TRIBUNAL SUPÉRIEUR DE JUSTICE
Chambre administrative
Protocole nº : 5000151/2023
Rôle nº : TSJA-0000047/2023
JUGEMENT 36-2023
PARTIES
Appelant : M. CCC
Représentant : idem
Avocat : idem
Intimé : MINISTÈRE PUBLIC
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Président : M. Albert ANDRÉS PEREIRA
Magistrates : Mme Elsa PUIG MUÑOZ
Mme Alexandra CORNELLA SOLÀ
Andorre-la-Vieille, le 30 juin 2023
Le Tribunal Supérieur de Justice, chambre administrative, a entendu l'appel interjeté dans le cadre de la procédure numéro 5000151/2023.
Dans le traitement de cette procédure, les prescriptions légales ont été respectées, et M. Albert ANDRÉS PEREIRA, en tant que juge rapporteur, exprime l'avis du Tribunal.
EXPOSÉ DES FAITS
1.- M. CCC a intenté une action en justice, par la procédure d'urgence et préférentielle de l'article 41.1 de la Constitution, dans laquelle il contestait la proclamation des résultats des élections générales qui se sont tenues le 2 avril 2023, estimant que le droit fondamental au suffrage reconnu à l'article 24 de la Constitution, en relation avec l'article 3 du Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales avait été violé.
Le jugement du Tribunal unipersonnel du juge du 14 mai 2023 a rejeté la demande dans son intégralité.
2.- Le demandeur a interjeté appel contre le jugement précité de la Batllia (tribunal de 1e instance), qui se fonde, en résumé, sur les prétentions suivantes :
a) Le dessaisissement du juge désigné pour connaître de la cause a été soulevé, étant donné qu'il avait été vice-président du Conseil électoral, demande qui a été rejetée.
b) La preuve proposée par le demandeur a été considérée comme inopportune, bien qu'il ne soit pas obligatoire de la présenter avec la requête, et, en outre, la modification des défauts que pouvait présenter cet exposé avait été proposée.
c) Les bulletins de vote par dépôt judiciaire devaient être introduits dans une urne scellée, afin de garantir l'inviolabilité du vote.
d) Les votes devaient être reçus et gardés personnellement par les juges, en tant que responsables de la garde des bulletins de vote déposés par la voie judiciaire.
e) Il n'a pas été prouvé que le protocole d'action contenu dans le dossier ait été appliqué. À ce stade, il existe un net renversement de la charge de la preuve et il appartient au Conseil Supérieur de la Justice de démontrer que ce protocole a été scrupuleusement respecté. Par conséquent, il est logique que le demandeur ait articulé sa requête uniquement et exclusivement sur la base des doutes générés par les photographies parues dans la presse et les déclarations d'une candidate aux élections.
3.- Le ministère public s'est opposé à l'appel et a demandé la confirmation de la décision attaquée, conformément aux prétentions suivantes :
a) La récusation formulée par le demandeur a été rejetée à ce moment-là et l'intéressé n'a pas fait appel, il n'est donc pas nécessaire de reproduire cette question maintenant. En tout état de cause, l'appelant ne justifie pas quel intérêt direct ou indirect le juge pouvait avoir, et une récusation ne peut être fondée sur de simples présomptions.
b) Sur le fond, l'appelant a exercé son droit de vote, par voie de dépôt judiciaire, de sorte que l'essentiel de son droit fondamental a été respecté. En outre, les prétentions formulées par le demandeur sont fondées sur de simples soupçons, qui ne peuvent affecter le résultat de l'expression de la volonté populaire lors des élections nationales. Comme l'a déclaré la Cour européenne des droits de l'homme, l'annonce des résultats des élections ne peut être affectée que pour des raisons impérieuses d'ordre démocratique.
c) Selon une interprétation systématique, le demandeur devait proposer la preuve dans sa requête, puisque l'article 15 de la Loi transitoire sur les procédures judiciaires prévoit le transfert de la demande aux autres parties intéressées, afin qu’elles puissent formuler des allégations et proposer leurs moyens de preuve. De plus, il ne s’agit pas d’un défaut pouvant être amendé.
4.- Par arrêt du 28 juin 2023, l’administration de la preuve demandée par l'appelant a été refusée dans cette instance.
FONDEMENTS DE DROIT
Premièrement.- Compétence
La chambre administrative du Tribunal Supérieur de Justice est compétente pour connaître de cet appel, conformément aux articles 39.3 de la Loi qualifiée de justice et 16.1 de la Loi transitoire des procédures judiciaires, étant donné que la proclamation des résultats des dernières élections générales a été contestée.
Deuxièmement.- Objet de la procédure
L'objet de cette procédure est délimité par la prétention formulée par le demandeur, qui conteste la proclamation des résultats des élections générales qui se sont tenues le 2 avril 2023, estimant que son droit fondamental de vote, reconnu à l'article 24 de la Constitution, en relation avec l'article 3 du Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales a été violé.
Comme indiqué dans l’appel, l'essentiel de la prétention du demandeur repose sur la considération que l'inviolabilité du vote déposé à la Batllia n’a pas été garantie de façon effective. Toutefois, l’appel soulève également d'autres questions d'ordre formel qui, pour des raisons systématiques, doivent être analysées préalablement à l'examen du fond du litige.
Troisièmement.- À propos de la récusation
En ce qui concerne l'intervention du juge qui a dirigé le procès et rendu le jugement attaqué, il convient de noter que le demandeur n'a pas présenté la récusation de celui-ci de manière appropriée, mais s'est limité à présenter un exposé dans lequel, après avoir formulé des allégations, il a demandé que le titulaire de l'organe judiciaire soit dessaisi de l'affaire.
En tout état de cause, cette demande a été traitée comme une récusation et a été rejetée par l'Arrêt rendu par la présidence de la Batllia du 20 avril 2023, consenti par le demandeur du fait de ne pas interjeter l'appel approprié devant ce Tribunal Supérieur de Justice. Par conséquent, puisqu'il s'agit d'une décision de justice qui est devenue définitive, il n'est pas opportun de reproduire cette question dans cette procédure.
Quoi qu’il en soit, et pour une plus grande satisfaction judiciaire de l'appelant, on peut ajouter que la cause de récusation invoquée, consistant à avoir un intérêt direct ou indirect dans la procédure dont il s’agit ou dans une procédure similaire, ne saurait non plus être appréciée (article 73.g de la Loi qualifiée de la justice). En effet, l’appelant ne précise à aucun moment en quoi pourrait consister cet intérêt direct ou indirect et la seule qualité de vice-président du Conseil électoral ne permet pas de lui attribuer cet intérêt, même si rien n’indique que la question litigieuse aurait été soumise à un moment donné audit Conseil.
Quatrièmement.- Administration de la preuve
Concernant l’administration de la preuve requise par le demandeur en première instance, la Batllia a estimé que la demande était tardive, étant donné qu'il aurait dû l'articuler dans sa requête.
Il est vrai que l'article 15 de la Loi transitoire sur les procédures judiciaires ne contient pas de réglementation détaillée sur ce point. Toutefois, l'interprétation qui, d'un point de vue systématique, a été faite par le Tribunal a quo doit être considérée comme correcte. Lorsque la loi dispose que « le juge compétent transfère la demande aux parties intéressées afin qu'elles puissent formuler leurs moyens de défense et proposer les preuves appropriées dans un délai de treize jours ouvrables », elle fait référence à la procédure conférée aux parties défenderesses, puisque le fait que la partie demanderesse présente de nouveau des allégations sur sa propre requête n’aurait aucun sens. De plus, ces nouvelles allégations ne pourraient plus trouver de réponse de la part des défendeurs, ce qui leur causerait une vulnérabilité évidente et serait contraire au principe contradictoire qui préside à toute règle de procédure. De plus, il faut tenir compte des délais péremptoires dans lesquels ce processus urgent et préférentiel doit être traité, une caractéristique qui conduit à éviter la duplication des démarches de la procédure.
Néanmoins, il ne faut pas oublier que la Batllia, après avoir considéré que la procédure de preuve du demandeur était close, a convenu d'office que soit mise en place une preuve consistant à charger le Conseil supérieur de la justice, pour qu'en substance, il précise la manière dont le vote par dépôt judiciaire avait été pratiqué, de la remise du bulletin de vote par les électeurs à la transmission aux bureaux électoraux correspondants, ainsi que les mécanismes de garde et les personnes qui y avaient accès.
Cette preuve mise en place d'office correspond en termes généraux à celle proposée par la partie demanderesse et a pour objet d’attester les mêmes points concernant l’émission du vote et les circonstances de sa conservation. Par conséquent, il est évident que le refus de la preuve proposée par le demandeur ne l'a en aucun cas mis dans une situation de vulnérabilité, puisque les points fondamentaux qu'il entendait prouver ont été apportés à la procédure par la preuve convenue d'office par la Batllia, de sorte qu'aucun motif d'invalidité ne peut être apprécié à ce titre.
Cinquième.- Nature du vote par dépôt judiciaire
La prétention de l'appelant repose en substance sur la considération que le vote par dépôt judiciaire aurait dû être introduit dans des urnes transparentes et scellées dans les locaux de la Batllia, lesquelles seraient ultérieurement remises aux bureaux de vote correspondants. En tout état de cause, l'appelant admet qu'il n'existe aucune disposition expresse à cet égard et que le mécanisme qu'il propose ne répond qu'à une simple opinion personnelle (« cette partie est d'avis que mon vote devait être déposé (sic) dans une ou des urnes préparées à cet effet au Siège de la justice »).
Or, cette allégation ne correspond pas à la véritable nature du vote par dépôt judiciaire régi par l'article 34 de la Loi qualifiée du régime électoral et du référendum. Comme son nom l'indique, ce mode de scrutin consiste dans le fait que les électeurs peuvent déposer leurs votes à l'avance à la Batllia, qui les transfère aux bureaux électoraux correspondants le jour de l'élection, où ils seront introduits dans l’urne. Le précepte précité est limitatif, lorsqu'il énonce que :
« 4. Les juges doivent transmettre les bulletins de vote qu’on leur a remis aux bureaux électoraux correspondants, constitués à cet effet. Ces votes sont introduits dans l'urne au début de la journée électorale, après avoir vérifié le nom et le prénom des électeurs aux fins de l'article 44 ».
Par conséquent, les votes doivent être introduits dans l'urne au début de la journée électorale, et, jusqu'à ce moment-là, ils sont en dépôt et sous la garde de la Batllia, qui, comme indiqué dans le jugement réfuté, doit procéder à leur classement par ordre alphabétique et par collège électoral, afin de faciliter la vérification de l'identité des électeurs ayant opté pour ce mode de suffrage, au moment de les introduire dans les urnes au début de la journée électorale.
Dès lors, ce motif de contestation doit être rejeté.
Sixième.- La participation des juges
Quant à la forme du dépôt judiciaire, l'appelant soutient que le bulletin de vote devait être remis personnellement à un juge, et qu'il devait également personnellement assumer la garde des bulletins de votes une fois déposés.
L'article 34 de la Loi qualifiée sur le système électoral et le référendum stipule que « 1. Le vote par dépôt judiciaire n'est valable que s'il a été remis avec l'enveloppe et les bulletins de vote officiels devant le juge... », et que « 2. Le dépôt devant le juge doit être fait par l'électeur qui fait usage de ce droit et ne peut être délégué à personne d’autre ».
Toutefois, ce précepte ne peut être interprété en ce sens qu'il requiert la présence immédiate du juge lors de la formalisation du dépôt judiciaire, et ce, de la même manière que pour les autres formes de dépôt auprès de la Batllia. De toute évidence, les juges agissent avec l'aide du personnel qui leur est affecté et ce que la loi exige, c'est-à-dire que le vote par dépôt judiciaire soit effectué sous l'organisation, la surveillance et le contrôle des juges, qui doivent assurer le bon développement de cette modalité de suffrage. Cette interprétation est également soumise à ce que l'on appelle la force normative des faits, car une autre solution, dans laquelle les juges ne pourraient être assistés par le personnel judiciaire, alors que le volume du vote par dépôt judiciaire a dépassé dans ce cas les 9 000 voix, serait inenvisageable.
En outre, comme le souligne le jugement attaqué, cette même interprétation est celle utilisée par le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l'homme de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (BIDDH-OSCE) qui, dans ses rapports périodiques sur les processus électoraux en Andorre, a défini le vote par dépôt judiciaire comme « early voting administered by judges, also called judicial voting ». Cette définition est tout à fait adéquate à l'esprit de la Loi qualifiée, de sorte que l'intervention des juges consiste à « administrer » le vote judiciaire, dans son sens propre de « régler, gouverner (les affaires d'une société, d'un État, d'une personne) » (Dictionnaire de l'Institut d'études catalanes).
Par ailleurs, il faut tenir compte du fait que même dans le vote par dépôt judiciaire par correspondance, qui n'est rien de plus qu'une spécificité du vote par dépôt judiciaire, conformément au règlement approuvé par le décret 57/2023 du 1er février, les enveloppes sont déposés à la Batllia, et dans ce cas par l'intermédiaire d'une entreprise de messagerie, ce qui exclut naturellement l'intervention personnelle et directe du juge. En outre, l'article 8.1 dudit règlement prévoit qu'une fois que l’entreprise de messagerie a remis les votes à la Batllia, ceux-ci sont déposés dans les mêmes conditions d'enregistrement et de garde établies pour les votes déposés personnellement par les électeurs à la Batllia. Il est donc clair que le règlement fait référence à la Batllia en tant qu'institution, et que les juges assument la direction et la surveillance de ces modes de scrutin.
Par conséquent, ce motif de contestation doit également être rejeté.
Septième.- Garde des votes
La question fondamentale soulevée dans cette procédure est, comme indiqué précédemment, celle de déterminer si le droit fondamental au suffrage garanti par l'article 24 de la Constitution a été violé.
Comme l'indique la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui cite l'arrêt attaqué, et qu'il n'est pas nécessaire de reproduire ici, la contestation des résultats d'un processus électoral doit obéir à la présence de vices de procédure susceptibles de fausser la liberté d'expression de la volonté du peuple ou de rendre impossible l'établissement de la décision des électeurs.
Dans ce cas, le contenu de la procédure ne prouve pas qu'il y ait eu altération du sens du vote du demandeur ou, par extension, de l'ensemble des suffrages exprimés par dépôt judiciaire. Comme le justifie le procès-verbal transmis par le Conseil supérieur de la justice, l'intégrité du vote est garantie, tout d'abord, par l’introduction des enveloppes contenant le bulletin de vote choisi à l'intérieur d'une autre enveloppe plus grande, que l'électeur signe à titre de scellé. Ultérieurement, une fois les enveloppes triées, elles sont déposées dans un coffre-fort situé dans une zone fermée. Enfin, la veille du scrutin, les cartons contenant les enveloppes sont déplacés vers la salle des pièces à conviction, équipée d'un accès biométrique.
De cette manière, une procédure garantissant l'intégrité et l'inviolabilité du vote pendant la période de dépôt judiciaire est suivie.
Au contraire, le demandeur n'a apporté aucun élément de jugement permettant de remettre en cause cette conclusion, mais se limite à exprimer une série de soupçons qui ne sont étayés par aucun élément concluant, ni même par un indice. En toute logique, l'utilisation de mécanismes de contrôle supplémentaires peut toujours être considérée comme souhaitable, mais ce qui est essentiel aux fins de cette procédure est qu’il n’existe aucun signe ou indice que le sens du vote du demandeur, ni d’aucun des suffrages émis par dépôt judiciaire, n’ait été altéré. Par conséquent, il n'est pas prouvé qu'il y ait eu une altération de l'expression de la volonté populaire.
L'appelant défend qu'en l'espèce, il y a inversion de la charge de la preuve, et que le Conseil supérieur de la justice devrait prouver que le protocole de garde et de surveillance de son vote a été respecté. Cette allégation ignore le principe procédural selon lequel il incombe au demandeur de supporter la charge de la preuve des faits qui étayent sa prétention (ei incumbit probatio qui dicit non quin negat) et que, par conséquent, il appartient à ce dernier de prouver que l'intégrité du vote avait été violé, ce qui ne s'est pas produit, ni même de manière indiciaire.
D’autre part, la charge de la preuve d'un fait négatif – comme la modification précitée du suffrage – ne peut pas non plus être imputée au défendeur.
Pour tout cela, il convient de rejeter l’appel dans son intégralité et de confirmer le jugement attaqué dans ses propres termes.
Huitième.- Frais de procédure
Aucune témérité particulière ni mauvaise foi justifiant l'imposition des frais engagés en l'espèce n’a été observée.
DÉCISION
Au vu de tout ce qui a été présenté, le Tribunal Supérieur de Justice, chambre administrative, au nom du peuple andorran, a décidé :
Premièrement.- De rejeter l’appel interjeté par M. CCC contre le jugement prononcé le 14 mai 2023 par le Tribunal unipersonnel du juge, qui est confirmé dans ses propres termes.
Deuxièmement.- De ne pas se prononcer spécialement sur les coûts occasionnés.
Ce jugement est définitif et exécutoire.
Nous ordonnons que le dossier original soit remis avec le certificat de ce jugement au Tribunal des juges, section administrative, d’où il provient, et que la procédure du Tribunal soit archivée.
Ainsi, à travers ce jugement définitif, nous l'ordonnons et le signons.