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08/02/2022 | FRANCE | N°20/12226

France | France, Tribunal de grande instance de Paris, Ct0196, 08 février 2022, 20/12226


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
3ème section

No RG 20/12226 -
No Portalis 352J-W-B7E-CTKOS

No MINUTE :

Incident

ORDONNANCE DU JUGE DE LA MISE EN ETAT
rendue le 08 Février 2022

DEMANDERESSE AU PRINCIPAL
DÉFENDERESSE A L'INCIDENT

Société CUTS ICE LIMITED
Unit 2, Origin Business Park
London NW107FW (GRANDE-BRETAGNE)

représentée par Maître Olivier SAMYN de l'AARPI LMT AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #R0169

DÉFENDERESSE AU PRINCIPAL
DEMANDERESSE A L'INCIDENT

S.A

.R.L. ESPACE PHONE
[Adresse 1]
[Localité 2]

représentée par Maître Jérôme BENYOUNES de la SELARL VINCI, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
3ème section

No RG 20/12226 -
No Portalis 352J-W-B7E-CTKOS

No MINUTE :

Incident

ORDONNANCE DU JUGE DE LA MISE EN ETAT
rendue le 08 Février 2022

DEMANDERESSE AU PRINCIPAL
DÉFENDERESSE A L'INCIDENT

Société CUTS ICE LIMITED
Unit 2, Origin Business Park
London NW107FW (GRANDE-BRETAGNE)

représentée par Maître Olivier SAMYN de l'AARPI LMT AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #R0169

DÉFENDERESSE AU PRINCIPAL
DEMANDERESSE A L'INCIDENT

S.A.R.L. ESPACE PHONE
[Adresse 1]
[Localité 2]

représentée par Maître Jérôme BENYOUNES de la SELARL VINCI, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #L0047

MAGISTRAT DE LA MISE EN ETAT

Arthur COURILLON-HAVY, juge
assisté de Lorine MILLE, greffière

DÉBATS

A l'audience du 09 Décembre 2021, avis a été donné aux avocats que l'ordonnance serait rendue le 08 Février 2022.

ORDONNANCE

Prononcée publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

Exposé du litige

1.La société de droit anglais Cuts ice, spécialisée dans les produits pour cigarettes électroniques, a assigné le 27 novembre 2020 en contrefaçon de marques et concurrence déloyale son ancien distributeur en France, la société Espace phone, lui reprochant de continuer à se dire distributeur et importateur et utiliser ses marques malgré la fin de leur relation. Cette société a saisi le juge de la mise en état d'une demande reconventionnelle en déchéance, puis d'une fin de non-recevoir tirée du défaut d'usage sérieux de 3 des marques invoquées par la demanderesse.

2.Celle-ci invoque les marques de l'Union européenne suivante, dont elle est titulaire :
- « T juice », semi figurative, no012780615, déposée le 10 avril 2014 pour désigner du Tabac, des produits du tabac y compris les substituts, et des articles à utiliser avec le tabac ;
- « Red astaire », no013923611, déposée le 9 avril 2015 pour désigner notamment des solutions liquides pour cigarettes électroniques,
- « Clara T », no013962031, déposée le 17 avril 2015 pour désigner notamment des solutions liquides pour cigarettes électroniques,
- « Black n blue », no016121055, déposée le 30 novembre 2016 pour désigner notamment des solutions liquides pour cigarettes électroniques.

3.Dans ses dernières conclusions d'incident signifiées par voie électronique le 3 décembre 2021, la société Espace phone demande de déclarer la société Cuts ice irrecevable à agir en contrefaçon à défaut de justifier de l'usage sérieux des marques T juice, Red astaire, et Clara T, et 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.

4.Elle estime le juge de la mise en état valablement saisi de ses fin de non-recevoir même si elle l'avait initialement saisi d'une demande en déchéance, qu'elle ne soutient plus ; et que cette fin de non-recevoir est applicable aux marques de l'UE.

5.Elle fait valoir que la marque T juice n'est pas déposée pour les recharges de cigarettes électroniques et soutient que celles-ci ne sont pas des « substituts » du tabac, faute de correspondre à la définition des « substituts nicotiniques » qui est donnée par l'assurance maladie, et faute plus généralement d'avoir la moindre vertu médicale. Elle ajoute que pour l'ensemble des marques la preuve d'usage doit être rapportée pour chaque produit pour lequel elle est enregistrée, ce qui n'est pas le cas, affirme-t-elle.

6.Dans ses dernières conclusions d'incident signifiées par voie électronique le 25 novembre 2021, la société Cuts ice demande au juge de la mise en état de se déclarer incompétent au profit du tribunal pour prononcer la déchéance des marques et pour statuer sur la fin de non recevoir tirée du défaut d'usage, de déclarer également la demande en déchéance irrecevable faute de notification à l'Office européen, de déclarer recevable son action en contrefaçon, et en concurrence déloyale, et réclame 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

7.Elle soutient que le juge de la mise en état étant initialement saisi d'une demande en déchéance (au demeurant non notifiée à l'Office comme l'impose le règlement), qui ne relève pas de sa compétence, il ne peut pas statuer sur la fin de non-recevoir qui lui est soumise, car sa saisine serait irrégulière et le périmètre du litige serait figé par les premières conclusions d'incident ; qu'en outre la fin de non-recevoir tirée du défaut d'usage ne serait prévue que pour les marques nationales et non pour les marques de l'Union européenne.

8.Sur la fin de non-recevoir elle-même, elle avance que les produits pour cigarettes électroniques sont conçus et utilisés comme remplacement de la cigarette et comme une aide pour arrêter de fumer, et sont donc des substituts du tabac. Pour démontrer l'usage en lui-même, elle se prévaut notamment des factures que la société Espace phone a été condamnée à lui payer.

9.L'incident a été entendu à l'audience du 9 décembre 2021, et la décision mise en délibéré.

MOTIFS

Compétence du juge de la mise en état

10.En application de l'article 789 du code de procédure civile, le juge de la mise en état est, après sa désignation, seul compétent pour trancher les fins de non-recevoir. Il en est saisi par simples conclusions distinctes des conclusions au fond, et qui lui sont spécialement adressées (article 791). Chaque jeu de conclusion portant une demande est donc apte à le saisir. Le moyen soulevé par la société Cuts ice selon lequel « l'objet du litige » devant le juge de la mise en état serait définitivement figé par les premières conclusions d'incident n'est donc pas sérieux.

11.En l'espèce, le juge de la mise en état est saisi de fins de non-recevoir, et non de demandes reconventionnelles, qui, si elles ont pu être formées précédemment (ce qui, comme il vient d'être dit, est parfaitement indifférent), ont à l'évidence été abandonnées. L'exception d'incompétence formée par la société Cuts ice est par conséquent écartée, tout comme l'irrecevabilité tirée de l'obligation de notifier à l'Office une demande reconventionnelle en déchéance, qui est sans objet, outre au demeurant que cette obligation n'est pas sanctionnée par une fin de non-recevoir (article 128, paragraphe 4, du règlement 2017/1001).

Possibilité d'invoquer le défaut d'usage sérieux d'une marque de l'Union européenne contre une action en contrefaçon, autrement que par une demande reconventionnelle ; qualification de ce moyen en défense au fond

12.L'article 127 du règlement 2017/1001 sur la marque de l'Union européenne (ci-après le règlement) impose aux tribunaux de considérer la marque comme valide, à moins que le défendeur n'en conteste la validité par une demande reconventionnelle en déchéance ou en nullité. Il précise (paragraphe 3) que dans les actions en contrefaçon, l'exception de déchéance de la marque de l'Union européenne présentée par une voie autre qu'une demande reconventionnelle est recevable lorsque le défendeur fait valoir que la déchéance de la marque de l'Union européenne pourrait être prononcée pour défaut d'usage sérieux à l'époque où l'action en contrefaçon a été intentée.

13.Cet article est intitulé « présomption de validité - défenses au fond », de sorte que l'exception de déchéance face à une action en contrefaçon est une défense au fond, et non une fin de non-recevoir, contrairement aux défenses contre les actions en contrefaçon fondées sur une marque française et contre les demandes principales en nullités devant les juridictions françaises, pour lesquelles depuis 2019 le législateur national a choisi de qualifier de fin de non-recevoir la contestation de l'usage sérieux de la marque (articles L. 716-4-3 et L. 716-2-3 du code de la propriété intellectuelle). Le règlement renvoie certes au droit national pour les règles de procédure (article 129), mais seulement dans la mesure où il n'en dispose pas autrement, et en toute hypothèse la qualification d'un moyen de défense en défense au fond ou en fin de non-recevoir n'est pas en soi une règle de procédure : il s'agit d'une règle de fond dont dépend éventuellement la procédure applicable (comme en France où le pouvoir règlementaire a voulu créer une voie procédurale distincte pour traiter les fin de non-recevoir). Cette qualification étant posée par le règlement européen, le droit national ne peut y déroger.

14.La contestation élevée par la société Espace phone en l'espèce, qui s'oppose à une demande en contrefaçon fondée sur une marque de l'UE et relève à ce titre de l'article 127 du règlement, et non du droit national, est donc une défense au fond. La fin de non-recevoir fondée sur cette contestation est par conséquent insusceptible d'être accueillie et doit être écartée. Néanmoins, afin de guider utilement les parties pour la suite du débat sur le fond, il peut être répondu à l'exception, à titre surabondant.

En toute hypothèse, sur le bienfondé du moyen de déchéance

15.La déchéance de la marque pour défaut d'usage sérieux est prévue à l'article 58, paragraphe 1, sous a), du règlement, aux termes duquel le titulaire de la marque de l'Union européenne est déclaré déchu de ses droits si, pendant une période ininterrompue de cinq ans, la marque n'a pas fait l'objet d'un usage sérieux dans l'Union pour les produits ou les services pour lesquels elle est enregistrée.

16.L'exception de déchéance en l'espèce tient d'une part à la possibilité de qualifier des recharges pour cigarettes électroniques de « substituts du tabac », d'autre part à la preuve de la commercialisation de ces produits par la société Cuts ice.

17.Sur le premier point, il est notoire que les cigarettes électroniques sont conçues et utilisées notamment pour remplacer les cigarettes de tabac. Ce sont donc des « substituts du tabac », peu important qu'elles puissent également être utilisées dans d'autres buts. Au demeurant la société Cuts ice le démontre en particulier par un sondage révélant que la majorité des consommateurs de cigarettes électroniques en font usage parce que leur prix est plus faible que celui des cigarettes de tabac, ou pour les aider à arrêter de fumer, ce qui démontre un emploi de substitution aux produits à base de tabac. L'analyse médicale menée par la société Espace phone est parfaitement inopérante, et se fonde sur une confusion entre la notion de produits « substituts de tabac » et la notion médicale de « substituts nicotiniques ».

18.Sur le second point, la société Espace phone expose elle-même longuement avoir été le distributeur français des produits de la société Cuts ice pendant plusieurs années, pour des commandes cumulées de plus de 15 millions d'euros, et explique avoir notamment dû mettre en avant la marque T juice. Elle a par ailleurs été condamnée à payer des factures de la société Cuts ice pour plusieurs centaines de milliers d'euros, qui mentionnent les marques T juice, Red astaire et Clara T. Mais elle omet de préciser les produits qu'elle a achetés, et se prévaut indirectement de cette omission pour reprocher à la société Cuts ice de ne pas rapporter la preuve de la nature de ces produits, vendus sous les marques en cause. Elle reproche donc à son adversaire de ne pas prouver un fait, sans alléguer pour autant le fait contraire alors qu'elle le connait : elle n'explicite pas, en effet, quels produits elle aurait achetés à la société Cuts ice si comme elle le prétend il ne s'agissait pas des produits visés à l'enregistrement des marques. Ce procédé de dissimulation, inexplicable, tend à indiquer que la contestation a un caractère artificiel, et renforce corrélativement la crédibilité des éléments de preuve apportés par l'autre partie.

19.Or celle-ci justifie par un constat d'huissier du 16 novembre 2020 que le propre site internet marchand de la société Espace phone concerne principalement des solutions liquides pour cigarettes électroniques, qu'en cliquant sur un logo reproduisant la marque T juice une page s'affiche montrant des liquides pour cigarettes électroniques, et contenant un texte selon lequel T juice est « la marque à l'origine du Red astaire » et « propose d'autres saveurs très populaires telles que (...) Clara T ». Il est ainsi suffisamment démontré que les marques T juice, Red astaire et Clara T font l'objet d'un usage sérieux pour désigner des liquides pour cigarettes électroniques (qui sont comme indiqué au point 17 des substituts du tabac), et que la contestation de cet usage formée par la société Espace phone, laquelle connait nécessairement la nature des produits qu'elle a achetés, relève d'un abus de procédure.

20.S'agissant des autres produits pour lesquels les marques sont enregistrées, la société Cuts ice ne les invoque pas à l'appui de ses demandes en contrefaçon ; la contestation de l'usage sérieux pour ces autres produits est donc sans objet.

Dépens et frais

21.Les dépens de l'incident seront liquidés avec ceux de l'instance au fond, mais la société Espace phone, qui perd le procès incident, doit indemniser l'autre partie de ses frais, à un niveau que l'équité, tenant compte du caractère abusif de l'incident et du niveau des propres prétentions de la partie perdante, permet de fixer à la somme de 15 000 euros demandée.

PAR CES MOTIFS

Le juge de la mise en état, statuant publiquement en premier ressort par ordonnance contradictoire mise à disposition au greffe,

Ayant écarté les exceptions d'incompétence du juge de la mise en état formées par la société Cuts ice,

Écarte les fins de non-recevoir formées par la société Espace phone ;

Réserve les dépens mais condamne la société Espace phone à payer 15 000 euros à la société Cuts ice au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Enjoint à la société Espace phone de conclure sur le fond au plus tard le 8 avril 2022, à défaut de quoi la clôture sera prononcée le 11 ;

Et renvoie l'affaire à la mise en état dématérialisée du 19 mai 2022 où, à défaut de réplique de la société Cuts ice si besoin, l'instruction sera close ;

Faite et rendue à Paris le 08 Février 2022

La Greffière Le Juge de la mise en état


Synthèse
Tribunal : Tribunal de grande instance de Paris
Formation : Ct0196
Numéro d'arrêt : 20/12226
Date de la décision : 08/02/2022

Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.grande.instance.paris;arret;2022-02-08;20.12226 ?
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