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03/02/2022 | FRANCE | N°20/10558

France | France, Tribunal de grande instance de Paris, Ct0196, 03 février 2022, 20/10558


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
1ère section

No RG 20/10558
No Portalis 352J-W-B7E-CTCHD

No MINUTE :

Assignation du :
21 octobre 2020

JUGEMENT
rendu le 03 février 2022

DEMANDEUR

Monsieur [Y] [D]
[Adresse 2]
[Localité 4]

représenté par Me Martin LÉMERY de la SELARLU MARTIN LEMERY AVOCAT, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P0051

DÉFENDEUR

Monsieur [L] [V]
[Adresse 1]
[Adresse 5]
[Localité 3]

représenté par Me Farid BOUZIDI, avocat au barreau de PARIS, ves

tiaire #E1097

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Gilles BUFFET, Vice- président
Laurence BASTERREIX, Vice-Présidente
Alix FLEURIET, Juge

assistés de Caroline REBOUL,...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
1ère section

No RG 20/10558
No Portalis 352J-W-B7E-CTCHD

No MINUTE :

Assignation du :
21 octobre 2020

JUGEMENT
rendu le 03 février 2022

DEMANDEUR

Monsieur [Y] [D]
[Adresse 2]
[Localité 4]

représenté par Me Martin LÉMERY de la SELARLU MARTIN LEMERY AVOCAT, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P0051

DÉFENDEUR

Monsieur [L] [V]
[Adresse 1]
[Adresse 5]
[Localité 3]

représenté par Me Farid BOUZIDI, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #E1097

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Gilles BUFFET, Vice- président
Laurence BASTERREIX, Vice-Présidente
Alix FLEURIET, Juge

assistés de Caroline REBOUL, Greffière

DÉBATS

A l'audience du 23 novembre 2021 tenue en audience publique, avis a été donné aux avocats que le jugement serait rendu le 03 février 2022.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

M. [Y] [D] est un acteur, réalisateur, scénariste et producteur français.

Il est le scénariste et réalisateur du film "La haine", sorti en 1995, qui a eu un grand succès et a été récompensé par de nombreux prix, dont les Césars 1996 de meilleur film, meilleur montage et meilleur producteur et le prix de la mise en scène au Festival de [Localité 6] 1995.

M. [L] [V] est un acteur et réalisateur franco-béninois.

Révélé au grand public à travers le film "Métisse" de M. [Y] [D], il a acquis sa notoriété pour son rôle dans le film "La haine", qui lui vaudra une nomination au César du meilleur espoir masculin.

M. [Y] [D] indiquant vouloir lancer une marque de vêtements de sport, à l'occasion du 25ème anniversaire de la sortie du film "La haine", a procédé au dépôt de la marque semi-figurative française :

no20 4 613 075, le 10 janvier 2010, dans les classes de produits et services 9, 16, 18, 25 dont les vêtements, 28, 35 et 41.

A l'occasion de ce dépôt, M. [Y] [D] indique qu'il a découvert que, le 20 septembre 2015, M. [L] [V] avait déposé la marque verbale française "La haine 1995-2015" no 15 4 213 731 à l'INPI, qui a été enregistrée pour désigner des produits des classes 14, 18 et 25.

M. [Y] [D] fait valoir qu'il est alors entré en pourparlers avec M. [L] [V] en vue de la cession de la marque "La haine 1995-2015" à son profit, et que M. [L] [V] a profité de la teneur de leurs échanges, comprenant la nature des projets de M. [Y] [D], pour déposer une nouvelle marque verbale de l'Union européenne "La haine", le 5 mars 2020, no018205985 pour désigner les vêtements en classe 25 et la production de spectacles de comédie en classe 41.

Par courrier du 12 mars 2020, le conseil de M. [Y] [D] a mis en demeure M. [L] [V] de procéder au transfert au profit de M. [Y] [D] de la titularité des droits sur les marques "La haine 1995-2015" et "La haine", ces deux marques ayant été déposées en fraude de ses droits dans l'intention de lui nuire.

Par courrier du 9 avril 2020, le conseil de M. [L] [V] a répondu qu'il n'entendait donner une suite favorable à cette demande qui présentait un caractère abusif, les parties ayant envisagé un partenariat commercial autour des 25 ans du film "La haine", M. [Y] [D] voulant profiter de l'image de M. [L] [V], notamment dans les banlieues, sans remettre en cause les droits de M. [V] sur les marques déposées.

Le 17 août 2020, M. [L] [V] a procédé au dépôt de la marque verbale française "La haine" no20 4 675 007 pour désigner des produits et services des classes 16, 36 et 42.

Par exploit d'huissier de justice du 21 octobre 2020, M. [Y] [D] a fait assigner M. [L] [V] devant le tribunal judiciaire de Paris, en revendication de la marque "La haine 1995-2015" et, subsidiairement, en nullité de celle-ci.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 19 avril 2021, M. [Y] [D] demande au tribunal de :

In limine litis,

Dire que Monsieur [D] a qualité et intérêt à agir dans le cadre de la présente instance,

Débouter Monsieur [V] de l'ensemble de ses demandes à ce titre.

Vu les articles L. 712-6, L. 711-3-6o, L. 112-4 et L. 714-5 du Code de Propriété intellectuelle,

- RECEVOIR Monsieur [D] en l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions et y faisant droit ;

A titre principal,

- JUGER recevable et fondée la demande de Monsieur [Y] [D] en revendication de la marque « La haine 1995 – 2015 » déposée le 29 septembre 2015 sous le no4213731 par Monsieur [L] [V] ;

- ORDONNER la transmission de la marque française « La haine 1995 – 2015 » déposée le 29 septembre 2015 sous le no4213731 au bénéfice de Monsieur [D] ;

A titre subsidiaire,

- JUGER que la marque française « La haine 1995 – 2015 » déposée le 29 septembre 2015 sous le no4213731 par Monsieur [L] [V] porte atteinte aux droits antérieurs de Monsieur [D] sur l'oeuvre constituée du titre « La haine » ;

- PRONONCER la nullité de la marque « La haine 1995 – 2015 » déposée le 29 septembre 2015 sous le no4213731 ;

A encore plus titre subsidiaire,

- REJETER la demande reconventionnelle de Monsieur [V] de condamnation de Monsieur [D] a lui versé 1€ à titre symbolique.

En tout état de cause,

- ORDONNER à Monsieur ou Madame le Greffier du Tribunal de céans la transmission à l'Institut National de la Propriété Industrielle (INPI) du jugement à intervenir, aux fins d'inscription au Registre National des Marques ;

- CONDAMNER Monsieur [V] à payer à Monsieur [D] la somme, sauf à parfaire, de 10.000 € en réparation du préjudice qu'il lui a fait subir ;

- CONDAMNER Monsieur [V] au titre de l'article 700 du Code de Procédure Civile à verser à Monsieur [D] la somme de 50.000 € ;

- CONDAMNER Monsieur [V] aux dépens avec le droit de recouvrer directement contre la partie condamnée conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de Procédure Civile ;

- ORDONNER l'exécution provisoire de la décision à intervenir.

Aux termes de ses conclusions en réponse notifiées par la voie électronique le 1er mars 2021, M. [L] [V] demande au tribunal de :

In limine litis,

Vu l'article 122 du code de procédure civile,
Vu l'article 2C) du contrat d'auteur-réalisateur,

Déclarer irrecevables les demandes de M. [D], qui ne justifie pas d'une qualité pour agir,

Au fond,

Vu ensemble les articles L.112-4 et L.712-6 du code de la propriété intellectuelle,

Débouter M. [D] de l'ensemble de ses demandes,

Le condamner à verser à M. [V] la somme de un euro symbolique à titre de dommages-intérêts,

Le condamner à verser à M. [V] la somme de 6.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Mettre les entiers dépens à la charge de M. [D] avec distraction au profit de Maître BOUZIDI.

L'ordonnance de clôture a été prononcée le 15 juin 2021.

Par conclusions notifiées par la voie électronique le 16 juin 2021, M. [L] [V] sollicite le rabat de l'ordonnance de clôture, faisant valoir que son conseil n'a pas eu connaissance du message RPVA portant communication du bulletin de mise en état du 3 mars 2021 indiquant qu'il devait répliquer pour le 28 mai 2021 et qu'à l'audience du 15 juin 2021, la clôture pourrait être prononcée, de sorte qu'il n'a pas répliqué dans le délai fixé, escomptant le faire après la réception d'un courriel du CNC lui indiquant que les avenants no1 et 2 aux contrats d'auteur-scénariste et d'auteur-réalisateur des 1er juin 1993 et 30 juillet 1994 de M. [Y] [D] n'étaient pas inscrits au registre du cinéma et de l'audiovisuel.

MOTIFS DU JUGEMENT :

Sur la demande de révocation de l'ordonnance de clôture :

Selon l'article 803 du code de procédure civile, l'ordonnance de clôture ne peut être révoquée que s'il se révèle une cause grave depuis qu'elle a été rendue.

Or, M. [L] [V], dont le conseil a été destinataire du bulletin de mise en état du 3 mars 2021 fixant un calendrier de procédure prévoyant des conclusions du demandeur pour le 15 avril 2021 et des conclusions du défendeur pour le 28 mai 2021, avec un renvoi à l'audience du 15 juin 2021 pour clôture, ne justifie d'aucune cause grave au sens de l'article 803 précité justifiant la révocation de l'ordonnance de clôture intervenue le 15 juin 2021.

Aussi, la demande de rabat de l'ordonnance de clôture sera rejetée.

Sur la recevabilité des demandes de M. [Y] [D] :

M. [L] [V] demande au tribunal de dire M. [Y] [D] irrecevable en ses demandes pour défaut de qualité et d'intérêt à agir, M. [D] ayant cédé ses droits d'auteur, en ce compris ses droits sur le titre "La haine", à la société LES PRODUCTIONS LAZENNEC, qui a cédé son catalogue à la société LE PACTE, qui est devenue titulaire des droits d'auteur sur le film.

M. [Y] [D] réplique qu'il est recevable à agir, un avenant du 5 novembre 2019 conclu avec la société LE PACTE stipulant que M. [Y] [D] conserve les droits d'auteur sur le titre du film afin de l'exploiter en tant que marque, de sorte qu'il a qualité et intérêt à agir en revendication de la marque litigieuse.

Sur ce :

Aux termes de l'article 789 6o du code de procédure civile, lorsque la demande est présentée postérieurement à sa désignation, le juge de la mise en état est, jusqu'à son dessaisissement, seul compétent, à l'exclusion de toute autre formation du tribunal, pour (...) statuer sur les fins de non-recevoir.

Il est relevé que les dispositions du 6o de l'article 789 dans sa rédaction issue du décret no2019-1333 du 11 décembre 2019 sont applicables aux instances introduites à compter du 1er janvier 2020 (article 55-II du décret, rectifié par décret no2019-1419 du 20 décembre 2019, article 22-I-5o).

Par conséquent, le tribunal est incompétent pour connaître de la fin de non-recevoir soulevée par M. [V], qui aurait dû saisir le juge de la mise en état, l'assignation ayant été délivrée le 21 octobre 2020.

M. [L] [V] sera donc déclaré irrecevable en sa fin de non-recevoir pour défaut de qualité et d'intérêt à agir de M. [Y] [D].

Sur la demande principale de M. [Y] [D] en revendication pour fraude :

M. [Y] [D] fait valoir que la marque "La haine 1995-2015" a été déposée en fraude de ses droits dans le but de lui nuire et d'en tirer un profit illicite. Il rappelle qu'un dépôt de marque est entaché de fraude lorsqu'il est effectué dans l'intention de priver autrui d'un signe nécessaire à son activité.M. [Y] [D] considère que M. [L] [V] ne pouvait pas ne pas avoir connaissance de l'existence des droits de M. [D] sur sa propre oeuvre cinématographique, la marque faisant directement référence au film, ayant, au surplus, été déposée 20 ans après la sortie du film. M. [Y] [D] soutient qu'en déposant cette marque, M. [L] [V] a cherché à s'approprier les bénéfices attachés à cette oeuvre, cherchant à court-circuiter les droits légitimes de M. [Y] [D] sur le titre de son film qu'il entendait exploiter à titre de marque, étant précisé que M. [D] n'a pas reconnu les droits de M. [V] sur la marque litigieuse, l'e-mail communiqué du 4 mars 2020 étant sorti de son contexte.

M [L] [V] réplique qu'aucune fraude n'est caractérisée par M. [Y] [D] qui a admis que M. [V] pouvait utiliser la marque, dans un e-mail du 4 mars 2020 : "Pour les tee-shirts de ta marque, ça va le faire je pense", reconnaissant ainsi la légitimité de ses droits sur la marque litigieuse, le rapprochement entre les parties ayant trait exclusivement à la commémoration des 25 ans du film "La haine"et non en contestation des droits de M. [V] sur la marque. M. [L] [V] ajoute que M. [Y] [D] ne justifie pas être titulaire d'un quelconque droit sur le film ou son titre. Il soutient que, pour les 10, 15 ou 20 ans de la sortie du film, aucun anniversaire n'a été pensé ou envisagé. M. [L] [V] considère, dans ces conditions, que l'on identifie mal l'intérêt que le déposant aurait sciemment méconnu lors de son dépôt qui n'est pas caractérisé, les parties ne se fréquentant pas, tandis que M. [Y] [D] n'a jamais manifesté le moindre intérêt en vue de l'exploitation commerciale du titre du film.

Sur ce :

Aux termes de l'article L.712-6 du code de la propriété intellectuelle, si un enregistrement a été demandé soit en fraude des droits d'un tiers, soit en violation d'une obligation légale ou conventionnelle, la personne qui estime avoir un droit sur la marque peut revendiquer sa propriété en justice.
A moins que le déposant ne soit de mauvaise foi, l'action en revendication se prescrit par cinq ans à compter de la publication de la demande d'enregistrement.

Un dépôt de marque est entaché de fraude au sens de l'article L.712-6 du code de la propriété intellectuelle lorsqu'il est effectué dans l'intention de priver autrui d'un signe nécessaire à son activité. ( Com., 25 avril 2006, pourvoi no 04-15.641, Bull. 2006, IV, no 100)

L'annulation d'un dépôt de marque, pour fraude, ne suppose pas la justification de droits antérieurs de la partie plaignante sur le signe litigieux, mais la preuve de l'existence d'intérêts sciemment méconnus par le déposant. (Com., 19 décembre 2006, pourvoi no 05-14.431)

Il est également jugé que l'intention du déposant au moment du dépôt des demandes d'enregistrement est un élément subjectif qui doit être déterminé par référence à l'ensemble des facteurs pertinents propres au cas d'espèce, lesquels peuvent être postérieurs au dépôt. (Cass. Com., 3 février 2015, no13-18.025)

Il est rappelé que la marque "La haine 1995-2015" a été déposée le 29 septembre 2015 par M. [L] [V].

M. [Y] [D] justifie qu'aux termes de l'avenant no2 au contrat d'auteur-réalisateur du 30 juillet 1995 conclu le 5 novembre 2019 avec la société LE PACTE selon lequel le producteur deviendra cessionnaire exclusif de la totalité des droits d'exploitation cinématographiques et télévisuels découlant de la collaboration de M. [D] à la réalisation du film "La haine", il était prévu que "L'auteur conserve notamment ses droits d'auteur en vue d'adaptations littéraires, d'adaptations et de représentations dramatiques (pièce de théatre) ou dramatico-lyriques (opéra, ballet, comédie musicale), d'adaptations multimédia et audiovisuelles, de captations des représentations dramatiques ou dramatico-lyriques, d'émissions radiophoniques, sous toutes formes et en toutes langues, ainsi que le droit de "merchandising" et le droit d'utiliser le titre du film et/ou le nom des personnages pour l'un quelconque des droits dérivés et des droits réservés, ce droit comprenant notamment le droit de déposer et/ou d'exploiter le titre et/ou ces noms en tant que marque, nom de domaine, etc".

Or, Si M. [Y] [D] a déposé la marque semi-figurative française :

le 10 janvier 2010, il ne produit aucune pièce de nature à établir qu'au moment du dépôt effectué par M. [L] [V], il entendait exploiter le titre du film "La haine" pour lancer une marque de vêtements de sport.

A cet égard, il ne justifie pas qu'avant le dépôt de sa marque le 10 janvier 2020, il aurait publiquement déclaré qu'il entendait exploiter le titre du film dans une finalité commerciale et n'établit pas plus l'existence de projets en cours en rapport avec le film.

Il est ajouté que M. [Y] [D] n'établit pas avoir organisé un quelconque événement pour célébrer les 20 ans de la sortie du film, ne produisant qu'un article de presse du 9 novembre 2015 relatif à la diffusion du film sur FRANCE O à cette date à l'occasion de cet anniversaire.

Il n'est pas plus soutenu ni caractérisé qu'il était en relations professionnelles ou d'amitié avec M. [L] [V] avant le 29 septembre 2015, à l'occasion desquelles il lui pu lui indiquer qu'il entendait faire usage du titre du film pour une activité commerciale.

Par conséquent, M. [Y] [D] n'établit pas qu'en procédant au dépôt de la marque "La haine 1995-2015", M. [L] [V] aurait cherché à le priver d'un signe nécessaire à son activité.

Aussi, la demande en revendication de la propriété de la marque "La haine 1995-2015" sera rejetée.

Sur la demande subsidiaire en nullité de la marque pour atteinte aux droits antérieurs de M. [Y] [D] :

M. [Y] [D] fait valoir que la marque "La haine 1995-2015" porte atteinte à ses droits d'auteur sur le titre du film "La haine".

Sur l'originalité de ce titre, M. [Y] [D] soutient qu'il a choisi ce nom commun, qui constitue une formule choc, sobre, condensée, puissante et explicite, qui a une importance majeure pour son film traitant des réactions de trois jeunes garçons à la suite de bavures policières dans leur cité, pour transmettre l'état d'esprit des personnages face à l'injustice et la présence de CRS dans leur cité, laissant le spectacteur dans une certaine attente sur l'origine des sentiments des personnages du film, celui-ci ayant été inspiré par des violences policières survenues à Paris en avril 1993. M. [Y] [D] précise qu'il a choisi un point de vue pour son film, celui du sentiment de haine autour duquel tous les protagonistes, tant du drame dont il s'inspire que de son film, se retrouvent, ne se concentrant que sur les manifestations de ce sentiment précis et non ses causes, le titre du film traduisant une certaine brutalité et étant en parfaite adéquation avec la forme et le fond de l'oeuvre. M. [Y] [D] ajoute que les termes "La haine" sont issus d'une locution contemporaine de l'époque : "avoir la haine", issue de l'argot des banlieues et qu'en décidant d'utiliser seulement une partie d'une expression issue des banlieues pour formuler le titre de son oeuvre, il a fait un choix précis et déterminé, ce titre étant doté d'un fort pouvoir évocateur concernant son sujet, sans être descriptif du scénario. M. [Y] [D] conclut que le titre "La haine" est original comme portant l'empreinte de sa personnalité.

M. [L] [V] réplique que le titre "La haine" n'est pas protégeable au titre du droit d'auteur. M. [L] [V] fait valoir qu'il s'agit d'un titre banal, ressortant d'une expression courante reprise dans le film, largement utilisée, pas seulement dans les banlieues, et que M. [Y] [D] ne caractérise pas l'originalité de son titre, se contentant de développements généraux, tandis que le titre "La haine" a déjà été utilisé au théâtre et pour des oeuvres audiovisuelles.

Sur ce :

Aux termes de l'article L.711-3 I 6o du code de la propriété intellectuelle, dans sa version en vigueur depuis le 15 décembre 2019, issue de l'ordonnance no2019-1169 du 13 novembre 2019, ne peut être valablement enregistrée et, si elle est enregistrée, est susceptible d'être déclarée nulle une marque portant atteinte à des droits antérieurs ayant effet en France, notamment (...) des droits d'auteur.

L'article L.112-4, alinéa 1, du code de la propriété intellectuelle dispose que le titre d'une oeuvre de l'esprit, dès lors qu'il présente un caractère original, est protégé comme l'oeuvre elle-même.

Il appartient donc à M. [Y] [D] d'expliciter en quoi le titre "La haine" du film qu'il a réalisé est original et porte l'empreinte de sa personnalité.

L'originalité du titre s'apprécie au jour de sa création.

En l'espèce, le titre "La haine" est constitué d'un seul mot du langage courant, qui décrit une émotion universelle.

M. [L] [V] justifie que ce titre a déjà été utilisé pour désigner des oeuvres audiovisuelles et théatrales : ainsi pour un film muet d'[K] [R] sorti en 1910 et un drame de [B] [S] représenté pour la première fois au théâtre de la Gaîté en 1874, [U] [P] ayant également réalisé un film ayant pour titre "Haine" sorti en 1980.

Si M. [Y] [D] a manifestement fait des choix pour donner un titre à forte tonalité émotionnelle à son film pour faire passer un message pour transcrire le désarroi, le ressentiment et la colère de jeunes dans des banlieues dans un contexte d'erreur policière, il ne peut pourtant prétendre à un monopole sur un mot courant.

Le succès critique et public du film "La haine" n'est pas de nature à conférer une originalité particulière à son titre.

Par conséquent, le titre "La haine" ne peut bénéficier de la protection offerte par le droit d'auteur.

Les demandes formées au titre de la nullité de la marque "La haine 1995-2015" pour atteinte à des droits d'auteur antérieurs seront donc rejetées.

Les demandes de M. [Y] [D] étant écartées, il ne peut prétendre à l'indemnisation d'aucun préjudice que lui aurait causé le dépôt de la marque "La haine 1995-2015".

Sur la demande reconventionnelle de M. [L] [V] :

En vertu des dispositions des articles 1240 et 1241 du code civil, tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer, chacun étant responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence.

L'exercice d'une action en justice constitue, en principe, un droit et ne dégénère en abus pouvant donner naissance à une dette de dommages-intérêts que dans les cas de malice, de mauvaise foi ou d'erreur grossière équipollente au dol.

M. [L] [V] ne justifie d'aucun préjudice particulier que lui aurait causé l'action engagée par M. [Y] [D] qui a pu se méprendre sur l'étendue de ses droits.

Aussi, sa demande reconventionnelle en dommages-intérêts pour abus du droit d'agir en justice sera rejetée.

Sur les demandes accessoires :

Partie succombante, M. [Y] [D] sera condamné aux dépens et à payer à M. [L] [V] 4.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

En application de l'article 514 du code de procédure civile, le présent jugement est de droit exécutoire à titre provisoire.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement, par jugement contradictoire et en premier ressort, mis à disposition par le greffe le jour du délibéré,

Dit n'y avoir lieu de révoquer l'ordonnance de clôture prononcée le 15 juin 2021,

Déclare irrecevable la fin de non-recevoir soulevée par M. [L] [V] tirée du défaut de qualité et d'intérêt à agir de M. [Y] [D],

Déboute M. [Y] [D] de sa demande en revendication de propriété de la marque verbale française "La haine 1995-2015" no 15 4 213 731 déposée par M. [L] [V],

Déboute M. [Y] [D] de sa demande subsidiaire en nullité de la marque "La haine 1995-2015" no 15 4 213 731,

Déboute M. [Y] [D] de sa demande de dommages-intérêts,

Rejette la demande reconventionnelle de M. [L] [V] au titre de la procédure abusive,

Condamne M. [Y] [D] aux dépens, lesquels pourront être recouvrés par Me BOUZIDI, avocat, dans les conditions de l'article 699 du code de procédure civile,

Condamne M. [Y] [D] à payer à M. [L] [V] 4.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,

Rappelle que le présent jugement est exécutoire de plein droit.

Fait et jugé à Paris le 03 février 2022

LA GREFFIÈRE LE PRÉSIDENT


Synthèse
Tribunal : Tribunal de grande instance de Paris
Formation : Ct0196
Numéro d'arrêt : 20/10558
Date de la décision : 03/02/2022

Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.grande.instance.paris;arret;2022-02-03;20.10558 ?
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