La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

17/09/2020 | FRANCE | N°17/2157

France | France, Tribunal de grande instance de Paris, Ct0196, 17 septembre 2020, 17/2157


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre 1ère section

No RG 17/02157 -
No Portalis 352J-W-B7B-CJZ7X

No MINUTE :

Assignation du :
18 janvier 2017

JUGEMENT
rendu le 17 septembre 2020
DEMANDEUR

Monsieur [X] [Z]
35/229 Soi 19,
[Adresse 7]
[Adresse 8]
[Localité 10] (THAÏLANDE)

représenté par Me Krystelle BIONDI, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #G0850

DÉFENDEURS

Monsieur [T] [P] [D] dit [P] [J]
[Adresse 6]
[Adresse 4]
LE CAP (AFRIQUE DU SUD)

défaillant

Société [

P] [J] PHOTOGRAPHY APS
Store Torv 9
[Adresse 1] (DANEMARK)

défaillante

Société [P] [J] PRODUCTIONS
[Adresse 9]
[Adresse 3] (AFRIQUE DU SUD)

représentée par Me ...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre 1ère section

No RG 17/02157 -
No Portalis 352J-W-B7B-CJZ7X

No MINUTE :

Assignation du :
18 janvier 2017

JUGEMENT
rendu le 17 septembre 2020
DEMANDEUR

Monsieur [X] [Z]
35/229 Soi 19,
[Adresse 7]
[Adresse 8]
[Localité 10] (THAÏLANDE)

représenté par Me Krystelle BIONDI, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #G0850

DÉFENDEURS

Monsieur [T] [P] [D] dit [P] [J]
[Adresse 6]
[Adresse 4]
LE CAP (AFRIQUE DU SUD)

défaillant

Société [P] [J] PHOTOGRAPHY APS
Store Torv 9
[Adresse 1] (DANEMARK)

défaillante

Société [P] [J] PRODUCTIONS
[Adresse 9]
[Adresse 3] (AFRIQUE DU SUD)

représentée par Me Emmanuel BAUD du PARTNERSHIPS JONES DAY, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #J001

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Nathalie SABOTIER, 1ère vice-présidente adjointe
Gilles BUFFET, Vice président
Alix FLEURIET, Juge

assistés de Caroline REBOUL, Greffière,

DÉBATS

En application de l'article 8 de l'ordonnance no 2020-304 du 25 mars 2020 et de l'ordonnance de roulement modificative du président du tribunal judiciaire de Paris du 27 avril 2020 prise dans le cadre du plan de continuation de l'activité de cette juridiction en date du 15 mars 2020 , l'affaire a été mise en délibéré au 17 septembre 2020 sans audience en l'absence d'opposition des avocats.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Réputé contradictoire
en premier ressort

EXPOSÉ DU LITIGE :

[H] [Z] est un photographe de mode français ayant notamment travaillé pour le magazine Vogue et dont l'oeuvre fait régulièrement l'objet d'expositions dans le monde entier.

[H] [Z] est décédé le [Date décès 2] 1991 laissant pour lui succéder son fils, M. [X] [Z].

[H] [Z] est l'auteur d'une série de photographies prises en 1970 autour du thème du vernis à ongles, dont l'oeuvre ci-dessous, parue pour la première fois dans le magazine Vogue français du mois de mai 1970 :

M. [T] [P] [D], dit "[P] [J]", est un photographe danois.

La société de droit danois [P] [J] PHOTOGRAPHY ApS édite un site internet à l'adresse etlt;www.[05].cometgt; lequel héberge un blog consacré à la photographie, aux nouvelles technologies et à la commercialisation de stocks de photographies.

La société de droit sud-africain [P] [J] PRODUCTIONS édite notamment une banque d'images photographiques accessible à l'adresse etlt;www.peopleimages.cometgt;.

Courant 2015, M. [X] [Z] a découvert que deux photographies commercialisées sur le site internet "peopleimages" (ci-dessous) reproduisaient selon lui les caractéristiques originales de l'oeuvre de son père :

ce qu'il a fait constater par un huissier de justice parisien le 20 juillet 2015.

Par une lettre recommandée avec accusé de réception du 11 mars 2016, M. [X] [Z], a, par l'intermédiaire de son conseil, mis en demeure la société [P] [J] PRODUCTIONS de retirer immédiatement les deux photographies du site "peopleimages", de désindexer le contenu litigieux du moteur de recherche de la société Google, et de l'informer des mesures qu'elle entendait prendre pour réparer le préjudice causé.

Par une lettre du 24 mai 2016, M. [P] [J] a répondu que les photographies avaient été retirées, encore qu'il considérait les griefs de M. [Z] comme totalement infondés.

C'est dans ce contexte que par actes d'huissier en date des 18 et 20 janvier 2017, M. [X] [Z] a fait assigner M. [P] [J], la société [P] [J] PHOTOGRAPHY et la société [P] [J] PRODUCTIONS, devant le tribunal de grande instance de Paris (devenu le 1er janvier 2020, le tribunal judiciaire de Paris), en contrefaçon de droit d'auteur.

Dans ses dernières conclusions no2 signifiées par la voie électronique le 25 juin 2019, M. [X] [Z] demande au tribunal de :

Vu l'article 7 §2 du règlement (UE) no1215/2012 du 12 décembre 2012,
Vu l'article 10.3 de la directive UE du 29 avril 2004,
Vu les articles 31 et 46 al. 3 du code de procédure civile,
Vu les articles L. 112-2, L. 121-1, L. 122-4, L. 331-1-3, L. 331-1-4 et L. 335-3 du code de la propriété intellectuelle,

In limine litis,

- Le juger recevable et bien-fondé à agir ;

- Se déclarer compétent territorialement ;

- Ecarter des débats la pièce adverse no24 ;

Sur le fond,

- Juger que la photographie dont [H] [Z] est l'auteur est une oeuvre originale ;

- Juger que les deux photographies exploitées et commercialisées sur le site https://peopleimages.com reproduisent les caractéristiques essentielles de la photographie de [H] [Z] ce qui est constitutif de contrefaçon ;

- Juger que la diffusion en masse dans le monde entier et à prix dérisoire des photographies litigieuses porte atteinte au droit au respect de l'oeuvre de [H] [Z] ;

En conséquence,

- Débouter la société [P] [J] PRODUCTIONS de l'ensemble de ses demandes ;

- Interdire à M. [D] dit [J] ainsi qu'aux sociétés [P] [J] PHOTOGRAPHY et [P] [J] PRODUCTIONS d'exploiter les photographies litigieuses, sous astreinte de 500 euros par infraction constatée ;

- Condamner solidairement M. [D] dit [J] et les sociétés [P] [J] PHOTOGRAPHY et [P] [J] PRODUCTIONS à verser à M. [X] [Z] la somme de 200.000 euros au titre du préjudice matériel ;

- Condamner solidairement M. [D] dit [J] et les sociétés [P] [J] PHOTOGRAPHY et [P] [J] PRODUCTIONS à verser à Monsieur [X] [Z] la somme 100.000 euros au titre du préjudice moral ;

- Se réserver la liquidation de l'astreinte ;

En tout état de cause,

- Ordonner, à titre de complément de dommages et intérêts, la publication du jugement à intervenir dans son intégralité ou son dispositif dans deux journaux ou magazines français ou internationaux au choix du concluant, aux frais de M. [D] dit [J] et des sociétés [P] [J] PHOTOGRAPHY et [P] [J] PRODUCTIONS et pour un montant maximum de 10.000 euros HT par publication,

- Condamner solidairement M. [D] dit [J] et les sociétés [P] [J] PHOTOGRAPHY et [P] [J] PRODUCTIONS à verser à M. [X] [Z] la somme de 15.000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamner solidairement M. [D] dit [J] et les sociétés [P] [J] PHOTOGRAPHY et [P] [J] PRODUCTIONS aux entiers dépens dont distraction au profit de Maître Krystelle BIONDI, dans les conditions prévues par l'article 699 du code de procédure civile,

- Ordonner l'exécution provisoire du jugement à intervenir, nonobstant appel et sans caution.

Dans ses dernières conclusions signifiées électroniquement le 8 janvier 2020, la société [P] [J] PRODUCTION demande quant à elle au tribunal de :

Vu les articles 9, 122 et 700 du code de procédure civile,
Vu l'article 9-2 des accords ADPIC, ensemble le principe selon lequel les idées sont de libre parcours,
Vu l'article III, 1 de la Convention Universelle sur le droit d'auteur de 1952,
Vu l'article 10 par. 1 et 2 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales,
Vu l'article L. 122-5 du code de la propriété intellectuelle,
Vu les articles article III, 1 de la Convention Universelle sur le droit d'auteur de 1952 et 15.1 de la Convention de Berne,

A titre principal,

- DECLARER M. [X] [Z] irrecevable à agir en contrefaçon de droit d'auteur sur le fondement de la « série de photographies » ou de la « Photographie » visée dans son assignation au fond,

A titre subsidiaire,

- CONSTATER que le site Internet www.peopleimages.com reporté en pièce adverse no3.1 et comprenant les photographies ID 457770 et ID 457773, rédigé en anglais et affichant des prix en dollars, ne cible pas le public français,

- CONSTATER l'absence de contrefaçon au regard des faits invoqués par M. [X] [Z],

- CONSTATER que les exploitations opérées sur les sites du Times et du Figaro Magazine sont le seul fait de la société Getty Images,

- CONSTATER que le tribunal n'est saisi d'aucun faits pour lesquels il est compétent au titre des arrêts de la CJUE des 3 octobre 2013 et 22 janvier 2015,

- CONSTATER l'absence d'intérêt légitime poursuivi par M. [X] [Z],

- CONSTATER l'absence d'éléments apportant la preuve d'un quelconque préjudice et son ampleur,

En conséquence,

- CONSTATER qu'aucun préjudice indemnisable n'est dû à M. [X] [Z] devant le présent tribunal, et le DEBOUTER de l'ensemble de ses demandes,

EN TOUTES HYPOTHESES,

- CONDAMNER M. [X] [Z] à payer à la société [P] [J] Production à la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens de l'instance, en ce compris, ceux afférents à l'incident.

Bien que régulièrement cités respectivement par remise de l'acte au parquet et à l'entité requise danoise, ni M. [D] ni la société [P] [J] PHOTOGRAPHY ApS n'ont constitué avocat.

L'instruction de l'affaire a été clôturée par une ordonnance du 4 février 2020.

En raison de l'annulation de l'audience prévue le 29 juin 2020 du fait de la crise sanitaire, la présidente de la formation de jugement a, par un courriel du 12 mai 2020, informé les parties de sa décision de recourir à la procédure sans audience prévue par les dispositions de l'article 8 de l'ordonnance no2020-304 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l'ordre judiciaire statuant en matière non pénale et aux contrats de syndic de copropriété, prise en application de la loi no 2020-290 du 23 mars 2020 d'urgence sanitaire pour faire face à l'épidémie de Covid-19.

Par déclarations des 2 et 18 juin 2020, les parties ont accepté le recours à la procédure sans audience et déposé leurs dossiers.

MOTIFS DE LA DÉCISION

1o) Sur le rejet de la pièce no24 :

M. [X] [Z] demande au tribunal d'écarter des débats la pièce no 24 pour défaut de traduction s'agissant d'une pièce produite en langue anglaise.

Sur ce,

Aux termes de l'article 111 de l'ordonnance royale sur le fait de justice du 25 août 1539 dite ordonnance de Villers-Cotterêts, « nous voulons dorénavant que tous arrêts, ensemble toutes autres procédures, soit de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieures, soit de registres, enquêtes, contrats, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques actes et exploits de justice, ou qui en dépendent, soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties, en langage maternel et non autrement ».

Il est constamment jugé au visa de ce texte qu'il ne concerne que les actes de procédure et qu'il appartient aux juges, dans l'exercice de leur pouvoir souverain, d'apprécier la force probante des éléments qui leur sont soumis en particulier lorsqu'ils sont rédigés dans une langue étrangère (Cass. Com., 27 novembre 2012, pourvoi no 11-17.185, Bull. 2012, IV, no 213 ; Cass. Civ. 1ère, 22 septembre 2016, pourvoi no 15-21.176, Bull. 2016, I, no 175).

Il en résulte que, si le juge peut écarter un document en langue étrangère, il n'est pas tenu de le faire, et peut au contraire décider de le retenir à condition d'en indiquer la signification en français (Cass. Civ. 2ème, 11 janvier 1989, pourvoi no 87-13.860, Bull. 1989, II, no11; Cass. Civ. 1ère, 23 janvier 2008, pourvoi no06-21.011).

Aussi, l'absence de traduction n'étant pas en elle-même une cause d'irrecevabilité des pièces, cette demande sera rejetée.

2o) Sur la titularité des droits de M. [X] [Z] et sa qualité à agir en contrefaçon

M. [X] [Z] rappelle qu'il est le seul héritier de son père et que les sociétés qui commercialisent à titre exclusif les photographies réalisées par son père attestent de ce qu'il est le seul à exploiter ces photographies, de sorte qu'il bénéficie de la présomption de titularité des droits moraux et patrimoniaux sur celles-ci, ce d'autant plus qu'aucune autre personne physique ou morale ne revendique de droits concurrents.

La société [P] [J] PRODUCTIONS soutient pour sa part faire état d'éléments de nature à renverser la présomption de titularité de M. [X] [Z]. Elle rappelle en premier lieu que différents journaux ont rapporté le litige ayant opposé le demandeur à la dernière compagne de son père et sur lequel M. [X] [Z] ne fournit pas le moindre élément. Elle ajoute que la photographie sur laquelle des droits de propriété sont revendiqués est issue d'une campagne publicitaire ce dont il se déduit selon elle qu'elle appartient à son commanditaire conformément aux termes du contrat type de 1961. La société [P] [J] PRODUCTIONS soutient encore que la photographie litigieuse est en principe diffusée avec la mention d'un "Copyright" au profit d'une société de droit Hongkongais dénommée "The [H] [Z] Estate".

Sur ce,

Aux termes de l'article L.113-1 du code de la propriété intellectuelle, "La qualité d'auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l'oeuvre est divulguée."

Selon l'article L.123-1 du même code, "L'auteur jouit, sa vie durant, du droit exclusif d'exploiter son oeuvre sous quelque forme que ce soit et d'en tirer un profit pécuniaire.
Au décès de l'auteur, ce droit persiste au bénéfice de ses ayants droit pendant l'année civile en cours et les soixante-dix années qui suivent."

En outre, en l'absence de toute revendication de la part de la ou des personnes physiques ayant réalisé les clichés, les actes de possession de celui qui exploite commercialement des photographies sont de nature à faire présumer, à l'égard des tiers contrefacteurs, que cet exploitant est titulaire sur ces oeuvres, quelle que soit leur qualification, du droit de propriété incorporelle de l'auteur. (Cass. Civ. 1ère, 24 mars 1993, pourvoi no 91-16.543, Bull. 1993, I, no 126)

Il est en l'occurrence établi que [H] [Z] est l'auteur de la photographie arguée de contrefaçon et reproduite ci-dessus, laquelle a été divulguée dans le magazine Vogue France no506 du mois de mai 1970 sous son nom (pièce du demandeur no1.6).

Il est également établi par le témoignage de M. [B], préposé de la société LOUISE ALEXANDER GALLERY (pièce du demandeur no1.10), ainsi que par celui de M. [L], préposé de la société ART+COMMERCE (pièce du demandeur no1.11), établis en juin et octobre 2019, que la photographie objet du litige est, comme l'ensemble de l'oeuvre de [H] [Z], exploitée commercialement par M. [X] [Z], son fils unique.

Aucune revendication n'est présentée par Mme [A], non plus que par la société Revlon, propriétaire de la marque de cosmétiques "Natural Wonder", dont la défenderesse affirme qu'elle a commandé le visuel à des fins publicitaires.

Or, outre qu'une telle commande ne saurait être établie par la production d'un film publicitaire dont la diffusion est datée de janvier 1975, soit cinq années après la première parution du cliché en litige, et alors qu'aucun élément n'établit la participation de [H] [Z] à la réalisation de ce film, il convient de rappeler que les dispositions du contrat type s'appliquent aux relations entre l'annonceur et l'agence de publicité, qui plus est à défaut d'autres stipulations contractuelles et si telle est la commune intention des parties.

Or rien ne démontre en l'occurrence l'intervention d'une agence pour la réalisation de la publicité, et encore moins que [H] [Z] a agi en qualité d'agent, en plus de celle d'auteur du cliché, de sorte que les dispositions du contrat-type seraient applicables et opposables au demandeur.

M. [X] [Z] doit donc être déclaré recevable à agir sur le fondement de la présomption de titularité résultant de l'exploitation paisible de l'oeuvre en litige, cette présomption n'étant pas renversée par des articles de presse datant de plus de 25 ans, ni par des mentions de copyright dont l'objet ne vise qu'à informer les tiers de ce que la reproduction du visuel n'est pas libre.

3o) Sur l'originalité de la photographie en litige

M. [X] [Z] décrit l'originalité de la photographie en rappelant que "[H] [Z] est connu pour son traitement spécifique de la couleur et son regard particulier sur la femme avec le souci de magnifier sa féminité au travers notamment d'un maquillage riche en couleurs, de poses sensuelles et de photographies très saturées." Il ajoute que [H] [Z] a "développé la photographie en couleur à sa quintessence, en créant des accents dramatiques avec une saturation des couleurs très importante et beaucoup de textures dans ses compositions" et qu'il avait "une technique non conventionnelle pour cadrer ses plans et une liberté créative et esthétique sans limite et sans compromis". M. [X] [Z] précise encore que la photographie prise par [H] [Z] en 1970 reflète parfaitement son empreinte personnelle, qui va bien au-delà du savoir-faire d'un photographe professionnel, tant par l'aménagement, la composition du sujet et sa mise en scène que le choix de l'angle et du cadrage.

Sur ce point, il indique que "le plan est serré sur le visage d'un modèle féminin à l'expression neutre, présenté de face et dont la partie centrale est partiellement recouverte par quatre paires de mains vernies en rouge, qui se superposent en cascade de chaque côté du nez et se rejoignent au milieu du visage, pour ne laisser apparaître que le bout du nez du modèle et sa bouche fermée et ourlée d'un rouge laqué, créant une harmonie avec le vernis des ongles. La géométrie de la Photographie est minutieuse avec un placement précis des mains dont les ongles créent une sorte d'illusion d'optique, de dédoublement et de symétrie. On retrouve les codes du photographe dont la mise en scène minutieuse et travaillée offre au spectateur une impression d'ensemble de désir et de glamour avec le choix d'une harmonie de couleur qui se manifeste par le choix d'une couleur unique, le rouge, pour mettre en perspective et créer un contraste entre les ongles et la bouche du modèle, et le reste de la photographie. Il s'agit de l'unique couleur utilisée par le photographe qui permet de renforcer le teint doré de la peau du modèle mais également et surtout capter l'attention du spectateur sur les ongles et la bouche du modèle qui occupe la plupart de la photographie grâce à un plan serré."

La société [P] [J] PRODUCTION soutient quant à elle que le demandeur ne caractérise pas l'originalité de la photographie pour laquelle il sollicite la protection par le droit d'auteur et, en particulier, n'explicite pas le message qu'il a entendu "véhiculer" ni les raisons des choix opérés, qui peuvent également être ceux du commanditaire de la photographie, dont elle rappelle qu'il s'agit d'une oeuvre de commande publicitaire. La société [P] [J] PRODUCTION rappelle à cet égard que la recherche de "désir et de glamour" revendiqué en demande est inhérente à ce type de photographies et n'a donc rien d'original.

Sur ce,

Conformément à l'article L.111-1 du code de la propriété intellectuelle, "L'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous comportant des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial."

En application de l'article L.112-1 du même code, "Ce droit appartient à l'auteur de toute oeuvre de l'esprit, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination."
La protection d'une oeuvre de l'esprit est acquise à son auteur sans formalité et du seul fait de la création d'une forme originale en ce sens qu'elle porte l'empreinte de la personnalité de son auteur (CJUE, 1er décembre 2011, aff. C-145/10, [M] [G] contre Standard Verlags GmbH et a., points 88 et s.) et n'est pas la banale reprise d'un fonds commun non appropriable. Dans ce cadre, toutefois, il appartient à celui qui se prévaut d'un droit d'auteur dont l'existence est contestée de définir et d'expliciter les contours de l'originalité qu'il allègue. En effet, seul l'auteur, ou son ayant-droit, dont le juge ne peut suppléer la carence, est en mesure d'identifier les éléments traduisant sa personnalité et qui justifient son monopole.

Au cas particulier, l'auteur a fait le choix arbitraire et inattendu d'un plan serré sur un visage féminin dont les yeux sont masqués par une superposition "en cascade" de quatre mains dont les ongles sont laqués d'un rouge identique au rouge maquillant les lèvres. Le cliché, par sa composition symétrique et surprenante pour un "portrait", ainsi que le travail sur les couleurs, crée une atmosphère spécifique.

Les défendeurs versent en outre de multiples clichés, dont certains sont antérieurs au visuel objet du présent litige, représentant des visages de modèles dont les ongles sont peints en rouge assortis aux lèvres, mais le tribunal constate qu'aucun ne reprend les choix opérés par [H] [Z] à l'occasion de la réalisation de cette photographie, de plan serré sur un visage partiellement masqué par une cascade de mains dont les ongles sont peints de la même couleur que le maquillage des lèvres du modèle, qui ne saurait donc être regardée comme la banale reprise d'un fonds commun non appropriable.

Au contraire, l'ensemble témoigne de l'effort créatif de son auteur donnant à la composition l'empreinte de sa personnalité, et confére à la photographie un caractère original, lui ouvrant droit à la protection par le droit d'auteur.

4o) Sur la contrefaçon de la photographie en litige

M. [X] [Z] expose que les deux photographies litigieuses reprennent les caractéristiques essentielles de celle publiée en 1970 et réalisée par son père [H] [Z], ne s'en distinguant que par des différences insignifiantes. Il ajoute que même si ces photographies pourraient être qualifiées d'oeuvres composites, son accord était nécessaire pour pouvoir reproduire l'oeuvre d'origine réalisée par son père.

La société [P] [J] PRODUCTIONS fait quant à elle valoir que la contrefaçon n'est pas constituée sauf à octroyer à M. [X] [Z] un monopole sur l'idée consistant à bander les yeux d'un modèle par plusieurs mains laissant apparaître les ongles. Elle ajoute que les photographies litigieuses sont sensiblement différentes de celle réalisée par [H] [Z].

Ainsi, en ce qui concerne la première photographie, elle n'a recours qu'à trois mains sur chaque ?il et non cinq, le nez du modèle est totalement visible et ses cils sont recouverts par les doigts, le plan est moins serré de sorte qu'une part plus importante du visage du mannequin, ainsi que l'arrière plan, sont visibles, tandis que l'aspect laqué du vernis et du maquillage est absent.

S'agissant de la seconde photographie, il convient selon elle d'ajouter aux différences précitées, l'expression du mannequin dont la bouche est grande ouverte.

Subsidiairement, la société [P] [J] PRODUCTIONS soutient que les photographies litigieuses sont le fruit d'une "rencontre fortuite" et que le tribunal devra mettre en balance les droits de l'auteur de l'oeuvre première avec la liberté d'expression de celui des oeuvres secondes.

Sur ce,

a - Aux termes de l'article L.123-4 du code de la propriété intellectuelle, "Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Il en est de même pour la traduction, l'adaptation ou la transformation, l'arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque."

Le juge statue en fonction des ressemblances (Cass. Civ. 1ère, 9 avril 2015, pourvoi no23-28.768).

Au cas particulier, la comparaison des clichés amène à la conclusion qu'en dehors de différences minimes (plan très légèrement moins serré et maquillage et vernis plus mat, dans les oeuvres secondes), la composition originale très reconnaissable de la photographie de portrait réalisée par [H] [Z] d'un plan serré sur un visage féminin dont la partie haute est masquée par une cascade de mains aux ongles peints du même rouge que celui maquillant les lèvres du modèle, est reproduite, voire adaptée s'agissant de la seconde, sur les photographies mises en vente sur le site internet exploité par la société [P] [J] PRODUCTIONS.

Rappelons en outre que "la contrefaçon est caractérisée, indépendamment de toute faute ou mauvaise foi, par la reproduction, la représentation ou l'exploitation d'une oeuvre de l'esprit en violation des droits de propriété intellectuelle qui y sont attachés" (Cass. Civ. 1ère, 13 novembre 2008, pourvoi no06-19.021, Bull 2008, I, no258). Le moyen tiré de la "rencontre fortuite" est donc inopérant.

La contrefaçon est donc constituée.

b - L'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales énonce que "Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière.( ?)
2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire."

Ces dispositions consacrent le droit à l'information du public et la liberté d'expression, notamment artistique, tout en rappelant que ce droit doit s'exercer dans le respect des autres droits fondamentaux tels que le droit de propriété dont découle le droit d'auteur.

La Cour de Strasbourg retient que la liberté d'expression est dotée d'une force plus ou moins grande selon le type de discours en distinguant la situation où est en jeu l'expression strictement commerciale de l'individu, de celle où est en cause sa participation à un débat touchant l'intérêt général : "L'étendue de la marge d'appréciation dont disposent les Etats contractants en la matière varie en fonction de plusieurs éléments, parmi lesquels le type de « discours » ou d'information en cause revêt une importance particulière. Ainsi, si l'article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression en matière politique par exemple, les Etats contractants disposent d'une large marge d'appréciation lorsqu'ils réglementent la liberté d'expression dans le domaine commercial (Mouvement raëlien c. Suisse [GC], no 16354/06, § 61), étant entendu que l'ampleur de celle-ci doit être relativisée lorsqu'est en jeu non l'expression strictement « commerciale » de tel individu mais sa participation à un débat touchant à l'intérêt général (Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI)." (affaire [K] [U] et autres c/ France du 10 janvier 2013, requête no36769/08).

Selon l'article 10 précité, les limitations à la liberté d'expression ne sont admises qu'à la condition qu'elles soient prévues par la loi, justifiées par la poursuite d'un intérêt légitime et proportionnées au but poursuivi c'est à dire rendues nécessaires dans une société démocratique.

La Cour européenne des droits de l'homme a également précisé dans la décision précitée que l'adjectif "nécessaire" au sens de l'article10 § 2 "implique un besoin social impérieux" (point 38, § ii de l'arrêt).

En l'espèce, la société [P] [J] PRODUCTION n'offre même pas d'expliquer en quoi consistait la nécessité de reproduire les éléments caractéristiques et originaux de la photographie réalisée par [H] [Z].

Le tribunal ne peut qu'en déduire que la mise en oeuvre de la protection au titre du droit d'auteur du demandeur constitue une atteinte proportionnée et nécessaire à la liberté d'expression.

5o) Sur les mesures de réparation

Il sera en tant que de besoin fait défense à la société [P] [J] PRODUCTION de poursuivre les faits de reproduction de l'oeuvre réalisée par [H] [Z] sur son site internet à l'adresse etlt;peopleimages.cometgt;.

En outre, selon l'article L.331-1-3 du code de la propriété intellectuelle, "Pour fixer les dommages et intérêts, la juridiction prend en considération distinctement :
1o Les conséquences économiques négatives de l'atteinte aux droits, dont le manque à gagner et la perte subis par la partie lésée ;
2o Le préjudice moral causé à cette dernière ;
3o Et les bénéfices réalisés par l'auteur de l'atteinte aux droits, y compris les économies d'investissements intellectuels, matériels et promotionnels que celui-ci a retirées de l'atteinte aux droits.
Toutefois, la juridiction peut, à titre d'alternative et sur demande de la partie lésée, allouer à titre de dommages et intérêts une somme forfaitaire. Cette somme est supérieure au montant des redevances ou droits qui auraient été dus si l'auteur de l'atteinte avait demandé l'autorisation d'utiliser le droit auquel il a porté atteinte. Cette somme n'est pas exclusive de l'indemnisation du préjudice moral causé à la partie lésée."

Aucune vente en France des photographies litigieuses n'est établie. Le procès-verbal de constat établit néanmoins que les clichés étaient en vente sur le site "peopleimages", accessible depuis la France, sous la forme de licences dont les prix vont de 33 à 250 €.

Le cliché original n'est quant à lui vendu que sous la forme de tirages numérotés à un prix de l'ordre de 60.000 euros.

Il en résulte un préjudice matériel pour le demandeur, ainsi qu'un préjudice moral résultant de la banalisation de la photographie originale, qui sera réparé par le versement de la somme de 15.000 euros à titre de dommages-intérêts à la seule charge de la société [P] [J] PRODUCTIONS qui édite le site internet "peopleimages.com".

Les demandes étant fondées sur la présomption tirée de l'exploitation paisible de la photographie, celles formées en réparation des atteintes au droit moral de l'auteur ne peuvent qu'être rejetées.

Enfin, les demandes aux fins de publication de la présente décision, présentées à titre de réparation complémentaire, seront rejetées, le dommage apparaissant comme étant suffisamment réparé par l'octroi de dommages-intérêts.

6o) Sur les autres mesures

Partie perdante au sens de l'article 696 du code de procédure civile, la société [P] [J] PRODUCTIONS sera condamnée aux dépens, ainsi qu'à payer à M. [X] [Z] la somme de 9.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Nécessaire et compatible avec la nature de l'affaire, l'exécution provisoire sera ordonnée.

PAR CES MOTIFS,

Statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par jugement réputé contradictoire et en premier ressort,

Le tribunal,

Rejette la demande de M. [X] [Z] tendant à écarter des débats la pièce no24 ;

Dit que M. [X] [Z] est recevable à agir en contrefaçon de la photographie parue pour la première fois dans le magazine français Vogue du mois de mai 1970 sous le nom de [H] [Z] ;

Dit qu'en reproduisant et en offrant à la vente deux photographies reproduisant les caractéristiques originales de cette oeuvre sur le site qu'elle édite, accessible à l'adresse etlt;peopleimages.cometgt;, la société [P] [J] PRODUCTIONS a commis des actes de contrefaçon ;

Fait en tant que de besoin défense à la société [P] [J] PRODUCTIONS d'exploiter en France les photographies litigieuses, et ce, sous astreinte de 500 euros par infraction constatée courant à l'expiration d'un délai de 2 mois suivant la signification de la présente décision et pendant 6 mois ;

Se réserve la liquidation de l'astreinte ;

Condamne la société [P] [J] PRODUCTIONS à payer à M. [X] [Z] la somme de 15.000 euros à titre de dommages-intérêts réparant son préjudice tant matériel que moral ;

Rejette la demande de publication de la présente décision ;

Condamne la société [P] [J] PRODUCTIONS à payer à M. [X] [Z] la somme de 9.000 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la société [P] [J] PRODUCTIONS aux dépens et autorise Maître [C] [W] à recouvrer directement ceux dont elle aurait fait l'avance sans avoir reçu provision dans les conditions prévues par l'article 699 du code de procédure civile ;

Ordonne l'exécution provisoire du présent jugement.

Fait et jugé à Paris le 17 septembre 2020

La GreffièreLa Présidente


Synthèse
Tribunal : Tribunal de grande instance de Paris
Formation : Ct0196
Numéro d'arrêt : 17/2157
Date de la décision : 17/09/2020

Analyses

x


Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.grande.instance.paris;arret;2020-09-17;17.2157 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award