme de recherche EB004, argué contrefaisant, est encore à un stade précoce, de sorte qu'elle ne dispose à ce jour d'aucun candidat-médicament ou produit dont les caractéristiques seraient définies et arrêtées et au regard desquelles la contrefaçon pourrait être appréciée. Elle a en outre débuté son programme de recherches EB004 et obtenu ses premiers financements antérieurement au dépôt de la demande de brevet litigieux, et il n'est justifié d'aucun acte contrefaisant de ce fait. En tout état de cause, les actes de recherche et développement qu'elle mène sont couverts par les exceptions de recherche expérimentale et d'essais réglementaires.
Elle considère par ailleurs la demande de sursis formée par la société SNIPR BIOME irrecevable, faute d'avoir été formée in limine litis, et en tout état de cause, il est d'une bonne administration de la justice d'examiner la fin de non-recevoir avant un éventuel sursis à statuer, de façon à vérifier en premier l'existence d'un intérêt à agir né et actuel pour ne pas laisser en sursis une action irrecevable.
Soutenant que l'action engagée par la demanderesse est un dévoiement du droit des brevets et qu'elle lui cause un préjudice important en plus d'entraver le développement de solutions répondant à de forts besoins en matière de santé publique, elle en conclut à son caractère prématuré et abusif et sollicite en réparation du préjudice subi une mesure de publication judiciaire, ainsi qu'une indemnité de 50 000 euros au titre des frais irrépétibles engagés.

La société SNIPR BIOME soutient pour sa part que le juge de la mise en état doit ordonner d'office le sursis à statuer prévu à l'article L. 615-4 alinéa 3 du code de la propriété intellectuelle, même lorsque l'exception n'est pas soulevée par une partie, et cette décision doit être prononcée avant tout examen des autres demandes formées par les parties, y compris la fin de non-recevoir ; de surcroît, le moyen soulevé par la société ELIGO BIOSCIENCE invite, en réalité, le juge de la mise en état à trancher une question de fond, à savoir déterminer si les actes reprochés constituent des actes de contrefaçon, ce qui ne pourra être décidé qu'au vu du brevet objet de la demande EP'685 tel qu'il sera effectivement délivré. Il doit ainsi être sursis à statuer dans l'attente de la délivrance du brevet EP'685, et il n'y a pas lieu d'apprécier son intérêt à agir à ce stade de la procédure.
Au-delà, elle considère que c'est en utilisant sa propre technologie et en la promouvant pour son propre compte que la société ELIGO BIOSCIENCE cherche à obtenir des financements pour ses programmes de recherche basés sur la plateforme SSAM, et que les agissements de la défenderesse, notamment la promotion de ses travaux sur son produit EB004 mais également l'offre de celui-ci à sa clientèle-cible, constituent des actes de contrefaçon au sens de l'article L. 613-3 a) du code de la propriété intellectuelle, source d'un préjudice direct pour la demanderesse. Ils ne peuvent dès lors bénéficier de l'exception d'usage expérimental prévue à l'article L. 613-5 du même code.
La société SNIPR BIOME conclut enfin au rejet des demandes reconventionnelles de la société ELIGO BIOSCIENCE, « à supposer d'ailleurs qu'elles ressortent de la compétence du juge de la mise en état ».

Sur ce,

Aux termes de l'article 789 du code de procédure civile dans sa rédaction issue du décret du 11 décembre 2019, « Lorsque la demande est présentée postérieurement à sa désignation, le juge de la mise en état est, jusqu'à son dessaisissement, seul compétent, à l'exclusion de toute autre formation du tribunal, pour :
1. Statuer sur les exceptions de procédure, les demandes formées en application de l'article 47 et sur les incidents mettant fin à l'instance ;
Les parties ne sont plus recevables à soulever ces exceptions et incidents ultérieurement à moins qu'ils ne surviennent ou soient révélés postérieurement au dessaisissement du juge ;
(?)
6o Statuer sur les fins de non-recevoir.
Lorsque la fin de non-recevoir nécessite que soit tranchée au préalable une question de fond, le juge de la mise en état statue sur cette question de fond et sur cette fin de non-recevoir. Toutefois, dans les affaires qui ne relèvent pas du juge unique ou qui ne lui sont pas attribuées, une partie peut s'y opposer. Dans ce cas, et par exception aux dispositions du premier alinéa, le juge de la mise en état renvoie l'affaire devant la formation de jugement, le cas échéant sans clore l'instruction, pour qu'elle statue sur cette question de fond et sur cette fin de non-recevoir. Il peut également ordonner ce renvoi s'il l'estime nécessaire. La décision de renvoi est une mesure d'administration judiciaire. (...) ».

Selon l'article 73 dudit code, « constitue une exception de procédure tout moyen qui tend soit à faire déclarer la procédure irrégulière ou éteinte, soit à en suspendre le cours ».

Et aux termes de l'article 122 du même code, « Constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée ».

Il appartient donc au juge de la mise en état de statuer tant sur la demande de sursis à statuer, qui est une exception de procédure, que sur la fin de non-recevoir tirée du défaut d'intérêt à agir né et actuel soutenue par la société ELIGO BIOSCIENCE, quand bien même il serait pour cela amené à se prononcer sur une question de fond dont dépendrait la recevabilité de l'action.

1- Sur le sursis à statuer

Aux termes de l'article L. 615-4 dernier alinéa du code de la propriété intellectuelle, « le tribunal saisi d'une action en contrefaçon sur le fondement d'une demande de brevet sursoit à statuer jusqu'à la délivrance du brevet ».

Il se déduit de ces dispositions que dans le cadre d'une action en contrefaçon introduite sur le fondement d'une simple demande de brevet, cette action n'est pas en elle-même irrecevable, mais le tribunal doit nécessairement surseoir à statuer dans l'attente de la délivrance du titre, le sursis à statuer étant en pareil cas obligatoire, qu'une demande soit ou non formée en ce sens par l'une ou l'autre des parties.

Toutefois, si l'affaire ne peut être considérée comme en état d'être jugée et la clôture de la procédure prononcée avant que le brevet en cause n'ait été dûment délivré, au stade de la mise en état, le juge qui en a la charge, s'il peut à tout moment l'ordonner d'office, n'est cependant pas tenu de le faire tant qu'il n'envisage pas de clôturer la procédure, à moins qu'une demande de sursis ne lui soit présentée par une partie, lequel sursis est alors de droit.

Aucun texte n'impose cependant au juge de la mise en état l'ordre d'examen des exceptions de procédure et fins de non-recevoir qui lui sont soumises dans le cadre d'un incident. Or, comme le relève pertinemment la société ELIGO BIOSCIENCE, la réforme de la procédure civile de 2019, qui a donné compétence exclusive au juge de la mise en état pour statuer sur les fins de non-recevoir, a eu pour objectif d'évacuer dès que possible les demandes irrecevables afin de désencombrer les rôles civils des affaires qui n'avaient pas vocation à être jugées du fait de telles irrecevabilités.

Le principe de bonne administration de la justice commande en conséquence que, sans même avoir à se prononcer dès à présent sur la question de savoir si une demande de sursis a ou non clairement été formée in limine litis par la société SNIPR BIOME, la fin de non-recevoir opposée par la société ELIGO BIOSCIENCE soit examinée en premier lieu, à tout le moins quand l'irrecevabilité soulevée, qui doit s'apprécier au jour de l'assignation, n'est pas susceptible de régularisation comme en l'espèce.

2- Sur l'intérêt à agir

En vertu des articles 31 et 32 du code de procédure civile, l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d'agir aux seules personnes qu'elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé, toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d'agir étant irrecevable.

Par ailleurs, aux termes de l'article L. 613-3 du code de la propriété intellectuelle, « Sont interdites, à défaut de consentement du propriétaire du brevet :
a) La fabrication, l'offre, la mise dans le commerce, l'utilisation, l'importation, l'exportation, le transbordement, ou la détention aux fins précitées du produit objet du brevet ;
b) L'utilisation d'un procédé objet du brevet ou, lorsque le tiers sait ou lorsque les circonstances rendent évident que l'utilisation du procédé est interdite sans le consentement du propriétaire du brevet, l'offre de son utilisation sur le territoire français ;
c) L'offre, la mise dans le commerce, l'utilisation, l'importation, l'exportation, le transbordement ou la détention aux fins précitées du produit obtenu directement par le procédé objet du brevet ».

Tandis que selon l'article L. 613-5 du même code, « Les droits conférés par le brevet ne s'étendent pas :
(...)
b) Aux actes accomplis à titre expérimental qui portent sur l'objet de l'invention brevetée ;
(...)
d) Aux études et essais requis en vue de l'obtention d'une autorisation de mise sur le marché pour un médicament, ainsi qu'aux actes nécessaires à leur réalisation et à l'obtention de l'autorisation ; (?). »

Il ressort de ces dispositions prises en combinaison que (i) sont notamment interdites, en l'absence d'accord du titulaire du brevet, l'offre, la mise dans le commerce ou encore l'utilisation du produit objet du brevet, l'offre s'entendant en pareil cas de toute opération matérielle tendant à mettre un produit en contact avec la clientèle potentielle ou à préparer celle-ci à la commercialisation prochaine dudit produit ; (ii) les actes accomplis à titre expérimental, ainsi que les études et essais préalables à une demande d'autorisation de mise sur le marché d'un médicament (AMM) sont toutefois autorisés par exception.

En l'espèce, la société ELIGO BIOSCIENCE soutient que les recherches de financement qui lui sont opposées ne constituent pas des actes interdits au sens de l'article L. 613-3 précité, dans la mesure où ces actes ne sont pas accomplis dans les rapports avec des clients potentiels de produits incorporant la technique en cause et où aucun produit-médicament susceptible de contrefaire la demande de brevet opposée n'est encore mis au point dont les caractéristiques seraient connues et arrêtées, de sorte qu'aucune commercialisation prochaine n'est envisagée.

La société SNIPR BIOME soutient au contraire qu'en sollicitant des investisseurs des financements sur une technologie dont elle ne détient pas les droits, la société ELIGO BIOSCIENCE lui cause un préjudice économique constitué d'une perte de chance d'obtenir lesdits financements et que ce comportement offre à la défenderesse une visibilité et une crédibilité auprès d'autres investisseurs potentiels, au détriment de la demanderesse.

Toutefois, à supposer que les actes accomplis par la société ELIGO BIOSCIENCE aux fins de recherche de financement puissent s'analyser en une offre ou une utilisation au sens de l'article L. 613-3 du code de la propriété intellectuelle, ce qu'il appartiendrait le cas échéant au juge du fond de déterminer – étant seulement relevé à ce stade qu'il ne peut être considéré que le recours par la défenderesse aux dispositions de l'article L. 613-5 du même code implique de facto la reconnaissance d'actes contrefaisants –, encore faut-il que les actes litigieux ne soient pas accomplis à titre expérimental.

La demanderesse fait valoir à ce sujet que son préjudice tient « dans la perte de chance de bénéficier de financements obtenus par la société ELIGO BIOSCIENCE à raison des agissements litigieux de celle-ci et argués d'actes expérimentaux, et non dans le préjudice né d'actes de commercialisation futurs du produit », donc que la question est ici de savoir « si l'utilisation de la technologie brevetée, sans l'autorisation du titulaire du brevet, pour remporter des financements que le breveté perd en conséquence la chance d'obtenir, peut relever du bénéfice de l'exception d'acte expérimental ».

Cependant, reprenant à son compte la consultation que le Professeur [B] a rédigée à son intention, elle reconnaît pourtant que « la sollicitation de subventions auprès d'organismes privés ou publics de financement de la recherche médicale et l'obtention de telles subventions ne caractérisent pas, en soi, un acte de contrefaçon », de sorte qu'il ne peut être question ici de retenir ou non le caractère expérimental de la simple recherche de financements, l'exception de l'article L. 613-5 ne s'appliquant par définition qu'en présence d'actes de contrefaçon.

La discussion ne porte donc en réalité que sur le caractère expérimental des actes de recherche revendiqués par la société ELIGO BIOSCIENCE à travers son programme EB004 à l'appui de ses demandes de financement, étant observé que les recherches ainsi menées n'ont pas à être totalement dépourvues de finalité économique puisque, comme le souligne le Professeur [M], « dans l'industrie, la recherche n'est pas détachée d'une perspective commerciale ».

Sur ce dernier point, il convient, à l'instar des parties qui s'accordent toutes deux à ce sujet, de considérer que l'exception posée à l'article L. 613-5 précité doit s'interpréter strictement, en distinguant entre finalité commerciale immédiate et finalité commerciale lointaine, pour n'accorder le bénéfice de l'exonération qu'aux seuls actes d'exploitation de produits ou de mise en oeuvre de procédés qui ne débouchent pas directement ou à brève échéance sur une offre à destination d'un client potentiel.

La société SNIPR BIOME ne disconvient pas du fait que le programme EB004, qui n'entrera pas en phase préclinique avant fin 2023, est encore loin de donner lieu à commercialisation d'un médicament. Elle soutient néanmoins que la société ELIGO BIOSCIENCE n'a pas pour clientèle cible le patient final, mais les laboratoires pharmaceutiques et autres acteurs de l'industrie avec qui elle a pour objectif de conclure des accords de partenariats « aux fins de leur concéder une licence sur les outils et technologies qu'elle développe, en vue pour eux de développer et commercialiser des produits finis issus de ces technologies et outils ».

Cependant, la demanderesse ne verse aucun élément au soutien de son allégation. Surtout, comme elle-même le reconnaît, l'exception d'usage à titre expérimental a pour finalité première de favoriser la liberté de recherche académique et, partant, le progrès scientifique ; elle couvre donc les actes tendant à vérifier l'intérêt technique de l'invention ou à son amélioration, y compris dans un cadre professionnel et/ou à des fins indirectes commerciales, étant rappelé que le droit au brevet ne s'oppose qu'au « passage à l'acte commercial ». Dès lors, il ne peut être considéré que des actes accomplis dans le cadre d'un programme de recherche ayant pour objectif final la mise au point de produits médicaments, dont il est convenu que cette finalité commerciale est encore lointaine, deviendraient contrefaisants du seul fait qu'ils sont présentés à l'appui de demandes de financement ou de recherche de partenariats non contrefaisantes en elles-mêmes.

Et l'argument de la société SNIPR BIOME selon laquelle la perte de chance d'obtenir des financements que le comportement de son adversaire lui aurait fait subir lui cause un dommage direct et immédiat, de sorte que les actes incriminés ne peuvent en tout état de cause être considérés comme expérimentaux, n'apparaît pas davantage pertinent, dès lors que l'exception de l'article L. 613-5 ne s'applique par définition qu'à des actes portant intrinsèquement atteinte à un droit de brevet, donc susceptibles de causer un préjudice à son titulaire.

Il ressort de tout ce qui précède que la société SNIPR BIOME ne justifie pas actuellement d'un intérêt né et actuel à agir et elle sera en conséquence déclarée irrecevable.

L'accueil de cette fin de non-recevoir n'établit toutefois pas en lui-même le caractère téméraire voire abusif de l'action en contrefaçon formée par la demanderesse, qui a pu se méprendre sur ses chances de réussite, et la mesure de publication judiciaire sollicitée par la société ELIGO BIOSCIENCE sera en conséquence écartée, étant au demeurant observé que l'indemnité attribuée au titre de l'article 700 du code de procédure civile n'a pas pour objectif de réparer le préjudice né d'un abus du droit d'ester en justice, mais uniquement de couvrir tout ou partie des frais irrépétibles engagés par la partie gagnante qui a eu à se défendre.

*

La société SNIPR BIOME, qui succombe, supportera les dépens ainsi que ses propres frais.

En application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, la partie tenue aux dépens ou à défaut, la partie perdante, est condamnée au paiement d'une somme au titre des frais exposés et non compris dans les dépens, en tenant compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. La société SNIPR BIOME sera en conséquence condamnée à payer à la société ELIGO BIOSCIENCE la somme de 20 000 euros au titre des frais irrépétibles.

PAR CES MOTIFS

Nous, juge de la mise en état, par décision rendue publiquement, par mise à disposition au greffe, contradictoire et susceptible d'appel dans les conditions des articles 795 et 380 du code de procédure civile,

Disons la société SNIPR BIOME irrecevable en son action en contrefaçon de sa demande de brevet européen no 3 773 685 pour défaut d'intérêt à agir né et actuel ;

Disons en conséquence n'y avoir lieu à sursis à statuer ;

Déboutons la société ELIGO BIOSCIENCE de sa demande de publication judiciaire ;

Condamnons la société SNIPR BIOME à verser à la société ELIGO BIOSCIENCES la somme de 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Faite et rendue à Paris, le 11 février 2022.

Le GreffierLe Juge de la mise en état


Synthèse
Tribunal : Tribunal de grande instance de Paris
Formation : Ct0196
Numéro d'arrêt : 21/6388
Date de la décision : 11/02/2022

Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.grande.instance.paris;arret;2022-02-11;21.6388 ?
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