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28/06/2019 | CADHP | N°001/2017

CADHP | Cour africaine des droits de l'homme et des peuples, 28 juin 2019, 001/2017


Texte (pseudonymisé)
Woyome c. Ghana (fond et réparations) (2019)
Woyome c. Ghana (fond et réparations) (2019) 3 3 RJCA 245 245
RJ CA 245 Requête 001/2017, Cc Xb Xe c. République du Ghana
Arrêt du 28 juin 2019. Fait en anglais et français, le texte anglais faisant
Juges ORE, KIOKO, NIYUNGEKO, GUISSE BEN ACHOUR
MATUSSE, MENGUE, MUKAMULISA, CHIZUMILA et BENSAOULA
Le requérant a obtenu une décision en réparation pécuniaire contre
l'État défendeur concernant un contrat mais la Cour suprême a déclarée
ladite décision inconstitutionnelle. Le requérant a allégué que ses droits<

br>à la non-discrimination, à l'égalité devant la loi et de faire entendre sa
cause avaient é...

Woyome c. Ghana (fond et réparations) (2019)
Woyome c. Ghana (fond et réparations) (2019) 3 3 RJCA 245 245
RJ CA 245 Requête 001/2017, Cc Xb Xe c. République du Ghana
Arrêt du 28 juin 2019. Fait en anglais et français, le texte anglais faisant
Juges ORE, KIOKO, NIYUNGEKO, GUISSE BEN ACHOUR
MATUSSE, MENGUE, MUKAMULISA, CHIZUMILA et BENSAOULA
Le requérant a obtenu une décision en réparation pécuniaire contre
l'État défendeur concernant un contrat mais la Cour suprême a déclarée
ladite décision inconstitutionnelle. Le requérant a allégué que ses droits
à la non-discrimination, à l'égalité devant la loi et de faire entendre sa
cause avaient été violés par la Cour suprême et que l'impartialité de
ladite juridiction avait été remise en question par les propos de l'un des
juges. La Cour a estimé que le droit du requérant d’être entendu n'avait
pas été violé car celui-ci avait participé aux débats et la Cour suprême
agissait dans le cadre de ses pouvoirs. La Cour à également jugé que la
participation de certains juges à la formation de révision de la Cour n'a
pas violé les droits du requérant.
Compétence (incorporation du Protocole, 31, 32)
Recevabilité (épuisement des recours internes, effectivité, 65-68
introduction dans un délai raisonnable, 80-82)
Procès équitable (droit d’être entendu, 104-106 révision, composition
de la cour, 116-119 ; impartialité, 120, 128, 129)
Opinion dissidente : NIYUNGEKO
Procès équitable (impartialité, 1)
Opinion dissidente : BEN ACHOUR
Procès équitable (impartialité, 3)
Opinion dissidente : MENGUE
Recevabilité (épuisement des recours internes, 28)
Opinion individuelle : BENSAOULA
Recevabilité (conditions non soulevées par les parties, 8, 9 ; délai
raisonnable, 16)
Les parties
Le requérant, Cc Xb Xe, est un ressortissant ghanéen Il est également homme d'affaires, président des conseils d'administration et directeur général de trois (3) sociétés à savoir Xd Ch (BVI) Company, Austro-Investment Company et M-Powapak Gmb Company.
L'État défendeur est la République du Ghana, qui est devenue partie à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples 246
Il
A.
RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
(ci-après désignée « la Charte ») le 1er mars 1989, au Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l'homme portant création d'une Cour africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après désigné « le Protocole ») le 16 août 2005. Il a également déposé, le 10 mars 2011, la déclaration par laquelle elle a accepté la compétence de la Cour pour recevoir les requêtes émanant des individus et des organisations non gouvernementales.
Objet de la requête
Faits de la cause
Il ressort du dossier qu'en juillet 2004, la candidature de l'État défendeur a été acceptée pour accueillir la Coupe d'Afrique des Nations, édition 2008. En 2005, la Commission centrale des adjudications (Aj Bh Bk Bo) de l'État défendeur a accepté l'offre de M-Powapak Gmb Company et Ac Au Cn Y Bm pour le marché de construction et de rénovation de deux stades. Par la suite, Ac Au Cn & Bm a cédé ses droits etresponsabilités à Xd Ch Ay Bm (BV!).
Le 30 novembre 2005, l’État défendeur et Xd Ch Ay BAG) ont signé un protocole d'accord visant notamment à obtenir des financements pour le projet, pour le compte de l’État défendeur, auprès de Ah Aq Cb Cp Cd AG.
En décembre 2005, le requérant a formé une alliance avec Waterville Ltd Ch (BVI) Company et Aq Ct Bm dont il était le Président du Conseil d'administration, pour engager M-Powapak Gmb Company dontil était le Directeur général, en lui confiant la mission d'assurer la prestation de services financiers pour les travaux de rénovation et de construction des deux stades.
Le 6 février 2006, le ministère de l'Éducation et des Sports a donné autorisation de construire les deux (2) stades à Xd Ch Ay BAG) Company.
Le 6 avril 2006, l’État défendeur a soudainement résilié le contrat de décembre 2005 avec la société Xd Ch Ay BAG) Company, invoquant le coût élevé du projet et l'incapacité de la société à obtenir les financements prévus dans le protocole d'accord conclu le 30 novembre 2005.
Xd Ch Ay BAG), par l'intermédiaire du requérant, a d'abord protesté contre la résiliation du contrat, mais l’a finalement Woyome c. Ghana (fond et réparations) (2019) 3 RICA 245 247
acceptée et réclamé le paiement des travaux de construction déjà réalisés et autorisés par le ministère de l'Éducation et des S ports. L'État défendeur ne s'y est pas opposé et a dûment versé un montant total de 21 500 000 euros à Xd Ch Ay BAG) Company pour les travaux réalisés et certifiés. Ce paiement effectué, la société est réputée avoir entièrement payé son dû au requérant, agissant en tant que son agent, mettant ainsi fin à la relation entre Xd Ch Ay BAG) et le requérant. Ce paiement ne fait pas l'objet de contestation devant la Cour de
Après le changement de gouvernement de l'État défendeur en 2009, le requérant, à titre personnel, a réclamé au nouveau gouvernement le paiement de 2% du coût total du projet comme rémunération totale pour le rôle particulier qu'il avait joué dans la mobilisation des fonds pour le projet. Le 6 avril 2010, l’État défendeur, par l'intermédiaire du ministre des Finances, a accepté de payer les 2% au requérant. Ce paiement est différent du montant de vingt-et-un millions cinq cent mille (21 500 000) euros versé à la société Xd Ch Ay BAG) pour des travaux certifiés effectués de construction et de réhabilitation des stades avant la résiliation du contrat. Ce paiement est celui qui fait l'objet de contestation devant la Cour de céans.
Procédure au niveau national
10. Le 19 avril 2010, le requérant, n'ayant pas reçu comme convenu avec le ministère des Finances le paiement des 2% qu'il attendait, a engagé une action en justice devant la Haute cour (Chambre commerciale) contre l’État défendeur. Le 24 mai 2010, l'État défendeur n'ayant pas déposé ses moyens de défense, la Haute cour a rendu un arrêt par défaut, en faveur du requérant.
11. Après des négociations qui ont abouti à un règlement hors cour, l'arrêt par défaut a été substitué par un jugement d’expédient et le requérant a perçu un montant total de cinquante-et-un millions deux cent quatre-vingt-trois mille quatre cent quatre-vingt et cinquante-neuf centièmes (51 283 480,59) de cedis ghanéens au titre du pourcentage de 2% réclamé pour la mobilisation des fonds pour le projet.
12. Après le jugement d'expédient, l’ancien An Aj de la République du Ghana, M. Ai Bf, agissant à titre 248 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
personnel! a invoqué la compétence de la formation ordinaire de la Cour suprême et contesté la constitutionnalité des accords entre l'État défendeur, Waterville Holdings (BVI) Ltd Company et le requérant, en vue de la construction des stades. M. Ai Bf a affirmé que l'accord s'est fait en violation de l'article 181(5) de la Constitution de la République du Ghana, du fait que les contrats, étant de nature internationale, auraient dû être approuvés par le Parlement?
13. Le 14 juin 2013, la formation ordinaire de la Cour suprême a conclu que les contrats avaient été attribués en violation de la Constitution, étaient donc nuls et non avenus, et que le requérant n’était pas partie à ces contrats. Toutefois, la formation ordinaire n’a pas ordonné au requérant de rembourser les montants que lui avaitdéjà versés l'Étatdéfendeur. Elle a plutôtordonné à Xd Ch Ay BAG) Company de rembourser à la République du Ghana toutes les sommes perçues par la société. La formation ordinaire a également ordonné au plaignant, M. Ai Bf, de saisir la Haute cour de sa demande de réparation relative aux questions concernant le requérant.
14. Non satisfait de la décision de la formation ordinaire concernant le requérant, M. Ai Bf a introduit une requête en révision devant la formation de révision de la Cour suprême. Dans son arrêt du 29 juillet 2014, la formation de révision a confirmé, à l'unanimité, la décision de la formation ordinaire sur la question de l‘inconstitutionnalité des contrats. Elle a en outre ordonné au requérant de rembourser à l'État défendeur les montants perçus.
C. Violations alléguées
15. Le requérant, eu égard à l'arrêt de la formation de révision de la Cour suprême, allègue la violation de ses droits suivants prévus par la Charte :
i. Droit de ne pas faire l’objet de discrimination, garanti par l’article 2 ;
ii. Droit à l'égalité devant la loi et à une égale protection de la loi, garanti par l’article 3 ; et
iii. Droit à ce que sa cause soit entendue, garanti par article 7.
L'article 2(1)(b) de la Constitution du Ghana dispose que « Quiconque allègue que … tout acte ou omission est incompatible avec une disposition de la présente Constitution ou enfreint l'une . de ces dispositions peut saisir la Cour suprême pour une déclaration à cet effet
L'article 181(5) dispose que le présent article, avec les modifications nécessaires apportées économique par internationale le Parlement, à laquelle s'applique le gouvernement à toute transaction est partie commerciale lorsqu'il sollicite ou un prêt.
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I. Résumé de la procédure devant la Cour
16. La présente requête a été reçue au Greffe le 16 janvier 2017 et transmise le 30 juin 2017 à toutes les entités visées, conformément à l'article 35(3) du Règlement intérieur de la Cour.
17. Chacune des parties a été dûment notifiée des observations de l'autre partie, eta déposé les siennes dans les délais impartis par la Cour.
18. À la demande du requérant déposée le 4 juillet 2017, la Cour a, le 24 novembre 2017, rendu une ordonnance portant mesures provisoires enjoignantà l'État défendeur de surseoir à la saisie des biens du requérant et de prendre toutes les mesures nécessaires pour maintenir le statu quo et s'assurer que ces biens ne soient pas vendus, jusqu’à ce qu'elle ait statué sur la requête.
19. Le 14 mars 2018, le Greffe a informé les parties de la clôture de la procédure écrite.
20. Le 8 mai 2018, la Cour a tenu une audience publique à laquelle les deux Parties étaient dûment représentées.
IV. Mesures demandées par les parties
21. Le requérant demande à la Cour de :
«ii. Constater que l'État défendeur a violé ses droits inscrits aux articles 2, 3, et 7 de la Charte ;
ii. Ordonner des mesures provisoires dans l'intérêt de la justice à l'effet d'empêcher qu’il ne subisse un préjudice irréparable du fait du remboursement, comme l'a ordonné la formation de révision de la Cour suprême, du montant qu'il a perçu. »
22. Sur les réparations, le requérant demande à la Cour de :
« i. Constater qu'il a droit au paiement de la somme de cinquante-et-un millions deux cent quatre-vingt-trois mille quatre cent quatre-vingt- dix et cinquante-neuf centièmes (51 283 490,59) de cedis ghanéens par le Gouvernement du Ghana, conformément au résultat du processus de médiation entre les Parties et qu'en conséquence, il n'a pas à rembourser ce montant comme l'a ordonné la formation de révision de la Cour suprême ;
ii Ordonner à l'État défendeur de lui payer le montant restant de la créance judiciaire à la date du 19 octobre 2010, soit un million deux cent quarante-six mille neuf cent quatre-vingt-deux et quatre-vingt- douze centièmes (1 246 982,92) de cedis ghanéens, ainsi que les intérêts cumulés du 7 octobre 2010 jusqu'à la date du paiement intégral ;
ii. Ordonner à l'État défendeur de rembourser toutes les sommes versées par le requérant en exécution des ordonnances de la Cour suprême, majorées des intérêts ;
250 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
iv. Ordonner à l’État défendeur de restituer avec effet immédiat toutes les sommes saisies par procédure de saisie-arrêt dans les comptes du requérant domiciliés dans les banques ghanéennes ;
v. Constater qu'il a droit à des dommages pour pertes d'activité en raison de la décision de la formation de révision, de la procédure de saisie-exécution et du gel de ses parts sociales — quinze millions (15 000 000) de dollars des États-Unis au titre de commission, dix millions (10 000 000) de dollars des États-Unis au titre d'intérêts moratoires courant du 8 juin 2017 jusqu'au paiement intégral sur la base du titre exécutoire contenu dans la motion civile J 8/102/2017, et de vingt mille (20 000) cedi ghanéens par mois avec intérêts au taux commercial cumulé sur la base de du titre exécutoire contenu dans la motion civile J8/102/2017 ;
vi. Ordonner le paiement d'un montant de quarante-cinq millions (45 000 000) de dollars des États-Unis au titre de préjudice subi du fait des remarques du juge Dotse dans son opinion concordante dans l'affaire J7/10/2013 devant la formation ordinaire de la Cour suprême ;
vii. Ordonner des mesures de réparation pour les propos diffamatoires de l'AFAG et dans les publications de Me Ace Ax As sur sa page Ag ;
viii. Ordonner à l’État défendeur de supprimer de tous les sites Internet, des moteurs de recherche tels que Cz, Aa, etc., ainsi que d’autres médias, les propos diffamatoires et les publications à son encontre ;
ix. Ordonner à l'État défendeur de payer les frais de justice/ frais divers (papeterie, secrétariat, courrier, billets d'avion, hébergement et restauration) au titre de frais d'arbitrage de la formation internationale de commerce — un million cent mille sept cent dix (1 100 710) dollars des États-Unis et de coût de transport pour 7 personnes - quatorze mille sept cent (14 700) dollars des États-Unis ;
x. Rendre toute autre ordonnance qu'elle estime appropriée. »
23. Dans sa réponse sur la recevabilité de la requête, l'État défendeur demande à la Cour de dire :
« |. Que la requête ne remplit pas les conditions de recevabilité prescrites aux articles 56(5) et (6) de la Charte et 40(5) et (6) du Règlement.
il. Que la requête est irrecevable et qu'en conséquence, elle doit être rejetée ».
24. Dans sa réponse sur le fond de la requête, l'État défendeur demande à la Cour de :
« i. Constater que l'État défendeur n'a pas violé les droits du requérant inscrits aux articles 2, 3, et 7 de la Charte ;
ii. Constater que le requérant n’a pas droit à la somme de cinquante-et- un million deux cent quatre-vingt-trois mille quatre cent quatre-vingt dix et cinquante-neuf centièmes (51 283 490,59) de cedis ghanéens que lui a versée le Gouvernement du Ghana et qu'il doit rembourser Xe c. Ghana (fond et réparations) (2019) 3 RICA 245 251
ce montant comme l’a ordonné la formation de révision de la Cour suprême … »
25. L'État défendeur demande également à la Cour de constater que les actions engagées devant elle, ne sont que des stratagèmes pour entraver, voire empêcher l'exécution d'ordonnances judiciaires conformes à la loi de l'État défendeur, dans le seul but de ne pas rembourser des fonds dus aux contribuables.
26. Sur les réparations, l'État défendeur demande à la Cour ce qui suit :
« i. Constater que le requérant n'a pas droit à la somme de cinquante- et-un million deux cent quatre-vingt-trois mille quatre cent quatre- vingt-dix et cinquante-neuf centièmes (51 283 490,59) de cedis ghanéens que lui a versée le Gouvernement de la République du Ghana et qu'il doit rembourser ce montant comme l'a ordonné la formation de révision de la Cour suprême étant donné que les actions pour recouvrer cette somme étaient menées en application d'une ordonnance de recouvrement délivrée par la Cour suprême du Ghana au motif d'inconstitutionnalité des paiements en faveur du requérant ;
ii. Constater que le requérant n'a pas droit à des dommages pour pertes d'activité du fait de la décision de la formation de révision, de la procédure de saisie-exécution et du gel de ses parts sociales ;
li. Constater que l’État défendeur ne peut être tenu pour responsable des propos diffamatoires de l’'AFAG et des publications de Me Ace Ax As sur sa page Ag, étant donné que le système juridique ghanéen donne la possibilité au requérant d'intenter une action en réparation s’il le souhaite ;
iv. Constater que le requérant n'a pas droit à quarante-cinq millions (45 000 000) de dollars des États-Unis réclamés à titre de dommages- intérêts en rapport au juge Cecil] ones Dotse, qui est juge de la Cour suprême du Ghana, et en cette qualité, jouit de l'immunité contre toute forme d'action ou de poursuite judiciaire en raison d'actes ou d'omissions qu'il commet dans l'exercice du pouvoir judiciaire consacré à l’article 127(3) de la Constitution gnanéenne de 1992 ; et v. Constater que l'État défendeur n'est pas responsable des actes des personnes qui n’agissent pas au nom de l'État. »
27. Conformémentà l’article 3(1) du Protocole, «la Coura compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l'application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par les États concernés ». Conformément à l’article 39(1) du Règlement, « la Cour procède 252 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
à un examen préliminaire de sa compétence … »
A. Exceptions d'incompétence matérielle soulevées par l’État défendeur
28. L'État défendeur a soulevé quatre (4) exceptions d'incompétence matérielle de la Cour, à savoir :
i. La non-incorporation du Protocole dans la corpus juridique interne ; ii. Le fait que les griefs du requérant ne portent pas sur des droits de
iii. Les juridictions nationales sont compétentes pour statuer sur des questions relatives aux droits de l'homme ;
iv. La Cour de céans est incompétence pour réviser les décisions rendues par la Cour suprême.
i. Exception tirée de la non-incorporation du Protocole
29. L'État défendeur fait valoir qu’il a certes ratifié le Protocole, mais ne l'a pas encore intégré dans sa législation pour le rendre d'application obligatoire.
30. Le requérant soutient que la Cour est compétente pour examiner la requête, l’État défendeur ayant ratifié le Protocole et déposé la déclaration prévue à l'article 34(6) de ce même Protocole.
31. La Cour fait observer que l'article 34 du Protocole ne fait pas de son incorporation dans le droit interne des États une condition de son entrée en vigueur. Il exige’ uniquement le dépôt des instruments de ratification ou d’adhésion pour l'entrée en vigueur du Protocole à l'égard de l’État”. La ratification de la part de l'État défendeur et le dépôt des instruments de ratification expriment donc son consentement définitif à être lié par le Protocole. En outre, après avoir déposé la déclaration prévue à l’article 34(6)
3 Article 34(3) du Protocole.
4 «Le présent Protocole entre en vigueur trente (30) jours après le dépôt de quinze instruments de ratification ou d'adhésion ».
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qui exprime son acceptation de la compétence de la Cour après la ratification, l’État défendeur ne peut plus prétendre que la non- domestication du Protocole prive la Cour de sa compétence.
32. En tout état de cause et conformément au Droit international général, un État ne peut invoquer, en vertu de l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, son droit interne pour se soustraire à ses obligations conventionnelles.” La Cour fait sienne la conclusion de la Cour internationale de ] ustice, selon laquelle l’article 27 énonce « une règle bien établie du droit coutumier ».° En conséquence, que l'État défendeur ait intégré le Protocole dans sa législation ou non, il reste lié par les dispositions du Protocole qu’il a ratifié de son plein gré.
33. 33. La Cour rejette en conséquence l'exception soulevée par
Exception tirée de ce que les griefs du requérant ne portent pas sur des droits de l’homme
34. L'État défendeur soutient que les griefs exposés par le requérant ne portent pas sur les droits de l'homme et ne peuvent donc être examinés par la Cour de céans.
35. Pour sa part, le requérant fait valoir que les griefs sont fondés sur des violations alléguées des dispositions de la Charte, tel que souligné ci-dessus.
36. La Cour rappelle sa jurisprudence dans l’affaire Ap Cg Bv c. République-Unie de Tanzanie selon laquelle elle a le «… pouvoir d>exercer sa compétence sur les violations alléguées, en rapportavec les instruments pertinents de protection des droits de l'homme ratifiés par l’État défendeur». La Cour a également
L'article 27 de la Convention précise qu'un État partie à un traité « ne peutinvoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution du traité … » Affaire Cw Bt BCy c. Uruguay) [2010] CI] Rep, 20 avril 2010, para 121. Requête No. 001/2012. Arrêt du 28 mars 2014 (compétence et recevabilité), F rank Cg Bv c. République-Unie de Tanzanie, para 75.
254 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
adopté une position similaire dans des affaires ultérieures.® La Cour fait observer que le requérant invoque la violation de ses droits garantis par la Charte, en ses articles 2, 3 et 7 plus précisément.
37. Compte tenu de ce qui précède, la Cour rejette cette exception.
iii. Exception tirée de la compétence des juridictions nationales pour statuer sur des questions relatives aux droits de l’homme
38. L'État défendeur affirme que sa Constitution énonce clairement la procédure par laquelle les allégations de violation des droits de l'homme sont examinées et que le requérant avait la liberté de la suivre.
39. Pour sa part, le requérant soutient que la Cour a compétence pour connaître de l'affaire, étant donné que les droits dont il allègue la violation sont garantis par la Charte et tout autre instrument pertinent des droits de l'homme dont l'État défendeur est partie.
40. La Cour affirme la compétence des tribunaux de l’État défendeur pour trancher des questions relatives aux droits de l'homme. En effet, l’article 40(5) du Règlement de la Cour dispose qu’une requête ne doit être introduite devant elle que si les recours internes ont été épuisés. Cela signifie que le requérant doit avoir saisi les juridictions de l'État défendeur avant de déposer sa requête devant la Cour de céans. Cependant, comme mentionné ci-dessus au paragraphe 37, la Cour, dans l’affaire Ap Cg Bv c. République-Unie de Tanzanie, a déclaré qu'elle est compétente lorsque des violations des droits de l'homme ont été alléguées. Par conséquent, le fait que les tribunaux nationaux soient compétents en matière de droits de l'homme ne peut
8 Requête No. 001/2012, Arrêt du 28 mars 2014 (compétence et recevabilité), F rank Cg Bv c. Tanzanie, 75 ; Requête No. 005/2015. Arrêt du 20 mars 2015 (fond), Alex Ak c. para R épublique- Unie de Tanzanie, para 45 ; Requête No. 046/2016. Arrêt du 11 mars 2018 (fond et réparations), APDF et A c. République (fond et réparations), du Mali, para Armand 27 ; Requête Cm c. No. République-Unie 001/2015. Arrêt de du Tanzanie, 7 décembre 2018 31 ; Requête No. 025/2016. Arrêt du 28 mars 2019 (fond et réparations), Ao AH Bu c. République-Unie de Tanzanie, para 27.
Woyome c. Ghana (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 245 255
écarter la compétence de la Cour de céans, qu'elle exerce en vertu des articles 3, 5 et 34(6) du Protocole. L'État défendeur ne peut donc pas prétendre que cette compétence est limitée aux seules juridictions internes.
41. Sur la base de ce qui précède, la Cour rejette cette exception.
iv. Exception tirée du fait que la Cour africaine ne peut réviser les décisions de la Cour suprême
42. L'État défendeur fait valoir que les décisions de la Cour suprême ne peuventfaire l'objet d'appel ou de révision devantune juridiction internationale, y compris la Cour de céans, l'État défendeur étant un État souverain.
43. Le requérant n'a pas discuté cette question.
44. La Cour rappelle son arrêt dans l’affaire Bj Bq C By,° dans lequel elle déclare qu'elle n'est pas une juridiction d'appel des décisions rendues par les cours et tribunaux internes. Toutefois, dans l'affaire Alex Ak c. République- Unie de Tanzanie, elle conclut : « … mais cela ne l'empêche pas d'examiner les procédures pertinentes devant les instances nationales pour déterminer si elles sont en conformité avec les normes prescrites dans la Charte ou tout autre instrument ratifié
45. Par conséquent, cette exception de l'État défendeur est rejetée. 46. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu'elle a la compétence matérielle en l'espèce.
Requête No. 001/2013. Arrêt du 15 mars 2013, Ernest Bj Bq c. République du Malawi, para 14.
10 Alex Ak c. Tanzanie (fond), para 130. Voir aussi Requête No. 010/2015. Arrêt du 28 septembre 2017 (fond), Christopher J onas c. République-Unie de Tanzanie, para 28 ; Requête No. 003/2014. Arrêt du 24 novembre 2017 (fond), Ingabire Victoire Arrêt du Umuhoza 03 juin 2013, c. République Bz Be du Rwanda, c. République- para 52 ; Requête Unie de Tanzanie, No. 007/2013. para 29.
256 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
B. Sur les autres aspects de la compétence
47. La Cour fait observer que sa compétence personnelle, temporelle et territoriale n'a pas été contestée par les parties et que rien dans le dossier n'indique qu'elle n'est pas compétente. En conséquence, elle constate qu’elle a :
iL la compétence personnelle, l’État défendeur étant partie au Protocole et ayant fait la déclaration prévue à l'article 34(6) du Protocole, par laquelle il permet aux individus et aux organisations non gouvernementales de la saisir directement ;
ii. la compétence temporelle, les violations alléguées ayanteu lieu entre le 14 juin 2013 et le 29 juillet 2014, après la ratification de la Charte et du Protocole par l'État défendeur etle dépôt de la déclaration prévue à l'article 34(6) du Protocole, par laquelle il a accepté la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant des individus ;
iii. la compétence territoriale, les violations alléguées étant survenues sur le territoire de l’État défendeur.
48. De ce qui précède, la Cour conclut qu'elle est compétente en l'espèce.
49. En vertu de l’article 6(2) du Protocole, « la Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l'article 56 de la Charte ». Conformément à l’article 39(1) du Règlement, « La Cour procède à un examen préliminaire de [... ] recevabilité de la requête telles que prévues par l'article 56 de la Charte et l’article 40 du présent Règlement ».
50. L'article 40 du Règlement, qui reprend en substance les dispositions de l’article 56 de la Charte, énonce les critères de recevabilité des requêtes comme suit :
« En conformité avec les dispositions de l'article 56 de la Charte auxquelles renvoie l'article 6(2) du Protocole, pour être examinées, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :
1. Indiquer l'identité de leur auteur même si celui-ci demande à la Cour de garder l'anonymat ;
2. Être compatible avec l’Acte constitutif de l'Union africaine et la Charte ;
3. Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;
4. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
5. Être postérieures à l'épuisement des recours internes s'ils existent, à moins qu'il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge d’une façon anormale ;
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6. Être introduite dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;
7. Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l'Acte constitutif de l'Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout instrument juridique de l'Union africaine ».
51. Même si certaines des conditions mentionnées ci-dessus ne sont pas en discussion entre les Parties, l'État défendeur a soulevé deux exceptions sur la recevabilité, à savoir le non-épuisement des recours internes et le fait que la requête n’a pas été déposée dans un délai raisonnable après l'épuisement des recours internes.
A. Conditions de recevabilité en discussion entre les Parties
Exception tirée du non-épuisement des recours internes
52. L'État défendeur soutient que la requête ne remplit pas les conditions de recevabilité stipulées à l’article 56(5) de la Charte età l’article 40(5) du Règlement, les recours internes n'ayant pas été épuisés avant son dépôt. À l'appui de son argument, l'État défendeur rappelle la procédure d'exécution en cours concernant la créance de cinquante-un millions deux cent quatre-vingt-trois mille quatre cent quatre-vingt et cinquante-neuf centièmes (51 283 480,59) de cedis ghanéens.
53. L'État défendeur soutientégalement qu'il estsimpliste etfallacieux de la part du requérant d'affirmer que du seul fait que la décision incriminée a été rendue par la Cour suprême dans l'exercice de sa compétence en matière de révision, il n>aurait pas pu recourir aux juridictions inférieures pour demander réparation. L'État défendeur affirme que même après que la Cour suprême a rendu sa décision, les juridictions inférieures, dans l'exercice de leurs compétences spécifiques, ont rendu des décisions en faveur de requérants.
54. Par ailleurs, l'État défendeur souligne que le requérant n'ayant pas confiance en la compétence des juridictions inférieures aurait pu invoquer la compétence de la Cour suprême en matière de droits de l'homme ; faute pour le requérant de l'avoir fait, la Cour suprême n'a jamais eu l'occasion de déterminer si ses droits 258 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
fondamentaux avaient été violés.
55. L'État défendeur fait valoir que l’affaire soumise à la Cour suprême était une requête en inconstitutionnalité des deux contrats en question et non une affaire de violation de droits de l'homme. Ce qui signifie que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes concernant les violations alléguées des droits de bhomme.
56. L'État défendeur ajoute que l'article 33 de sa Constitution! prévoit expressément des mesures de protection des droits de l'homme. Il affirme que cette procédure est relativement simple, rapide, conforme aux normes internationales de disponibilité, d'efficacité et de suffisance.
57. L'État défendeur invoque la jurisprudence de la Cour” et soutient que le requérant ne saurait se prévaloir de l'exception prévue à l'article 56(5) de la Charte, pour avoir renoncé à exercer les recours internes.
58. Le requérant soutient pour sa part que la procédure de réparation des violations des droits de l'homme prévue à l’article 33 de la Constitution du Ghana est discrétionnaire et qu'en conséquence, il n'était pas tenu d'exercer ce recours interne.
59. Le requérantsoutienten outre que l'article 33(3) de la Constitution du Ghana dispose qu'une personne qui s'estime lésée par une décision de la Haute cour peut se pourvoir devant la Cour d'appel et devant la Cour suprême en dernier ressort. II soutient cependant qu'il est inconcevable que la Haute cour ou la Cour d'appel infirme une décision de la formation de révision de la Cour suprême. En tout état de cause, la Cour suprême aurait statué en dernier ressort sur les appels interjetés par ces instances inférieures, et en l'occurrence, sur la question de savoir si elle
11 L'article 33 de la Constitution du Ghana dispose que « lorsqu'une personne affirme qu’une disposition de la présente Constitution relative aux droits et libertés fondamentaux sans préjudice de de l'homme toute autre a été, action est ou légalement risque d'être disponible, enfreinte cette à son personne égard, alors, peut demander réparation à la Haute cour. 2. La Haute cour peut, en vertu de l'alinéa (1) du présent article, donner des directives, des ordres ou rendre des ordonnances, toutes décisions, forme d'habeas de certiorari, de y mandamus, compris de prohibition et de sous quo warranto, toute forme corpus, qu'elle jugera propice à la réalisation des objectifs de respect et de garantie du respect de n'importe laquelle des dispositions relatives à la protection à laquelle la personne concernée à droit en ce qui concerne ses droits de l'homme et ses libertés fondamentaux. 3. Une personne lésée par une décision de la Haute cour peut former un recours devant la Cour d'appel avec le droit d'interjeter un dernier appel devant la Cour suprême … ».
12 Requête No. 003/2012. Arrêt du 28 mars 2014 (recevabilité), Peter] oseph Cj c. République-Unie de Tanzanie, para 142.
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avait violé les droits du requérant.
60. Le requérant affirme que ses droits garantis aux articles 2, 3 et 7 de la Charte ont été violés par la Cour suprême, la plus haute juridiction d'appel de l'État défendeur, et qu'il a de ce fait épuisé tous les recours internes.
61. Compte tenu de ce qui précède, le requérant affirme que la procédure prévue à l’article 33(1) de la Constitution du Ghana ne permet pas l'examen de sa plainte. Cette procédure est en effet inefficace, dit-il, étant donné qu’elle butte contre un obstacle constitutionnel dans la mesure où il serait impossible de contester une décision de la Cour suprême devant la Haute cour. || cite la Communication Ck Ad Z c. Gambie!* pour étayer cet argument.
62. La Cour relève que la Cour suprême de la République du Ghana est dotée de la compétence de première instance pour connaître des différends portant sur l'exercice des droits de l'homme, en vertu de l'article 33(1) de la Constitution.
63. La question que la Cour doit trancher est celle de savoir si la saisine de la Haute cour d'une plainte alléguant une violation des droits fondamentaux du requérant par la Cour suprême aurait été un recours efficace si le requérant l'avait exercé avant de saisir la Cour de céans.
64. Dans l'affaire Al Ae C Am Cf, la Cour a conclu que « dans le langage courant, être efficace désigne ce qui produit le résultat attendu. Sur la question en cours d'examen, l'efficacité d’un recours est donc mesurée en termes de sa capacité à résoudre le problème soulevé par le requérant ».“ La Cour l'a réaffirmé dans l'affaire Bw Cx Bs C Am Cf en disant qu’un recours est efficace s’il peut être poursuivi sans
13 Ck Ad Z c. Gambie (2000) RADH 107 (CADHP 2000).
14 Requête No. 013/2011. Arrêt du 28 mars 2014 (fond), Ayants droit de feus Al Ae et autres c. Am Cf, para 68.
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entrave par le requérant.
65. La Cour considère que, dans les circonstances de l'espèce, même si la Haute cour a compétence de première instance en matière de droits de l'homme, il n'aurait pas été raisonnable d'exiger du requérant de la saisir en contestation d’une décision de la Cour suprême, dont les décisions lient les juridictions inférieures.
66. Cette position est confortée par le fait que, dans sa décision du 29 juillet 2014, la formation de révision de la Cour suprême a indiqué qu'elle s'était déclarée compétente en la matière pour écarter le danger réel que la Haute cour se prononce différemment d'elle, notant en effet que « Dans l’état actuel des choses, il existe un risque réel que la Haute cour, instance appropriée à laquelle cette juridiction a renvoyé l'affaire puisse elle-même rendre une décision contraire et contradictoire, indépendamment des décisions de la Cour de céans. La demande de révision constitue pour la Cour de céans, l'occasion pour la Cour suprême de niveler le terrain et de rendre un jugement harmonieux pour toutes les personnes concernées par les accords conclus le 26 avril 2006 pour la construction des stades en vue de la CAN 2008 et sur d'autres questions connexes, l’occasion en effet d'entendre toutes les voix et de mettre fin aux différents litiges ».
67. Il convient également de noter que l'État défendeur n'a pas fourni de preuve des décisions montrant que la Haute cour a examiné les plaintes pour violation des droits de l'homme commise par la Cour suprême, comme allégué en l'espèce.
68. La Cour estime donc que saisir la Haute cour de cette action n'aurait pas pu aboutir à remédier aux griefs du requérant, aurait donc été un recours inefficace. La Cour constate que des recours internes étaient certes disponibles, mais n'auraient pas été efficaces pour répondre aux griefs du requérant.
69. S'agissant de l'argument selon lequel la procédure d'exécution de la créance judiciaire de cinquante-un millions deux cent quatre-vingt-trois mille quatre cent quatre-vingt et cinquante- neuf centièmes (51 283 480,59) de cedis ghanéens était pendante devant les juridictions nationales au moment du dépôt de la présente requête, la Cour relève que la requête dont elle a été saisie porte sur la décision du 29 juillet 2014 rendue par la formation de révision de la Cour suprême. La procédure d'exécution n'a aucune incidence sur l'appréciation par la Cour
15 Requête No. 004/2013. Arrêt du 5 décembre 2014 (fond), Ayants droit de feus Al Ae, et autres c. Am Cf, paras 92 et 96.
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de l'épuisement ou non des recours internes par le requérant.
70. La Cour en conclut que l'exception de l’État défendeur selon laquelle le requérant n'a pas épuisé tous les recours internes n'est pas fondée et la rejette en conséquence.
Exception tirée de ce que la requête n’a pas été déposée dans un délai raisonnable
71. L'État défendeur soutient que la requête n’a pas été déposée dans un délai raisonnable après l'épuisement des recours internes et qu'elle n'est donc pas conforme aux articles 56(6) de la Charte et 40(6) du Règlement.
72, L'État défendeur soutient également que selon la pratique et la jurisprudence du Droit international des droits de l'homme, un délai de six (6) mois après l'épuisement des recours internes est considéré raisonnable pour déposer une requête, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.
73. L'État défendeur soutient encore que la date du prononcé de l'arrêt de la formation de révision de la Cour suprême, à savoir le 29 juillet 2014, doit constituer le point de départ pour l'évaluation du caractère raisonnable du délai dans lequel le requérant a formé son action.
74. L'État défendeur affirme que la période d'environ trois (3) ans que le requérant a observée après le prononcé de l'arrêt pour saisir la Cour de céans constitue un délai non raisonnable, dans la mesure où rien ne l'empêchait de déposer sa requête. L'État défendeur ajoute que le requérant n'était ni détenu, ni placé en détention provisoire, ni assigné à résidence. Le requérant a négligé de faire valoir ses droits, soutient l’État défendeur ; ses droits de l'homme n’ont pas été violés en réalité, mais il a simplement été contrarié par le changement de gouvernement qui a davantage affecté sa situation.
75. L'État défendeur fait valoir qu'entre 2015 et 2016, deux arrêts ont été rendus en faveur du requérant dans les affaires pénales No. FTRM/115/12 devant la Haute cour du Ghana à Accra et No H2/17/15 devant la Cour d'appel du Ghana à Accra.
76. Par la suite, le requérant a engagé une action contre l'Attorney General devant la Cour d’appel, pour contester le rapport de la Commission d'enquête sur tout paiement excessif effectué sur des fonds publics en règlement de créances constatées par arrêt. Cette Commission d'enquête a examiné, entre autres, les paiements effectués au bénéfice du requérant et des entreprises qui lui étaient associées. Toutefois, ces paiements n'avaient aucun rapportavec l’objet de sa requête devant la Cour de céans.
262 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
L'État défendeur soutient qu'il n'est donc pas exact de dire que le requérant n’était pas en mesure de déposer sa requête devant la Cour entre juillet 2014 et janvier 2017.
77. Le requérant soutient que la requête a été déposée dans un délai raisonnable après l'épuisement des recours internes, étant donné que la décision de la formation ordinaire de la Cour suprême a été rendue le 14 juin 2013, l'arrêt de la formation de révision de la Cour suprême le 29 juillet 2014 et que la présente requête a été déposée devant la Cour de céans le 5 janvier 2017.
78. Le requérant soutient en outre qu'avant de saisir la Cour, il a dû faire face à la Commission d'enquête sur les paiements excessifs effectués sur des fonds publics en règlement de créances judiciaires. Le requérant dit avoir interjeté appel des conclusions de la Commission devantla Cour d'appel en juin 2016," invoquant le fait que ni lui ni son avocat n'avaient été invités à comparaître devant la Commission pour être entendus avant le règlement de
79. Le requérant soutient qu'il n’a jamais « renoncé à ses droits » et que pour déterminer ce qui constitue un délai raisonnable, la Cour doit tenir compte du fait que la Charte ne définit pas ce qui constitue un délai raisonnable. Il soutient en outre que les raisons invoquées ci-dessus constituent une justification suffisante du délai mis pour saisir la Cour de céans et que dans l'intérêt de la justice et de l'équité, la Cour doit accueillir etexaminer la présente requête.
80. La Cour rappelle sa jurisprudence dans l’affaire Al Ae C Am Cf, dans laquelle elle a établi le principe selon lequel « le caractère raisonnable d'un délai de saisine dépend des circonstances particulières de chaque affaire et doit être déterminé au cas par cas »."
81. Pour déterminer si cette requête a été déposée dans un délai raisonnable, la Cour considère que les recours judiciaires ordinaires liés à la présente affaire ont été épuisés lorsque la
16 Cc Xe c. An Aj, affaire No. H1/42/2017 (Cour d'appel, page 11, vol. VI, pièce jointe AAW1).
17 Al Ae C Am Cf (fond), para 92.
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formation de révision de la Cour suprême a rendu son arrêt le 29 juillet 2014.
82. Certaines autres procédures ontété engagées parl'Étatdéfendeur concernant l'objet de la présente requête. À cet égard, la Cour fait observer qu'après la décision de la formation de révision de la Cour suprême, entre 2014 et 2017, deux actions pénales ont été engagées par l'État défendeur contre le requérant pour avoir prétendument escroqué le Gouvernement et lui avoir causé un préjudice financier. Un arrêt a été rendu le 12 mars 2015 par la Haute cour. Puis, la Cour d'appel, après examen d’un appel interjeté par l'Attorney General, a rendu son arrêt dans cette affaire le 10 mars 2016. La Cour de céans est d'avis qu’il était raisonnable que le requérant attende la décision définitive de ces procédures pénales dans la mesure où elles concernaient l'objet de la requête devant elle.
83. En outre, la Cour relève que l'État défendeur a mis en place une Commission d'enquête chargée d'examiner les versements excessifs effectués sur des fonds publics en règlement de dettes ayant fait l'objet de l'arrêt depuis l'entrée en vigueur de la Constitution de 1992, notamment les montants versés au requérant et aux sociétés qui lui sont associées. Il ressort du dossier devant la Cour que la Commission d'enquête a achevé ses travaux le 20 mai 2015 eta présenté son rapportau Président de la République du Ghana le 21 mai 2015. L'État défendeur a publié le rapport de la Commission en même temps qu’un Livre blanc en 2016.
84. Les procédures de la Commission d'enquête étant de nature quasi judiciaire, constituaient des recours que le requérant n’était pas tenu d'épuiser. Néanmoins, il pouvait raisonnablement s'attendre à ce que les conclusions de la Commission aboutissent à une décision qui lui est favorable, qui aurait rendu caduque la nécessité de déposer la présente requête devant la Cour de céans. La Cour estime qu'en dépit de cette attente, en juin 2016, il a contesté les conclusions de la Commission d'enquête devant la Cour d'appel au motif que son représentant n'était pas impliqué dans le processus.
85. La Cour note que les recours internes avaient été épuisés le 29 juillet 2014 devantla Cour suprême, certes, mais que le requérant pouvait raisonnablement escompter que la procédure pénale engagée contre lui et la procédure de la Commission d'enquête aboutissent à une décision en sa faveur.
86. La Cour note en outre que le temps que le requérant a passé à attendre la décision des procédures pénales engagées contre lui ainsi que celle de l'affaire devant la Cour d’appel contestant les 264 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
conclusions de la Commission d’enquête justifie à suffisance le dépôt de la requête deux (2) ans, cinq (5) mois et dix-sept (17) jours après l'épuisement des recours internes.
87. La Cour conclut que dans les circonstances de l'espèce, la requête a été déposée dans un délai raisonnable au sens de l’article 56(6) de la Charte et de l'article 40(6) du Règlement.
88. La Cour rejette donc l'exception d'irrecevabilité fondée sur le fait que la requête n'a pas été déposée dans le délai raisonnable.
B. Conditions de recevabilité non en discussion entre les parties
89. La Cour relève que les conditions énoncées à l'article 40 du Règlement en ses alinéas 1, 2, 3, 4 et 7, relatives respectivement à l'identité du requérant, aux termes utilisés dans la requête, à la conformité à l'Acte Constitutif de l'Union africaine, à la nature de la preuve et aux cas réglés ne sont pas en discussion entre les parties et rien dans le dossier n'indique l'une quelconque de ces conditions n'a pas été remplie en l'espèce.
90. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la requête remplittoutes les conditions de recevabilité etla déclare recevable.
VII. Fond
91. || ressort du dossier que le requérant allègue que ses droits garantis par les articles 2, 3 et 7 de la Charte ont été violés. Dans la mesure où les allégations de violation des articles 2 et 3 sont liées à l’allégation de violation de l'article 7, la Cour statuera d'abord sur cette dernière.
A. Violation alléguée de l'article 7 de la Charte
92. Le requérant formule deux allégations qui relèvent de l’article 7 de la Charte à savoir, la violation alléguée de son droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal compétent et la violation alléguée de son droit d'être jugé par une juridiction impartiale.
i. Violation alléguée du droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal compétent
93. Le requérant allègue que si la formation de révision de la Cour suprême avait laissé l'affaire se poursuivre devant la Haute cour, comme l'avait ordonné la formation ordinaire de la Cour suprême, les faits de la cause auraient été examinés sur le fond et le rôle Xe C Bc (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 245 265
et les prétentions du requérant auraient été établis. Au lieu de cela, la formation de révision de la Cour suprême s’est déclarée compétente, privant ainsi le requérant de son droit d'être jugé par le tribunal compétent. Le requérant fait valoir en outre le fait que les actions engagées contre lui devant la formation de révision de la Cour suprême ne comportaient pas de questions d'interprétation constitutionnelle et ne relevaient donc pas de la compétence de cette formation de la Cour suprême.
94. Le requérant soutient en outre que la Cour suprême a certes un pouvoir de supervision sur les autres juridictions, y compris sa propre formation ordinaire, mais que l’invocation de sa compétence en matière de révision relève d'une procédure spécialisée. Qui plus est, la décision de la formation de révision de la Cour suprême d'écourter la procédure et de se déclarer compétente en l'affaire l’a privé de la possibilité de présenter ses moyens sur le fond devant la Haute cour.
95. Pour sa part, l’État défendeur affirme que c’est à juste titre que la formation de révision s'est déclarée compétente en l'espèce. De plus, la Cour suprême, lorsqu'elle examine et statue sur toute affaire relevant de sa compétence, est investie du pouvoir d'exercer l'autorité dévolue à toute juridiction établie par la Constitution ghanéenne, conformément à l’article 129(4) de la
96. L'État défendeur ajoute qu'en vertu des articles 2, 130 et 133 de la Constitution, la Cour suprême est investie du pouvoir et de l’autorité de connaître de toute affaire, qu’elle soit de nature foncière, contractuelle ou même pénale, lorsque des questions de constitutionnalité sont soulevées, y compris la révision des décisions de sa formation ordinaire. L'État défendeur affirme en outre que lorsque des questions de matière constitutionnelle sont soulevées pendant l'examen d’une affaire par une autre juridiction, celle-ci met un terme à la procédure et renvoie l'affaire devant la Cour suprême.
97. À cet égard, l’État défendeur souligne que la première affaire entendue par la formation ordinaire était bien de nature constitutionnelle, car M. Ai Bf avait demandé que plusieurs décisions soient rendues sur la constitutionnalité des accords conclus et sur la violation de l’article 181(5) de la
18 L'article 129(4) dispose : « Aux fins d'entendre et de statuer sur une affaire relevant de sa compétence et de modifier, exécuter ou faire appliquer un arrêt ou une ordonnance rendus dans une affaire, et aux fins de toute autre autorité conférée expressément ou implicitement à à la Cour suprême par la présente Constitution ou toute autre loi, la Cour suprême a tous les pouvoirs, l'autorité et la juridiction dévolus à tout tribunal créé par la présente Constitution ou toute autre loi. » 266 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
Constitution de 1992."° Il soutient que la requête devant la Cour de céans repose sur une hypothèse erronée selon laquelle la compétence de la Cour suprême se limite à la détermination des questions constitutionnelles et que l'exercice de son pouvoir de contrôle constituait une usurpation indue des pouvoirs de la Haute cour.
98. Pour conclure, l’État défendeur fait valoir que le requérant a eu la possibilité de faire entendre sa cause et d'intenter une action en justice par l'intermédiaire d'un conseil. I! rappelle que même si le requérant conteste l'arrêt de la Cour suprême, il est «inapproprié » de l'interpréter comme une violation de ses droits fondamentaux, car en rendant l’arrêten révision, la Cour suprême n’a fait qu'exercer la compétence que lui reconnaît la Constitution pour régler les questions en suspens du requérant.
99. La Cour note que l'article 7(1)(a) de la Charte dispose que :
«Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend :
a. le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur... »
100. La Cour relève que la question essentielle en l'espèce est de savoir si le droit du requérant à ce que sa cause soit entendue par un tribunal compétent a été violé du fait de la décision de la formation de révision de la Cour suprême d'examiner l'affaire au lieu de la renvoyer devant la Haute cour.
101. La Cour fait observer que la question de savoir si un tribunal national est compétent pour connaître d’une affaire dépend du système judiciaire de l'État concerné. À cet égard, les tribunaux nationaux ont le pouvoir discrétionnaire d'interpréter les lois et de déterminer leur compétence.
102. En l'espèce, la Cour fait relever que l'article 133(1) de la Constitution de l'État défendeur dispose que « La Cour suprême peut réviser toute décision prise ou rendue par elle pour des
19 L'article 181(5) dispose que le le présent ‘applique article, moyennant à transaction les modifications commerciale nécessaires ou Économique apportées internationale par Parlement, à laquelle s le gouvernement à une est partie dans la perspective d’un prêt.
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motifs et aux conditions énoncés par le règlement des tribunaux ». Par ailleurs, en vertu de l'article 130 de ladite Constitution, la Cour suprême a la compétence de première instance pour statuer sur des affaires portant sur des litiges constitutionnels. La Cour note en outre que la formation ordinaire de la Cour suprême s'est déclarée incompétente, car elle n'avait pas compétence pour examiner les réclamations du requérant, qui ne soulevaient pas une question de constitutionnalité.
103. La Cour fait observer que la formation de révision a par contre infirmé cette décision en invoquant sa compétence en matière de révision, notant que la formation ordinaire en se déclarant incompétente pour connaître des griefs du requérant avait donné lieu à un grave déni de justice. La formation de révision a conclu que : « Dans l'état actuel des choses, il existe un risque réel que la Haute cour, instance appropriée à laquelle cette juridiction a renvoyé l'affaire, puisse elle-même rendre une décision contraire et contradictoire, indépendamment des décisions de la Cour de
104. Compte tenu de la marge de discrétion dontdisposentles tribunaux nationaux pour interpréter leur propre compétence, la Cour de céans estime à cet égard qu'il n’y a rien qui soit manifestement erroné ou arbitraire dans l'interprétation par la formation de révision de la Cour suprême de sa propre compétence. Cet aspect est d'autant plus important que la Cour suprême est la plus haute juridiction de l'État défendeur.
105. De plus, le requérant n'a pas démontré en quoi la Cour suprême a violé des procédures juridiques spécifiques ou agi de manière arbitraire en exerçant sa compétence en matière de révision.
106. La Cour relève enfin que le requérant ne conteste pas qu’il a participé à la procédure devant les deux formations de la Cour suprême et qu'il était assisté par une équipe d'avocats. Devant les deux formations, il a contesté les prétentions de M. Bf et, à toutes les étapes de la procédure, il a eu la possibilité de déposer ses conclusions et de demander réparation.
107. Compte tenu de ces circonstances, la Cour estime que l’État défendeur n’a pas violé le droit du requérant à ce que sa cause soit entendue, garanti à l'article 7(1) de la Charte.
ii. Violation alléguée du droit d’être jugé par une juridiction impartiale
108. Le requérant allègue que son droit d’être jugé par une juridiction 268 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
impartiale a été violé à deux titres, à savoir :
a. La présence des huit juges dans les formations ordinaire et de révision a jeté un doute sur l’impartialité de la Cour suprême ; et
b. Les propos du juge Dotse remettent en cause l'impartialité de la formation de révision de la Cour suprême.
a. Allégation selon laquelle la présence des huit juges dans les formations ordinaire et de révision a jeté un doute sur l’impartialité de la Cour suprême
109. Le requérant allègue que la formation de révision de la Cour suprême était composée de onze (11) juges, dont huit (8) avaient déjà statué sur l'affaire devant la formation ordinaire de la Cour suprême, ce qui constitue une violation du droit d'être jugé par un tribunal impartial.
110. Le requérant affirme que la formation ordinaire et la formation de révision de la Cour suprême ont reconnu que la Haute cour était l'instance appropriée pour connaître de l'affaire. La formation de révision a également estimé qu'il existait un risque réel si, en permettant à la Haute cour d'entendre l’affaire sur le fond, celle-ci parvenait à une position ou à une conclusion différente de celle de la formation ordinaire. Le requérant allègue en outre qu’en écourtant la procédure devant la Haute cour, la formation de révision de la Cour suprême a assumé une compétence qui n’était pas la sienne, violant ainsi ses droits fondamentaux à un procès équitable et à ce que sa cause soit entendue par un tribunal impartial.
111. Le requérant fait valoir qu'au regard de la décision concordante de la formation de révision, on ne peut affirmer que la Cour a été impartiale.
112. L'État défendeur a fait valoir que le requérant avait seulement fait allusion à la partialité du juge Dotse, faisant observer que l'arrêt dont se plaignait le requérant avait été rendu à l'unanimité des onze (11) juges, dont huit (8) qui avaient entendu l’affaire au sein de la formation ordinaire. Il a ajouté que la décision de la formation ordinaire était, dans l'ensemble, favorable au requérant.
113. L'État défendeur ajoute que les huit (8) juges qui ont siégé dans les deux formations de la Cour suprême se sont apparemment prononcés en faveur du requérant devant la formation ordinaire,
20 La choses, formation il existe de révision un risque à noté réel dans que la son Haute jugement cour, que instance « … Dans appropriée l’état actuel à laquelle des cette juridiction a renvoyé l'affaire puisse elle-même rendre une décision contraire et contradictoire, indépendamment des décisions de la Cour de céans .
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ce qui a empêché le recouvrement des sommes que le requérant avait obtenues de l'État de manière inconstitutionnelle. Dans ces circonstances, l'État défendeur se pose la question de savoir pourquoi le requérant porte aujourd’hui des allégations de partialité, du simple fait que les mêmes juges ont, à la deuxième occasion, exercé leur pouvoir de révision pour ordonner le remboursement des sommes qui lui avaient été versées.
114. En outre, l’État défendeur affirme que la Cour suprême n’a pas été spécialement constituée pour examiner l'affaire en l'espèce et qu’il n'existe aucune preuve de manipulation ou d'influence de la part de l'exécutif. P our l'État défendeur, ni la composition de la Cour, ni l'examen de l'ensemble de la procédure devant la Cour suprême ne révèlent une violation du droit du requérant d'être jugé par une juridiction impartiale.
115. La Cour relève que la présence de huit (8) juges d'abord dans la formation ordinaire puis dans la formation de révision pour la même affaire n’est pas un point en discussion entre les Parties. Le point de divergence entre les Parties, qui constitue le principal litige que la Cour de céans doit trancher, réside dans la question de savoir si la composition de la formation de révision, dont la majorité des membres ont également siégé dans la formation ordinaire, jette sur l'impartialité de la formation un doute tel que nul ne peut raisonnablement s'attendre à une décision équitable. 116. La Cour fait observer que pour trancher la question en litige, elle doit rappeler la différence ordinaire qui existe entre la procédure en appel et la procédure en révision. Si l'appel consiste à former un recours devant une juridiction supérieure, la révision quant à elle porte sur l'introduction d’une requête devant la juridiction qui a rendu la décision incriminée dans la requête ; elle nécessite parfois quelques modifications dans le nombre de juges composant la formation. Le droit de faire appel suppose essentiellement que la juridiction d’appel est supérieure et différente dans sa composition, de celle dont la décision est contestée, alors que la révision est faite habituellement par une formation qui a déjà 270 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
examiné l’affaire afin qu’elle corrige toute erreur constatée.
117. À cet égard, la Cour note quil est courant, dans les juridictions?! disposant de procédures de révision, que les formations de révision associent à la procédure de révision les juges qui ont précédemment statué dans l'affaire. Dans de telles circonstances, le simple fait qu’un ou plusieurs juges aient participé à la procédure de révision n'implique pas nécessairement un manque d'impartialité, même si cela peut donner lieu à des appréhensions de la part d'une des parties.
118. La Cour relève qu'il ressort du dossier que la formation de révision de la Cour suprême avait été constituée conformément à la Constitution de l’État défendeur. Celle-ci prévoit que la Cour suprême du Ghana est composée d'un Chief Justice (juge Président) et d'au moins neuf (9) autres juges de la Cour suprême. Lorsque la Cour suprême siège en tant que formation de révision, elle est composée d'au moins sept (7) juges.’ Dans cette optique, la directive relative à la pratique età la procédure de constitution d’une formation par la Cour suprême dans les affaires constitutionnelles habilite le Chief Justice à nommer tous les juges de la Cour suprême disponibles ou au moins sept (7) juges dans le panel devant statuer sur les affaires constitutionnelles, ce qui a été confirmé par la Cour suprême dans l'affaire du Barreau ghanéen (Ghana Bar Association et autres c. An Aj et
119. La Cour relève que ces dispositions de la Constitution du Ghana, auxquelles il fautajouter la pratique etla jurisprudence, impliquent que les juges de la Cour suprême qui ont délibéré en l'espèce en formation ordinaire peuvent siéger en formation de révision tant que la règle du nombre minimum de juges est respectée. Il n'y a donc pas d'irrégularité ni de violation de la loi en ce qui concerne la composition de la formation de révision. Par ailleurs, une évaluation objective de la nature de la composition des formations, comprenant des juges siégeant également dans la formation ordinaire, ne soulève pas en soi de doute raisonnable quant à l'impartialité de la formation de révision à corriger toute
21 Constitution du Kenya, 2010, article 47(3)(a) et partie III de la loi No. 4 de 2015 - Fair admistrative Action Act ; article 66 des règles de procédure de la Cour d'appel de Tanzanie de 2009; Le Malawi dispose (a) d’un contrôle judiciaire des actes administratifs - article 53 et des règles de procédure de la Cour suprême de 1965, ou article 54 des règles de procédure civile de 1998 et (b) d'un contrôle judiciaire constitutionnel, article 108.2 de la Constitution, lu conjointement avec les articles 4, 5, 11(3), 12(1)(a) et 199 de la Constitution.
22 Articles 128(1) et 133(2) de la Constitution du Ghana.
23 1/26/2015 [2016] GHASC (20 juillet 2016).
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erreur constatée.
120.En ce qui concerne la partialité individuelle des juges, la Cour relève qu'aucun élément dans le dossier n'indique une prédisposition ou un préjugé quelconque à l'égard du requérant, qui permettrait de conclure raisonnablement qu'ils ne rendraient pas une décision équitable. En réalité, les juges qui siégeaient dans la formation ordinaire et plus tard dans la formation de révision sont les mêmes qui avaient rendu à l'unanimité la décision que le requérant a interprétée comme lui étant favorable, lorsqu'ils avaient décidé que l'affaire devait être examinée par la Haute cour. De ce fait, l’affirmation du requérant selon laquelle la formation de révision était partiale repose davantage sur une appréhension ni justifiée ni objective.
121. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la composition de la formation de révision de la Cour suprême par des juges qui avaient siégé dans la formation ordinaire ne remet pas en cause l'impartialité de la formation de révision.
b. Allégation selon laquelle les propos du juge Dotse remettent en cause l’impartialité de la formation de révision de la Cour suprême
122. Le requérant allègue que l’État défendeur a violé son droit d'être jugé par une juridiction impartiale, étant donné que l'arrêt principal de la formation de révision a été élaboré par le juge Dotse, qui avait exprimé une position empreinte de préjugés dans son opinion concordante rendue devant la formation ordinaire. À cet égard, dans son opinion concordante devant la formation ordinaire de la Cour suprême, le juge Dotse a allégué que le requérant n'avait pas conclu de contrat avec l'État défendeur et qu'il n'avait donc pas droit à l'argent qui lui avait été versé. De plus, dans la même opinion concordante, le juge Dotse a affirmé que le requérant avait formé une alliance avec une autre partie, Waterville, afin de « créer, piller et partager les ressources de ce pays comme si une brigade avait été montée pour ce faire » et avait souligné que le requérant était au centre du « fameux scandale des paiements Woyome ».
123. l'État défendeur a fait valoir que le requérant avait seulement fait allusion à la partialité du juge Dotse, faisant observer que l'arrêt dont se plaignait le requérant avait été rendu à l'unanimité des onze (11) juges, dont huit (8) qui avaient entendu l'affaire au sein de la formation ordinaire. Il a ajouté que la décision de la formation 272 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
ordinaire était, dans l'ensemble, favorable au requérant.
124. La Cour fait observer qu'il ressort du dossier qu’il n'y a pas de contestation entre les parties sur le fait que le juge Dotse, dans son opinion concordante devant la formation ordinaire, avait affirmé que le requérant avait formé une alliance avec une autre partie, à savoir Xd Ch Ay, pour «créer, piller et partager les ressources du pays comme si une brigade avait été montée pour ce faire », pour ajouter plus tard que le requérant était au centre du « fameux scandale des paiements Woyome ». 125. La question qui doit être tranchée par la Cour est donc celle de savoir si les propos du juge Dotse donnent une impression de parti pris et si, à la lumière des circonstances, ces mêmes propos remettent en question l'impartialité de la formation de révision de la Cour suprême tout entière.
126. Selon le Dictionnaire de droit international public, impartialité signifie « Absence de parti pris, de préjugé et de conflit d'intérêt chez un juge, un arbitre ou un expert par rapport aux parties se présentant devant lui ».2*
127.La Cour note que selon le Commentaire des principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire :
« Les valeurs, la philosophie ou les convictions personnelles d'un juge au sujet du droit ne sauraient constituer un parti pris. Le fait qu’un juge se soit forgé une opinion générale sur une question juridique ou sociale ayant un rapport direct avec l'affaire en cours ne le rend pas inapte à présider. L'opinion, qui est acceptable, devrait être distinguée du parti pris qui, lui, ne l’est pas ».*
128. La Cour estime que, pour s'assurer de l'impartialité, le tribunal doit offrir des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime à cet égard.” Elle fait cependant observer que l'impartialité d’un juge est présumée et que des preuves incontestables sont nécessaires pour réfuter cette présomption. À cet égard, la Cour est d'avis que « cette présomption d'impartialité a une importance considérable, et le droit ne devrait pas imprudemment évoquer la possibilité de partialité du juge »” et que « chaque fois qu'une allégation de partialité ou une crainte raisonnable de parti pris est
24 | Salmon (ed) Dictionnaire de droit international public (Bruylant, Bruxelles, 2001) 562. Voir aussi Requête No. 003/2014. Arrêt du 24 novembre 2017, Ar Bd Ce c. République du Rwanda, paras 103 et 104 ; et Xg's Law Bi 2ed (1910).
25 Commentaire des Principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire, para 60.
26 Ci c. Royaume-Uni (1997) 24 EHRR 221, para 73. Voir aussi NJ Udombana ‘The Bl Commission on Human and Peoples’ Rights and the development of fair trial norms in Africa’ (2006) 6(2) Bl Br Xc Law J ournal.
27 Bande indienne Cs c. Canada 2003 231 DLR (4e) 1 (Cs).
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formulée, l'intégrité décisionnelle, non pas seulement d’un juge pris individuellement, mais de l'administration judiciaire dans son ensemble est remise en question. La Cour doit donc examiner délicatement la question avant de se prononcer »,8
129. En l'espèce, la Cour relève que les propos du juge Dotse ont été formulés sur la base de son appréciation des faits. La C our estime que, bien que ces propos sont regrettables et sont allés au-delà de ce que l’on peut considérer comme un commentaire judiciaire approprié, ils n'ont pas donné l'impression de l'existence d'idées préconçues et n'ont révélé aucun parti pris.
130. Dans ses propos, le juge Dotse souscrivait à la décision unanime de la formation ordinaire de renvoyer l’affaire devant la Haute cour pour qu’elle y soit tranchée.
131. La Cour note que même si le juge Dotse a rédigé la décision de la majorité rendue par la formation de révision, il n'était que l'un des onze (11) juges de la formation. La Cour estime que les remarques d’un seul juge ne peuvent être considérées comme suffisantes pour influencer la formation tout entière. Le requérant n’a pas non plus démontré en quoi les propos tenus par le juge en Chambre ordinaire avaient influencé en aval la décision de la formation de révision.
132. La Cour en conclut que l'État défendeur n'a pas violé le droit du requérant à ce que sa cause soit entendue par une juridiction impartiale, comme le prescrit l’article 7(1)(d) de la Charte.
B. Violation alléguée du droit à la non-discrimination et du
la loi
133. Le requérant soutient que les remarques du juge Dotse et le fait que la Cour suprême a écourté la procédure ont porté atteinte à son droit à la non-discrimination et à son droit à l'égalité.
134. Pour sa part, l'État défendeur maintient que le requérant n'a pas démontré en quoi il avait fait l’objet d'une discrimination fondée sur la race, l'ethnie, le groupe, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l'opinion politique ou toute autre opinion, l’origine nationale et sociale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. Le requérant n'a pas non plus démontré en quoi il n’a
28 Okpaluba contemporary &] uma developments The problems in South of proving Africa” Actual 2011 or LA() apparent PEL) bias: 261. An analysis of 274 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
pas bénéficié de l’égale protection de la loi.
135. L'article 2 de la Charte dispose que «Toute personne a droit à la jouissance des droits et libertés reconnus et garantis dans la présente Charte, sans distinction aucune, notamment de race, d'ethnie, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de tout autre situation ».
136. L'article 3 de la Charte garantit le droit à l'égalité et à une égale protection de la loi dans les termes suivants :
« 1. Toutes les personnes bénéficient d’une totale égalité devant la loi
2. Toutes les personnes ont droit à une égale protection de la loi ».
137. Dans l'affaire Ba Bb Cl et Legal and Br Xc Centre et Xa Bn Av C Aw,” les requérants ont allégué que les dispositions constitutionnelles interdisant les candidatures indépendantes avaient pour effet de discriminer la majorité des Tanzaniens, car seuls les membres des partis politiques parrainés par ceux-ci peuvent se porter candidats aux élections présidentielles, législatives et municipales, violant ainsi le droit à la liberté de ne pas être discriminé, garanti par l’article 2 de la Charte africaine. La Cour de céans a conclu que les mêmes motifs de justification ne légitiment pas les restrictions au droit de ne pas être discriminé et au droit à l'égalité devant la loi et a donc constaté la violation des articles 2 et 3(2) de la Charte.
138. En l'espèce, la Cour estime que le requérant n'a ni démontré ni étayé en quoi il a fait l'objet de distinction ou de traitement différent ou inégal ayant entraîné une discrimination au sens des critères énoncés aux articles 2 et 3 de la Charte.
139. À la lumière de ce qui précède, la Cour constate que le droit du requérant à la non-discrimination, son droit à l'égalité devant la loi et à une égale protection de la loi, droits garantis aux articles 2 et 3 de la Charte, n'ont pas été violés par l'État défendeur.
29 Requête No. 011/2011. Arrêt du 14 juin 2013 (fond), Bn Av c. République-Unie de Tanzanie, paras 116-119.
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140. Le requérant demande plusieurs mesures de réparation telles qu'énumérées au paragraphe 22 ci-dessus, tandis que les mesures demandées par l’État défendeur figurent au paragraphe 26.
141. Aux termes de l’article 27(1) du Protocole, « Lorsqu'elle estime qu'il y a eu violation d’un droit de l'homme ou des peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d'une juste compensation ou l'octroi d’une réparation ».
142. La Cour constate qu'en l'espèce, aucune violation n'a été établie, la question du paiement d'une juste compensation ne se pose donc pas. En conséquence, les demandes de réparation formulées par le requérant sont rejetées.”
IX. Frais de procédure
143. Le requérant n'a pas demandé de réparation au titre des frais de procédure de la requête devant la Cour de céans.
144. L'État défendeur demande que chaque partie supporte ses propres dépenses et frais encourus.
145. La Cour rappelle que l’article 30 du Règlement prévoit que « À moins que la Cour n'en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure ».
146. La Cour constate que rien dans la présente affaire ne l’oblige à en décider autrement. En conséquence, chaque Partie supportera
30 Bg Ca Bg et Xf Ca Bg c. Tanzanie (fond), para 99.
276 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
ses propres frais de procédure.
X. Dispositif
147. Par ces motifs,
La Cour,
Sur la compétence
À l'unanimité :
i. Rejette les exceptions d’incompétence de la Cour ;
ii. Se déclare compétente.
Sur la recevabilité
À la majorité de huit (8) voix pour et une (1) voix contre, la Juge Suzanne MENGUE ayant exprimé une opinion dissidente :
ii. — Rejette les exceptions d’irrecevabilité de la requête ;
iv. Déclare la requête recevable.
Sur le fond
À l'unanimité :
v. Dit que l’État défendeur n’a pas violé l’article 2 de la Charte relatif au droit à la non-discrimination ;
vi. Dit que l’État défendeur n’a pas violé l’article 3 de la Charte relatif au droit à l'égalité devant la loi et à une égale protection de la loi ; vi. Dit que l'État défendeur n'a pas violé l’article 7(1) de la Charte relatif au droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal compétent ;
vil. Dit que l'État défendeur n'a pas violé l'article 7(1)(d) de la Charte relatif au droit d'être jugé par une juridiction impartiale en ce qui concerne la composition de la formation de révision de la Cour suprême.
À la majorité de sept (7) voix pour et deux (2) voix contre, les juges Cu Cr et Rafaâ Ben Achour ayant exprimé une opinion dissidente :
ix. Dit que l'État défendeur n’a pas violé l’article 7(1)(d) de la Charte en ce qui concerne les propos tenus par le juge Dotse dans son opinion concordante devant la formation ordinaire de la Cour suprême.
Sur les réparations
À la majorité de sept (7) voix pour et deux (2) voix contre, les juges Cu Cr et Rafaâ Ben Achour ayant exprimé une opinion dissidente :
x. Rejette les demandes de réparation formulées par le requérant.
Woyome c. Ghana (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 245 277
Sur les frais de procédure
À l'unanimité :
xi. Ordonne que chaque partie supporte ses propres frais de procédure.
Opinion dissidente : NIYUNGEKO
1. Je suis d'accord avec les constatations et les décisions de la Cour, telles qu’elles figurent dans le dispositif de l’arrêt, sauf celle concluant à l'absence de violation du droit à être entendu par un juge impartial, en rapport avec les remarques faites par le Juge Dotse de la Cour suprême de l'État défendeur. J e suis d'avis que la Cour de céans aurait dû constater une violation à cet égard, non seulement en raison de la perception de partialité du Juge dans les circonstances (II), mais également en raison de la perception de partialité de l'ensemble du siège de la Cour suprême dont il faisait partie, dans sa formation de révision (II). Avant de m'expliquer sur ces deux points, il importe de rappeler brièvement le contexte dans lequel la question d'impartialité s'est posée (I).
2. Le Juge Dotse qui avait siégé dans la formation ordinaire de la Cour suprême dans l'affaire concernant le requérant, avait alors joint à l'arrêt de la Cour une opinion concordante, dans laquelle il avait déclaré que le requérant avait formé une alliance avec une autre partie, Xd Ch Ay pour « créer, piller, et partager les ressources du pays comme si une brigade avait été montée pour ce faire », et que le requérant était au centre du « fameux scandale des paiements Woyome » [paragraphe 124 d l'arrêt]. Par la suite, il avait siégé, dans la même affaire, mais cette fois dans la formation de révision de la Cour suprême, en même temps que d'autres juges dont la plupart avaient, comme lui, siégé au sein de la formation ordinaire de la Cour. Il avait même rédigé le leading judgment de la formation de révision de la Cour. 3. La question qui se pose estdans ces circonstances celle de savoir si la participation du J uge Dotse au siège de la Cour suprême 278 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
dans sa formation de révision, après avoir tenu les propos repris ci-dessus lorsqu'il siégeait dans sa formation ordinaire, ne remet pas en cause son impartialité d'abord et ensuite celle de la Cour suprême dans son entièreté.
Il. La question de l’impartialité du J uge Dotse
4. Sur ce point, la Cour considère que bien que les propos incriminés du J uge soient « regrettables » et soient « allés au-delà de ce que l'on peut considérer comme un commentaire judicaire approprié, ils n'ont pas donné l'impression de l'existence d'idées préconçues et n’ont révélé aucun parti pris » [paragraphe 129 de l'arrêt]. Pour arriver à cette conclusion, la Cour se fonde principalement sur deux arguments : (i) les convictions personnelles philosophiques et morales d'un juge ne peuvent s'analyser comme constituant un parti pris [paragraphe 127] ; (ii) l’impartialité d’un juge est présumée, ce qui requiert une preuve contraire indiscutable pour renverser la présomption [paragraphe 128]. Le problème est que ces arguments, en eux-mêmes en principe valides, ne sont pas applicables en l'espèce.
5. S'agissantde l'argumentinvoquantles convictions philosophiques et morales d’un juge, les propos tenus parle J uge Dotse n'ont rien de philosophique ou de moral. Dire que le requérant est un pilleur des ressources du pays et qu'il est au cœur d'un scandale est une opinion sur des faits supposés ou réels, peu importe, et n'est pas l'expression d’un principe philosophique ou moral. Il s'agit d’appréciations subjectives sur le comportement et les actes du requérant, appréciations qui expriment les sentiments négatifs qu'il nourrit envers le requérant, et qui comme le reconnaît la Cour, étaient déplacées. Comme l'indique le Commentaire des Principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire, « [Iles valeurs, la philosophie ou les convictions personnelles d’un juge au sujet du droit » non constitutifs d'un parti pris font référence à « une opinion générale sur une question juridique ou sociale ayant un rapport direct avec l'affaire en cours. ».! Or, en l'espèce, le Juge concerné n'exprime, à travers ses propos, aucune opinion générale sur une question juridique et sociale, mais seulement une opinion particulière et circonstanciée sur des faits purs.
6. En ce qui concerne la présomption d'impartialité du juge, en l'espèce, celle-ci est clairement renversée par les propos
1 Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, Commentaire des Principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire, septembre 2007, paragraphe 60. Italique ajouté.
Woyome c. Ghana (fond et réparations) (2019) 3 RICA 245 279
incontestés du juge. Ces propos montrent, sans l'ombre d'un doute, que le juge concerné avait une opinion négative des actes posés par le requérant, actes qui étaient au centre de l'affaire dans laquelle il a siégé par la suite en formation de révision de la Cour suprême.
7. Quoi … qu'il en soit, ce qui est en jeu ici n’est pas la partialité réelle du juge — qui n’est pas établie en l’occurrence —, mais la perception de partialité que ses propos ont pu générer aux yeux non seulement de la partie concernée, mais également de tout observateur raisonnable. Selon le Commentaire des Principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire précité:
« L'impartialité est la qualité fondamentale exigée du juge et l'attribut essentiel du pouvoir judiciaire. Elle doit non seulement se manifester dans les faits mais aussi être raisonnablement perçue comme telle. Une apparence raisonnable de partialité risque de susciter un sentiment d’injustice, qui détruit |a confiance dans le système judiciaire. L’apparence d'impartialité se mesure à l’'aune de l'observateur raisonnable ».?
8. Dans le même sens, le Commentaire ajoute ce qui suit :
« L’impartialité ne se limite pas à l’absence effective de parti pris et de préjugé, car elle concerne aussi leur absence apparente. Ce double aspect est rendu par la formule, souvent réitérée, selon laquelle la justice ne doit pas seulement être rendue mais doit aussi manifestement apparaître comme étant rendue »
9. Parlant du comportement d'un juge, le Commentaire fournit les exemples d'actes de partialité suivants :
Le juge doit être vigilant afin d'éviter les comportements susceptibles d'être perçus comme l'expression d'un parti pris ou d'un préjugé. Des réprimandes injustifiées adressées aux avocats, des remarques insultantes et déplacées à l'endroit des plaideurs et des témoins, des déclarations témoignant de préjugés et un comportement excessif et impatient peuvent détruire l'apparence d’impartialité et doivent être évités.
10. Enfin, sur le même point, ce Commentaire donne la précision
Selon les circonstances, les cas suivants pourraient susciter une crainte raisonnable de partialité:… d) Si le juge a exprimé des opinions, en particulier au cours d’une audience, sur une question litigieuse, en des termes particulièrement véhéments et tendancieux au point de
Ibidem, para 52. Italique ajouté.
Ibidem, para 56. Italique ajouté
Ibidem, para 62.
Ibidem, para 90.
280 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
faire raisonnablement douter de sa capacité à juger la question avec l'objectivité professionnelle requise.
11. A la lumière de ce qui précède, l’on est donc bien obligé de conclure que les propos du Juge Dotse dans son opinion individuelle en formation ordinaire de la Cour suprême ont donné lieu à une perception de partialité, quand il a siégé en formation de révision, et que par voie de conséquence, en accord avec les principes généraux de droit en matière judicaire, le juge aurait dû s'abstenir de siéger par la suite, en formation de révision. Comme le relèvent les Principes de Bangalore sur la déontologie
Le juge se récusera lui-même dans toute procédure dans laquelle il est incapable de décider de façon impartiale ou dans laquelle un observateur raisonnable peut considérer qu'il est incapable de décider de façon impartiale.
12. Le fait que le juge ait persisté à siéger, malgré le risque de perception de partialité, doit être considéré comme une violation du droit du requérant à être entendu par un juge impartial, au sens de l’article 7(1)(d) de la Charte, imputable à l'État défendeur dont il est un organe.
13. Je suis conscient que les propos du juge Dotse ont été prononcés dans une opinion concordante, au moins partiellement favorable au requérant, mais cela ne change en rien la perception de partialité de sa part, dès lors qu'il a accepté de siéger par la suite dans la formation de révision de la Cour suprême, sur la même affaire.
IN. La question de l’impartialité de la Cour suprême, siégeant en formation de révision
14. || reste maintenant à déterminer si le fait que le J uge Dotse ait siégé dans la formation de révision de la Cour suprême, a affecté l'impartialité du siège dans son entièreté. A cet égard la Cour répond par la négative, en se fondant essentiellement sur les arguments suivants : (i) les propos d'un seul juge ne peuvent pas remettre en cause l'impartialité des autres juges (en l'occurrence 10 juges), même si c’est lui qui a rédigé le leading judgment [paragraphe 131]; (ii) le requérant n’a pas montré en quoi les remarques de J uge Dotse dans le cadre de la formation ordinaire de la Cour suprême, ont plus tard influencé la décision rendue par
6 Principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire, Annexe à la résolution du çonseil 5 économique et social de l'ONU, ECOSOC 2006/23, 27 juillet 2006, para Woyome c. Ghana (fond et réparations) (2019) 3 RICA 245 281
la formation de révision de cette même Cour [paragraphe 131]. Aucun des deux arguments n'est réellement convaincant.
15. En ce qui concerne l'argument selon lequel la partialité d'un seul juge ne peut pas affecter l’impartialité de l’ensemble du siège, il importe de distinguer, à nouveau, entre l'impartialité réelle d’une juridiction — qui n’est pas en cause ici —, et la perception de l'impartialité de ladite juridiction. En l'espèce, ce qui est en jeu n’est en effet pas l’impartialité de tous les autres juges, mais la perception d'impartialité du siège de la Cour, comme suite à la perception de partialité d'un de ses membres.
16. Or, il est généralement admis que la perception de partialité d'un membre de la Cour affectera également, par ricochet, la perception d’impartialité de l'ensemble du siège concerné. La Commission africaine des droits de l'homme et des peuples a établi le lien entre ces deux situations, dans ses Principes et directives sur le droit à un procès équitable et à l'assistance judiciaire en Afrique. Selon elle, l'impartialité d'une instance juridictionnelle peut être remise en question, entre autres, « 1. Si le juge est en mesure de jouer un rôle essentiel dans la procédure ; 2. si le juge peut avoir une opinion préconçue risquant de peser lourdement sur la
17. Il ressort de ce principe que lorsqu'un juge a exprimé une opinion qui pourrait influencer la prise de décision par l’organe judiciaire, il y a un problème d'impartialité, non pas du seul juge concerné, mais de tout l'organe judiciaire.
18. En ce qui concerne l'argument selon lequel le requérant n'a pas prouvé que les remarques du juge Dotse avaient influencé la décision de la formation de révision de la Cour suprême, il s'agit là d’une exigence d’une preuve impossible. On ne peut en effet pas demander au requérant qu'il apporte une telle preuve, alors que par définition il ne peut pas accéder aux délibérations de la Cour qui se déroulent naturellement en séance privée, et qui sont couvertes par le principe de confidentialité.
19. Il ressort des développements qui précèdent que la participation du juge Dotse au siège de la formation de révision de la Cour suprême, a pu donner lieu à toute personne raisonnable, une perception de partialité de l'ensemble du siège, même si les autres juges ont statué réellement en toute impartialité.
20. Pour toutes ces raisons, la Cour aurait, à mon sens, dû conclure à la violation du droit du requérant d’être jugé parun tribunal impartial
Principes et Directives sur le droit à un procès équitable et à l'assistance judiciaire en Afrique, Principes généraux applicables à toute procédure judiciaire, 2003, para 5.c.
282 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
au sens de l’article 7(1)(d) de la Charte. En conséquence, elle aurait pu déterminer, dans la foulée, la nature et la forme de la réparation à octroyer au requérant au seul titre de cette violation.
Opinion dissidente : BEN ACHOUR
1. Dans cette affaire Cc Xb Xe c. République du Ghana, je souscris à l'ensemble des motifs et du dispositif sauf sur une question et sur sa conséquence sur les demandes de réparation.
2. En effet, je ne partage pas l’opinion de la majorité de la Cour sur « [Ia question de savoir si les observations du juge Dotse remettent en cause l’'impartialité de la formation de révision de la Cour suprême ».! D'après la Cour, les propos tenus par l'un des juges de la Cour suprême de l’État défendeur, à propos du requérant sont « [r]egrettables et sont allés au-delà de ce que l'on peut considérer comme un commentaire judiciaire approprié »? et qu'en conséquence « [l'État défendeur n’a pas violé le droit du requérant d'être jugé par une juridiction impartiale, comme le prescrit l’article 7(1)(d) de la Charte »°
3. J’estime en effet, que, la Cour aurait dû retenir la violation de l'article 7(1)(b) de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après la Charte), la teneur des propos du juge en question ayant jeté une perception d'impartialité non seulement sur l'auteur des propos mais également sur l'ensemble de la formation de jugement.
4. || y a lieu de rappeler que dans son opinion concordante en date du 14 juin 2013, à l'audience devant la formation ordinaire de la Cour suprême, le juge Dotse a estimé que le requérant avait formé une alliance avec d’autres. La Cour « [flait observer qu'il ressort du dossier qu'il n'y a pas de contestation entre les parties sur le fait que le juge Dotse, dans son opinion concordante devant
1 Paras 122 — 132.
2 Para 129 de l'arrêt.
3 Para 132 de l'arrêt.
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la formation ordinaire, avait affirmé que le requérant avait formé une alliance avec une autre partie, à savoir Xd Ch Ay, pour ‘créer, piller et partager les ressources du pays comme si une brigade avait été montée pour ce faire’, pour ajouter plus tard que le requérant était au centre du ‘fameux scandale des
Analysant les effets des observations de l'honorable juge Dotse sur l’'impartialité de la formation de révision de la Cour suprême, la Cour de céans a justement commencé par poser les critères pertinents pour résoudre cette problématique. Elle souligne que « [pJour s'assurer de l’impartialité, le tribunal doit offrir des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime à cet égard.° Elle fait cependant observer que l’impartialité d'un juge est présumée et que des preuves incontestables sont nécessaires pour réfuter cette présomption. À cet égard, la Cour est d'avis que « cette présomption d'impartialité a une importance considérable, et le droit ne devrait pas imprudemment évoquer la possibilité de partialité du juge »° et que « chaque fois qu'une allégation de partialité ou une crainte raisonnable de parti pris est formulée, l'intégrité décisionnelle, non pas seulement d'un juge pris individuellement, mais de l'administration judiciaire dans son ensemble est remise en question ».” Par la suite, la Cour semble aller dans le sens de la partialité estimant dans le paragraphe 129 de l'arrêt que « [g]lue, bien que ces propos sont regrettables et sont allés au-delà de ce que l’on peut considérer comme un commentaire judiciaire approprié, ils n'ont pas donné l'impression de l'existence d'idées préconçues et n'ont révélé aucun parti pris».
Avant d'exposer les raisons de notre dissidence, et de savoir si ces propos sont ou ne sont pas de nature à jeter une impression de partialité qui déteint sur l'ensemble de la formation de jugement, à savoir la formation de révision de la Cour suprême de la République du Ghana , il y a lieu de revenir à la définition de la notion d'impartialité (I) et de confronter les propos du juge en question aux critères de l’impartialité codifiés dans un certain
Para 124 de l'arrêt.
Ci c. Royaume- Uni (1997) 24 EHRR 221, para 73. Voir aussi Bx X Bp, le développement ‘La Commission de normes africaine de procès des équitable droits de en l'homme Afrique’ (2006) et des 6(2) euples Revue et africaine de droit des droits de l'homme.
Bande indienne Cs c. Canada 2003 231 DLR (4°) 1 (Cs).
Para128 de l'arrêt.
284 et RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
nombre d'instruments internationaux (Il).
7. Consciente de la fragilité de sa position, la Cour a pris la peine de donner la définition doctrinale de l’impartialité* en se basant sur la définition qui en est donnée dans le Dictionnaire de droit international public et dans le commentaire des principes de Bangalore. Il reste que ces définitions vont dans le sens de la solution contraire à la position adoptée par la Cour, c'est-à-dire, la partialité, ou au moins l'impression de partialité du juge Dotse. 8. De manière plus précise, c'est-à-dire, dans son sens juridique, l'impartialité est l'attitude qui doit permettre d'éliminer toute subjectivité dans un jugement. Elle implique que le juge laisse de côté ses sentiments de sympathie ou d’antipathie à l'égard de tous ceux qu'il va juger et se débarrasse de toutes idées préconçues, de préjugés fondés sur n'importe quelle raison de discrimination (genre, religion, couleur, morale, opinion, etc.) ou de stéréotypes qu'il se prononce avec le plus d'objectivité possible. Comme le ditla Cour elle-même, l'impartialité suppose « [lJ'absence de parti pris, de préjugés, de conflits d’intérêts chez un juge, un arbitre, un expert ou une personne analogue par rapport aux parties se présentant devant lui ou par rapport à la question qu'il doit
9. Dans son arrêt Af c. Belgique du 1er octobre 1982," la Cour européenne des droits de l'homme, (ci-après la CEDH), a identifié l’impartialité « [p]ar l'absence de préjugé ou de parti pris, elle peut, notamment sous l'angle de l’article 6(1) (art. 6(1)) de la Convention, s'apprécier de diverses manières. On peut distinguer sous ce rapport entre une démarche subjective, essayant de déterminer ce que tel juge pensait dans son for intérieur en telle circonstance, et une démarche objective amenant à rechercher s’il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime »."!
10. Dans cette même affaire Af c. Belgique portée devant la CEDH par la Commission, le requérant s'était plaint que le président de la Cour d'assises qui l'a condamné s'est occupé de son affaire pendant l'instruction en sa qualité de substitut
8 Para 126 de l'arrêt.
9 J Salmon (dir) Dictionnaire de droit international public (2001) 562.
10 Requête No. 8692/79, Série A No 53.
11 Para 30 de l'arrêt de la CEDH.
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du Procureur du Roi. Dans son arrêt du ler octobre 1982, la CEDH a relevé une infraction à l’article 6(1)" de la Convention: l'impartialité du ‘tribunal’ qui avait statué, le 10 novembre 1978, « sur le bien-fondé » d'une « accusation en matière pénale » dirigée contre l'intéressé, à savoir la cour d'assises du Brabant, « pouvait paraître sujette à caution »."
11. Dans une autre affaire, Cv c. Lituanie,“ la CEDH « [r] appelle qu'il y a deux aspects dans la condition d'impartialité posée à l'article 6(1) de la Convention. Il faut d'abord que le tribunal soit subjectivement impartial, c'est-à-dire qu'aucun de ses membres ne manifeste de parti pris ou de préjugé personnel. L'impartialité personnelle se présume jusqu'à preuve du contraire. Ensuite, le tribunal doit être objectivement impartial, c'est-à-dire offrir des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime ».!* Concernant le deuxième aspect (impartialité objective), « [i]| conduit à se demander si certains faits vérifiables autorisent à suspecter l'impartialité des juges » et la Cour européenne d'ajouter « [E]n la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. || y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure »."° En l'espèce, le président de la chambre criminelle de la Cour suprême avait saisi les juges de cette chambre d’un pourvoi en cassation, à la demande du juge de première instance qui était insatisfait de l'arrêt de la Cour d'appel. Le président a proposé que soit cassé l'arrêt d'appel et confirmé le jugement de première instance. Il a ensuite désigné le juge rapporteur et constitué la
12 « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) ».
13 D’après la CEDH « [La Cour de cassation de Belgique], a rejeté le pourvoi de M. Af parce que les pièces en sa possession ne lui semblaient pas révéler une telle intervention de M. Bu de Walle à titre de premier substitut du procureur du Roi à Bruxelles, fût-ce sous une autre forme qu’une prise de position personnelle ou un acte donné de poursuite ou d'instruction (paragraphe 17 ci-dessus).
d) Même assorti de cette dernière précision, pareil critère ne répond pas entièrement aux exigences de l’article 6 $ 1 (art. 6-1). Pour que les tribunaux inspirent au public la confiance indispensable, il faut de surcroît tenir compte de considérations de caractère organique. Si un juge, après avoir occupé au parquet une charge de nature à l’amener à traiter un certain dossier dans le cadre de ses attributions, se trouve saisi de la même affaire comme magistrat du siège, les justiciables sont en droit de craindre qu'il n'offre pas assez de garanties d’impartialité ».
14 CEDH. Troisième section, Arrêt du 10 octobre 2000, Requête No. 42095/98.
15 Para 30 de l'arrêt de la CEDH.
16 Para 32 de l'arrêt de la CEDH.
286 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
a soutenu la requête en cassation du président que la Cour suprême a finalement retenue. Pour la Cour, « [pareille opinion ne saurait passer pour neutre du point de vue des parties : en recommandant l'adoption ou l’infirmation d’une décision donnée, le président devient forcément l'allié ou l'adversaire du
12. Par ailleurs, dans les Directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l'assistance judiciaire en Afrique, adoptés par la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples en 2003,‘ il est recommandé pour apprécier l'impartialité ou la partialité de tenir compte de trois critères, à savoir :
* Si le juge est en mesure de jouer un rôle essentiel dans la procédure ;
* Si le juge peut avoir une opinion préconçue risquant de peser lourdement sur la décision ;
* Sile juge doitstatuersurune décision qu'il a prise dans l'exercice d'une autre fonction.
13. En vertu de ces Directives, une instance juridictionnelle est impartiale si :
* Un ancien procureur ou avocat siège en qualité de juge dans une affaire où il a exercé les fonctions de Parquet ou d’avocat ; * Le magistrat a participé secrètement dans l'instruction de l’affaire ;
* Il existe entre le magistrat et l'affaire ou une des parties de l’affaire un lien qui risque de préjuger la décision ;
* Un magistrat siège en qualité de membre d'une juridiction d'appel pour connaître d’une affaire qu’il a déjà tranchée ou dans laquelle il a été impliqué dans une juridiction inférieure ».
14. Dans son arrêt Ingabire c. Rwanda (fond) du 24 novembre 2017, la Cour de céans s’est référée à ces mêmes directives lorsqu'elle a statué sur la question de savoir si la requérante avait été jugée par une juridiction neutre et impartiale ou non” et a conclu que « [E]n l'espèce, les éléments de preuve présentés par la requérante ne démontrent pas suffisamment que l’un ou l’autre
17 Para 35 de l'arrêt de la CEDH.
18 Directives et Principes sur le droit à un procès équitable et à l'assistance judiciaire en Afrique, adoptés en 2003 par la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples (DOC/OS (XXX) 247).
19 Requête No. 003/2014, Arrêt du 24 novembre 2017, Ar Bd Ce c. République du Rwanda, paras 103 et 104.
Woyome c. Ghana (fond et réparations) (2019) 3 RICA 245 287
des facteurs susmentionnés existait au cours de son procès ».
15. Par ailleurs, les principes de Bangalore” sur la déontologie judiciaire, cités par la Cour dans le présent arrêt, établissent une norme internationale de déontologie judiciaire pour le comportement des juges etfournissentun cadre pour réglementer leur conduite. Dans les commentaires sur les Principes de Bangalore, l'impartialité est reconnue comme étant « la qualité fondamentale exigée du juge et l’attribut essentiel du pouvoir judiciaire. [.. ] Une apparence raisonnable de partialité risque de susciter un sentiment d’injustice, qui détruit la confiance dans le système judiciaire. L'apparence d'impartialité se mesure à l'aune de l'observateur raisonnable. Un juge pourra sembler partial pour un certain nombre de raisons, par exemple en raison d’un conflit d'intérêts apparent, de son comportement au tribunal ».2!
16. En outre, « [u]n juge exerce ses fonctions judiciaires sans faveur, sans parti pris ni préjugé. Lorsqu'un juge semble partial,” la confiance du public dans le système judiciaire est entamée. [...] L’impartialité ne se limite pas à l'absence effective de parti pris et de préjugé, car elle concerne aussi leur absence apparente. Ce double aspect est rendu par la formule, souvent réitérée, selon laquelle la justice ne doit pas seulement être rendue mais doit aussi manifestement apparaître comme étant rendue ».? Le critère habituellement adopté est celui de savoir si l'observateur raisonnable, examinant la question de manière réaliste et pragmatique, percevrait (ou pourrait percevoir) un manque d'impartialité chez le juge. C’est du point de vue de l'observateur raisonnable qu'il faut examiner l'existence ou non de raisons de redouter un parti pris.?* « Les valeurs, la philosophie ou les convictions personnelles d'un juge au sujet du droit ne sauraient constituer un parti pris. Le fait qu’un juge se soit forgé une opinion générale sur une question juridique ou sociale ayant un rapport direct avec l’affaire en cours ne le rend pas inapte à présider.
20 Projet de Bangalore 2001 sur un code de déontologie judiciaire, adopté par le Groupe judiciaire sur le renforcement de l'intégrité de la justice et révisé lors de la table ronde des premiers présidents organisée au Palais de la Paix à La Haye les 25 et 26 novembre 2002. https://www.unodc.org/documents/corruption/ bangalore_f.pdf
21 Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, Commentaire des principes de déontologie judiciaire de Bangalore, septembre 2007, para 52.
22 C'est nous qui soulignons.
23 Office des Nations Unies contre la et le crime, Commentaire sur les principes de déontologie judiciaire de Bangalore, drogue septembre 2007, para 52.
24 Commentaire des principes de Bangalore relatifs à la déontologie judiciaire, paras 55 et 56.
288 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
L'opinion, qui est acceptable, devrait être distinguée du parti pris qui, lui, ne l’est pas ».
Il. L’attitude du juge Dotse laisse apparaître une perception de partialité qui déteint sur l’ensemble de la formation de la formation de révision
17. La question cruciale qui se pose concernant les propos et l'attitude du juge Dotse n’est pas tellement celle de l'influence exercé par ce magistrat sur ses autres collègues de la formation de révision mais surtout celle de l'apparence ou de la perception de partialité. En d'autres termes, il ne s'agit pas d'établir si le juge en question a influencé ses autres collègues mais il s'agit de savoir si le juge Dotse a dépassé l'obligation de neutralité qui doit être la sienne. Même si on suppose que l'opinion de ce magistrat n’a pas directement influencé les autres magistrats, il n'en demeure pas moins que le seul fait que ce haut magistrat ait exprimé une opinion qui semble dirigée contre le requérant dépasse les limites et les caractéristiques d'une opinion juridique sur l'affaire examinée.
18. En l'espèce, la Cour relève d'ailleurs que le juge Dotse a joué un rôle crucial dans la procédure, aussi bien devant la formation ordinaire sur l'arrêt de laquelle il a rédigé l'opinion concordante que devantla formation de révision, dans laquelle il a rédigé l'arrêt principal. En outre, il a exprimé son opinion lorsqu'il a mentionné le requérant comme ayant formé une alliance avec une autre partie, Waterville, pour « créer, piller et partager les ressources de la République du Ghana », et que le requérant était au centre du fameux scandale de paiements Woyome ».
19. Comme indiqué ci-dessus, la Cour semble, dans un premier temps, aller dans le sens de la partialité dudit juge lorsqu'elle « estime [...] que ces propos [étaient] regrettables et sont allés au-delà de ce qui peut être considéré comme un commentaire judiciaire approprié ».?° Mais la Cour se rétracte très vite faisant abstraction des critères d'impartialité Lorsqu'elle estime que lesdits propos « [nJ'ont pas donné l'impression de l'existence d'idées préconçues et n'ont révélé aucun parti pris».” En outre, ajoute la Cour « [qlu'il ressort du dossier qu'il n'y a pas
25 Commentaire des principes de Bangalore relatifs à la déontologie judiciaire, para
26 Para 129 de l'arrêt.
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de contestation entre les parties sur le fait que le juge Dotse, dans son opinion concordante devant la formation ordinaire, avait affirmé que le requérant avait formé une alliance avec une autre partie, à savoir Xd Ch Ay, pour «créer, piller et partager les ressources du pays comme si une brigade avait été montée pour ce faire », pour ajouter plus tard que le requérant était au centre du « fameux scandale des paiements Woyome ».,? 20. Il est impossible de souscrire à ce raisonnement. En l'espèce, le juge Dotse a clairement démontré sa partialité vis-à-vis du requérant par ses remarques dans l'opinion concordante devant la formation ordinaire. Il se peut très bien que le juge Dotse ait simplement exprimé des points de vue sans nécessairement être partial. Il est cependant assez regrettable que l'honorable juge ait tenu ces propos alors que l'affaire du requérant était toujours en instance devant la Haute cour, devant laquelle le jugement a été rendu le 12 mars 2015, après le jugement de la formation de révision de la Cour suprême. La conclusion à laquelle abouti la Cour me semble sujette à caution : « La Cour note que le juge Dotse a élaboré le jugement principal rendu par la formation de révision qui était composée de 11 juges, [.. ]. La Cour estime que les remarques d’un seul juge ne peuvent être considérées comme suffisantes pour influencer la formation tout entière. Le requérant n’a pas non plus démontré en quoi les propos tenus par le juge en formation ordinaire avaient influencé en aval la décision de la formation de révision ».?°
21. Le raisonnement de la Cour ne tient, à mon sens pas la route : autantil est acceptable etlogique dans ses prémices, autant il est logique et contradictoire dans ses conclusions.
22. Il semble que, l'opinion émise par le juge Dotse, et en dépit du fait qu'elle ait été exprimée dans une opinion jointe à l'arrêt, dépasse de très loin ce qui est courant en matière d'expression des opinions dissidentes ou individuelles sur une décision juridictionnelle ou quasi juridictionnelle. Cette pratique, héritée du droit anglo-saxon par les juridictions internationales, permet à un juge d'exprimer en termes de droit sa position. Elle ne permet pas de s'attaquer à l'un des justiciables au procès et de porter sur lui un jugement de valeur.
23. Une opinion dissidente ou individuelle est définie comme étant l” « expression de leur opinion personnelle que les membres d'une cour ou d'un tribunal peuvent joindre à la décision de la
28 Para 124 de l'arrêt.
29 Para 131 de l'arrêt.
290 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
juridiction ». Dans cette perspective « l'opinion individuelle (en anglais : separate opinion) est celle d'un juge qui a voté avec la majorité en ce qui concerne le dispositif d'un jugement, mais qui n'accepte pas tout ou partie de l'exposé des motifs. Grâce à la possibilité de joindre son opinion individuelle au jugement, le juge peut justifier son dissentiment partiel et faire connaître les motifs qui l'on conduit à accepter quand même le dispositif ».® Quant à l'opinion dissidente « (en anglais dissenting opinion) [elle] est celle d'un juge qui n'a pas voté avec la majorité parce qu'il est en désaccord avec le dispositif de la décision et, par conséquent, avec ses motifs. Dans l'opinion dissidente, il peut donner les raisons de son dissentiment et rendre ainsi publics les points ayant donné lieu à controverse parmi les juges ».°!
24. N'étant pas d'accord avec le point (ix) du dispositif, je ne pouvais qu'être dissident par rapport à la décision de la Cour de n'octroyer au requérant aucune réparation pour le préjudice subi. Dans la logique de ma position, ayant été convaincu d’une violation d'un droit de l'homme, j'aurai accordé au requérant une réparation juste et adéquate.
Opinion individuelle : MENGUE
1. Endate du 29 juillet 2017, à la requête du Sieur Ai Bf, la formation de révision de la Cour Suprême du Ghana a confirmé, à l'unanimité la décision de la formation ordinaire de ladite Cour sur la question de la constitutionalité du contrat de construction des stades, eta accordé au Sieur Woyome de rembourser à l'État les sommes perçues.
2. Non satisfait de cette décision, Sieur Woyome a saisi la Cour de céans par requête reçue au greffe le 16 janvier 2017.
3. Dans cette requête, il allègue la violation des droits fondamentaux suivants :
* Droit de ne pas faire l’objet de discrimination prévu à l’article 2 de la Charte ;
30} Salmon (dir). Dictionnaire de droit international public (2001) 781.
31 Salmon 782.
Woyome c. Ghana (fond et réparations) (2019) 3 RICA 245 291
« Droit à l'égalité devant la loi et à une égale protection de la loi, prévu à l’article 3 de la Charte ;
« Droit à ce que sa cause soit entendue prévu à l’article 7 de la Charte.
Il a également demandé la réparation des préjudices résultants de ces violations.
Après examen préalable de sa compétence, conformément aux articles 3(1) du Protocole portant création de la Cour africaine et 39(1) du Règlement, la Cour a procédé à l'examen de la recevabilité de la requête, en passant au crible les exceptions d'irrecevabilité soulevées par l’État défendeur et les autres conditions de recevabilité prévues par les articles 6(2) du Protocole, ensemble les articles 40 du Règlement.
C'est l'exception tirée du non épuisement des voies de recours internes qui retiendra l'attention ici, car je reste convaincue que si la Cour avait creusé d'avantage cette exception, elle aurait abouti à une solution différente de celle contenue dans l'arrêt.
Il convient de rappeler que l'épuisement des voies de recours internes signifie que l'affaire que le requérant entend porter devant l'instance internationale ait été soulevée, au moins en substance, devantles instances nationales si celles-ci existent, si elles sont adéquates, accessibles et efficaces.
La question qui se pose, en l'espèce, est celle de savoir si après la formation de révision de la Cour suprême du Ghana, le requérant disposait d'autres recours au plan national pour soulever la question de violation de ses droits fondamentaux et de réparation des préjudices subis.
A cet égard les articles 2(1), 33, 130 et 133(1) de la Constitution du Ghana disposent :
* Article 2(1) : « Toute personne qui allègue que tout acte ou omission qui est incompatible avec une disposition de la présente constitution peut formuler un recours devant la Cour Suprême en vue d'obtenir une déclaration en ce sens » ;
(1) « Lorsqu'une personne affirme qu’une disposition de la présente Constitution relative aux droits et libertés fondamentaux de l'homme a été, est ou risque d'être enfreint à son égard, alors sans préjudice de toute autre action légalement disponible, cette personne peut demander réparation à la Haute cour.
(2) La Haute cour peut, en vertu de l'alinéa premier du présent article, donner des directives, des ordres ou rendre des ordonnances, y compris toutes décisions, sous formes d'habeas corpus, de certiorari, de mandamus, de prohibition et de quo warranto, toute forme qu'elle jugera propice à la réalisation des objectifs de respect et de garantie du respect de n'importe laquelle des dispositions relatives à la protection à laquelle 292 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
la personne concernée a droit en ce qui concerne les droits de l'homme
(3) Une personne lésée par une décision de la Haute cour peut former un recours devant la Cour d'appel avec le droit d’interjeter un dernier appel devant la Cour suprême. »
+ Article 130 : « compétence de première instance de la Cour suprême :
(1) Sous réserve de la compétence de la Haute cour en ce qui concerne l'application des droits fondamentaux et des libertés au sens de l’article 33 de la présente Constitution, la Cour Suprême a la compétence première exclusive en matière de :
(a) Toutes les questions relatives à l'application ou à l'interprétation de la présente Constitution. ».
* Article 133 : « Pouvoir de la Cour Suprême de réviser ses décisions :
(1) La Cour suprême peut réviser toute décision prise ou rendue par elle pour des motifs et dans des conditions prescrites par ses règles de
10. || ressort des dispositions constitutionnelles sus énoncées, que le système judiciaire ghanéen prévoit deux recours spécifiques en cas d'atteinte aux droits fondamentaux : le recours devant la Haute cour et le recours devant la Cour suprême.
11. Mais ces recours, bien que disponibles sont-ils efficaces notamment pour ce qui concerne le cas d'espèce ?
12. La Cour de céans dans l'affaire Al Ae C Am Cf conclut que « l’efficacité d’un recours est sa capacité à remédier à la situation dont se plaint celui ou celle qui l'exerce »,! mesurée en termes de capacité à résoudre le problème soulevé par le requérant. Elle l’a réaffirmé dans l'affaire Bw Cx Bs C Am Cf en faisant observer qu’un recours est efficace s’il peut être poursuivi sans entrave par le requérant.’
Recours devant la Haute cour
13. Pour apprécier l'efficacité du recours devant la Haute cour, « la Cour de céans considère que dans les circonstances de l'espèce, il n'aurait pas été raisonnable d'exiger du requérant qu'il saisisse la Haute cour, juridiction inférieure et liée par les décisions de la Cour suprême, d'une requête en violation de ses
1 Requête No. 013/2011 : Al Ae C Am Cf ; Arrêt du 28/03/2014 Sur les exceptions préliminaires et le fond, para 68 ;
2 Requête No. 004/2013 : Bw Cx Bs C Am Cf, Arrêt du 05/12/2014 sur les exceptions préliminaires, para 111.
Woyome c. Ghana (fond et réparations) (2019) 3 RICA 245 293
droits fondamentaux par la Cour suprême. Il serait hautement improbable que la Haute cour infirme cette décision ».
14, La Cour de céans estime donc que former un tel recours devant la Haute cour n'aurait pas pu trancher la plainte du requérant et que le recours aurait donc été inefficace. La Cour constate que des recours étaient, certes, disponibles mais qu'ils n'étaient pas efficaces pour répondre aux griefs du requérant » (paragraphe 71 de l'arrêt).
15. Une telle analyse ne parait pas pertinente. D'abord, la juridiction inférieure est liée par la décision de la Cour suprême lorsqu'il y a identité d'objet et de cause entre l'affaire réglée par la Cour suprême dans cette décision et l'affaire dont la juridiction inférieure est nouvellement saisie. Dans ce cas, la décision de la Cour suprême s'impose en vertu du principe de l'autorité de la chose jugée.
16. Par contre, lorsque les mêmes parties soulèvent un nouveau problème différent de celui initialement réglé par la Cour suprême, la juridiction inférieure peut valablement statuer puisqu'il n'y a pas identité d'objet ni de cause. C'est le cas en l'espèce.
17. La Cour suprême était saisie et a définitivement statué sur la constitutionnalité des contrats litigieux. Ceci n’a d'ailleurs pas empêché les parties d'entreprendre d'autres procédures au plan national, dans lesquelles le requérant a souvent eu gain de cause. (Je me réfère ici à l'arrêt rendu le 14 juin 2013, où la formation Ordinaire a estimé que le Sieur Ai Bf devrait saisir la Haute cour pour demander réparation. L'on notera aussi qu'ici, c’est d'ailleurs, le juge de la Cour suprême qui indique qu’à la suite de sa propre décision la partie lésée devrait, pour obtenir réparation, saisir la Haute cour).
18. Ainsi, le requérant qui se plaint de la violation de ses droits fondamentaux, violation commise lors du déroulement de la procédure devant la Cour suprême, avait bien la latitude de saisir la Haute cour en vertu des dispositions de l'article 33 de la Constitution. Il n'y a aucune identité d'objet ni de cause entre cette nouvelle affaire et celle initialement réglée par la formation de Révision de la Cour suprême relativement à la constitutionnalité des contrats.
19. Ensuite, la Haute cour saisie d'une requête pour violation des droits de l'homme, n'est pas appelée à réexaminer la décision de la juridiction suprême pour l’infirmer ou la confirmer. Elle est appelée à se prononcer sur la conformité de la procédure menée devant la Cour suprême aux dispositions de la Constitution relatives aux droits fondamentaux de l’homme et/ou aux normes 294 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
internationales des droits de l'homme.
20. C'est exactement là la justesse de vue de la Cour européenne qui précise dans l'affaire At c. Allemagne que : épuiser les recours internes n'exige pas seulement que l'on fasse usage des recours effectifs permettant de contester les décisions déjà prononcées mais que le grief qu'on entend soulever devant la Cour doit d'abord être soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit national devant les juridictions nationales appropriées.’
21. Il s’en suit donc que la Haute cour pouvait, sans atteinte aucune au principe de l'autorité de la chose jugée, connaitre de la requête du Sieur Woyome sur la violation de ses droits fondamentaux, en substance tels qu'il les expose devant la Cour de céans.*
22. Le nombre de décisions rendues par cette juridiction en matière des droits de l'homme prouve à suffisance l’effectivité d’un tel recours, c'est-à-dire sa capacité d'apporter des solutions aux problèmes de violation des droits fondamentaux. Et la possibilité des voies de recours : l'appel contre les décisions de la Haute cour etle recours devant la Cour suprême constituent une double garantie de protection des droits humains.
23. Dans sa conclusion « la Cour constate que des recours internes étaient, certes, disponibles mais qu’ils n'étaient pas efficaces pour répondre aux griefs du requérant ».
24. Ceci montre que la Cour reconnait qu'en plus du recours devant la Haute cour, il y avait d'autres voies de recours qu'elle a jugé inefficaces sans le démontrer. Qu’en est-il précisément du recours devant la Cour suprême ?
Recours devant la Cour suprême
25. Si l'on considère la hiérarchie des juridictions pour dire que la Haute cour ne pouvait pas raisonnablement apprécier la
3 CEDH, 142. At c. Allemagne, Requête No. 22978/05, arrêt du 1 juin 2010, para
4 Dans l'affaire At c. Allemagne, idem, le requérant se plaignait devant la Cour du manque d'équité de son procès pénal fondé sur la violation de l’article 6 de la Convention. Il alléguait que les éléments de preuve admis à son procès avaient été obtenus à la suite des aveux qui lui avaient été extorqués. P our considérer que le requérant avait épuisé les voies de recours internes, la Cour a tenu compte du fait que devant le Tribunal régional, le requérant priait celui-ci de déclarer qu'il était totalement interdit d'utiliser au procès pénal les différents éléments de preuves dont les autorités d'enquêtes avaient eu connaissance grâce aux déclarations obtenues de manière illégale. Le requérant, dans son pourvoi devant la Cour fédérale, s'était également référé à cette demande. Ainsi, la Cour a considéré que le grief porté devant elle avait été soulevé en substance devant les juridictions nationales et a déclaré la requête recevable.
Woyome c. Ghana (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 245 295
procédure devant la Cour suprême (ce que nous venons de démontrer que ce n‘est pas fondé), doit-on en déduire que les violations commises au niveau de la Cour suprême sont inattaquables au plan national ? Qu’elles ne peuvent être ni soulevées, ni constatées pour être réparées ?
26. Par ailleurs, l’affirmation de la Cour selon laquelle « il serait hautement impossible que la Haute cour infirme cette décision » laisse croire qu'en admettant que le requérant la saisisse dans ces circonstances, c'est elle (la Cour de céans) qui peut infirmer ou confirmer la décision dont s’agit. Ce qui va à l’encontre de sa propre jurisprudence selon laquelle elle « n'est pas une instance d'appel ou de cassation des décisions émanant des juridictions nationales, mais que toutefois, cela ne l'empêche pas d'examiner les procédures pertinentes devant les instances nationales pour déterminer si elles sont en conformité avec les normes prescrites dans la Charte ou tout autre instrument des droits de l'homme ratifié par l'Etat défendeur ». C’est du reste ce que la Haute cour, investie de la mission de protection des droits fondamentaux était appelée à faire. Les violations que le requérant soulève devant la Cour de céans et qui relèvent de sa compétence matérielle sont celles qu'il était tenu de soulever, ne serait-ce qu'en substance, devant l'instance nationale de protection des droits de l’homme. 27. A cet effet, la jurisprudence est suffisamment abondante et qui précise que épuiser les voies de recours internes ne signifie pas que le requérant exerce un recours susceptible d'aboutir à l’infirmation de la mesure litigeuse ou de la décision mais de porter devant l'instance nationale compétente le grief de ce qu'il pense être une violation de son droit.”
28. En somme, en déclarant la requête en l'espèce recevable au motif selon lequel la Haute cour, juridiction inférieure, ne peut pas statuer sur des violations des droits fondamentaux commises devant la Cour suprême, la Cour de céans ouvre une brèche dangereuse, dans la mesure où désormais toute victime de violation de ses droits humains à ce stade (Cour suprême) saisirait directement la Cour de céans, sans plus avoir besoin
5 CEDH : affaire Vückovic et autres c. Serbie, (exceptions préliminaires), Requête No. Nicklinson 17153/11 et Lamb et suivants, c. Royaume- arrêt du Uni, 25 Requête mars 2014, No. 2478/15 para 75. et Voir 1787/15, aussi décision CEDH : sur la recevabilité du 23 juin 2015, para 90 ; Ac Ab c. Grèce, Requête No. 18877/91, arrêt du 15 novembre 1996, para 33 ; Co et Az c. France, No. 29183/95, du 21 1999, 38 et 39 France, Requête (exceptions préliminaires) arrêt Requête janvier No. 11069/84, para arrêt du 19 mars ; Cardot 1991, c. para 34 ; Cq c. Chypre, Requête No. 56679/00, arrêt du 28 avril 2004, paras 40 et 41.
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d'épuiser les recours internes.
29. || ressort des textes sus-énoncés (articles 2 et 133 de la Constitution ghanéenne) que la Cour suprême statue en matière des droits de l'homme comme juridiction d'instance ou comme juridiction d'appel de ses propres décisions.
30. En l'espèce, après la décision de la formation de révision de la Cour suprême, la Constitution ghanéenne offre la possibilité au requérant d'exercer son recours en violation de ses droits fondamentaux devant la Cour suprême.
31. Dans ce cas, s'il estime que certains juges avaient un parti pris, il avait la possibilité de les récuser.
32. Mais, il ressort du dossier que le requérant n'a soumis la question de violation de ses droits fondamentaux devant aucune instance nationale. Ce qui pousse à conclure qu'il n'a pas épuisé les voies de recours internes.
Opinion individuelle : BENSAOULA
[1.] ] e partage l'opinion de la majorité des juges quant à la recevabilité de la requête, la compétence de la Cour et le dispositif.
[2.] En revanche je pense que la manière dont la Cour a traité la recevabilité de la requête va à l'encontre des dispositions des articles 56 de la charte, 6(2) du protocole et 39 et 40 du règlement. [3.] 1lestà noter que la Couraprès avoir discuté les exceptions émises par l’État défendeur quant à la recevabilité de la requête (non épuisement de recours internes et le dépôt de la requête dans un délai non raisonnable), elle a conclu dans son paragraphe 96, que toutes les autres conditions ne sont pas discutées par les parties et « que la Cour constate que rien dans le dossier n'indique que l’une quelconque de ces conditions n'a pas été remplie en l'espèce ».
[4.] Et pour cela, elle n'a fait que reprendre les conditions énumérées aux articles 56 de la Charte, 6(2) du protocole et 40(6) du règlement sans aucune discussion ni analyse. Ce qui est, à mon sens, contraire à l'esprit même des textes cités plus haut.
[5.] En effet, aux termes de l’article 39 du règlement il est fait obligation à la Cour de procéder à un examen préliminaire de sa compétence et des conditions de recevabilité telles que prévues Xe C Bc (fond et réparations) (2019) 3 RICA 245 297
par les articles 50 et 56 de la Charte et l'article 40 du règlement. [6.] Ce qui implique clairement que :
Siles parties émettent des exceptions quant aux conditions liées à la compétence et la recevabilité, la Cour doit les examiner.
* s'ils'avère que l’une d'elle estfondée elle jugera en conséquence, puisque cumulatives.
* Si par contre aucune n'est fondée, la Cour est dans l'obligation de discuter les autres éléments de recevabilité non discutés par les parties et de conclure en conséquence.
* si les parties ne discutent pas les conditions, la Cour est dans l’ obligation de le faire et dans l’ordre énoncé dans les articles 56 de la Charte et 40 du règlement.
[7.) En effet il me parait illogique que la Cour sélectionne l’une des conditions tel le délai raisonnable, par exemple, alors que l'identité peut poser problème et n’est donc pas couverte ou une toute autre condition énumérée avant.
[8.] Dans l'affaire objet de l’opinion individuelle, il est clair que si le défendeur a émis des exceptions quant aux recours internes et le délai raisonnable, ce que la Cour a considéré comme infondées, cette dernière n’a pas analysé les autres conditions et s’est contentée d'une réponse éclair car n'ayant pas fait l’objet de discussion et qu'il ne ressortait pas du dossier qu'il y avait problèmes quant à leur respect.
[9.] A mon avis cette réponse éclair, quant aux autres conditions non discutées par les parties et la Cour, a affaibli sa conclusion quant à la recevabilité de la requête.
Et quant à l’appréciation du délai raisonnable
[10.] La Cour a estimé que les recours internes ont été épuisés lorsque la formation de révision de la Cour suprême a rendu son arrêt le 29 juillet 2014 et qu'à la date du dépôt de la requête, soit le 05 janvier 2017, le délai de saisine était raisonnable.
[11.] || ressort cependant que pour arriver à cette conclusion la Cour a pris en considération des faits survenus après la date considérée comme preuve à l'épuisement des recours internes (2014), des actions pénales intentées contre le requérant, Rapport de la commission d'enquête.
[12.] Au vu de l’article 40(6) du Règlement, il est clairement stipulé pour la recevabilité des requêtes qu'elles soient « introduites dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant 298 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
commencer à courir le délai de sa propre saisine ».
[13.] Il est clair que le législateur a donc dicté deux options quant à la manière de définir le début du délai raisonnable.
* date de l'épuisement des recours internes ce que la Cour a fixé par la date de l'arrêt de la formation en révision de la Cour suprême du 29 juillet 2014 la requête ayant été déposée le 05 janvier 2017.
* la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine. La Cour bien qu’elle ait fixé la date de fait qui commence à courir le délai de sa saisine (l'arrêt de la formation en révision), elle a pris en considération des faits survenus après cette date (2014/2017) comme « facteurs qui pourrait être pris en compte pour évaluer le caractère raisonnable du délai de saisine … ».
[14.] j'estime que cette manière d'interpréter l'article sus visé est erronée et ne répond pas à l'esprit du texte car les articles de la Charte et du règlement stipulent clairement la date retenue par la Cour et non des faits retenus... pour fixer le délai de saisine.
[15.] A mon sens, la Cour en retenant la date de l'arrêt de la formation en révision (2014) et la date du dépôt de la requête (2017) et en tenant compte des faits survenus après la date de l'arrêt de la formation en révision est sortie du sens même de l’article car par cette façon de faire elle n'a déterminé aucune date comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine et a par contre mélangé les deux choix que lui octroient les articles sus visés. Et qu'il aurait été plus logique de considérer, puisque le législateur reconnait cette faculté à la Cour, la date des arrêts rendus entre 2014 et 2017 ou le dépôt du rapport de la commission (2015) et ainsi le délai de aurait été plus raisonnable.
[16.] Ainsi, si la Cour dans sa jurisprudence a interprété les recours internes qui lient le requérant comme étant les recours ordinaires cette jurisprudence ne la lie pas quand à la détermination du délai raisonnable puisqu'elle peut, à mon avis, calculer ce délai raisonnable à compter de la date à laquelle un recours extraordinaire a été intenté ou a reçu décision ou une autre procédure entamée en lien étroit avec les faits objet de la requête devant la Cour et que de cette façon, la Cour aurait appliqué la deuxième règle énoncée aux articles 56 de la Chartre 6(2) du protocole et 39 et 40(6) du règlement.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 001/2017
Date de la décision : 28/06/2019

Origine de la décision
Date de l'import : 17/07/2023
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