AFRICAN UNION UNION AFRICAINE AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES’ RIGHTS
COUR AFRICAINE DES DROITS DE L'HOMME ET DES PEUPLES
AFFAIRE
X Z
ET
Ye AG
RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE
REQUÊTE N° 031/2017
ARRÊT
4 JUIN 2024 LC SOMMAIRE
SOMMAIRE
I LES PARTIES
Il OBJET DE LA REQUÊTE
A Faits de la cause
B Violations alléguées
IN. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR DE CÉANS
IV DEMANDES DES PARTIES
SUR LA COMPÉTENCE
A Sur l’exception d’incompétence matérielle
B Sur l’exception d’incompétence temporelle
C Sur les autres aspects de la compétence
VI SUR LA RECEVABILITÉ 10
A Sur l’exception tirée du non-épuisement des recours internes 11
B Sur l’exception tirée du dépôt de la Requête dans un délai non
raisonnable 15
C Sur les autres conditions de recevabilité 19
VII SUR LE FOND 20
A Violation alléguée du droit à la défense 20
B Allégation relative à la peine prononcée à l’encontre du second Requérant
23
Sur l’application rétroactive des nouvelles dispositions du Code pénal
au Requérant 23
Il Sur le bien-fondé de la peine prononcée à l’encontre du second
Requérant compte tenu de son jeune âge 27
DAIIR SUR LES RÉPARATIONS 29
A Réparations pécuniaires 31
! Préjudice matériel 31
ii. Préjudice moral 32
B Réparations non pécuniaires 34
! Garanties de non-répétition 34
ii. Mesures de restitution 35
IX SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE 35
DISPOSITIF 36 La Cour, composée de : Modibo SACKO, Vice-président ; Ben KIOKO, Rafaâ BEN
ACHOUR, Suzanne MENGUE, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA, Blaise
TCHIKAYA, Stella |. ANUKAM, Dumisa B. NTSEBEZA et Dennis D. ADJEI — Juges,
et de Robert ENO, Greffier.
Conformément à l’article 22 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de
l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l'homme
et des peuples (ci-après désigné le « Protocole ») et à la règle 9(2) du Règlement
intérieur de la Cour (ci-après désigné « le Règlement »),} la Juge Imani D. ABOUD,
Présidente de la Cour et de nationalité tanzanienne, s’est récusée.
En l’affaire :
X Z et Ye AG
assurant eux-mêmes leur défense
Contre
RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE
représentée par :
ii Dr Ck Yc AH, Br Cx, Bureau du Solicitor General ;
et
ii. Mme Bm Ab A, Br Cx adjoint, Bureau du Solicitor
General.
après en avoir délibéré,
rend le présent Arrêt :
+ Article 8(2) du Règlement intérieur du 2 juin 2010.
I. LES PARTIES
1. Les sieurs X Z et Ye AG Cci-après désignés
respectivement «le premier Requérant » et «le second Requérant », ou
conjointement « les Requérants ») sont deux ressortissants tanzaniens qui,
au moment de l’introduction de la Requête, purgeaient des peines de
réclusion à vie à la prison centrale d’Uyui, à Bu, après avoir été
reconnus coupables de viols en réunion. Ils allèguent la violation de leurs
droits dans le cadre des procédures devant les juridictions nationales.
2. La Requête est dirigée contre la République-Unie de Tanzanie (ci-après
dénommée « l’État défendeur »), qui est devenue partie à la Charte africaine
des droits de l’homme et des peuples (ci-après désignée la « Charte ») le
21 octobre 1986 et au Protocole le 10 février 2006. Elle a également
déposé, le 29 mars 2010, la Déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole
(ci-après désignée «la Déclaration»), par laquelle elle accepte la
compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant d’individus et
d'organisations non gouvernementales. Le 21 novembre 2019, l’État
défendeur a déposé auprès de la Commission de l’Union africaine un
instrument de retrait de ladite Déclaration. La Cour a décidé que le retrait
de la Déclaration n'avait aucune incidence, ni sur les affaires pendantes ni
sur les nouvelles affaires introduites devant elle avant sa prise d’effet un an
après le dépôt de l'instrument y relatif, à savoir le 22 novembre 2020.?
Il. OBJET DE LA REQUÊTE
A. Faits de la cause
3. Les Requérants, ainsi que deux autres personnes qui ne sont pas parties à
la procédure devant la Cour de céans, ont été mis en accusation pour
enlèvement et viol collectif devant le Tribunal de district de Kibondo. Ladite
? Ct Ag Cl c. République-Unie de Tanzanie (arrêt) (26 juin 2020) 4 RICA 219, 88 37 à 39.
juridiction a acquitté les Requérants de ces chefs, mais les a déclarés
coupables de viol le 30 novembre 2000 dans le cadre de l’affaire pénale
n°22 de 2000. Le premier Requérant a été condamné à 40 ans de réclusion
en qualité d’auteur principal et le second Requérant, alors âgé de 16 ans, a
écopé de 30 ans de réclusion en tant que complice. Les deux autres
coaccusés ont été acquittés de tous les chefs d’accusation.
4. Les Requérants ont interjeté appel de la décision du tribunal de district dans
l’appel pénal n°67 de 68/2003 devant la Haute Cour siégeant à Bu. Par
arrêt du 18 mai 2006, la Haute Cour a requalifié les faits retenus en viol
collectif et a condamné les Requérants à la réclusion à perpétuité. Les
Requérants ont ensuite saisi la Cour d'appel de deux recours (affaires
pénales n°128 et 129 de 2007), qui ont été rejetés dans leur intégralité le 5
novembre 2009 pour défaut de fondement.
5. En 2010, le second Requérant a introduit un recours en révision de la
décision de la Cour d'appel dans le cadre de l’affaire pénale n°1 de 2010,
qui a été rejeté le 4 août 2017 pour défaut de fondement.
B. Violations alléguées
6. Les Requérants allèguent que l’État défendeur a violé leur droit à la
défense, en ne leur garantissant pas le bénéfice d’une assistance judiciaire,
contrairement à l’article 7(1)(c) de la Charte et à l’article 10(2) du Protocole.
7. Le premier Requérant allègue que l’État défendeur a violé son droit à ce
que sa cause soit entendue, protégé par l’article 7(1) de la Charte, en ce
que la Cour a fusionné ses moyens d’appel avec ceux de son co-appelant,
qu’elle a fondé sa décision sur les témoignages de proches parents, qu’elle
n’a pas pleinement examiné ses moyens de preuve ni produit de rapport de
police pour prouver le viol.
8. Le second Requérant allègue, quant à lui, que l’État défendeur a violé
l’article 7(2) de la Charte en le condamnant à la réclusion à perpétuité alors que la peine régulière aurait dû être le châtiment corporel en vertu de
l’article 131 A (3) du Code pénal, étant donné qu’il était âgé de 16 ans au
moment de la commission de l’infraction.
Il. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR DE CÉANS
9. La Requête introductive d’instance a été reçue au Greffe de la Cour le 27
septembre 2017 et communiquée à l’État défendeur le 19 avril 2018.
10. L'État défendeur a soumis ses observations en réponse le 17 août 2018.
11. Toutes les écritures et pièces de procédure ont été régulièrement
communiquées.
12. Les débats ont été clos le 3 juillet 2023 et les Parties en ont été dûment
notifiées.
IV. DEMANDES DES PARTIES
13. Les Requérants demandent à la Cour de :
ii Se déclarer compétente pour connaître de la Requête ;
i. Dire et juger que la Requête satisfait aux conditions de recevabilité
énoncées à l’article 40(5) du Règlement intérieur de la Cour ;
iii. Dire et juger que la Requête satisfait aux conditions de recevabilité
énoncées à l’article 40(6) du Règlement intérieur de la Cour ;
iv. Dire et juger que la Requête est recevable ; et
v. Dire et juger que l’État défendeur a violé leurs droits protégés par les
articles 3(2), 7(1), 7(1)(c) et 7(2) de la Charte et par l’article 10(2) du
Protocole.
14. Le premier Requérant demande, en outre, à la Cour de :
ii Lui accorder des réparations conformément à l’article 27(1) du
Protocole ;
ii. Rétablir la justice là où elle a été bafouée, annuler la déclaration de sa
culpabilité et la peine de réclusion prononcée à son encontre, et
d’ordonner sa remise en liberté ;
iii. Rendre toute autre mesure que la Cour estime appropriée dans les
circonstances de l’espèce.
15. Pour sa part, le second Requérant demande, en outre, à la Cour d’ordonner
à l’État défendeur de l’indemniser pour les préjudices spécifiques subis, à
concurrence d’un montant que la Cour estimera juste.
16. L'État défendeur demande à la Cour de se prononcer comme suit, en ce qui
concerne sa compétence et la recevabilité de la Requête :
ii Dire et juger que la Cour n’est pas compétente pour statuer sur la
Requête ;
ii. Dire et juger que la Requête ne remplit pas les conditions de recevabilité
énoncées à l’article 40(5) du Règlement intérieur de la Cour ;
iii. Dire et juger que la Requête ne remplit pas les conditions de recevabilité
énoncées à l’article 40(6) du Règlement intérieur de la Cour ;
iv. Dire et juger que la Requête est irrecevable ;
v. Rejeter la Requête.
17. L'État défendeur demande à la Cour de se prononcer comme suit, en ce qui
concerne le fond de la Requête :
ii Dire et juger que l’État défendeur n’a pas violé les droits des
Requérants, protégés par l’article 3(2) de la Charte ;
ii. Dire et juger que l’État défendeur n’a pas violé les droits des
Requérants, protégés par l’article 7(1)(c) de la Charte et l’article 10(2)
du Protocole ;
iii. Dire et juger que les Requérants n’ont droit à aucune réparation ;
iv. Mettre les frais de procédure relatifs à la présente Requête à la charge
des Requérants.
V. SUR LA COMPÉTENCE
18. La Cour relève que l’article 3 du Protocole dispose :
1. La Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de
tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation
et l’application de la Charte, du [...] Protocole, et de tout autre
instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les
États concernés.
2. En cas de contestation sur le point de savoir si la Cour est
compétente, la Cour décide.
19. La Cour relève également qu’aux termes de la règle 49(1) du Règlement,
elle «procède à un examen préliminaire de sa compétence [...]
conformément à la Charte, au Protocole et au [.…] Règlement ».3
20. Sur le fondement des dispositions précitées, la Cour doit, dans chaque
requête, procéder à un examen préliminaire de sa compétence et statuer,
le cas échéant, sur les exceptions d’incompétence.
21. La Cour note qu’en l’espèce l’État défendeur soulève une exception
d’incompétence matérielle et temporelle. La Cour statuera sur ladite
exception avant de se prononcer, si nécessaire, sur les autres aspects de
sa compétence.
A. Sur l’exception d’incompétence matérielle
22. L'État défendeur affirme que la compétence matérielle de la Cour n’est pas
établie en l'espèce, notamment en ce qui concerne la demande d’annulation
de la déclaration de culpabilité et de remise en liberté. Il affirme que l’article
3(1) du Protocole et l’article 26 du Règlement intérieur de la Cour* ne
confèrent à la Cour que la compétence de connaître des affaires ou des
3 Article 39(1) du Règlement intérieur du 2 juin 2010.
4 Règle 29 du Règlement intérieur du 25 septembre 2020.
différends portant sur l’application et l'interprétation de la Charte, du
Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme
ratifié par l’État concerné, et qu’il ne s’agit donc pas d’une compétence
23. L'État défendeur soutient, en outre, que même si la Cour est habilitée à
rendre des décisions en vertu de l’article 27(1) du Protocole, les demandes
formulées par le premier Requérant ne relèvent pas de la compétence de
la Cour, étant donné qu’il sollicite une mesure de remise en liberté. À l’appui
de ses arguments, l’État défendeur invoque la jurisprudence de la Cour,
notamment l’affaire Ay Yb c. Tanzanie, et soutient que la Cour ne
saurait ordonner une telle mesure qui ne relève pas de sa compétence.
24. Les Requérants réfutent l’exception soulevée par l’État défendeur et font
valoir que la Cour est compétente en vertu de l’article 3(1) du Protocole et
de l’article 56(2) de la Charte dès lors que leur Requête porte sur des
allégations de violation des droits de l’homme protégés par la Charte.
25. La Cour rappelle que, conformément à l’article 3(1) du Protocole, elle est
compétente pour connaître de « toutes les affaires et de tous les différends
dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte,
du [...] Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de
l'homme et ratifié par l’État concerné ».5
26. La Cour relève qu’aux termes de l’article 27(1) du Protocole, « [Norsqu’elle
estime qu’il y a eu violation d’un droit de l'homme ou des peuples, la Cour
ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y
compris le paiement d’une juste compensation ou l’octroi d’une réparation ».
5 Cu Cd et Xe Bx Y B de Tanzanie, CAfDHP, Requête n°007/2016, Arrêt du 13 juin 2023 (arrêt), $ 24; Cj Ae Bh c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête n° 052/2016, Arrêt du 1°" décembre 2022 (fond et réparations), 88 23 à 27 et Xr Am c. Tanzanie (fond et réparations) (26 juin 2020) 4 RICA 266, 8 18.
27. 1| résulte de ces dispositions et de sa jurisprudence que la Cour est habilitée
à prendre toute mesure qu’elle estime appropriée lorsqu’une violation de la
Charte ou de tout autre instrument relatif aux droits de l'homme ratifié par
l’État concerné est établie.©
28. La Cour note qu’en l’espèce, les Requérants allèguent la violation de droits
garantis par la Charte à laquelle l’État défendeur est partie. La Cour est
donc compétente pour accorder la réparation appropriée, y compris
ordonner la remise en liberté, lorsque les circonstances de l’espèce le
requièrent.
29. À lalumière de ce qui précède, la Cour rejette l’exception soulevée par l’État
défendeur et conclut qu’elle a la compétence matérielle, en l’espèce.
B. Sur l’exception d’incompétence temporelle
30. L'État défendeur conteste la compétence temporelle de la Cour au motif
que les violations alléguées par les Requérants ne sont pas continues. Il
affirme que les Requérants purgent, conformément à la loi, une peine
régulière pour avoir commis une infraction.
31. Les Requérants n’ont pas conclu sur cette exception.
32. S'agissant de sa compétence temporelle, la Cour relève que la date
pertinente, en ce qui concerne l’État défendeur, est celle de l’entrée en
vigueur du Protocole à son égard, à savoir le 10 février 2006.”
© Cq Co et Xa Ar Y B de Tanzanie, CAfDHP, jonction d’instances, Requêtes n° 015/2017 et 011/2018, Arrêt du 5 septembre 2023 (fond et réparations), 8 32.
7 Al Ca c. République-Unie de Tanzanie (arrêt) (15 juillet 2020) 4 RICA 466, $ 22 ; Xf An c. République-Unie de Tanzanie, CAÏDHP, Requête n° 058/2016, Arrêt du 13 juin 2023 (arrêt), 8 29 et Au Be Xb and Legal and Xy Xj Centre c. République-Unie de Tanzanie (fond) (14 juin 2013) 1 RICA 34, 8 25.
33. La Cour note que les violations alléguées en l’espèce se fondent sur le déni
allégué du droit à un procès équitable devant les juridictions nationales,
lequel s’est produit dans la période allant de 2000 à 2009. En outre, la
condamnation du Requérant reste maintenue sur la base de ce qu'il
considère comme une procédure inéquitable. Il en découle que si les
violations alléguées ont commencé avant l’entrée en vigueur du Protocole
à l’égard de l'État défendeur, elles se sont poursuivies subséquemment.S
34. Compte tenu de ce qui précède, la Cour rejette l'exception soulevée par
l’État défendeur et considère qu’elle a la compétence temporelle pour
examiner la présente Requête.
C. Sur les autres aspects de la compétence
35. La Cour observe qu'aucune exception n’a été soulevée quant à sa
compétence personnelle et territoriale. Néanmoins, conformément à la
règle 49(1) du Règlement, elle doit s'assurer que les exigences relatives à
tous les aspects de sa compétence sont remplies avant de poursuivre
l’examen de la Requête.
36. Ayant constaté que les éléments du dossier n’indiquent d’aucune manière
qu’elle n’est pas compétente, la Cour conclut qu’elle a :
i. La compétence personnelle, dès lors que l’État défendeur est
partie à la Charte, au Protocole et a déposé la Déclaration. À cet
égard, la Cour rappelle sa position réaffirmée antérieurement
selon laquelle le retrait par l’État défendeur de sa Déclaration le
25 mars 2020 n’a pas d’incidence sur la présente Requête, dans
8 By Xi Xz c. B Xx de Tanzanie, CATDHP, Requête no. 018/2017, Arrêt du 5 septembre 2023 (fond et réparations), 88 34 et 35 ; Xp et autres c. Ya Bg (exceptions préliminaires) (21 juin 2013) 1 RICA 204, 88 71 à 77.
9 Article 39(1) du Règlement intérieur du 2 juin 2010.
la mesure où l'instrument de retrait a été déposé postérieurement
à l’introduction de la Requête devant la Cour.!°
ii. La compétence territoriale, étant donné que les violations
alléguées se sont toutes produites sur le territoire de l’État
défendeur, ce qu’il n’a pas contesté.
37. Au regard de tout ce qui précède, la Cour considère qu’elle est compétente
pour connaître de la présente Requête.
VI. SUR LA RECEVABILITÉ
38. En vertu de l’article 6(2) du Protocole, « [Ia Cour statue sur la recevabilité
des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de
la Charte ».
39. Aux termes de la règle 50(1) du Règlement, «[lJa Cour procède à un
examen de la recevabilité des requêtes introduites devant elle
conformément aux articles 56 de la Charte et 6, alinéa 2 du Protocole, et au
présent Règlement ».
40. La règle 50(2) du Règlement, qui reprend en substance les dispositions de
l’article 56 de la Charte, est libellée comme suit :
Les Requêtes introduites devant la Cour doivent remplir toutes les
conditions ci-après :
a. Indiquer l'identité de leur auteur même si celui-ci demande à la
Cour de garder l’anonymat ;
b. Être compatibles avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la
Charte ;
19 Cl c. Tanzanie (arrêt), supra, 8 38 et Xq Cf Xs c. République-Unie du Rwanda (compétence) (3 juin 2016) 1 RICA 585, 8 67.
c. Ne pas être rédigées dans des termes outrageants ou
insultants à l’égard de l’État concerné et ses institutions ou de
l’Union africaine ;
d. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles
diffusées par les moyens de communication de masse ;
e. Être postérieures à l'épuisement des recours internes s'ils
existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la
procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
f. Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis
l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par
la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa
saisine ;
g. Ne pas concerner des affaires qui ont été réglées par les États
concernés, conformément aux principes de la Charte des
Nations Unies, de l’Acte constitutif de l’Union africaine ou des
dispositions de la Charte.
41. En l’espèce, l’État défendeur soulève deux exceptions d’irrecevabilité de la
Requête, tirées l’une, du non-épuisement des recours internes et, l’autre,
du dépôt de la Requête dans un délai non raisonnable. La Cour va statuer
sur lesdites exceptions avant d’examiner, si nécessaire, les autres
conditions de recevabilité.
A. Sur l’exception tirée du non-épuisement des recours internes
42. L'État défendeur affime que les Requérants n’ont pas satisfait aux
conditions énoncées à l’article 40(5) du Règlement"! relatives à
l'épuisement des recours internes. || soutient que du fait de n’avoir pas
sollicité une assistance judiciaire dans le cadre de leur procès et de leurs
recours devant la Haute Cour et devant la Cour d’appel, les Requérants
n’ont pas épuisé les recours internes relativement à l’allégation de violation
par l’État défendeur de leur droit à la défense au motif que ce dernier ne
leur a pas accordé une assistance judiciaire.
11 Règle 50(2)(e) du Règlement intérieur du 25 septembre 2020.
43. L'État défendeur soutient, en outre, que le premier Requérant n’a pas
épuisé les recours internes dans la mesure où il n’a pas introduit de recours
en révision en vertu de l’article 66(1)(b) du règlement de la Cour d’appel de
2009. Il fait valoir que le second Requérant a certes introduit un recours en
révision devant la Cour d’appel, mais ce recours ne mentionne pas la
question de l’assistance judiciaire, et porte plutôt sur des questions de
preuve et sur la peine qui a été prononcée à son encontre. L’État défendeur
estime que la question de l’assistance judiciaire est donc soulevée pour la
première fois devant la Cour de céans alors qu’elle aurait pu être examinée
dans le cadre du système judiciaire national.
44. Les Requérants affirment, pour leur part, que la Requête a satisfait aux
exigences énoncées à l’article 40(5) du Règlement.!? Ils soutiennent que
les recours internes ont été entièrement épuisés dès lors que la Cour
d'appel, la plus haute juridiction de Tanzanie, les a déboutés le 5 novembre
2009. En ce qui concerne l’affirmation de l’État défendeur selon laquelle le
premier Requérant aurait dû introduire un recours en révision de la décision
de la Cour d'appel, les Requérants affirment qu’un recours en révision est
une procédure extraordinaire qu’un requérant n’est pas tenu d’exercer. Pour
étayer leur argument, les Requérants citent la décision de la Cour dans
l’affaire Ay Yb c. Tanzanie.
45. La Cour rappelle que, conformément à sa jurisprudence constante,
l'exigence de l’épuisement des recours internes est une règle internationale
reconnue et acceptée, reprise à l’article 56(5) de la Charte et à la règle
50(2)(e) du Règlement.!® En effet, la règle de l'épuisement des recours
internes renforce la primauté des tribunaux nationaux par rapport à la Cour,
dans la protection des droits de l’homme et, dès lors, vise à donner aux
12 Règle 50(2)(e) du Règlement intérieur du 25 septembre 2020.
13 Ce Bw Cr c. République du Bénin (arrêt) (4 décembre 2020) 4 RICA 134, 8 85 et Bd Bc c. République du Mali (compétence et recevabilité) (28 septembre 2017) 2 RICA 122, 8 41.
États la possibilité de remédier aux violations des droits de l'homme
commises sur leur territoire avant qu’une instance internationale de défense
des droits de l’homme ne soit appelée à déterminer la responsabilité des
États à cet égard.!* Les recours qui doivent être épuisés sont les recours
46. La Cour constate qu’en l’espèce, l’exception d’irrecevabilité soulevée par
l’État défendeur tirée du non-épuisement des recours internes comporte
deux branches : d’une part, que le premier Requérant aurait dû introduire
un recours en révision de la décision de la Cour d’appel et, d’autre part, que
la violation alléguée du droit d’être représenté par un avocat est soulevée
pour la première fois devant la Cour de céans.
47. En ce qui concerne la première branche de l’exception selon laquelle le
premier Requérant aurait dû introduire un recours en révision de la décision
de la Cour d’appel, la Cour rappelle que, dans plusieurs affaires impliquant
l’État défendeur, elle a réitéré que le recours en révision devant la Cour
d'appel, tel qu’il est défini dans le système judiciaire de l’État défendeur, est
un recours extraordinaires qu’un requérant n’est pas tenu d’épuiser avant
de la saisir.!° Par conséquent, dans les cas où le requérant a exercé toutes
les procédures prévues dans le système judiciaire jusqu’à celles devant la
Cour d'appel, qui est la plus haute juridiction de l’État défendeur, les recours
internes sont réputés avoir été épuisés.!”
48. La Cour observe qu’en l’espèce, les recours introduits par les Requérants
ont été tranchés par un arrêt rendu le 5 novembre 2009 par la Cour d’appel,
qui est la plus haute autorité judiciaire de l’État défendeur. Le recours en
14 Jibu Amir alias Bt et Cz Bs alias Cm c. République-Unie de Tanzanie, (fond et réparations) (2019) 3 RICA 654, 8 34 et Commission africaine des droits de l'homme et des peuples c. République du Kenya (fond), supra, 88 93 et 94.
15 Ah Av c. République du Rwanda, CAfDHP, Requête n°023/2015, Arrêt du 2 décembre 2021, $ 74; Ay Yb c. République-Unie de Tanzanie (fond) (20 novembre 2015) 1 RICA 482, 8 64.
16 Xu Xo & autres c. République-Unie de Tanzanie (arrêt) (25 septembre 2020) 4 RICA 680, $ 43 ; Yb c. Tanzanie (fond), supra, 8 65 et Bo Xw c. République-Unie de Tanzanie (fond) (3 juin 2016) 1 RICA 624, 88 66 à 70.
17 Xn Ac dit Xn Xg c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête n°026/2015, Arrêt du 2 décembre 2021, 8 51 et Xw c. Tanzanie (fond), ibid., 8 76.
révision étant un recours extraordinaire que le Requérant n’est pas tenu
d'exercer, il y a donc lieu de considérer que les recours internes ont été
épuisés en l’espèce.
49. Au vu de ce qui précède, la Cour rejette la première branche de l’exception
de l’État défendeur relative au non-exercice d’un recours en révision.
50. S’agissant de la deuxième branche de l’exception, relative au défaut
d'assistance judiciaire gratuite qui serait soulevée pour la première fois
devant elle, la Cour observe que la violation alléguée s’est produite pendant
la procédure devant les juridictions internes. Ce grief relève donc du
« faisceau de droits et de garanties » qui étaient liés à leurs recours ou en
constituaient le fondement, et que les autorités internes ont eu amplement
l’occasion de réparer, même si les Requérants ne l’ont pas explicitement
soulevé.!® Il ne serait donc pas raisonnable d’exiger des Requérants qu'ils
introduisent une nouvelle requête devant les juridictions internes pour
demander réparation de ce grief.!° Il y a donc lieu de considérer que les
recours internes ont été épuisés en ce qui concerne cette allégation.
51. La Cour rejette, en conséquence, la deuxième branche de l’exception de
l'État défendeur, relative au défaut d'assistance judiciaire qui n’aurait pas
été soulevé devant les juridictions internes.
52. À la lumière de ce qui précède, et compte tenu du fait que les questions
soulevées en l’espèce ont été tranchées par la Cour d’appel, qui est la plus
haute instance judiciaire de l’État défendeur, la Cour rejette l’exception
soulevée par l’État défendeur et considère que les Requérants ont épuisé
les recours internes prévus à l’article 56(5) de la Charte et à la règle 50(2)(e)
du Règlement.
18 Bv Bz Xl et un autre c. République-Unie de Tanzanie (fond) (28 septembre 2017) 2 RICA 67, $ 54 ; Bt et Cm c. Tanzanie (fond et réparations), supra, 8 37 et Xo et autres c. Tanzanie (arrêt), supra, 8 45.
19 Bt et Cm c. Tanzanie (fond et réparations), supra, $ 37 ; Ay Yb c. Tanzanie (fond), supra, 88 60 à 65 et Xo et autres c. Tanzanie (arrêt), ibid., 8 45.
B. Sur l’exception tirée du dépôt de la Requête dans un délai non raisonnable
53. L'État défendeur affirme que la Requête n’a pas été déposée dans un délai
raisonnable étant donné qu’elle a été introduite le 27 septembre 2017, alors
que l’arrêt de la Cour d’appel a été rendu le 5 novembre 2009. L'État
défendeur soutient qu’il a déposé son instrument de Déclaration le 29 mars
2010, et, par conséquent, une période de sept (7) ans et cinq (5) mois s’est
écoulée avant le dépôt de la Requête. L'État défendeur demande à la Cour
de conclure qu’une telle période ne répond pas aux critères d’un délai
raisonnable.
54. Les Requérants, pour leur part, affirment que la présente Requête a été
introduite près de huit (8) ans après l’épuisement des recours internes du
fait que l’existence de la Cour n’était pas connue des détenus de la prison
centrale d’Uyui à Bu, y compris d’eux-mêmes, avant mai 2017. Ils font
valoir que la première requête émanant de la prison centrale d’Uyui,
Az Af Cc et autres c. Tanzanie, a été déposée le 13 juin
2017 après que des informations sur l’existence de la Cour sont parvenues
pour la première fois aux détenus de ladite prison en mai 2017. Les
Requérants affirment avoir saisi la Cour le 27 septembre 2017, soit quatre
(4) mois après qu’ils ont eu connaissance de l’existence de la Cour. Ils
invoquent la jurisprudence de la Cour dans l'affaire Révérend Cv
Yd c. Tanzanie, selon laquelle il n’existe pas de délai fixe pour saisir la
Cours et que le caractère raisonnable du délai de sa saisine doit être
déterminé en tenant compte des faits et des circonstances propres à
chaque affaire.
55. La Cour rappelle que, conformément à l’article 56(6) de la Charte dont les
dispositions sont reprises à la règle 50(2)(f) du Règlement, une requête
n’est recevable que si elle est « introduite dans un délai raisonnable courant
depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la
Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa saisine ».
56. La Cour a conclu dans ses arrêts précédents que : «[l]e caractère
raisonnable du délai de sa saisine dépend des circonstances particulières
de chaque affaire et qu’elle doit le déterminer au cas par cas ».? Pour ce
faire, la Cour a tenu compte de circonstances telles que le fait d’être
incarcéré, profane en matière de droit et de ne pas bénéficier d’une
assistance judiciaire?! d’être indigent, analphabète, de ne pas avoir
connaissance de l'existence de la Cour,?? ainsi que l'exercice de recours
extraordinaires.?* La Cour a également conclu que pour déterminer le
caractère raisonnable du délai de sa saisine, le défaut de dépôt d’une
requête dans un délai raisonnable pour cause d’indigence ou
d’incarcération doit être prouvé, et ne peut être justifié par des affirmations
d'ordre général ou des hypothèses.?*
57. La Cour réitère, conformément à sa jurisprudence, que même si
l'épuisement des recours extraordinaires, telle la procédure de révision
devant la Cour d’appel, n’est pas obligatoire dans l’État défendeur, le temps
passé à tenter d’exercer ces recours devrait être pris en compte dans
l’évaluation du caractère raisonnable du délai, au sens de l’article 56(5) de
58. La Cour observe qu’en l’espèce, l’arrêt de la Cour d’appel dans les appels
en matière pénale n°128 et 129 de 2007 concernant chacun des
Requérants a été rendu le 5 novembre 2009. Toutefois, étant donné que
les Requérants n’étaient pas en mesure d’introduire leur Requête avant que
20 Bl Xp et autres c. Ya Bg (fond) (24 juin 2014) 1 RICA 265, 8 92 et Yb c. Tanzanie (fond), supra, 8 73.
21 Cv Bj c. République-Unie de Tanzanie (fond) (28 septembre 2017) 2 RICA 105, $ 54 ; Amir At c. République-Unie de Tanzanie (fond) (11 mai 2018) 2 RICA 356, 8 83 et Yb c. Tanzanie (fond), supra, 8 73.
22 At c. Tanzanie (fond), ibid, $ 50 ; Bj Y Xv (fond), ibid., $ 54.
23 Cw Xm c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations) (7 décembre 2018) 2 RICA 493, $ 56 ; Cn Bk Cn et Xt Bk Cn c. République-Unie de Tanzanie (fond) (7 décembre 2018) 2 RICA 539, 8 49 et Ap Aj Aw c. République du Ghana (fond et réparations) (28 juin 2019) 3 RICA 245, 88 83 à 86.
24 Az Af Cc et autres c. B Xx de Tanzanie, CAfDHP, Requête n°017/2017, Arrêt du 22 septembre 2022 (compétence et recevabilité), 8 54 et Cg Bn c. République-Unie de Tanzanie (compétence et recevabilité) (2019) 3 RICA 491, 8 49.
25 Bh c. Tanzanie (fond et réparations), supra, 8 57 et Co et un autre c. Tanzanie (arrêt), supra, 859.
l'État défendeur eût déposé sa Déclaration le 29 mars 2010, le décompte
du délai devrait se faire à partir de la date de dépôt de la Déclaration. Une
période de sept (7) ans cinq (5) mois et vingt-neuf (29) jours s’est donc
écoulée entre le 29 mars 2010 et le 27 septembre 2017, date à laquelle les
Requérants ont saisi la Cour de leur Requête. La question à trancher est de
savoir si cette période constitue un délai raisonnable au sens de l’article
56(6) de la Charte.
59. La Cour note, en l'espèce, que les Requérants affirment que le délai à
prendre en compte est de quatre (4) mois, étant donné qu’ils n’ont eu
connaissance de l'existence de la Cour que le 13 juin 2017, date à laquelle
la Cour a reçu la première requête émanant de la prison où ils étaient
détenus, à savoir l’affaire Az Af Cc et autres c.
République-Unie de Tanzanie.
60. À cet égard, la Cour rappelle sa conclusion dans l’affaire Cc, citée
par les Requérants, selon laquelle une période de sept (7) ans, deux (2)
mois et quinze (15) jours avant le dépôt de la requête ne constitue pas un
délai raisonnable, en l’absence d’une justification explicite et convaincante
de la période écoulée.?©
61. De plus, en l’espèce, le principe de la sécurité juridique lui imposant des
limites dans son interprétation du délai raisonnable, la Cour ne peut étendre
indéfiniment les limites de ce délai sans fonder sa décision sur des
arguments convaincants et des preuves concluantes.?”
62. Ainsi, l’invocation, par les Requérants, de l’arrêt Cc dans la présente
affaire n’est guère plus fructueuse, en ce qui concerne l’exigence du délai
raisonnable, que ce ne fut le cas dans ledit arrêt.
26 Cc c. Tanzanie (arrêt), supra, 8 54 et Cg et Bn c. République-Unie de Tanzanie (compétence et recevabilité) (2019) 3 RICA 491, 8 49.
7 Xc Bp c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête n° 036/2017, Arrêt du 22 mars 2022 (compétence et recevabilité), $ 71.
63. En conséquence, la Cour estime que la présente Requête ne satisfait pas
à l’exigence du délai raisonnable prévue à l’article 56(6) de la Charte
s'agissant du premier Requérant, étant donné que celui-ci fonde
exclusivement ses conclusions sur l’arrêt Cc.
64. À la lumière de ce qui précède, la Cour reçoit l'exception de l’État défendeur
et considère que la Requête n’a pas été déposée dans un délai raisonnable
en ce qui concerne le premier Requérant.
65. S'agissant du second Requérant, la Cour note que les circonstances le
concernant requièrent qu’une approche différente soit adoptée pour
déterminer le caractère raisonnable du délai d’introduction de sa requête.
Premièrement, après le rejet par la Cour d’appel de son recours le 5
novembre 2009, le second Requérant a introduit un recours en révision en
2010, soit l’année même où l’État défendeur a déposé la Déclaration et où
la Cour de céans a commencé à recevoir des requêtes visant l’État
défendeur. Selon la jurisprudence constante de la Cour, bien que la
procédure de révision ne constitue pas un recours à épuiser, le fait de
l’engager ne peut être préjudiciable au Requérant et sera pris en compte
dans l’évaluation du caractère raisonnable du délai d'introduction d’une
requête.?® Par ailleurs, après avoir déposé sa requête en révision, le
requérant est supposé attendre l'issue de celle-ci avant de décider de
l'étape suivante.?° En l'espèce, l'issue du recours en révision a été connue
le 31 juillet 2017 lorsque la Cour d’appel l’a rejeté pour défaut de fondement.
La présente Requête a alors été déposée le 27 septembre 2017, soit un (1)
mois et vingt-sept (27) jours plus tard.
2 Ally Rajabu et autres c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations) (28 novembre 2019) 3 RJCA 562, $ 51 ; Bi Cs c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête n° 004/2016, Arrêt du 26 février 2021 (fond et réparations), $ 48 et Cq Co et Xa Ar c. République- Unie de Tanzanie, CAfDHP, jonction d'instances, Requêtes n°015/2017 et 011/2018, Arrêt du 5 septembre 2023 (fond et réparations), $ 59.
29 Rajabu et autres c. République-Unie de Tanzanie, ibid. ; Cn Bk c. Tanzanie (fond), supra, 88 49 et 50 et Ap Aj Aw c. République du Ghana (fond et réparations) (28 juin 2019) 3 RJCA 245, $$ 83 à 87.
66. En conséquence, la Cour rejette l'exception soulevée par l’État défendeur
et considère que la Requête a été introduite dans un délai raisonnable, au
sens de l’article 56(6) de la Charte, en ce qui concerne le second
Requérant.
C. Sur les autres conditions de recevabilité
67. La Cour relève qu’aucune contestation n’a été soulevée concernant le
respect des conditions énoncées à la règle 50(2), (a), (b), (c), (d), (e) et (g)
du Règlement. Néanmoins, la Cour doit s'assurer que ces conditions sont
satisfaites.
68. || ressort du dossier que le second Requérant a été clairement identifié,
conformément à la règle 50(2)(a) du Règlement.
69. La Cour relève également que les demandes formulées par le Requérant
visent la protection des droits garantis par la Charte, ce qui est compatible
avec l’un des objectifs de l’Union africaine, tel qu’énoncé à l’article 3(h) de
son Acte constitutif, à savoir promouvoir et protéger les droits de l'homme
et des peuples. Par ailleurs, la Requête ne contient aucun grief ou aucune
demande qui soit incompatible avec une quelconque disposition dudit Acte.
En conséquence, la Cour considère que la Requête est compatible avec
l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte, et conclut qu’elle satisfait
aux exigences de la règle 50(2)(b) du Règlement.
70. Les termes dans lesquels est rédigée la Requête ne sont ni outrageants ni
insultants à l’égard de l’État défendeur ou de ses institutions ; ce qui la rend
conforme à la règle 50(2)(c) du Règlement.
71. La Requête n’est pas fondée exclusivement sur des nouvelles diffusées par
les moyens de communication de masse, mais sur des documents
judiciaires émanant des juridictions nationales de l’État défendeur,
conformément à la règle 50(2)(d) du Règlement.
72. En outre, la Requête ne concerne pas une affaire qui a déjà été réglée par
les Parties conformément aux principes de la Charte des Nations Unies, de
l’Acte constitutif de l’Union africaine, des dispositions de la Charte ou de
tout instrument juridique de l’Union africaine ; elle est donc conforme à la
règle 50(2)(g) du Règlement.
73. Compte tenu des considérations ci-dessus exposées, la Cour conclut que
la Requête remplit toutes les conditions de recevabilité énoncées à l’article
56 de la Charte, dont les dispositions sont reprises à la règle 50(2) du
Règlement, en ce qui concerne le second Requérant, et la déclare, en
conséquence, recevable.
VII. SUR LE FOND
74. Au regard de sa conclusion sur la recevabilité de la Requête, la Cour ne va
examiner au fond que les allégations formulées par le second Requérant.
75. Le second Requérant allègue la violation de son droit à la défense, garanti
par l’article 7(1)(c) de la Charte et par l’article 10(2) du Protocole. Il allègue
également la violation de l’article 7(2) de la Charte en ce qui concerne la
peine de réclusion à perpétuité qui a été prononcée à son encontre. La Cour
examinera ces allégations l’une après l’autre.
A. Violation alléguée du droit à la défense
76. Le second Requérant allègue la violation par l’État défendeur de son droit
à la défense, en ne lui ayant pas assuré le bénéfice d’une assistance
judiciaire. Il soutient que de ce fait, l’État défendeur a violé ses droits
fondamentaux inscrits à l’article 7(1)(c) de la Charte et à l’article 10(2) du
Protocole.
77. L'État défendeur réfute ces allégations et fait valoir que le fait que le
Requérant n’ait pas bénéficié d’une assistance judiciaire ne signifie pas
pour autant que son droit à la défense ait été méconnu. I! fait valoir que le
Requérant a été autorisé à assurer lui-même sa défense et n’a pas été privé
du droit de se faire représenter par un conseil de son choix.
78. L'État défendeur affiime que dans son système judiciaire, l’assistance
judiciaire gratuite n’est obligatoire que pour des infractions spécifiques telles
que la haute trahison, l’homicide involontaire et le meurtre, ce qui n’est pas
le cas pour le Requérant. Il affirme que pour toutes les autres infractions,
l’assistance judiciaire est accordée sur la demande de la personne
poursuivie et que si le Requérant avait besoin d’être représenté par un
avocat, il aurait dû introduire une demande à cet effet auprès de l’État ou
des ONG qui peuvent fournir une assistance judiciaire à une personne
poursuivie.
79. L'État défendeur fait valoir qu’en tout état de cause, le défaut d'assistance
judiciaire n’a pas, à lui seul, entaché la procédure et le procès.
80. La Cour relève qu’aux termes de l’article 7(1)(c) de la Charte, le droit à ce
que sa cause soit entendue comprend « le droit à la défense, y compris celui
de se faire assister par un défenseur de son choix ».
81. La Cour a interprété l’article 7(1)(c) de la Charte à la lumière de l’article
14(3)(d) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques
(PIDCP),® et a conclu que le droit à la défense inclut le droit de bénéficier
d’une assistance judiciaire gratuite.!
3 L’État défendeur est devenu partie au PIDCP le 11 juin 1976.
Tanzanie (arrêt), supra, 8 73 et Yb c. Tanzanie (fond), supra, 8 114.
82. La Cour a également conclu dans ses arrêts précédents que lorsque des
personnes poursuivies pour des infractions passibles de lourdes peines et
qu’elles sont indigentes, une assistance judiciaire gratuite doit leur être
fournie de plein droit, que les accusés en fassent la demande ou non. La
Cour a, du reste, conclu dans l'affaire Ay Yb c. République-Unie de
Tanzanie que l'obligation de fournir une assistance judiciaire gratuite aux
personnes indigentes poursuivies pour des infractions passibles d’une
peine lourde s'applique tant en première instance qu’en appel.
83. || ressort du dossier que le second Requérant n’a pas bénéficié d’une
assistance judiciaire gratuite tout au long de la procédure devant les
juridictions internes. La Cour note également que l’État défendeur n’a pas
contesté le fait que le second Requérant n’a pas bénéficié d’une assistance
judiciaire alors qu’il était indigent et accusé d’une infraction passible d’une
peine sévère. La Cour relève, à cet égard, l’affirmation de l’État défendeur
selon laquelle l’assistance judiciaire n’est pas obligatoire et que le
Requérant n’a souffert d’aucun préjudice en assurant lui-même sa défense.
84. En l'espèce, la Cour observe que le second Requérant est indigent et qu’il
a été mis en accusation pour viol collectif, une infraction passible d’une
lourde peine, à savoir la réclusion à perpétuité, mais qu’il n’a pas été informé
de son droit à une assistance judiciaire. La Cour estime que, compte tenu
de sa situation, l'intérêt de la justice exigeait que le second Requérant
bénéficie d’une assistance judiciaire gratuite tout au long de la procédure
en première instance et en appel.
85. Au regard de ce qui précède, la Cour considère que l’État défendeur a violé
le droit du second Requérant à la défense, protégé par l’article 7(1)(c) de la
Charte lu conjointement avec l’article 14(3)(d) du PIDCP, en raison du
32 Minani Evarist c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations) (21 septembre 2018) 2 RICA 415, $ 68 ; Bf Xk c. République-Unie de Tanzanie (fond) (21 septembre 2018) 2 RICA 439, 8 85 et Xl et Ax c. Tanzanie (fond), supra, 8 104.
3 Yb c. Tanzanie (fond), $ 124; Ad Cp et Mang’azi Ci c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Instances jointes, Requêtes n°011/2016 et 012/2016, arrêt du 5 septembre 2023 (arrêt), 8 101 et Ap Bb Cy et 9 autres c. République-Unie de Tanzanie (fond) (18 mars 2016) 1 RICA 526, 8 183.
défaut d’assistance judiciaire gratuite dans le cadre des procédures
internes.
B. Allégation relative à la peine prononcée à l’encontre du second Requérant
86. Le second Requérant affirme que l’État défendeur a violé l’article 7(2) de la
Charte en le condamnant à une peine de réclusion à perpétuité pour viol
collectif, contrairement aux dispositions de l’article 131 A (1) et (2) du Code
pénal. Le Requérant soutient qu’il n’avait que 16 ans au moment de la
commission de l’infraction et que, par conséquent, la peine prévue par la loi
aurait dû être le châtiment corporel au sens de l’article 131 A (3) du Code
pénal et non une peine de réclusion à perpétuité.
87. L'État défendeur n’a pas conclu sur ces allégations.
88. La Cour observe que deux questions découlent des allégations du
Requérant concernant les procédures devant les tribunaux internes. La
première est celle de savoir si les nouvelles dispositions du Code pénal
devaient s'appliquer rétroactivement au second Requérant (i) ; et la
deuxième, si son âge au moment de la commission de l’infraction devait
être pris en compte lors de sa condamnation (ii).
i. Sur l’application rétroactive des nouvelles dispositions du Code pénal
au Requérant
89. La Cour relève que l’article 7(2) du Protocole dispose :
Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui ne
constituait pas, au moment où elle a eu lieu, une infraction légalement
punissable. Aucune peine ne peut être infligée si elle n’a pas été
prévue au moment où l'infraction a été commise. La peine est
personnelle et ne peut frapper que le délinquant.
90. Bien que l’article 7(2) de la Charte ne contienne pas de disposition explicite
sur l’application rétroactive de peines plus légères, la Cour note que le
Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), auquel l’État
défendeur est partie, comporte une telle disposition. L'article 15(1) du
PIDCP prévoit l’application rétrospective de peines plus légères, par
conséquent, cette allégation sera examinée à la lumière de l’article susvisé.
91. La question à trancher, en l’espèce, est celle de savoir si la peine de
réclusion à perpétuité prononcée à l’encontre du second Requérant pour
viol collectif était illégale, étant donné qu’il était âgé de 16 ans au moment
de la commission de l'infraction et qu’avant l’arrêt de la Cour d’appel
confirmant sa peine, le code pénal de l’État défendeur a été révisé de
manière à prévoir une peine plus légère pour les délinquants âgés de moins
de 18 ans et reconnus coupables de viol collectif.
92. La Cour relève que l’article 131A (2) du Code pénal de l’État défendeur
prévoit la réclusion à perpétuité en cas de viol collectif ; tandis que le nouvel
article 131 A (3) ajouté au même Code substitue à la réclusion à perpétuité
une peine de châtiment corporel, à savoir des coups de fouet, pour les
délinquants âgés de moins de 18 ans au moment de la commission de
l'infraction. De plus, l’article 73 de la Loi sur l'interprétation des lois de l’État
défendeur dispose que ladite substitution de peine ne s'applique pas de
manière rétroactive aux délinquants.3*
93. Il ressort du dossier que le second Requérant était effectivement âgé de 16
ans au moment de la commission de l'infraction et qu’il a été reconnu
coupable de viol et condamné à 30 ans de réclusion par le Tribunal de
district le 30 novembre 2000. Toutefois, l’argument du Requérant porte sur
sa condamnation à la réclusion à perpétuité prononcée à son encontre, le
18 mai 2006, après que la Haute Cour a requalifié les faits en viol collectif.
34 Article 73, Loi sur l'interprétation des lois [Chap. 1 R.E. 2002] : « Si un acte constitue une infraction et que la peine pour ladite infraction est modifiée entre le moment de la commission de l’infraction et la déclaration de culpabilité, le délinquant, sauf disposition contraire, sera passible de la peine prévue au moment de la commission de l'infraction ».
94. La Cour note qu’en l’espèce, l'amendement mentionné par le second
Requérant, qui a substitué à la réclusion à perpétuité le châtiment corporel
(coups de fouet), a été adopté en 2007 sans aucune disposition prévoyant
une application rétroactive, comme le prévoit l’article 73 de la loi sur
l'interprétation des lois dans l’État défendeur.
95. La Cour rappelle, en ce qui concerne la conformité des lois et décisions
nationales susmentionnées aux normes internationales, qu’en vertu de
l’article 15(1) du PIDCP :
Nul ne sera condamné pour des actions ou omissions qui ne constituaient
pas un acte délictueux d’après le droit national ou international au moment
où elles ont été commises. De même, il ne sera infligé aucune peine plus
forte que celle qui était applicable au moment où l'infraction a été commise.
Si, postérieurement à cette infraction, la loi prévoit l'application d'une peine
plus légère, le délinquant doit en bénéficier.
96. La Cour prend également note du consensus qui se dégage
progressivement de la jurisprudence internationale des droits de l'homme
sur l’application rétroactive de peines plus légères, en particulier en droit
pénal, y compris la législation adoptée après la commission de l'infraction.
Cette tendance est illustrée par l’affaire Bq c. Italie, dans laquelle la
Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a estimé que prononcer
une peine plus lourde au seul motif qu’elle était prévue au moment de la
commission de l'infraction reviendrait à appliquer au détriment de l’accusé
les règles régissant la succession des lois pénales dans le temps. La
CEDH a spécifiquement conclu dans l’affaire Ba c. Roumanie, qu’en cas
de différences entre la loi pénale en vigueur au moment de la commission
d’une infraction et les lois pénales ultérieures adoptées avant qu’un
35 Bq c. Italie (n° 2) [GC], (Requête n° 10249/03), Arrêt, Cour européenne des droits de l'homme (17 septembre 2009), 88 106 à 108.
jugement définitif ne soit rendu, les tribunaux doivent appliquer la loi dont
les dispositions sont les plus favorables à l’accusé.*é
97. La Cour note qu’en l’espèce, le second Requérant a été reconnu coupable
de viol et condamné à 30 ans de réclusion par le tribunal de district le 30
novembre 2000. Toutefois, à la suite d’un recours devant la Haute Cour, le
18 mai 2006, les faits ont été requalifiés en viol collectif et il a été condamné
à la réclusion à perpétuité. Le Requérant a ensuite interjeté appel devant la
Cour d’appel qui, le 5 novembre 2009, a rejeté son recours pour défaut de
fondement et rendu un arrêt confirmatif.
98. La Cour prend également acte du fait que l’article 131 A (3) nouveau de
2007 du Code pénal de l’État défendeur a substitué à la peine de réclusion
à perpétuité le châtiment corporel pour les délinquants âgés de dix-huit ans
ou moins, à la différence de la disposition précédente qui ne faisait aucune
distinction fondée sur l’âge.
99. La Cour observe, en outre, que les dispositions nouvellement adoptées du
Code pénal, sont entrées en vigueur après la commission de l’infraction par
le second Requérant et ne pouvaient donc pas lui être appliquées en vertu
de la loi sur l’interprétation des lois.
100. Toutefois, la Cour estime que la Cour d'appel de l’État défendeur aurait dû
examiner les dispositions du code pénal modifié, conformément à l’article
15(1) du PIDCP auquel l’État défendeur est partie et appliquer une peine
plus légère, à savoir le châtiment corporel. La Cour estime qu’en confirmant
la peine de réclusion à perpétuité prononcée par la Haute Cour alors qu’une
peine plus légère avait été adoptée, la Cour d’appel a méconnu le
changement législatif favorable à l'accusé et a continué à appliquer des
peines prévues par la loi abrogée. La Cour estime également que
l'imposition de la peine la plus sévère constitue une violation de l’article
36 Ba c. Roumanie (Requête n° 45776/16), Arrêt, Cour européenne des droits de l’homme (18 février 2020), 8 80. Voir également Achour c. France (Requête n° 67335/01), Arrêt, Cour européenne des droits de l'homme (29 mars 2006), $ 5.
15(1) du PIDCP, compte tenu de la règle générale relative au règlement
des conflits entre des lois pénales successives.
101. Nonobstant ce qui précède, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle
les châtiments corporels portent atteinte au droit à la dignité protégé par
l’article 5 de la Charte.” Par conséquent, l'introduction par l’État défendeur
de cette peine, considérée plus clémente en substitution à la réclusion à
perpétuité, n’est pas conforme à la Charte.
102. La Cour estime donc que l’État défendeur a violé l’article 15(1) du PIDCP
en imposant une peine de réclusion à perpétuité en lieu et place d’une peine
plus légère prévue dans la loi révisée. Par ailleurs, l’État défendeur a violé
l’article 5 de la Charte en instaurant comme peine substitutive à la réclusion
à perpétuité pour les délinquants âgés de moins de 18 ans, les châtiments
corporels qui sont des peines cruelles, innumaines et dégradantes par
nature.
ii. Sur le bien-fondé de la peine prononcée à l’encontre du second
Requérant compte tenu de son jeune âge
103. La Cour considère que, bien qu’il n’ait pas été expressément invoqué dans
la présente Requête, le facteur de l’âge devrait également être pris en
compte dans l’examen du bien-fondé de la condamnation du second
Requérant.
104. À cet égard, la Cour relève l’article 17(3) de la Charte africaine des droits et
du bien-être de l'enfant (CADBEE)® qui dispose :
37 By Xi Xz c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête n° 018/2017, Arrêt du 05 septembre 2023 (fond et réparations), SS 136 à 143. Voir également, Cb c. Soudan, Communication n° 236/2000, 2003 RADH 153 (CADHP 2003), 8 42.
3 Ratifiée par l’État défendeur le 16 mars 2003.
Le but essentiel du traitement de l’enfant durant le procès, et aussi s’il est
déclaré coupable d’avoir enfreint la loi pénale, est son amendement, sa
réintégration au sein de sa famille et sa réhabilitation sociale.
105. La Cour observe, en outre, qu'aux termes de l’article 40(1) de la Convention
relative aux droits de l’enfant (CDE) :°
Les États parties reconnaissent à tout enfant suspecté, accusé ou convaincu
d'infraction à la loi pénale le droit à un traitement qui soit de nature à favoriser
son sens de la dignité et de la valeur personnelle, qui renforce son respect
pour les droits de l'homme et les libertés fondamentales d’autrui, et qui tienne
compte de son âge ainsi que de la nécessité de faciliter sa réintégration dans
la société et de lui faire assumer un rôle constructif au sein de celle-ci.
106. En ce qui concerne plus particulièrement la sévérité des peines au regard
de l’âge de l’auteur de l'infraction, la Cour se réfère à la décision de la CEDH
dans l’affaire Xh c. Royaume-Uni, dans laquelle ladite juridiction a estimé
que si une durée de détention indéterminée pour un jeune condamné, qui
peut être aussi longue que sa vie, ne peut se justifier que par la nécessité
de protéger le public, le fait de ne pas tenir compte des changements qui
interviennent au cours de la maturation d’un enfant signifie que ledit enfant
aurait perdu sa liberté pour le reste de sa vie.*°
107. Bien que la CDE et la CADBEE ne comportent pas de dispositions explicites
relatives à l’âge en ce qui concerne l’application d’une peine de réclusion à
perpétuité à des délinquants juvéniles, la Cour estime que l'imposition d’une
telle peine est contraire aux objectifs de ces instruments qui prévoient la
réinsertion, la réadaptation et la possibilité d'assumer un rôle constructif
dans la société. Il s’ensuit qu’un délinquant juvénile qui est incarcéré à
perpétuité, ne peut être ni réinséré ni ne peut assumer un rôle constructif
dans la société. Une telle interprétation n’est conforme qu’à un principe
fondamental régissant les droits de l’enfant, qui exige que toutes les lois et
3 Ratifiée par l’État défendeur le 10 juin 1991.
40 Xh c. Royaume-Uni (Requête n° 23389/94), Arrêt (21 février 1996), 8 61.
tous les actes accomplis par les autorités concernées, notamment les États,
tiennent compte de l'intérêt supérieur de l’enfant.**
108. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’en condamnant le
second Requérant à la réclusion à perpétuité, les juridictions internes n’ont
pas pris en considération l’âge du Requérant et la possibilité de faciliter sa
réadaptation et sa réinsertion dans la société.
109. En outre, en n’imposant pas la peine moins sévère prévue par la nouvelle
loi, les juridictions internes n’ont pas non plus sauvegardé l’intérêt supérieur
de l’enfant. La peine moins sévère prévue par la nouvelle loi étant le
châtiment corporel, la Cour réaffirme, à cet égard, sa position sur la nature
d’une telle peine comme rappelé au paragraphe 101 du présent Arrêt.
110. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que l’État défendeur a
violé l’article 17(3) de la CADBEE, lu conjointement avec l’article 40(1) de
la CDE, en condamnant le second Requérant à une peine de réclusion à
perpétuité.
VIII. SUR LES RÉPARATIONS
111. Le second Requérant demande à la Cour d’ordonner à l’État défendeur de
l’indemniser pour les préjudices spécifiques subis, à concurrence d’un
montant que la Cour estimera juste. | demande, en outre, à la Cour
d’ordonner à l’État défendeur de lui verser des réparations à hauteur de
treize millions vingt-deux mille (13 022 000) shillings tanzaniens, y compris
la valeur des biens qu’il a perdus lors de son arrestation.
#1 Voir l’article 4(1) de la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant ; voir également, Institute for Xy Xj and Development in African and Open Xb Justice Initiative (au nom des enfants d'ascendance nubienne) c. Kenya, Communication n° 002/Com/002/2009, Décision du 22 mars 2011,
112. L'État défendeur conclut au débouté.
113. La Cour rappelle que l’article 27(1) du Protocole dispose :
Lorsqu'elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l'homme ou des
peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin de
remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste
compensation ou l’octroi d’une réparation.
114. La Cour estime, conformément à sa jurisprudence constante, que les
réparations ne sont accordées que si la responsabilité de l’État défendeur
pour fait internationalement illicite est établie et que le lien de causalité entre
l'acte illicite et le préjudice allégué est établi.*? Par ailleurs, lorsqu'elle est
accordée, la réparation doit couvrir l’intégralité du préjudice subi, et il
incombe au Requérant de justifier ses prétentions.‘
115. En l'espèce, la Cour a établi que l'État défendeur a violé le droit du second
Requérant à la défense, protégé par l’article 7(1)(c) de la Charte lu
conjointement avec l’article 14(3)(d) du PIDCP, en raison du défaut
d'assistance judiciaire gratuite dans le cadre des procédures internes. La
Cour a également conclu à la violation de l’article 15(1) du PIDCP et de
l’article 17(3) de la CADBEE, lu conjointement avec l’article 40(1) de la
CDE. Elle va donc examiner les demandes de réparation formulées par le
deuxième Requérant.
# XYZ c. République du Bénin (arrêt) (27 novembre 2020) 4 RICA 51, 8 158 et Ce Bw Cr c. République du Bénin (réparations) (28 novembre 2019) 3 RICA 205, 8 17.
#3 Co c. Tanzanie (fond et réparations), supra, S 141 ; Bl Xp et autres c. Ya Bg (réparations) (5 juin 2015) 1 RICA 265, 88 20 à 31 et Ch Cv Ak Yd c. République- Unie de Tanzanie (réparations) (13 juin 2014) 1 RICA 74, 88 27 à 29.
A. Réparations pécuniaires
i. Préjudice matériel
116. La Cour rappelle que lorsqu'un Requérant demande la réparation d’un
préjudice matériel, un lien de causalité doit non seulement exister entre la
violation constatée et le préjudice subi, il doit également préciser la nature
du préjudice et en apporter la preuve.“
117. En l’espèce, le second Requérant fait valoir qu’au moment de son
arrestation, il était un fermier cultivant une variété de produits agricoles et
qu’il pouvait en tirer un revenu annuel d’environ six cent cinquante mille
(650 000) shillings tanzaniens. Il affirme également qu’au moment de son
arrestation, il a laissé des biens, notamment trois cents (300) kilogrammes
de haricots d’une valeur de cent vingt mille (120 000) shillings tanzaniens ;
un vélo de marque Avon d’une valeur de soixante-deux mille
(62 000) shillings tanzaniens ; un poste radio d’une valeur de quarante mille
(40 000) shillings tanzaniens et une somme de six cent soixante-treize mille
(673 000) shillings tanzaniens en espèces. Le second Requérant demande
donc à la Cour d’ordonner à l'État défendeur de lui verser, à titre de
réparation, la somme de treize millions vingt-deux mille (13 022 000)
shillings tanzaniens, y compris la valeur des biens qu’il a perdus lors de son
arrestation.
118. L'État défendeur n’a pas spécifiquement répondu aux demandes du second
Requérant, mais a, de manière générale, demandé à la Cour de conclure
au débouté.
119. En ce qui concerne les demandes formulées par le second Requérant, la
Cour rappelle que toute demande de réparation d’un préjudice matériel
(réparations), 8 20.
découlant d’une violation de droits doit être étayée par des éléments
probants établissant un lien de causalité entre les faits et le préjudice subi.“
120. En l’espèce, la Cour note que le second Requérant n’a pas produit de
preuves des pertes matérielles qu’il aurait subies et qu’il n’explique pas sur
quelles bases il a calculé les montants qu’il réclame.
121. La Cour rejette donc la demande de réparations pour préjudice matériel
comme non fondée.
ii. Préjudice moral
122. Le second Requérant ne demande pas spécifiquement à la Cour de lui
accorder des réparations au titre du préjudice moral. Toutefois, comme
indiqué ci-dessus, il a, en des termes généraux, demandé à la Cour de lui
accorder des réparations. Le second Requérant demande, en outre, à la
Cour de « rétablir la justice là où elle a été bafouée ». La Cour va donc
examiner s’il y a lieu de lui accorder des réparations pour préjudice moral.
123. La Cour rappelle que, conformément à sa jurisprudence, le préjudice moral
est présumé en cas de violation des droits de l'homme et l’évaluation du
montant de la réparation y relative devrait se faire sur la base de l’équité,
en tenant compte des circonstances particulières de chaque affaire.‘ La
Cour a adopté le principe consistant à accorder une somme forfaitaire dans
de telles circonstances.*”
124. En l'espèce, la Cour a établi que l'État défendeur a violé le droit du second
Requérant à une assistance judiciaire, protégé par l’article 7(1)(c) de la
“ Yd c. Tanzanie (réparations), supra, 8 30 et Bl Aq Ao c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 617, 88 143 et 144.
46 Bl Xp et autres c. Ya Bg (réparations) (5 juin 2015) 1 RICA 265, 8 55 ; Xq Cf Xs c. République du Rwanda (réparations) (7 décembre 2018) 2 RICA 209, 8 59 et Cv Bj c. République-Unie de Tanzanie (réparations) (25 septembre 2020), 4 RICA 550, 8 23.
47 As Aa Xi c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations) (28 mars 2019), 3 RICA 13, $ 119 ; Evarist c. Tanzanie (fond), supra, SS 84 et 85 ; Xm c. Tanzanie (fond et réparations), 8 177, et Bj Y Xv, supra, 8 24.
Charte, lu conjointement avec l’article 14(3)(d) du PIDCP. Elle a également
conclu à la violation du droit du second Requérant à un procès équitable,
en l’occurrence son droit à l'imposition rétroactive des peines plus douces,
protégé par l’article 15(1) du PIDCP et l’article 17(3) de la CADBEE, lu
conjointement avec l’article 40(1) de la CDE. Le second Requérant a donc
droit à des réparations au titre du préjudice moral, dans la mesure où il est
présumé avoir subi un tel préjudice en raison desdites violations.*®
125. Lorsqu'il est établi que l’État défendeur n’a pas fourni d’assistance judiciaire
gratuite, que le requérant a été accusé d’une infraction grave et qu’il n’a pas
bénéficié de circonstances atténuantes, la Cour, dans sa pratique, accorde
aux requérants une somme forfaitaire de trois cent mille (300 000) shillings
tanzaniens à titre de juste compensation.“
126. La Cour constate en l’espèce, qu’en plus de la violation du droit à une
assistance judiciaire gratuite, l’État défendeur a également privé le second
Requérant du droit de se voir appliquer une peine plus légère et du droit à
ce que son âge soit pris en compte lors de sa condamnation. De plus, à la
date du présent Arrêt, le second Requérant aura purgé 24 ans de prison
alors même qu’il n’aurait jamais dû être condamné à une peine
d'emprisonnement. Ce fait a inévitablement aggravé le préjudice qu’il a
subi.
127. Par conséquent, compte tenu des faits de la cause et dans l’exercice de
son pouvoir d’appréciation en toute équité, la Cour alloue au second
Requérant la somme d’un million (1 000 000) de shillings tanzaniens à titre
de réparation du préjudice moral causé par les violations constatées.
# Cl c. Tanzanie (fond et réparations), supra, 8 151.
#9 Evarist c. Tanzanie (fond et réparations), supra, $ 90 ; Ai Xd c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations) (21 septembre 2018) 2 RICA 461, 8 11, et Bj Y Xv (réparations), supra, 825.
B. Réparations non pécuniaires
128. La Cour observe que le second Requérant lui demande de rétablir la justice
là où elle a été bafouée, et que, pour sa part, l’État défendeur conclut au
débouté.
129. La Cour considère que ses conclusions dans le présent arrêt, à savoir que
l’État défendeur a violé l’article 15(1) du PIDCP et l’article 17(3) de la
CADBEE, lus conjointement avec l’article 40(1) de la CDE, requièrent que
des mesures correctives soient examinées pour remédier à ces violations.
ii Garanties de non-répétition
130. La Cour considère que la violation établie de l’article 15(1) du PIDCP, du
fait que l’État défendeur n’ait pas envisagé la nouvelle peine plus légère, a
causé un préjudice personnel au second Requérant. Il en est de même pour
les conclusions relatives à l’article 17(3) de la CADBEE, lu conjointement
avec l’article 40(1) de la CDE, du fait de la non-prise en compte de l’âge du
second Requérant dans la procédure de fixation de peine.
131. La Cour observe, sans préjudice de ce qui précède, que, dans le présent
Arrêt, sa conclusion précédente selon laquelle les châtiments corporels
contreviennent à la Charte requiert la prise d’une mesure corrective
consistant à amender les dispositions concernées de la législation de l’État
défendeur. Une telle mesure est également justifiée du moment où le
préjudice causé par le manquement de l’État défendeur dépasse le seul cas
du second Requérant et se rapporte à des dispositions du cadre juridique
national qui visent les délinquants actuels ou à venir.
132. Au regard de ce qui précède, la Cour ordonne à l’État défendeur de réviser
toutes les dispositions de son code pénal, y compris sa loi sur
l'interprétation des lois, afin de les rendre conformes à ses obligations
internationales, notamment aux articles 15(1) du PIDCP, 17(3) de la
CADBEE, et 40(1) de la CDE.
ii. Mesures de restitution
133. À la lumière de ses conclusions ci-dessus, les châtiments corporels, en tant
que mesure corrective, ne doivent pas s'appliquer au second Requérant.
134. Toutefois, comme énoncé précédemment, le second Requérant est
incarcéré depuis plus de vingt ans à la date du présent Arrêt, et la restitution
ne peut donc être envisagée comme mesure de réparation. En l'espèce, la
Cour estime que le préjudice subi, aggravé par le temps déjà indûment
passé en détention, constitue une circonstance impérieuse qui implique
nécessairement une mesure de mise en liberté en faveur du second
Requérant à titre de réparation.
135. En conséquence, la Cour ordonne à l’État défendeur de remettre le second
Requérant en liberté sans aucun délai.
IX. SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE
136. Le Requérant n’a pas conclu sur les frais de procédure.
137. L’État défendeur demande, pour sa part, à la Cour de mettre les frais de
procédure à la charge du Requérant.
138. La Cour rappelle qu’aux termes de la règle 32(2) de son Règlement, « à
moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses
frais de procédure ».
139. En l’espèce, la Cour estime qu’il n’y a aucune raison de s’écarter du principe
posé par cette disposition et ordonne que chaque Partie supporte ses frais
de procédure.
140. Par ces motifs,
LA COUR,
À l’unanimité,
Sur la compétence
i. Rejette l'exception d’incompétence matérielle ;
i. Se déclare compétente.
Sur la recevabilité
À la majorité de neuf (9) voix pour et une (1) voix contre,
ii. Déclare fondée l’exception d’irrecevabilité tirée du dépôt de la
Requête dans un délai non raisonnable en ce qui concerne le
premier Requérant ;
iv. Déclare la Requête irrecevable en ce qui concerne le premier
Requérant ;
À l’unanimité,
v. Rejette l’exception d’irrecevabilité tirée du dépôt de la Requête
dans un délai non raisonnable en ce qui concerne le second
Requérant ;
vi. Déclare la Requête recevable en ce qui concerne le second
Requérant.
Sur le fond
vil. Dit que l’État défendeur a violé l’article 5 de la Charte pour avoir
introduit les châtiments corporels, qui sont intrinsèquement
inhumains et dégradants, comme peine alternative à la prison à
perpétuité pour les délinquants âgés de moins de 18 ans ;
vi. Dit que l’État défendeur a violé le droit du second Requérant à la
défense, protégé par l’article 7(1)(c) de la Charte lu conjointement
avec l’article 14(3)(d) du PIDCP, en raison du défaut d'assistance
judiciaire gratuite dans le cadre des procédures internes ;
ix. Dit que l’État défendeur a violé le droit du second Requérant à un
procès équitable, protégé par l’article 15(1) du PIDCP, en
n’envisageant pas une peine plus légère et en le condamnant à
une peine de réclusion à perpétuité ;
x. Dit que l’État défendeur a violé l’article 17(3) de la CADBEE, lu
conjointement avec l’article 40(1) de la CDE, en condamnant le
second Requérant sans tenir compte de son âge au moment de la
commission de l'infraction.
Sur les réparations
Réparations pécuniaires
xi. Ne fait pas droit aux demandes de réparations formulées au titre
du préjudice matériel ;
xi. Ordonne à l’État défendeur de verser au second Requérant la
somme d’un million (1 000 000) de shillings tanzaniens à titre de
réparation du préjudice moral subi du fait des violations
constatées dans le présent Arrêt ;
xii. Ordonne à l’État défendeur de payer le montant indiqué au point
(xii) ci-dessus, en franchise d'impôt, dans un délai de six (6) mois
à compter de la date de notification du présent Arrêt. À défaut, il
sera tenu de payer des intérêts moratoires calculés sur la base du taux en vigueur de la Banque de Tanzanie pendant toute la
période de retard jusqu’au paiement intégral des sommes dues.
Réparations non pécuniaires
xiv. Ordonne à l’État défendeur d’amender les dispositions de son
code pénal afin de les rendre conformes à ses obligations
internationales, notamment celles prévues aux articles 5 de la
Charte, 15(1) du PIDCP, 17(3) de la CADBEE et 40(1) de la CDE,
dans un délai de deux (2) ans à compter de la signification du
présent Arrêt ;
xv. Ordonne à l’État défendeur de remettre, sans délai, le second
Requérant en liberté.
Sur la mise en œuvre et l'établissement de rapports
xvi. Ordonne à l'État défendeur de lui soumettre, dans un délai de six
(6) mois à compter de la date de signification du présent arrêt, un
rapport sur l’état de mise en œuvre des mesures ordonnées et,
par la suite, tous les six (6) mois jusqu’à ce que la Cour considère
toutes ses décisions entièrement mises en œuvre.
Sur les frais de procédure
xvii. Ordonne que chaque Partie supporte ses frais de procédure.
Ont signé :
Modibo SACKO, Vice-président ; fr fre
Rafaâ BEN ACHOUR, Juge ; MG lee Tujilane R. CHIZUMILA, Juge ; Li Cyan lan
Chafika BENSAOULA, Juge ;
Blaise TCHIKAYA, Juge ge
Stella |. ANUKAM, Juge ; Eux am
Dumisa B. NTSEBEZA, Juge Sa Æ œ.
Dennis D. ADJEI, Juge ;
et Robert ENO, Greffier.
Conformément à l’article 28(7) du Protocole et à la règle 70(3) du Règlement, la Déclaration de la Juge Chafika BENSAOULA est jointe au présent Arrêt.
Fait à Arusha, ce quatrième jour du mois de juin de l’année deux mille vingt-quatre, en anglais et en français, le texte anglais faisant foi.