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04/02/2022 | FRANCE | N°18/6368

France | France, Tribunal de grande instance de Paris, Ct0196, 04 février 2022, 18/6368


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre 2ème section

No RG 18/06368 - No Portalis 352J-W-B7C-CNAVV

No MINUTE :

Assignation du :
31 Mai 2018

JUGEMENT
rendu le 04 Février 2022
DEMANDEURS

Monsieur [J] [E] [M]
[Adresse 5]
[Localité 1] (ESPAGNE)

Monsieur [C] [E] [M]
représenté par son tuteur Monsieur [J] [E] MIRO
[Adresse 4]
07012 PALMA DE MAJORQUE (ESPAGNE)

Madame [N] [O]
[Adresse 2]
[Localité 1] (ESPAGNE)

Madame [R] [E] [Z]
[Adresse 5]
[Localité 1] (ESPAGNE)

Agissant è

s qualités d'héritiers de [L] [M]

représentés par Maître Hélène DUPIN, avocat au barreau de PARIS,vestiaire #D1370

DÉFENDERESSE

Madame [I] [X] [S] [P]
[Ad...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre 2ème section

No RG 18/06368 - No Portalis 352J-W-B7C-CNAVV

No MINUTE :

Assignation du :
31 Mai 2018

JUGEMENT
rendu le 04 Février 2022
DEMANDEURS

Monsieur [J] [E] [M]
[Adresse 5]
[Localité 1] (ESPAGNE)

Monsieur [C] [E] [M]
représenté par son tuteur Monsieur [J] [E] MIRO
[Adresse 4]
07012 PALMA DE MAJORQUE (ESPAGNE)

Madame [N] [O]
[Adresse 2]
[Localité 1] (ESPAGNE)

Madame [R] [E] [Z]
[Adresse 5]
[Localité 1] (ESPAGNE)

Agissant ès qualités d'héritiers de [L] [M]

représentés par Maître Hélène DUPIN, avocat au barreau de PARIS,vestiaire #D1370

DÉFENDERESSE

Madame [I] [X] [S] [P]
[Adresse 3]
L-2311 LUXEMBOURG (LUXEMBOURG)

représentée par Maître Angélique BERES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #A0457
COMPOSITION DU TRIBUNAL

Catherine OSTENGO, Vice-présidente
Elise MELLIER, Juge
Linda BOUDOUR, Juge

assisté de Quentin CURABET, Greffier

DÉBATS

A l'audience du 16 Décembre 2021 tenue en audience publique avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 04 Février 2022.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
en premier ressort

EXPOSE DU LITIGE

[L] [M], artiste espagnol né à Barcelone en 1893 et ayant résidé en France, est mort à Palma de Majorque le 25 décembre 1983. Ses héritiers sont aujourd'hui [J] [E] [M], [C] [E] [M], [N] [O] et [R] [E] [Z].

L'Association pour la défense de l'oeuvre de [L] [M] (ci-après l'ADOM), présidée par [D] [A], a été créée le 30 janvier 1985 sous l'impulsion de [T] [F], directeur d'édition que [L] [M] avait chargé de protéger son oeuvre. Elle a pour objet statutaire de préserver, développer et promouvoir le travail de l'artiste notamment en émettant des avis sur l'authenticité des oeuvres qui lui sont attribuées, et en recherchant et identifiant les contrefaçons.

Le 14 septembre 2015, [I] [P] a fait déposer, par l'intermédiaire de [V] [H], expert, un dessin sans titre, réalisé à l'encre de Chine, gouache et crayon de cire, sur papier gaufré, mesurant 33 x 24,5 cm, signé [M] en bas à droite et daté au dos du 4/02/78, auprès de l'ADOM aux fins d'authentification :

Lors de la réunion du 17 septembre 2015 et à l'issue d'un examen stylistique, historique et artistique de la peinture, les membres de l'ADOM ont considéré à l'unanimité qu'il s'agissait d'une contrefaçon des oeuvres de [L] [M] revêtue d'une signature n'étant pas de la main de ce dernier, ce dont [I] [P] a été avisée par courriers des 24 septembre 2015 auquel était jointe une autorisation de procéder à la destruction de l'oeuvre si cette mesure était acceptée.

Par courrier d'avocat en date du 20 octobre 2015, [I] [P] s'est opposée à la destruction du dessin et a demandé à le récupérer, tout en proposant à l'ADOM de s'engager à ne pas en disposer , à le conserver pour un usage strictement privé, et si besoin, à le tenir à sa disposition pour de plus amples examens.

Dans sa réponse du 20 octobre 2015, l'ADOM a maintenu sa décision initiale.

Indiquant s'être heurtée au refus réitéré de l'ADOM de lui restituer le dessin, [I] [P] l'a assignée par acte délivré le 17 mai 2018 devant le juge des référés qui, par ordonnance du 12 juillet 2018, a dit n'y avoir lieu à restitution du dessin et désigné l'ADOM ès qualités de séquestre du dessin litigieux, jusqu'au prononcé d'une décision définitive de la juridiction du fond statuant sur l'authenticité du dessin et son sort.

Le 23 mai 2018, les héritiers de [L] [M] ont été autorisés par ordonnance à faire procéder à la saisie réelle de l'oeuvre, à sa mise sous scellés et obtenu la désignation de l'ADOM en qualité de séquestre jusqu'à ce qu'un jugement définitif ou un accord transactionnel soit intervenu entre le propriétaire du tableau litigieux et les ayants droit de l'artiste, étant précisé que l'oeuvre pourrait être remise contre reçu à un expert désigné amiablement par les parties ou judiciairement.

C'est dans ce contexte que, par acte du 31 mai 2018, les ayants droit de [L] [M] ont assigné [I] [P] devant le tribunal de grande instance, devenu tribunal judiciaire, de Paris aux fins de voir dire et juger que l'oeuvre saisie est constitutive des délits de contrefaçon et de faux en matière artistique et d'être autorisés à la détruire, et obtenir une indemnité d'un euro en réparation du préjudice moral subi.

Par ordonnance du 25 janvier 2019, le juge de la mise en état a désigné Mme [G] aux fins d'expertise du dessin. Celle-ci a rendu son rapport le 19 novembre 2020.

***

Dans leurs dernières conclusions signifiées par voie électronique le 20 mai 2021, les consorts [M] demandent au tribunal de :

Vu les articles L. 111-1, L. 121-1, L. 122-3, L. 122-4, L. 331-1-3 et L. 331-1-4, L. 335-3 du code de la propriété intellectuelle,
Vu la loi du 9 février 1895 sur les fraudes en matière artistique,
Vu l'article 1240 du code civil,

- RECEVOIR les demandeurs en leur action, les déclarer recevables et bien fondés,

- DIRE ET JUGER que l'oeuvre saisie le 23 mai 2018 dans les locaux de l'ADOM est constitutive des délits de contrefaçon et de faux en matière artistique,

- ORDONNER la remise de cette oeuvre aux demandeurs pour qu'il soit procédé à sa destruction,

Pour ce faire :
- CONFIRMER la mission de séquestre de l'ADOM jusqu'aux jour et heure de la destruction,

- ORDONNER la mainlevée du séquestre aux fins de destruction,

- CONDAMNER Madame [I] [P] à payer aux demandeurs la somme de 1 euro symbolique, à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral pour la violation du droit à la paternité de l'oeuvre,

- CONDAMNER Madame [I] [P] à payer aux demandeurs la somme de 10.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens, en ce compris les frais de la saisie-contrefaçon et les frais d'expertise, dont distraction au profit de Maître Hélène Dupin,

- ORDONNER l'exécution provisoire de la décision à intervenir.

*

Dans ses dernières conclusions signifiées par voie électronique le 24 avril 2021, [I] [P] demande au tribunal de :

Vu les articles 544, 1353, 2274 et 2276 du code civil,
Vu l'article 1er du Protocole additionnel no1 de la Convention européenne des droits de l'homme,
Vu l'art. 6-1 de ladite Convention,
Vu les articles 17 alinéa 1 et 47 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne,
Vu les principes relatifs au contrôle de proportionnalité et à la balance des intérêts,
Vu les articles 696 et 700 du code de procédure civile,

S'en rapportant au tribunal sur l'authenticité du dessin allégué de faux,

- CONSTATER que Madame [P] est propriétaire de bonne foi de l'objet corporel dans lequel est incluse l'oeuvre artistique arguée de faux et qu'il n'est pas prouvé qu'elle en soit contrefactrice ou possesseur de mauvaise foi,

- DIRE ET JUGER que la destruction demandée constituerait de ce fait une atteinte démesurée et intolérable au droit de propriété corporelle de Madame [P],

- DÉBOUTER en conséquence les demandeurs de toutes leurs demandes se rapportant à la confiscation et la destruction du bien,

- DÉBOUTER les demandeurs de toutes leurs autres demandes,

- ORDONNER qu'il soit procédé par Madame l'expert, aux frais de Madame [P], à la suppression par gommage de la signature figurant sur l'oeuvre, pour lui être ensuite restituée,

- DIRE ET juger que les dépens en ce compris les frais d'expertise seront partagés par moitié entre les héritiers [M] et Madame [P].

***

L'ordonnance de clôture a été rendue le 2 septembre 2021.

Par conclusions signifiées le 7 décembre 2021, [I] [P] a sollicité la révocation de l'ordonnance de clôture et le report de l'audience de plaidoirie en se prévalant d'un arrêt rendu par la Cour de cassation le 24 novembre 2021.

Par conclusions du même jour, les demandeurs ont sollicité le rejet de la demande de révocation de l'ordonnance de clôture.

A l'audience, le tribunal a considéré que les motifs avancés pour solliciter la révocation de l'ordonnance de clôture, à savoir la production d'une décision de la Cour de cassation et le souhait de se prévaloir de la solution adoptée, ne constituent pas une cause grave au sens de l'article 803 du code de procédure civile. La demande de réouverture des débats a en conséquence été rejetée.

Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est fait référence aux écritures précitées des parties, pour l'exposé de leurs prétentions respectives et les moyens qui y ont été développés.

MOTIFS DE LA DECISION

1- Sur la contrefaçon et le faux en matière artistique

Les demandeurs font valoir que le dessin litigieux reproduit plusieurs éléments des illustrations réalisées par [L] [M] d'un poème de [T] [W], « Adonides », publié en 1975 par Maeght Éditeur, mais qu'un examen du dessin révèle qu'il ne reproduit pas servilement une des planches du livre, les ressemblances étant toutefois manifestes, des éléments caractéristiques de plusieurs gravures des « Adonides » ayant été repris, qui donnent une impression d'ensemble trompeuse, confortée par l'utilisation de deux techniques dont la juxtaposition est remarquable dans l'oeuvre de [M], l'estampage et la gravure en couleurs. Ils font valoir que l'expertise réalisée par Mme [G] le 12 novembre 2020 permet de juger que malgré des ressemblances évidentes, l'oeuvre litigieuse révèle une exécution qui ne correspond pas au style et au travail de [L] [M]. Ils considèrent en conséquence que le dessin litigieux constitue tant une contrefaçon au sens du code de la propriété intellectuelle, qu'un faux au sens de la loi du 9 février 1895 sur les fraudes en matière artistique, du fait de l'apposition d'une signature apocryphe destinée à tromper, et susceptible d'être sanctionnée sur le fondement de l'article 1140 du code civil. Ils rappellent que la possession légitime et de bonne foi d'un objet illicite en raison de son caractère contrefaisant ne peut faire obstacle aux mesures prévues par le code de la propriété intellectuelle pour lutter contre la contrefaçon et sollicitent dans ces conditions, la confiscation du dessin saisi en vue de sa destruction, ainsi que la condamnation de [I] [P] à leur verser la somme de 1 euro symbolique en réparation du préjudice moral causé par la violation du droit à la paternité de l'oeuvre.

La défenderesse, bien que critiquant les conditions dans lesquelles l'expertise a été réalisée, indique s'en rapporter à la décision du tribunal, au vu des documents et des échanges entre les parties, quant à l'authenticité du dessin. Elle fait valoir qu'à supposer que l'oeuvre soit jugée non authentique, la destruction ne peut être ordonnée contre le propriétaire qu'à la condition que sa mauvaise foi soit prouvée et elle rappelle à cet égard les termes de l'article 131-21 alinéa 2 du code pénal qui dispose que « la confiscation porte sur tous les biens meubles ou immeubles, (?) ayant servi à commettre l'infraction (?) et dont le condamné est propriétaire ou, sous réserve des droits du propriétaire de bonne foi, dont il a la libre disposition ». Elle soutient qu'héritière de son père, qui avait acquis le dessin en vente publique, elle bénéficie du fait de sa possession, d'une double présomption de propriété légitime et régulière. Elle propose, à titre de mesure raisonnable et proportionnée, que la signature contestée de [M] soit supprimée par l'expert, ou par tout autre spécialiste à ses frais et que le dessin lui soit ensuite restitué sur autorisation du tribunal.

Sur ce,

En application des dispositions des articles L. 122-1 et L. 122-4 du code de la propriété intellectuelle, le droit d'exploitation appartenant à l'auteur comprend le droit de représentation et le droit de reproduction, et toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants-droit ou ayants-cause est illicite.

Aux termes de l'article L. 122-4 du code de la propriété intellectuelle, « Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Il en est de même pour la traduction, l'adaptation ou la transformation, l'arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque ».

L'article L. 121-1 du même code dispose encore que « L'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre.
Ce droit est attaché à sa personne.
Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible.
Il est transmissible à cause de mort aux héritiers de l'auteur.
L'exercice peut être conféré à un tiers en vertu de dispositions testamentaires ».

En outre, aux termes des articles 1er, 2 et 3 de la loi du 9 février 1895 sur les fraudes en matière artistique applicables aux oeuvres non tombées dans le domaine public, dans leur version actuelle :

« Sont punis de deux ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende, sans préjudice des dommages-intérêts s'il y a lieu :
1o Ceux qui auront apposé ou fait apparaître frauduleusement un nom usurpé sur une oeuvre de peinture, de sculpture, de dessin, de gravure et de musique ;
Ceux qui, sur les mêmes oeuvres, auront frauduleusement et dans le but de tromper l'acheteur sur la personnalité de l'auteur, imité sa signature ou un signe adopté par lui.

Les mêmes peines seront applicables à tout marchand ou commissionnaire qui aura sciemment recélé, mis en vente ou en circulation les objets revêtus de ces noms, signatures ou signes.

La juridiction qui a statué peut prononcer la confiscation de ces oeuvres ou leur remise au plaignant. »

En l'espèce, l'oeuvre litigieuse est un dessin sans titre à l'encre de Chine, gouache et crayon cire, sur papier gaufré, mesurant 33 x 24.5 cm, daté au dos « 4/II/78 » et signé « [M] » en bas à droite. La provenance de cette toile est très incertaine dans la mesure où si [I] [P] a produit le justificatif de l'achat par son père, [B] [P], de l'oeuvre litigieuse en « after-sale » à la suite de sa mise aux enchères par Christie's le 5 novembre 1981 et a transmis la facture d'achat pour un montant de 14.000 USD, elle ne conteste pas qu'aucun certificat d'authenticité ne l'accompagnait, qu'elle n'apparaissait pas dans le catalogue raisonné de l'artiste, ni qu'aucun élément permettant d'établir sa provenance avant son achat par [B] [P] n'est produit.

L'ADOM, à laquelle l'oeuvre litigieuse a été confiée pour authentification et dont les membres, qui l'ont examinée en détail lors d'une réunion d'expertise le 17 septembre 2015, a relevé que le papier utilisé est différent de celui des gravures mais de même facture que la couverture et révèle des estampages très proches de ceux des gravures originales, que les couleurs appliquées à la gouache, bleu, rouge, vert, jaune sont celles que l'on retrouve dans les gravures mais que les tons sont différents et que la manière dont elles sont appliquées, planes, sans relief ni force ne correspondent pas à la main de l'artiste, les tourbillons dessinés au crayon l'étant par ailleurs de manière grossière. Le comité relève enfin que les traits à l'encre sont inspirés par les traits à l'eau-forte des gravures, notamment flèches et signes terminés par un point, mais réalisés de manière brouillonne, alors que ceux des gravures sont nets et précis.

Par ailleurs, Mme [G], expert judiciaire ayant examiné l'oeuvre, conclut dans son rapport déposé le 19 novembre 2020 que celle-ci n'est pas de la main de [M] mais qu'elle est fortement inspirée d'un ouvrage dessiné par celui-ci, illustrant de courts poèmes de Prévert (les « Adonides »), que le papier gaufré est proche mais plus épais, que l'iconographie est similaire mais plus « puérile », « sans grâce » et « sans rapport avec le traitement de [M] concernant la mise en page et l'agencement des signes propres à son vocabulaire ».

Enfin, l'expert graphologue intervenu en qualité de sapiteur et qui a procédé à une étude comparative de la signature figurant sur l'oeuvre litigieuse avec celle de vingt quatre oeuvres authentifiées de [L] [M] a conclu à la présence de différences, dont certaines concernent des caractéristiques inconscientes au scripteur et donc difficilement imitables. Il considère en conséquence que la date manuscrite portée sur le dessin et la signature constituent des imitations de l'écriture et de la signature de [M] .

Ces analyses, qui ne sont pas utilement contestées par [I] [P], laquelle, bien que persistant à émettre des doutes sur leur force probante, s'en remet toutefois sur ce point à la sagesse du tribunal, emportent la conviction de celui-ci sur le défaut d'authenticité du dessin litigieux, lequel constitue donc une contrefaçon au sens du Livre I du code de la propriété intellectuelle, mais également un faux artistique aux termes de la loi du 9 février 1895.

2- Sur les mesures réparatrices et indemnitaires

L'article L. 331-1-4 du code de la propriété intellectuelle dispose qu'en cas de condamnation civile pour contrefaçon, atteinte à un droit voisin du droit d'auteur ou aux droits du producteur de bases de données, la juridiction peut ordonner, à la demande de la partie lésée, que les objets réalisés ou fabriqués portant atteinte à ces droits, les supports utilisés pour recueillir les données extraites illégalement de la base de données et les matériaux ou instruments ayant principalement servi à leur réalisation ou fabrication soient rappelés des circuits commerciaux, écartés définitivement de ces circuits, détruits ou confisqués au profit de la partie lésée.

Les ayants droit de [L] [M] en sollicitent la destruction, ce à quoi [I] [P] s'oppose.

Il sera en premier lieu rappelé le principe de l'indépendance entre l'oeuvre et son support édictée à l'article L. 111-3 du code de la propriété intellectuelle, le propriétaire d'un tableau disposant d'un droit de propriété sur le support, quand l'auteur de l'oeuvre est titulaire de la propriété intellectuelle sur celle-ci.

Le droit de propriété est protégé par l'article 1er du premier Protocole additionnel de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en ces termes : « toute personne physique ou morale a doit au respect de ses biens » et la Cour européenne des droits de l'homme a expressément jugé que celui-ci s'applique à la propriété intellectuelle (CEDH, 11 janvier 2007, Anheuser-Busch Inc. c. Portugal, n 73049/01, § 72).

Il s'agit donc pour le juge de déterminer si l'atteinte à un droit fondamental, notamment protégé par la Convention européenne des droits de l'homme, est justifiée par la nécessité d'assurer l'effectivité du droit d'auteur. Ce contrôle de proportionnalité suppose une appréciation in concreto.

En l'espèce, [I] [P] qui rappelle avoir reçu l'oeuvre de son père, qui l'a lui-même régulièrement achetée, sollicite sa restitution en exposant y être attachée et en précisant qu'elle n'a aucunement l'intention d'en faire commerce. Elle propose à titre de mesure raisonnable et proportionnée, que la signature contestée de [M] soit supprimée, à ses frais, à la gomme par Mme [G], expert, ou par tout autre spécialiste tout en prenant l'engagement, pour elle et ses héritiers, de ne pas l'aliéner, ni l'exposer, ni en faire quelque usage public que ce soit.

Les demandeurs considèrent à bon droit que seule la mesure de destruction permettra de s'assurer que l'oeuvre ne réapparaîtra pas dans le circuit commercial, étant relevé que [I] [P] ne peut sérieusement soutenir qu'elle serait à même d'empêcher de façon définitive et absolue une telle hypothèse si elle devait être autorisée à la conserver.

Par ailleurs, dans la mesure où ce dessin, même en l'absence de signature, constitue une contrefaçon de l'oeuvre de [M], aucune autre mesure que sa destruction, y compris l'apposition d'une mention « reproduction » au dos du dessin, laquelle pourrait tout aussi bien que la signature être effacée et ne correspondrait, du reste, pas à la réalité dès lors que le dessin litigieux est seulement « fortement inspiré » de l'oeuvre de l'artiste, ne sera à même d'éviter sa remise en circulation et sa présentation à des acquéreurs de bonne foi.

Il convient dans ces conditions d'ordonner la remise de l'oeuvre contrefaisante aux ayants droit de [L] [M] et de les autoriser à procéder à sa destruction.

Par ailleurs, le dessin litigieux étant une oeuvre créée de toutes pièces faussement attribuée à [L] [M], il porte indéniablement atteinte au droit à la paternité de ce dernier, et il sera en conséquence fait droit à la demande des consorts [M] de leur attribuer en réparation la somme de 1 euro.

3- Sur les demandes relatives aux frais du litige et aux conditions d'exécution de la décision

[I] [P], partie perdante, supportera la charge des dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Elle doit en outre être condamnée à verser aux demandeurs, qui ont dû exposer des frais irrépétibles pour faire valoir leurs droits, une indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile qu'il est équitable de fixer à la somme de 4 000 euros.

Eu égard aux conséquences irréparables qu'aurait la destruction de l'oeuvre en cas de recours, l'exécution provisoire ne sera pas ordonnée.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement par jugement mis à disposition au greffe, contradictoire et en premier ressort,

DIT que le dessin sans titre réalisé à l'encre de Chine, gouache et crayon cire, sur papier gaufré, mesurant 33 x 24.5 cm, daté au dos « 4/II/78 » et signé « [M] » en bas à droite, mis sous séquestre entre les mains de l'ADOM le 23 mai 2018, constitue une contrefaçon et un faux artistique ;

ORDONNE la remise aux consorts [M], ou à tout mandataire de leur choix, de l'oeuvre contrefaisante en vue de sa destruction par huissier ;

Pour ce faire :

ORDONNE la mainlevée du séquestre aux fins de destruction ;

CONDAMNE [I] [P] à payer aux demandeurs la somme d'un euro, à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice découlant de la violation du droit moral,

CONDAMNE [I] [P] à payer aux demandeurs la somme de 4.000 (quatre mille) euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNE [I] [P] aux dépens qui seront recouvrés par Maître Hélène DUPIN conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

DIT n'y avoir lieu d'assortir la présente décision de l'exécution provisoire.

Fait et jugé à Paris le 04 Février 2022

Le GreffierLe Président


Synthèse
Tribunal : Tribunal de grande instance de Paris
Formation : Ct0196
Numéro d'arrêt : 18/6368
Date de la décision : 04/02/2022

Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.grande.instance.paris;arret;2022-02-04;18.6368 ?
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