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28/11/2019 | CADHP | N°020/2015

CADHP | Cour africaine des droits de l'homme et des peuples, 28 novembre 2019, 020/2015


Texte (pseudonymisé)
714 RECUEIL DE
Bf c.
3 RJCA 714 JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
Tanzanie (compétence et recevabilité) (2019) Requête 020/2015, Ae Ad Bf c. République-Unie de
Tanzanie
Arrêt du 28 novembre 2019. Fait en anglais et en français, le texte
anglais faisant foi.
Juges ORÉ, KIOKO, BEN ACHOUR, MATUSSE, MENGUE,
MUKAMULISA, CHIZUMILA, BENSAOULA, TCHIKAYA et ANUKAM
S’est récusée en application de l’article 22: ABOUD
Le requérant a allégué que l'Etat défendeur a violé son droit par déni
de justice devant les juridictions nationaux. La Cou

r a estimé qu’elle est
compétente et que le requérant avait épuisé les recours internes mais
qu’il ...

714 RECUEIL DE
Bf c.
3 RJCA 714 JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
Tanzanie (compétence et recevabilité) (2019) Requête 020/2015, Ae Ad Bf c. République-Unie de
Tanzanie
Arrêt du 28 novembre 2019. Fait en anglais et en français, le texte
anglais faisant foi.
Juges ORÉ, KIOKO, BEN ACHOUR, MATUSSE, MENGUE,
MUKAMULISA, CHIZUMILA, BENSAOULA, TCHIKAYA et ANUKAM
S’est récusée en application de l’article 22: ABOUD
Le requérant a allégué que l'Etat défendeur a violé son droit par déni
de justice devant les juridictions nationaux. La Cour a estimé qu’elle est
compétente et que le requérant avait épuisé les recours internes mais
qu’il n'avait pas introduit la requête dans un délai raisonnable.
Juridiction (compétence matérielle, 23-25)
Recevabilité (épuisement de recours internes, recours constitutionnel,
45 ; introduction dans un délai raisonnable, 55)
Les parties
Sieur Ae Ad Bf (ci-après dénommé« le requérant ») est un ressortissant tanzanien qui, au moment du dépôt de la présente requête, purgeait une peine de trente (30) ans d'emprisonnement à la prison d'Ukonga à Dar-es-Salaam, pour vol avec violence.
La requête est dirigée contre la République-Unie de Tanzanie (ci-après « l’État défendeur »), devenue partie à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après « la Charte »), le 21 octobre 1986 et au Protocole portant création d’une Cour africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après « le Protocole »), le 10 février 2006. En outre, l’État défendeur a déposé, le 29 mars 2010, la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole, par laquelle il a accepté la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes de particuliers et d'organisations non gouvernementales dotées du statut d’observateur auprès de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après, « la Commission »).
Il Bf c. Tanzanie (compétence et recevabilité) (2019) 3 RICA 714 715
Objet de la requête
Faits de la cause
Il ressort de la requête que le 4 novembre 1999, le requérant et deux autres individus ont été inculpés pour vol avec violence devant le Tribunal de district de Mbinga, dans la région de Ruvuma. Le 15 mai 2000, ils ont été reconnus coupables et condamnés chacun à une peine de vingt (200) ans de réclusion. Le requérant affirme que lui et ses coaccusés ont interjeté appel devant la Haute cour de Songea. Le 9 août 2001, la Haute cour a confirmé la déclaration de culpabilité et a aggravé la peine prononcée à leur encontre par le Tribunal de district pour la porter à trente (30) ans de réclusion et douze (12) coups de fouet. Non satisfaits de cette décision, ils ont fait appel devant la Cour d'appel qui, le 9 avril 2003, les a déboutés.
Violations alléguées
Le requérant allègue la violation par l’État défendeur de l’article 2 de la Charte en ce qu’il l’a illégalement emprisonné pour une infraction non prévue par la loi, portant ainsi atteinte à sa liberté de circulation, d'association et d’accès aux autres commodités de la vie. Le requérant affirme en outre que le comportement de l’État défendeur enfreint les articles 1 et 7(2) de la Charte et l’article 13(6)(c) de la Constitution de l’État défendeur.
Le requérant fait valoir que la décision de la Haute cour de porter sa peine de vingt (20) ans à 3trente (30) ans de réclusion était abusive, car elle constitue une atteinte à son droit à l’égalité devant la loi, prévu à l’article 3 de la Charte.
Le requérant allègue que l’État défendeur a également violé les articles 4 et 5 de la Charte au regard du jugement de la Haute cour le condamnant à recevoir douze (12) coups de fouet. Le requérant affirme que le châtiment de bastonnade imposé constitue une atteinte au droit au respect, à la dignité et à l'intégrité de la personne protégé par la Charte.
Le requérant allègue également que l’État défendeur a violé la Charte pour ne lui avoir pas fait bénéficier du « droit à une représentation juridique ».
716 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
IN. Résumé de la procédure devant la Cour
9. La requête a été déposée le 16 septembre 2015 et notifiée à l’État défendeur le 15 octobre 2015. L'État défendeur a été invité à déposer sa réponse dans les soixante (60) jours suivant la réception de la requête.
10. Le 5 janvier 2016, le greffe a reçu la réponse de l’État défendeur. 11. Le 14 juillet 2016, le greffe a reçu la réplique du requérant.
12. Après plusieurs rappels de la part du greffe, le 15 juillet 2019, le conseil du requérant a indiqué qu’il n’était pas en mesure de déposer des demandes de réparation au nom du requérant, car après la remise en liberté de celui-ci, il avait des difficultés à le retrouver et les efforts pour le joindre s'étaient avérés vains.
IV. Mesures demandées par les parties
13. Le requérant demande à la Cour ce qui suit :
«i. Constater que l’État défendeur a violé les droits du requérant garantis par les articles 1, 2, 3, 4, 5 et 5(c) et (2) de la Charte.
ii. Ordonner en conséquence à l'État défendeur de remettre le requérant en liberté.
iii. Ordonner des réparations au cas où cette honorable Cour viendrait à faire droit à la requête et aux mesures demandées.
iv. Ordonner que la Cour supervise l'application des décisions et de toute autre mesure qu’elle aura rendue, si celle-ci sont en faveur du requérant ». [sic]
14. L'État défendeur demande à la Cour de se prononcer comme suit en ce qui concerne sa compétence et la recevabilité de la requête :
«i. Rejeter la requête au motif que la Cour africaine n’a pas compétence en l’espèce ;
ii. Déclarer la requête irrecevable au motif qu’elle ne remplit pas les conditions de recevabilité énoncées à l’article 40(5) du Règlement intérieur de la Cour ;
iii. Déclarer la requête irrecevable au motif qu’elle ne remplit pas les conditions de recevabilité énoncées à l’article 40(6) du Règlement intérieur de la Cour ;
iv. Rejeter la requête en application de l’article 38 du Règlement intérieur de la Cour ».
15. L'État défendeur demande à la Cour de dire qu’il n’a pas violé les articles 1, 2, 3, 4, 5, 7 (c) et 7 (2) de la Charte. Il demande en outre à la Cour de :
i. Rejeter la requête au motif qu’elle est sans fondement ;
ii. Ne pas ordonner la remise en liberté du requérant ;
Bf c. Tanzanie (compétence et recevabilité) (2019) 3 RJCA 714 717
iii. Rejeter la demande de réparation formulée par le requérant.
Compétence
16. La Cour fait observer que l'article 3 du Protocole dispose :
« 1.La Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par les
2. En cas de contestation sur le point de savoir si la Cour est compétente, la Cour décide ».
La Cour relève, en outre, qu’en vertu de l’article 39(1) de son Règlement, « [Elle] procède à un examen préliminaire de sa compétence … ».
Il découle des dispositions susmentionnées que la Cour doit procéder à un examen préliminaire de sa compétence et statuer sur les exceptions d’incompétence, s’il y a lieu.
Exceptions d’incompétence matérielle
L'État défendeur soulève deux exceptions d’incompétence matérielle de la Cour tirées du fait que d’une part, il est demandé à la Cour de siéger comme une juridiction de première instance et d’autre part, il lui est demandé d’agir comme une juridiction
Exception relative au fait qu’il est demandé à la Cour de siéger comme une juridiction de première instance
L'État défendeur affirme qu’en contestant la constitutionnalité de sa peine et en alléguant que celle-ci contrevenait à l’article 13(6) de sa Constitution, le requérant demande à la Cour de statuer sur une question qui n’a jamais été examinée par les tribunaux internes, et donc de siéger comme une juridiction de première instance.
L'État défendeur fait valoir que c’est dans la présente requête que le requérant conteste pour la première fois la constitutionnalité de la peine prononcée à son encontre en application de la loi sur les peines minimales.
Le requérant soutient que la Cour de céans a compétence ratione materiae étant donné que la requête porte sur des allégations de violations de la Charte. Le requérant affirme également que la Cour a compétence ratione personae car il est citoyen de l’État 718 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
défendeur qui a ratifié le Protocole et déposé la déclaration prévue à l’article 34(6) dudit Protocole. Pour étayer son affirmation, le requérant renvoie la Cour à son arrêt dans l'affaire Bc Ay Bj et autres c. République-Unie de Tanzanie.
En l’espèce, la Cour relève que les allégations du requérant se rapportent directement aux droits garantis par la Charte. La Cour fait, en outre, observer que le requérant ne l'invite pas à siéger comme un tribunal de première instance, mais invoque plutôt sa compétence en vertu de la Charte pour déterminer si la conduite dont il se plaint est une violation de ladite Charte.
10. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence constante, elle a compétence matérielle dès lors que la requête allègue des violations des droits protégés par la Charte ou par tout autre instrument international auquel l’État défendeur est partie. Sur cette question, dans l'affaire Ag Bd c. République-Unie de Tanzanie, la Cour a conclu que « sur l'exception qu’elle est appelée à agir en tant que juridiction de première instance, la Cour estime que, conformément à l’article 3 du protocole, elle a la compétence matérielle dès lors que la requête allègue une violation des dispositions des instruments internationaux auxquels l’État défendeur est partie ».?
11. Étant donné que le requérant allègue la violation de la Charte à laquelle l’État défendeur est partie, la Cour estime qu’elle ne siège pas comme une juridiction de première instance en statuant sur les allégations du requérant et rejette par conséquent l'exception soulevée par l’État défendeur à cet égard.
Voir Requête No. 025/2016. Arrêt du 28 mars 2019 (fond et réparations), Bu Ax c. République-Unie de Tanzanie, paras 20-21. Requête No. 006/2015. Arrêt du 23 mars 2018 (fond), Bg Bb AAa BaY et Bm Bg ABk BtY c. République-Unie de Tanzanie, (2018) 2 RICA 297, para 36.
Requête No. 001/2015. Arrêt du 7 novembre 2018 (fond et réparations), Ag Bd c. République-Unie de Tanzanie (2018) 2 RICA 493, para 31.
Bf c. Tanzanie (compétence et recevabilité) (2019) 3 RICA 714 719
ii. Exception relative au fait qu’il est demandé à la Cour de statuer comme une juridiction d’appel
12. L'État défendeur affirme que la Cour n’est pas compétente pour connaître de la présente requête étant donné que le requérant lui demande de siéger comme une juridiction d’appel et de statuer sur des questions déjà tranchées par la Cour d’appel.
13. L'État défendeur invoque, à l’appui de ses affirmations, l’arrêt de la Cour dans l'affaire Ernest Am Ai c. République du Malawi dans laquelle elle a fait observer qu’« elle n’a pas compétence d'appel pour recevoir et examiner des recours portant sur des questions tranchées par les juridictions internes et/ou régionales ».
14. Le requérant soutient que la Cour a compétence en vertu de l’article 3 du Protocole. Le requérant s'appuie sur la décision de la Cour dans l’affaire Al Ao c. République-Unie de Tanzanie, pour justifier la recevabilité de la requête.
15. La Cour réitère sa position, à savoir qu’elle n’est pas une juridiction d'appel au regard des griefs déjà examinés par les juridictions internes.’ Cependant, le fait qu’elle ne soit pas une instance d’appel des juridictions internes d’un État ne l'empêche pas d'apprécier si les procédures devant ces juridictions internes ont été menées à la lumière des engagements internationaux auxquels cet État a souscrit.‘
16. S'agissant de l’exception soulevée par l’État défendeur, la Cour relève qu’elle porte essentiellement sur le fait que le requérant demande à la Cour de statuer sur des questions déjà tranchées par ses juridictions internes. Cependant, la Cour note également que les allégations formulées par le requérant relèvent de sa compétence dès lors qu’elles sont relatives aux droits protégés par la Charte.
17. Comme cela ressort clairement de la jurisprudence de la Cour, apprécier le respect par un État de ses obligations internationales
3 Ag Bd X Bn, ibid., para 33. Voir aussi Al Ao c. Tanzanie (2015) (fond), 1 RICA 482, paras 60-65.
4 Voir Ag Bd X Bn, ibid., para 33.
720 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
ne signifie pas que la Cour agit en tant qu’instance d’appel.5 Par conséquent, l’exception préliminaire de l’État défendeur à cet égard est rejetée.
18. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle a la compétence matérielle en l'espèce.
B. Autres aspects de la compétence
19. La Cour relève que les autres aspects de sa compétence n’ont pas été contestés par les parties et qu’aucun élément du dossier n’indique qu’elle n’est pas compétente. Elle déclare en conséquence :
i. Qu'elle a la compétence personnelle dans la mesure où l’État défendeur est partie au Protocole et qu’il a déposé la déclaration requise.
ii. Qu'elle a la compétence temporelle étant donné que les violations alléguées se poursuivaient au moment du dépôt de la requête, c'est- à-dire après que l’État défendeur est devenu partie au Protocole et a déposé sa déclaration.
iii. Qu'’elle a la compétence territoriale compte tenu du fait que les violations alléguées se sont produites sur le territoire de l’État défendeur.
20. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle est compétente
21. Aux termes de l’article 6(2) du Protocole, « [Ja Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte ». En vertu l’article 39(1) du Règlement, « La Cour procède à l'examen préliminaire [….] des conditions de recevabilité de la requête telle que prévues par les articles […] 56 de la Charte et 40 du présent Règlement ».
22. L'article 40 du Règlement qui reprend en substance le contenu de l’article 56 de la Charte, dispose comme suit :
« En conformité avec les dispositions de l’article 56 de la Charte auxquelles renvoie l’article 6.2 du Protocole, pour être examinées, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :
i. Être compatible avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte ;
5 Bu Ax c. Tanzanie (fond et réparations) paras 26 et 27.
Bf c. Tanzanie (compétence et recevabilité) (2019) 3 RICA 714 721
ii. Indiquer l'identité de leur auteur, même si celui-ci demande à la Cour de garder l’anonymat ;
iii. Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;
iv. Être compatible avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte ;
v. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
vi. Être postérieures à l’épuisement des recours internes s'ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
vi. Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;
viii. Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l’Acte constitutif de l’Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l’Union africaine. »
23. Bien que certaines des conditions susmentionnées ne soient pas en discussion entre les parties, l’État défendeur a soulevé deux exceptions d’irrecevabilité de la requête. La première concerne l'épuisement des recours internes et la seconde porte sur la question de savoir si la requête a été déposée dans un délai raisonnable ou non.
A. Les conditions de recevabilité en discussion entre les parties
Exception relative au non-épuisement des recours internes
24. L'État défendeur affirme qu’en ce qui concerne l’allégation selon laquelle la peine imposée était inconstitutionnelle, le requérant aurait pu contester cette peine au moyen de la procédure prévue par la Loi sur les droits fondamentaux et les devoirs (Ap Af and At Av Acts). En outre, pour ce qui est de l’allégation selon laquelle la peine de trente (30) ans était inappropriée, l’État défendeur soutient que le requérant avait la possibilité de soulever cette question devant la Cour d’appel, mais ne l’a pas fait, alors même qu'il était représenté par un avocat.
25. L’État défendeur fait également valoir que, s'agissant de l’allégation selon laquelle le requérant aurait été privé de l'assistance judiciaire, celui-ci aurait pu soulever cette question 722 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
devant le tribunal de première instance. L'État défendeur soutient donc que le requérant disposait de recours judiciaires qu’il n’a pas exercés et que par voie de conséquence la saisine de la Cour de céans s'avérait prématurée.
26. Pour sa part, le requérant déclare avoir saisi la Cour d'appel, qui est la plus haute juridiction de l’État défendeur, et qu’il a, en conséquence, épuisé les recours internes.
27. En ce qui concerne le dépôt d’une requête en inconstitutionnalité pour violation de ses droits, le requérant soutient que la Cour a toujours estimé que le recours en révision d’une décision de la Cour d’appel constituait un recours extraordinaire qu’il n’était pas tenu d’épuiser pour que sa requête devant la Cour soit recevable. Pour étayer cet argument, le Requérant invoque la décision de la Cour dans l'affaire Al Ao c. République-Unie de Tanzanie. 28. Le requérant fait, en outre, valoir que, s'agissant de l’argument de l’État défendeur selon lequel il aurait pu évoquer la question de l'assistance judiciaire lors de son procès, il aurait dû en tant que profane être informé de son droit à une assistance judiciaire gratuite et se voir faciliter l'accès à ce droit.
29. La Cour relève que suite à la déclaration de sa culpabilité par le Tribunal de district de Mbinga, dans la région de Ruvuma, le requérant a interjeté appel devant la Haute cour, puis devant la Cour d'appel. La Haute cour a rejeté l'appel du requérant le 9 août 2001 et la Cour d'appel l’a également débouté le 9 avril 2003. Le requérant a donc saisi la plus haute juridiction de l’État défendeur pour examiner ses griefs.
30. La Cour note également que les violations alléguées des droits du requérant sont relatives à la procédure devant les juridictions internes ayant abouti à la déclaration de sa culpabilité et à la peine prononcée à son encontre. Les allégations soulevées par le requérant font donc partie du faisceau des droits et garanties liés à ses recours ou les ayant fondés. Les autorités nationales ont eu amplement l’occasion de les traiter, même si le requérant Bf c. Tanzanie (compétence et recevabilité) (2019) 3 RJCA 714 723
ne les a pas exposés de manière explicite.®
31. En ce qui concerne le dépôt d’un recours en inconstitutionnalité pour violation des droits du requérant après le rejet de son appel par la Cour d’appel, la Cour a déjà établi que ce recours, dans le système judiciaire de l’État défendeur, est un recours extraordinaire qu’un requérant n’est pas tenu d’épuiser avant de saisir la Cour.”
32. La Cour estime en conséquence que le requérant a épuisé les voies de recours internes prévues aux articles 56(5) de la Charte et 40(5) du Règlement et rejette donc l'exception d’irrecevabilité de l’État défendeur relative au non-épuisement des recours internes.
Exception relative au dépôt de la requête dans un délai non raisonnable
33. L'État défendeur affirme que le délai de cinq (5) ans et six (6) mois qu’a pris le requérant pour déposer la présente requête, après le prononcé de l'arrêt de la Cour d’appel, est excessif au sens de l’article 40(6) du Règlement. À l’appui de son argument, l'État défendeur renvoie à la décision de la Commission dans l'affaire Bh Ac c. République du Zimbabwe et demande à la Cour de déclarer la requête irrecevable.
34. Le requérant soutient que sa requête doit être considérée comme ayant été déposée dans un délai raisonnable, compte tenu des circonstances de l'affaire et de sa situation de profane en matière de droit, de personne indigente et incarcérée.
35. La Cour relève que l’article 56(6) de la Charte ne fixe pas de délai dans lequel elle doit être saisie d’une requête. La Cour rappelle également que l’article 40(6) du Règlement fait simplement mention d’un « délai raisonnable à compter de la date à laquelle les recours internes ont été épuisés ou à compter de la date fixée
Voir Al Ao c. Tanzanie (fond), (2015) 1 RJCA 482, paras 60-65 ; Requête No. 027/2015. Arrêt du 21 septembre 2018 (fond et réparations) Ah Bq c. République-Unie de Tanzanie, (2018) 2 RICA 415, para 35.
Al Ao c. Tanzanie (fond), paras 63-65.
724 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine … », sans fixer de délai précis.
36. Comme l’a précédemment conclu la Cour, « le caractère raisonnable du délai de saisine dépend des circonstances spécifiques à chaque affaire et devrait être déterminé au cas par cas ».8 Certaines des circonstances que la Cour a prises en considération pour apprécier le caractère raisonnable du délai sont, notamment, le fait que le Requérant soit en prison, qu’il soit profane en matière de droit et ne bénéficie pas d’une assistance judiciaire, le fait d’être indigent, analphabète et peu informé de l'existence de la Cour, l’intimidation et la crainte de représailles, ainsi que l'exercice de recours extraordinaires.®
37. En l'espèce, la Cour fait observer que la Cour d’appel a rejeté l'appel du requérant le 9 avril 2003 et que celui-ci a déposé la présente requête le 16 septembre 2015. La Cour note en outre que l’État défendeur a déposé sa déclaration en vertu de l’article 34(6) le 29 mars 2010, autorisant ainsi les individus et les organisations non gouvernementales à saisir directement la Cour. Au total, le requérant a donc saisi la Cour cinq ans et six mois après le dépôt de la déclaration par l’État défendeur. La question qui reste est donc de savoir si, au regard des circonstances de l'espèce, la période de cinq (5) ans et six (6) mois constitue un délai raisonnable.
38. La Cour relève qu’elle a conclu dans les affaires Aw Ar. République-Unie de Tanzanie” et Be As c. République-Unie de Tanzanie" que la période de cinq (5) ans et un (1) mois était un délai raisonnable compte tenu de la situation des requérants. Dans ces affaires, la Cour a pris en compte le fait que les requérants étaient incarcérés, restreints dans leurs mouvements avec un accès limité à l’information, le fait qu’ils étaient des profanes en matière de droit, indigents, sans assistance d’un avocat lors des procès devant les juridictions internes, le fait qu’ils étaient illettrés et ignoraient l'existence de la Cour. Par ailleurs, dans l'affaire Br Ab et un
8 Ayants droit de feus Bl Bv, Bo Aj alias Ablassé, An Bv, Blaise IIboudo et Mouvement burkinabé des droits de l'homme et des peuples c. Aq Bp (exceptions préliminaires) (2014) 1 RICA 204, para 121. 9 Requête No. 015/2015. Arrêt du 26 septembre 2019 (compétence et recevabilité), Au Ak et Bi Bs X C de Tanzanie, para 43.
10 Requête No. 010/2015. Arrêt du 11 mai 2018 (fond), Aw Ar c. République-Unie de Tanzanie, (2018) 2 RJCA 356, para 50.
11 Requête No. 011/2015. Arrêt du 28 septembre 2017 (fond), Be As c. République-Unie de Tanzanie, (2017) 2 RJCA 105, para 54.
Bf c. Tanzanie (compétence et recevabilité) (2019) 3 RJCA 714 725
autre c. République-Unie de Tanzanie,” la Cour a conclu que les requérants, ayant exercé le recours en révision, étaient en droit d'attendre que le jugement en révision soit rendu et que cela justifiait le dépôt de leur requête cinq (5) ans et cinq (5) mois après l'épuisement des voies de recours internes.
39. Cependant, dans l'affaire Au Ak et un autre c. République-Unie de Tanzanie, la Cour a statué qu’une période de cinq (5) ans et quatre (4) mois n’était pas un délai raisonnable avant le dépôt d’une requête. Dans l'affaire susvisée, la Cour a estimé que, même si les requérants étaient incarcérés et que leurs mouvements étaient restreints en conséquence, ils n'avaient «ni affirmé, ni fourni la moindre preuve qu’ils sont illettrés, profanes en matière de droit ou qu’ils ignoraient l'existence de la Cour ».'* La Cour a conclu que, même si elle tient toujours compte de la situation personnelle des requérants pour apprécier le caractère raisonnable du délai écoulé avant sa saisine, les requérants n'avaient fourni aucun élément de preuve permettant de conclure que le délai de cinq (5) ans et quatre (4) mois était raisonnable.“ 40. En l'espèce, la Cour relève que le requérant a indiqué qu’il était « une personne incarcérée indigente, sans assistance ni représentation juridique». Il a également déclaré qu’il est paysan. La Cour fait cependant observer que le requérant s’est contenté d'affirmer de manière générale qu’il est indigent et n’a pas tenté de produire le moindre élément de preuve pour justifier pourquoi il lui a fallu cinq (5) ans et six (6) mois pour déposer sa requête.
41. La Cour note qu’en l'espèce, contrairement aux requérants dans les affaires Aw Ar c. République-Unie de Tanzanie" et Be As c. République-Unie de Tanzanie, le requérant était juridiquement assisté dans le cadre de ses recours, tant devant la Haute cour que devant la Cour d’appel. En l'absence de justification claire et impérieuse du délai de cinq (5) ans et six (6) mois avant sa saisine, la Cour conclut que la requête n’a pas été déposée dans un délai raisonnable conformément aux dispositions de l’article 56(6) de la Charte, reprises à l’article
12 Requête No. 024/2015. Arrêt du 7 décembre 2018 (fond et réparations), Br Ab c. République-Unie de Tanzanie, (2018) 2 RICA 530, paras 48 et 49.
13 Requête No. 015/2015. Arrêt du 26 septembre 2019 (compétence et recevabilité), para 48.
14 Ibid., para 49.
15 Aw Ar c. République-Unie de Tanzanie (fond), para 50.
726 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
40(6) du Règlement.
42. La Cour rappelle que les conditions de recevabilité prévues par la Charte sont cumulatives, de sorte que si l’une n’est pas remplie, la requête devient irrecevable.'® En l'espèce, la requête n’ayant pas satisfait à la condition énoncée à l’article 56(6) de la Charte, reprise à l’article 40(6) du Règlement, la Cour conclut donc qu’elle est irrecevable.
VII. Frais de procédure
43. Le requérant et l’État défendeur n’ont pas formulé d'observations sur les frais de procédure.
44. La Cour note que l’article 30 de son Règlement dispose « À moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure. »
45. Dans la présente requête, la Cour décide que chaque partie supporte ses frais de procédure.
VIII. Dispositif
46. Par ces motifs,
La Cour,
À l’unanimité :
Sur la compétence
i. Rejette les exceptions d’incompétence matérielle ;
ii. Dit qu’elle est compétente.
Sur la recevabilité
iii. Rejette l'exception d'irrecevabilité de la requête relative au non- épuisement des recours internes ;
iv. Constate que la requête n’a pas été déposée dans un délai raisonnable au sens de l’article 56(6) de la Charte ;
v. Déclare la requête irrecevable.
16 Requête No. 016/2017. Arrêt du 28 mars 2019 (compétence et recevabilité), Az Bm c. Ghana, para 57.
Bf c. Tanzanie (compétence et recevabilité) (2019) 3 RJCA 714 727
Sur les frais de procédure
vi. Ordonne que chaque partie supporte ses frais de procédure.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 020/2015
Date de la décision : 28/11/2019

Origine de la décision
Date de l'import : 17/07/2023
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