AFRICAN UNION ( + => UNION AFRICAINE AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES” RIGHTS
COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES
AFFAIRE
SAFINAZ BEN ALI ET Ac A
RÉPUBLIQUE TUNISIENNE
REQUÊTE N° 009/2023
ARRÊT SOMMAIRE
SOMMAIRE
I LES PARTIES
Il OBJET DE LA REQUÊTE
A Faits de la cause
B Violations alléguées
IN. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR DE CÉANS..
IV DEMANDES DES PARTIES
SUR LA COMPÉTENCE
A Sur l’exception tirée de ce que la Requête porte atteinte à la souveraineté
nationale
B Sur les autres aspects de la compétence
VI SUR LA RECEVABILITÉ
A Sur l’exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des recours
internes 11
B Sur les autres conditions de recevabilité 16
DIR SUR LA DEMANDE DE MESURES PROVISOIRES 17
VIII SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE 17
IX DISPOSITIF 18 La Cour composée de : Modibo SACKO, Vice-président, Ben KIOKO, Suzanne
MENGUE, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA, Blaise TCHIKAYA, Stella
|. ANUKAM, Dumisa B. NTSEBEZA et Dennis D. ADJEI — Juges, et de Robert ENO,
Greffier.
Conformément à l’article 22 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de
l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l'homme
et des peuples (ci-après désigné le « Protocole ») et à la règle 9(2) du Règlement
intérieur de la Cour (ci-après désigné «le Règlement »), Ax Ai X,
membre de la Cour et de nationalité tunisienne, s’est récusé.
En l’affaire :
Safinaz Ben Ali et Ac A
représentées par
Me Ridha Ajmi, Avocat au barreau de Fribourg, Suisse
Contre
République tunisienne
représentée par :
La Direction générale du contentieux de l’État
après en avoir délibéré
rend le présent Arrêt :
I. LES PARTIES
1. Les dames Safinaz Ben Ali et Ac A Bci-après dénommées « les
Requérantes »), respectivement fonctionnaire et femme au foyer, sont des
ressortissantes tunisiennes qui, au moment du dépôt de la Requête, étaient
en détention préventive, l’une, depuis le 21 juin et, l’autre, depuis le 05 juillet
2022. Elles allèguent la violation de leurs droits à la liberté et à la sécurité
dans le cadre de procédures judiciaires nationales.
2. L'État défendeur est la République tunisienne (ci-après dénommée « l’État
défendeur ») devenu partie à la Charte africaine des droits de l'homme et
des peuples (ci-après désignée « la Charte ») le 21 octobre 1986 et au
Protocole le 5 octobre 2007. Le 2 juin 2017, l’État défendeur a déposé
auprès du Président de la Commission de l’Union africaine la déclaration
prévue par l’article 34 (6) du Protocole (ci-après désignée «la
Déclaration ») par laquelle il accepte la compétence de la Cour pour
recevoir les requêtes émanant d'individus ou d’organisations non
gouvernementales ayant le statut d’observateur auprès de la Commission
africaine des droits de l'homme et des peuples.
Il. OBJET DE LA REQUÊTE
A. Faits de la cause
3. | ressort du dossier qu’en septembre 2021, une enquête a été ouverte sur
la production de contenus numériques, domaine dans lequel travaille la
société Instalingo. Cette enquête a révélé que pour mieux protéger ses
intérêts, ladite société aurait infiltré les institutions de l’État, notamment, en
ce qui concerne la nomination à certains postes et le soutien de personnes
liées au parti Ennahdha, de concert avec de hauts responsables du
ministère de l'Intérieur et d'anciens fonctionnaires en charge de la sécurité
de l’État. Subséquemment, une information judiciaire visant plusieurs
personnes a été ouverte par le juge d’instruction près le Tribunal de première instance de Sousse Il pour atteinte à la sûreté de l’État, offense
au chef de l'État et blanchiment de capitaux.
4. Inculpées, les dames Safinaz Ben Ali et Ac A ont été placées
sous mandat de dépôt par le juge d’instruction près le Tribunal de première
instance de Sousse Il, respectivement, le 21 juin et le 5 juillet 2022. Elles
ont déposé plusieurs demandes de mise en liberté provisoire qui ont été
rejetées.
B. Violations alléguées
5. Les Requérantes allèguent la violation des droits suivants :
i. Les droits à la liberté et à la sécurité de la personne, protégés par l’article
6 de la Charte, lu conjointement avec l’article 9 du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques (PIDCP)* et de la Déclaration
universelle des droits de l'homme (DUDH) ;
ii. Le droit à ce que leur cause soit entendue, en particulier le droit de saisir
les juridictions nationales de tout acte violant leurs droits fondamentaux,
protégé par l’article 7(1)(a) de la Charte, le droit à la présomption
d’innocence, protégé par l’article 7(1)(b) de la Charte, le droit à la
défense, protégé par l’article 7(1)(c) de la Charte et le droit d’être jugé
dans un délai raisonnable, protégé par l’article 7(1)(d) de la Charte ;
iii. Le droit à l'information et le droit d’exprimer et de diffuser ses opinions
dans le cadre des lois et règlements, protégés par l’article 9 de la Charte.
Il. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR DE CÉANS
6. Le 25 septembre 2023, le Greffe a reçu la Requête introductive d’instance
et une demande des mesures provisoires qui, le 25 octobre 2023, ont été
communiquées à l’État défendeur aux fins de dépôt de ses réponses dans
les délais respectifs de quinze (15) et quatre-vingt-dix (90) jours.
! L’État défendeur est devenu partie au PIDCP le 18 mars 1969.
7. La Cour a décidé au cours de sa 71° Session ordinaire du 12 février au 08
mars 2024, que la demande de mesures provisoires sera examinée
conjointement avec le fond de la Requête.
8. Les Parties ont déposé leurs écritures et pièces de procédure dans les
délais impartis.
9. Le 23 août 2024, la Cour a ordonné la clôture des débats et les Parties en
ont été informées.
IV. DEMANDES DES PARTIES
10. À titre de mesures provisoires, les Requérantes demandent à la Cour de :
i. Ordonner à l’État défendeur de procéder immédiatement à leur remise
en liberté ;
ii. Ordonner à l’État défendeur de traiter sans le moindre retard les
demandes de mise en liberté soumises aux autorités judiciaires.
11. Au fond, les Requérantes demandent à la Cour de :
i. Dire et juger que leur maintien en détention après l’expiration des délais
légaux constitue une grave violation de leurs droits fondamentaux, en
particulier ceux protégés par les articles 6, 7 et 9 de la Charte et par
l’article 9 de la DUDH et du PIDCP ;
ii. Constater et juger que l’État défendeur a violé son code de procédure
pénale (CPP) et le droit à la justice ;
ii. Dire et juger que l’État défendeur a violé leurs droit à la liberté d'opinion
et d’expression ;
iv. Dire et juger qu’elles ont droit à un accès effectif à la justice, et en
conséquence, ordonner à l’État défendeur de présenter un rapport sur
les mesures prises dans un délai raisonnable selon ce que la Cour
jugera approprié ;
v. Dire et juger qu’elles ont droit à une juste réparation du fait de leur
détention arbitraire, conformément aux normes internationales des
droits de l'homme.
12. Pour sa part, l’État défendeur demande à la Cour,
En la forme :
i. À titre principal, de se déclarer incompétente ;
ii. À titre subsidiaire, de déclarer la Requête irrecevable.
Au fond, à titre infiniment subsidiaire, de :
iii. Rejeter la Requête pour non-violation des droits des Requérantes.
SUR LA COMPÉTENCE
13. La Cour relève que l’article 3 du Protocole dispose :
1. La Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de
tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation
et l’application de la Charte, du [...] Protocole, et de tout autre
instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les
États concernés.
2. En cas de contestation sur le point de savoir si la Cour est
compétente, la Cour décide.
14. Aux termes de l’article 49(1) du Règlement : « La Cour procède à un
examen préliminaire de sa compétence [...] conformément à la Charte, au
Protocole et au [...] Règlement ».
15. Sur le fondement des dispositions précitées, la Cour doit, pour chaque
Requête, procéder à un examen préliminaire de sa compétence et statuer,
éventuellement, sur les exceptions d’incompétence.
16. La Cour note que l’État défendeur soulève une exception d’incompétence
matérielle tirée de ce que la Requête porte atteinte à la souveraineté
nationale. La Cour statuera sur ladite exception avant de se prononcer, le
cas échéant, sur les autres aspects de sa compétence.
A. Sur l’exception tirée de ce que la Requête porte atteinte à la souveraineté
nationale
17. L'État défendeur soutient que la présente Requête viole sa souveraineté,
telle que prévue par l’article premier de sa Constitution? Selon l’État
défendeur, le principe de souveraineté se manifeste dans sa liberté
exclusive de gestion des affaires intérieures et extérieures.
18. L'État défendeur ajoute que la souveraineté consacre les trois fonctions de
l’autorité étatique, à savoir les fonctions exécutive, législative et judiciaire,
dotées d’une présomption de légitimité qui l’autorise à prendre les décisions
qui s'imposent conformément aux lois et dispositions en vigueur.
19. L'État défendeur précise, en outre, que la non-ingérence est considérée
comme l’un des principes les plus importants du droit international public
sur lesquels repose le fonctionnement des organismes et des tribunaux
internationaux comme le prévoit l’article 2, paragraphe 7, de la Charte des
Nations Unies* qui est l’une des sources juridiques auxquelles se réfère la
Cour de céans, conjointement avec la DUDH et la Charte.
20. Selon l’État défendeur, toute ingérence dans ses affaires intérieures
entraîne la perte totale ou partielle de sa souveraineté sur ses
ressortissants, ses choix politiques, y compris la promulgation des lois, les
2 L'article 1 de la Constitution de l’État défendeur : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain ».
3 L’article 2 par.7 de la Charte des Nations Unies dispose : « Aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations Unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État, ni n’oblige les Membres à soumettre des affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente Charte [.….] ».
sanctions de leurs violations et la liberté d’exploiter ses ressources
naturelles.
21. Enfin, l’État défendeur affiime que la mission essentielle du pouvoir
judiciaire est de veiller au respect des lois nationales et des traités
internationaux qu’il a ratifiés conformément à l’article 117 de sa
Constitution. Il ajoute que nul ne peut interférer dans cette mission qui est
au cœur de l'autorité interne de l’État.
22. En réplique, les Requérantes concluent au rejet de l’exception en soutenant
que la souveraineté et l’adhésion aux instruments internationaux obéissent
au principe fondamental de la suprématie du droit international, ce qui
implique l'intégration des dispositions des instruments internationaux
ratifiés par un État dans son système juridique interne, de sorte qu’elles
prévalent sur toutes les lois nationales qui pourraient lui être contraires,
ambiguës ou incomplètes. Les Requérantes en déduisent que la Charte doit
être intégrée dans le système juridique interne de l’État défendeur, ce qui
permettra de garantir la suprématie des normes internationales des droits
de l’homme dans le système juridique national.
23. Les Requérantes affirment, en outre, que la souveraineté ne peut être
invoquée pour se soustraire aux obligations internationales, l’État
défendeur étant tenu de respecter et de promouvoir les droits de l’homme.
24. Les Requérantes ajoutent qu’en vertu de la Convention de Vienne sur le
droit des traités, les obligations internationales de chaque État doivent être
exécutées de bonne foi. Elles rappellent, à cet égard, la maxime nemo ex
propria turpitudine commodum capere potest, selon laquelle nul ne peut
profiter de son propre tort. Les Requérantes soutiennent que l’invocation de
la souveraineté constitue, per se, une violation flagrante de la confiance
internationale placée dans les institutions de l’État défendeur, surtout que la Constitution de l’État défendeur de 2014 souligne l’engagement de l’État
au respect des droits de l'homme.
25. Aux termes de l’article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités
« [t]out traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne
26. La Cour souligne, comme indiqué au paragraphe 2 du présent Arrêt, que
l’État défendeur a ratifié la Charte et le Protocole. Il a également fait la
Déclaration. Dès lors, il ne peut invoquer sa souveraineté pour se soustraire
à l’exécution de ces instruments ou de tous autres instruments de droits de
27. La Cour estime, qu’en tout état de cause, elle a la compétence matérielle
lorsque la Requête dont elle est saisie contient des allégations de violations
de droits de l'homme protégés par des instruments de droits de l’homme
ratifiés par l’État défendeur.
28. Enl’espèce, la Cour note, comme indiqué au paragraphe 5 du présent arrêt,
que les Requérantes allèguent la violation de plusieurs droits de l’homme,
à savoir, les droits à la liberté et à la sécurité, le droit à ce que leur cause
soit entendue, le droit à l'information et celui d’exprimer et de diffuser leurs
opinions, protégés par les articles 7 et 9 de la Charte, 9 du PIDCP,
instruments de protection de droits de l'homme auxquels l’État défendeur
29. À lalumière de ce qui précède, la Cour rejette l’exception soulevée par l’État
défendeur sur ce point et considère qu’elle a la compétence matérielle.
411 s’agit d’un principe général fondamental en droit, tant en droit international qu’en droit international des droits de l’homme. L'État défendeur a adhéré à la Convention de Vienne sur le droit des traités, le 23 juin 1971.
5 Aj Af Aq c. République du Bénin (fond) (2020) 4 RICA 755, 8 26 ; Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie (fond) (2015) 1 RICA 482, 8 45.
8 Voir le paragraphe 2 ci-dessus.
B. Sur les autres aspects de la compétence
30. La Cour note que l’État défendeur ne soulève aucune exception
d’incompétence personnelle, temporelle ou territoriale. Néanmoins,
conformément à la règle 49(1) du Règlement, elle doit s'assurer que les
conditions relatives à ces aspects de sa compétence sont remplies.
31. Ayant constaté qu’aucun élément du dossier n'indique qu’elle n’est pas
compétente, la Cour considère qu’elle a :
i. la compétence personnelle, dans la mesure où l’État défendeur a
déposé la Déclaration.
i. la compétence temporelle, dans la mesure où les violations
alléguées ont été commises après l’entrée en vigueur du Protocole à
l'égard de l’État défendeur.
iii. la compétence territoriale, dans la mesure où les faits de la cause et
les violations alléguées ont eu lieu sur le territoire de l’État défendeur.
32. Au regard de ce qui précède, la Cour se déclare compétente pour connaître
de la présente Requête.
VI. SUR LA RECEVABILITÉ
33. L'article 6(2) du Protocole dispose :
La Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des
dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte.
34. La règle 50(1) du Règlement est libellée comme suit :
La Cour procède à un examen de la recevabilité des requêtes
introduites devant elle conformément aux articles 56 de la Charte et 6,
alinéa 2 du Protocole, et au[…] Règlement.
35. La règle 50(2) du Règlement qui reprend, en substance, les dispositions de
l’article 56 de la Charte, est ainsi libellée :
Les requêtes introduites devant la Cour doivent remplir toutes les
conditions ci-après :
a. Indiquer l'identité de leur auteur, même si celui-ci demande à la
Cour de garder l’anonymat ;
b. Être compatibles avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la
Charte ;
c. Ne pas être rédigées dans des termes outrageants ou
insultants à l’égard de l’État concerné et ses institutions ou de
l’Union africaine ;
d. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles
diffusées par les moyens de communication de masse ;
e. Être postérieures à l’épuisement des recours internes s'ils
existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la
procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
f. Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis
l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par
la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa
saisine ;
g. Ne pas concerner des affaires qui ont été réglées,
conformément aux principes de la Charte des Nations Unies,
de l’Acte constitutif de l’Union africaine ou des dispositions de
la Charte.
36. La Cour note que l'État défendeur soulève une exception d’irrecevabilité
tirée du non-épuisement des recours internes. La Cour va statuer sur ladite
exception avant d’examiner, si nécessaire, les autres conditions de
recevabilité.
A. Sur l’exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des recours
internes
37. L'État défendeur soutient qu’un requérant ne peut introduire une requête
devant la Cour de céans qu'après avoir saisi les juridictions nationales des
mêmes griefs et exercé tous les recours possibles.
38. Selon l’État défendeur, la détention préventive est réglementée par l’article
85 de son CPP qui prévoit qu’une telle mesure ne peut être ordonnée qu’en
cas de crimes ou délits flagrants, et toutes les fois qu’en raison de
l’existence de présomptions graves, elle semble nécessaire comme une
mesure de sécurité pour éviter la commission de nouvelles infractions,
comme une garantie de l’exécution de la peine ou comme un moyen
d'assurer la sûreté de l’information.
39. L'État défendeur ajoute que le juge d’instruction est l’autorité judiciaire de
premier degré habilitée à décerner un mandat de dépôt, la juridiction de
deuxième degré étant la chambre d’accusation. Il relève qu’en examinant
une demande de mise en liberté provisoire, l’autorité judiciaire qui en est
saisie prend en compte la gravité des faits, les circonstances de l'affaire et
l'intérêt de la justice.
40. L'État défendeur affirme qu’en l'espèce, il résulte de l’ordonnance de clôture
d'instruction que les Requérantes sont poursuivies pour des infractions
graves et que leur mise en liberté pourrait constituer une menace directe à
l'intégrité de l’enquête. Selon l’État défendeur, le juge d'instruction a rejeté
les demandes de mise en liberté des Requérantes motif pris de ce qu’une
telle mesure affecterait le bon déroulement de l'information judiciaire,
d'autant plus que les charges retenues contre elles sont établies. L'État
défendeur ajoute que, contrairement aux allégations contenues dans la
Requête, la décision de la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de
Sousse (la Chambre d’accusation) du 20 juillet 2023 est intervenue après
le renouvellement du mandat de dépôt décerné contre les Requérantes et
avant la fin du délai de quatorze (14) mois, conformément à la loi.
41. En outre, l’État défendeur précise que le 16 juin 2023, le juge d'instruction
a rendu une ordonnance de renvoi des Requérantes devant la chambre
d'accusation. Poursuivant, il souligne que, par décision n° 46375 du 20
juillet 2023, cette juridiction a renvoyé les Requérantes devant la Chambre
criminelle de la Cour d'appel de Sousse. La décision susmentionnée a fait
l’objet de pourvois en cassation formés par le ministère public et par
plusieurs inculpés, dont les Requérantes. L'État défendeur ajoute que le
dossier a été transmis au ministère public près la Cour de cassation, le
président de ladite Cour ayant été saisi pour fixation d’une date d’audience.
Selon l’État défendeur, l’affaire est toujours pendante devant la Cour de
cassation, sous le numéro 10049.
42. En réplique, les Requérantes concluent au rejet de l’exception. À cet effet,
elles font valoir que conformément à l’article 85 du CPP, la détention
préventive ne peut excéder quatorze (14) mois, soit quatre-cent-vingt (420)
jours. Elles soutiennent qu’ayant été placées sous mandat de dépôt le 21
juin 2022, pour dame Safinaz Ben Ali et le 05 juillet 2022 pour dame Ac
A, elles devaient être libérées d'office, respectivement, les 13 et 25
août 2023.
43. Elles font valoir qu'avant l'introduction de la présente Requête, elles ont
saisi la Chambre d’accusation de plusieurs demandes de mise en liberté
provisoire, mais n’ont même pas obtenu de récépissé de dépôt.
44. Selon les Requérantes, l’absence de réponse des autorités judiciaires de
l’État défendeur aux demandes de liberté provisoire qui laisse penser que
ces autorités ne sont pas obligées d’y répondre est une décision implicite
de rejet, au sens des articles 80 à 87 du CPP. Elles ajoutent qu’il peut arriver
que des inculpés soient maintenus en détention, après la clôture de
l'instruction, dans l’attente de leur jugement, conformément aux articles
107,109 et 110 du CPP. Cependant, soulignent-elles, l’absence de réponse à leurs demandes de mise en liberté provisoire doit être considérée comme
un déni de justice mettant en danger les libertés fondamentales garanties.
45. Les Requérantes ajoutent que leur détention a été indéfiniment prolongée
en violation des dispositions des articles 29 de la Constitution de 2014 et
35 de la Constitution du 25 juillet 20227 et que contrairement aux allégations
de l’État défendeur, la détermination de la durée de la détention préventive
ne relève pas du ressort du juge d’instruction.
46. Les Requérantes font par ailleurs remarquer qu’aux termes de l’article 533
du Code des obligations et des contrats : « [orsque la loi s'exprime en
termes généraux il faut l’entendre dans le même sens ». Ainsi, le délai de
quatorze (14) mois prévu par l’article 85 du CPP s'impose à toutes les
autorités judiciaires, sans exception. L'article 541 du Code des obligations
et des contrats souligne : « L'interprétation peut, en cas de nécessité,
modérer la rigueur de la loi ; elle ne doit jamais l’aggraver ».
47. Les Requérantes soutiennent que même si l’article 85 du CPP est ambigu,
il ne peut être interprété que dans le sens de la réduction de la période de
détention. Elles estiment que ce texte prend également en compte la
possibilité d'expiration du délai légal avant la fin de l’instruction ou sans
mise en accusation. Selon elles, il est nécessaire qu’il y ait un équilibre entre
le droit à la liberté de l’inculpé et les exigences d’une procédure équitable,
ce qui permettra aux autorités judiciaires de prendre des mesures
susceptibles d'assurer la garantie de représentation de l’accusé et le
respect des principes de proportionnalité et de légalité.
48. Enfin, les Requérantes affirment qu’en les maintenant en détention, l’État
défendeur ignore le sens des dispositions du droit national et du droit
international, puisqu’au moment de leur arrestation, elles ne faisaient
qu’exercer leurs fonctions dans une entreprise commerciale en vertu d’un
7 Article 35 de la Constitution de 2022 : « Aucune personne ne peut être arrêtée ou détenue, sauf en cas de flagrant délit ou en vertu d’une décision judiciaire. Elle est immédiatement informée de ses droits et de l'accusation qui lui est adressée. Elle a le droit de se faire représenter par un avocat. La durée de l'arrestation et de la détention est fixée par loi ».
contrat de travail. Elles soulignent qu’elles sont victimes de mauvais
traitements, sur fond de tension entre le pouvoir et l'opposition. Elles
ajoutent qu’elles sont victimes d’un chantage politique avec la complicité du
pouvoir judiciaire comme instrument de répression de l’État défendeur.
49. La Cour souligne que, conformément à l’article 56(5) de la Charte et à la
règle 50(2)(e) du Règlement, toute requête doit être postérieure à
l'épuisement des recours internes s’ils existent, à moins qu’il ne soit
manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon
50. La Cour relève, en outre, que les recours internes à épuiser sont des
recours judiciaires. Ils doivent être disponibles, c’est-à-dire, qu’ils peuvent
être utilisés sans obstacle par le requérant, mais également efficaces et
satisfaisants, donc de « nature à donner satisfaction au plaignant ou à
remédier à la situation litigieuse ».®
51. La Cour précise, du reste, que l'épuisement des recours internes suppose,
non seulement que le Requérant initie les recours internes, mais également
qu’il en attende l’issue.!° Dans le même sens, la Cour a relevé que pour
déterminer si l’exigence de l’épuisement des recours internes a été
respectée, il faut que l’instance interne à laquelle le Requérant était partie
soit arrivée à son terme, au moment du dépôt de la Requête devant elle.
8 Ab As c. République de Côte d'Ivoire, CAfDHP, Requête n° 032/2019, Arrêt du 4 décembre 2023 (compétence et recevabilité), 8 32 ; Ao Az et Ah Ap c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête n° 050/2016, Arrêt du 13 février 2024 (fond et réparations), 8 40 ; Ay Bb Au c. République-Unie de Tanzanie (recevabilité) (28 mars 2014) 1 RICA 413, 88 142 à 144 ; Ba Ae Av et autres c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête n° 030/2017, Arrêt du 24 mars 2022 (fond et réparations), 8 43.
9 Aj Af Aq c. République du Bénin, CAfDHP, Requête no 032/2020, Arrêt du 22 septembre 2022 (compétence et recevabilité), 8 39.
10 Ag At c. République du Bénin, CAfDHP, Requête no 013/2020, Arrêt du 22 septembre 2022 (compétence recevabilité), 8 40 ; Aw Aa As Ak c. République du Bénin (compétence et recevabilité) (2 décembre 2021) 5 RICA 608, 8 74; Ar An c. République du Mali, (compétence et recevabilité) (25 septembre 2020), 4 RICA 672, 8 41.
11 At C Ad, ibid, 8 40 ; An c. Mali, ibid, 8 41.
52. Par ailleurs, la Cour a constamment considéré que la condition de
l'épuisement des recours internes s’apprécie, en principe, à la date
d'introduction de l'instance devant elle.!?
53. En l'espèce, la Cour observe qu’il est constant comme résultant du dossier
que la présente Requête a été introduite le 25 septembre 2023. À cette
date, comme elles l’affirment elles-mêmes, les Requérantes étaient en
détention, suivant mandats de dépôt du juge d’instruction du 21 juin 2022
pour Am Ai Al et du O5 juillet 2022 pour Ac A,
consécutivement à leur inculpation par le juge d'instruction du Tribunal de
Sousse II pour, entre autres, atteinte à la sûreté extérieure de l’État, attentat
ayant pour but de changer la forme du gouvernement, offense au chef de
l’État, blanchiment de capitaux.
54. La Cour note que le 16 juin 2023, le juge d'instruction a rendu,
conformément à l’article 107 du CPP,'® une ordonnance de renvoi des
inculpés, y compris des Requérantes, devant la chambre d'accusation. La
Cour note, en outre, qu’en vertu de ce texte, lorsque le juge d’instruction
renvoie les inculpés du chef de crime devant la chambre d’accusation, ce
qui est le cas en l’espèce, le mandat de dépôt décerné contre les inculpés
continue à produire ses effets.
55. La Cour souligne que du fait de l'effet dévolutif de l'appel, la chambre
d'accusation a été saisie de l’entier dossier, y compris du mandat de dépôt.
Le 20 juillet 2023, la Chambre d'accusation a ordonné le renvoi des
Requérantes devant la Chambre criminelle de la Cour d’appel de Sousse,
en application des articles 116 et 119 du CPP de l’État défendeur (Décision
n° 46375). Cette décision a été frappée des pourvois en cassation formés
par le Procureur général près la Cour de cassation et plusieurs inculpés, y
12 Ag At c. République du Bénin (compétence et recevabilité) (25 juin 2021) 5 RICA 229, 8 61 ; Ak c. Bénin, Requête n° 027/2020, supra, 8 74.
13 L'article 107 al. 1 du CPP de l’État défendeur dispose : « Si le juge d’instruction estime que les faits constituent un crime, il ordonne le renvoi de l’inculpé devant la chambre d'accusation avec un exposé détaillé de la procédure et une liste des pièces saisies. Le mandat de dépôt décerné contre l’inculpé continue à produire ses effets ainsi que l'ordonnance prescrivant la mesure et ce, jusqu’à ce qu’il ait été statué par la chambre d’accusation, à moins que le juge d’instruction n’en décide autrement ».
compris les Requérantes sur la base des dispositions des articles 120 du
CPP (Affaire n° 10049). Il n’est pas contesté, en l’espèce, que le pourvoi en
cassation formé par les Requérantes porte sur le renvoi devant la juridiction
de jugement, y compris sur le mandat de dépôt.
56. La Cour souligne que suite à ce pourvoi en cassation, le dossier a été
transmis à la Chambre pénale de la Cour de cassation. Dans le cadre de
cette procédure, le Procureur général près ladite Cour!“ a saisi le premier
président de ladite juridiction aux fins de fixation d’une date d’audience.
57. La Cour note qu’au moment de l'introduction de la présente Requête, soit
le 25 septembre 2023, le pourvoi en cassation dirigé contre la décision du
20 juillet 2023 était encore pendant.
58. Au regard de ce qui précède, la Cour accueille l'exception d’irrecevabilité
soulevée par l’État défendeur et considère que les Requérantes n’ont pas
épuisé les recours internes tel que prévu à l’article 56(5) de la Charte et à
la règle 50(2)(e) du Règlement.
B. Sur les autres conditions de recevabilité
59. Ayant estimé que la Requête ne satisfait pas à l’exigence de l’article 56(5)
de la Charte et de la règle 50(2)(e) du Règlement et au regard du caractère
cumulatif des conditions de recevabilité, la Cour estime qu’il est
superfétatoire de se prononcer sur les autres conditions de recevabilité.
60. En conséquence, elle déclare la Requête irrecevable.
14 Les dates ne figurent pas dans la réponse de l’État défendeur qui a donné cette information dans sa réponse sur la Requête introductive d'instance. Le Requérant n’a pas nié la véracité de cette indication. Voir également l’article 120 du CPP : « Les décisions de la chambre d'accusation sont communiquées ou notifiées conformément aux prescriptions de l’article 109. Elles peuvent faire l’objet d’un pourvoi en cassation dans les conditions prévues aux articles 258 et suivants du présent Code. » VII. SUR LA DEMANDE DE MESURES PROVISOIRES
61. Dans leur demande de mesures provisoires, les Requérantes sollicitent de
la Cour qu’elle :
i. Ordonne à l’État défendeur la libération immédiate des plaignantes ;
ii. Ordonne à l’État défendeur de traiter, sans le moindre retard, les
demandes de mise en liberté soumises par la défense des plaignantes
devant ses autorités judiciaires.
62. La Cour note que l’article 27(2) du Protocole dispose :
« Dans les cas d’extrême gravité ou d'urgence et lorsqu’il s'avère
nécessaire d’éviter des dommages irréparables à des personnes, la
Cour ordonne les mesures provisoires qu’elle juge pertinentes ».
63. La Cour rappelle qu’elle a déclaré la Requête irrecevable, au paragraphe
56 du présent Arrêt et note par ailleurs que le procès des Requérantes, au
niveau national, est en cours. En outre, le refus des autorités compétentes
de l’État défendeur de les remettre en liberté est une question pendante
devant les juridictions nationales.
64. Ayant déclaré la présente Requête irrecevable pour non-épuisement des
recours internes, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’ordonner les mesures
provisoires sollicitées, surtout que les Requérantes n’ont pas démontré
l’existence de circonstances devant justifier qu’il soit fait droit à leur
demande.
VIII. SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE
65. Aucune Partie n’a conclu sur les frais de procédure.
66. La Cour rappelle qu’aux termes de la règle 32(2) de son Règlement, « [à]
moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais
de procédure ».
67. Au regard des circonstances de l’espèce, la Cour estime que rien ne justifie
qu’elle s’écarte de ce principe et décide, par conséquent, que chaque Partie
supporte ses frais de procédure.
IX. DISPOSITIF
68. Par ces motifs,
LA COUR
Sur la compétence
Sur la recevabilité
À la majorité de huit (8) voix pour et une (1) voix contre, le Juge Ben KIOKO
étant dissident ;
iii. Accueille l'exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des
recours internes ;
iv. Déclare la Requête irrecevable.
Sur les mesures provisoires
À la majorité de sept (7) voix pour et deux (2) voix contre, les Juge Ben KIOKO, et Chafika Bensaoula dissidents ;
v. Dit qu’il n’y a pas lieu d’ordonner les mesures provisoires sollicitées.
Sur les frais de procédure
vi. Dit que chaque Partie supporte ses frais de procédure.
Ont signé :
Modibo SACKO, vice-président ; fait. FAUSe
Ben KIOKO, juge ; MES
Suzanne MENGUE, juge ; Ps +=
Tujilane R. CHIZUMILA, juge ; Lai Oiponila
Chafika BENSAOULA, juge ; GE 7
Blaise TCHIKAYA, juge : ge
Stella |. ANUKAM, juge ; Eu am ;
Dumisa B. NTSEBEZA, juge 2e \ Æ a.
Dennis D. ADJEI, juge ;
et Robert ENO, Greffier.
Conformément à l’article 28(7) du Protocole et à la règle 70(1) du Règlement, les
opinions dissidentes des Juges Ben KIOKO et Chafika Bensaoula sont jointes au
présent Arrêt.
Fait à Arusha, ce troisième jour du mois de septembre deux mille vingt-quatre, en
arabe, anglais et français, le texte arabe faisant foi.