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28/03/2019 | CADHP | N°009/2015

CADHP | Cour africaine des droits de l'homme et des peuples, 28 mars 2019, 009/2015


Texte (pseudonymisé)
Ab c. Tanzanie (fond et réparations) (2019)
Ab c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 3 RICA 13 13
RJ CA 13 Requête 009/2015, As Ao Ab c. République-Unie de Tanzanie
Arrêt du 28 mars 2019. Fait en anglais et en français, le texte anglais
faisant foi.
Juges ORÉ, KIOKO, BEN ACHOUR, MATUSSE, MENGUE,
MUKAMULISA, CHIZUMILA, BENSAOULA, TCHIKAYA et ANUKAM
S'est récusée en application de l'article 22 : ABOUD
Le requérant, son épouse et ses enfants ont été arrêtés et détenus
au motif qu'ils étaient des immigrants illégaux. Le requérant a allégué
q

u'il avait égaré son passeport contenant un visa valide mais qu'il était
en possession d’un certif...

Ab c. Tanzanie (fond et réparations) (2019)
Ab c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 3 RICA 13 13
RJ CA 13 Requête 009/2015, As Ao Ab c. République-Unie de Tanzanie
Arrêt du 28 mars 2019. Fait en anglais et en français, le texte anglais
faisant foi.
Juges ORÉ, KIOKO, BEN ACHOUR, MATUSSE, MENGUE,
MUKAMULISA, CHIZUMILA, BENSAOULA, TCHIKAYA et ANUKAM
S'est récusée en application de l'article 22 : ABOUD
Le requérant, son épouse et ses enfants ont été arrêtés et détenus
au motif qu'ils étaient des immigrants illégaux. Le requérant a allégué
qu'il avait égaré son passeport contenant un visa valide mais qu'il était
en possession d’un certificat de perte dudit passeport délivré par les
services de police de l'État défendeur. || s'est en outre plaint qu'une
fouille anale avait été effectuée sur sa personne en violation de son droit
à la dignité. La Cour a estimé que l'État défendeur aurait dû prendre
des mesures pour vérifier le statut juridique du requérant avant de
l'arrêter, lui et sa famille. La Cour a également estimé que l'arrestation
du requérant constituait une violation de son droit de résidence et que
la fouille anale violait son droit à la dignité et à l'intégrité physique. La
Cour a par ailleurs estimé que la procédure de détermination du statut
d'immigrant du requérant avait été excessivement longue.
Recevabilité (épuisement des recours internes, 45 ; introduction dans
un délai raisonnable, 55, 56)
Résidence (arrestation arbitraire en violation du droit de résidence et de
la liberté de mouvement, 77-81
Dignité (fouille anale, 94-96)
Intégrité physique (fouille anale, 97)
Procès équitable (temps nécessaire pour déterminer le statut
Réparations (indemnisation, preuve de préjudice matériel, 129 ;
préjudice moral, 131, 138)
Les parties
Sieur As Ao Ab (ci-après dénommé « le requérant »), ressortissant de la République Démocratique du Congo (RDC), résidait à Dar es-Salaam en République-Unie de Tanzanie et vit aujourd’hui à Bujumbura en République du Burundi.
La requête a été introduite contre la République-Unie de Tanzanie (ci-après désignée « État défendeur»), devenue partie à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après désignée la «Charte»), le 21 octobre 1986 et au Protocole, le 10 février 2006. Elle a également déposé, le 29 mars 2010, la déclaration 14
Il
A.
RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
prévue à l'article 34(6) du Protocole, par laquelle elle accepte la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant des individus et des organisations non gouvernementales.
Objet de la requête
La requête découle de l'arrestation, de la détention et de l'expulsion du requérant, de son épouse et de ses enfants, pour séjour illégal allégué sur le territoire de l'État défendeur. Le requérant fait grief à l'État défendeur d'avoir violé son droit de choisir sa résidence et de circuler librement, en procédant à son arrestation alors qu'il était détenteur d'une attestation de perte de son passeport, délivrée par la police tanzanienne. Le requérant soutient en outre que la fouille rectale dont il a fait l'objet au moment de son placement en détention constitue une atteinte à sa dignité.
Faits de la cause
Le requérant affirme être entré sur le territoire de l’État défendeur en 1993, muni d’un visa temporaire. Par la suite, en 1999, son épouse et ses enfants sont entrés dans le pays en tant que réfugiés, mais n’ont pas rejoint les camps de réfugiés indiqués. Ils ont plutôt rejoint le requérant et toute la famille vivait à Dar es-Salaam.
En 2005, suite à une dispute avec un commerçant détaillant, un certain Bb Br Cn, qui lui devait de l'argent, le requérant a intenté l'action civile No. 263 de 2005 devant le Tribunal de première instance de Kisutu à Dar es-Salaam.
Le ler juin 2006, le requérant a déposé à l'Ambassade de la RDC à Dar es-Salaam une demande de remplacement de son passeport, qu'il avait égaré. Le 2 juin 2006, l'Ambassade a confirmé par écrit que la procédure était en cours et l'a notifié à la police de l'État défendeur. Le 5 juin 2006, la police tanzanienne à Dar es-Salaam a délivré au requérant une attestation de perte de passeport qui était encore en cours de validité et dans lequel était apposé un permis de séjour dans l'État défendeur valable jusqu'en septembre 2006.
Le 9 juin 2006, les autorités tanzaniennes de l'immigration ont arrêté le requérant pour séjour illégal dans le pays, alors qu'il assistait à une audience de l'affaire civile No. 263 de 2005 susmentionnée, dans laquelle un jugement reconnaissant sa Ab c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 13 15
créance avait été rendu en sa faveur.
L'épouse et les enfants du requérant ont eux aussi été arrêtés et tous ontété détenus pendant cinq (5) jours puis déférés devant le tribunalle 15 juin 2006 et mis en examen pour séjour illégal, dans l'affaire pénale No. 765 de 2006. L'Ambassade de la RDC a été informée de l'affaire et a obtenu des autorités tanzaniennes une autorisation en vertu de laquelle le requérant devait être libéré et rester dans le pays pour assurer le suivi de ses affaires, mais étant entendu que sa famille quitte la Tanzanie dans les sept (7) jours, après quoi les poursuites relatives au séjour illégal seraient abandonnées. Le 16 juin 2006, la famille du requérant a quitté le pays et le requérant est resté comme convenu, pour assurer le suivi de l'affaire civile No. 263 de 2005 mentionnée plus haut. Par la suite, le visa de séjour du requérant a été renouvelé plusieurs fois, ce qui lui a permis de rester en Tanzanie jusqu'au 28 mars 2007.
En septembre 2007, le requérant a intenté une action dans le cadre de l'affaire civile No. 118 de 2007 devant la Haute cour de Tanzanie contre Bb Br Cn et] erome Msemwa (agent de l'Immigration) pour arrestation illégale et traitement dégradant. En août 2010, le requérant a ajouté aux parties à l'affaire civile No. 118 de 2007 le Secrétaire général du Ministère de l'Intérieur et l'Attorney General de Tanzanie.
10. En septembre 2010, la Haute cour de Tanzanie a entendu l'affaire civile No. 118 relative à l'arrestation du requérantpourséjourillégal suite aux évènements de juin 2006. Le 2 janvier 2014, la Haute cour a rendu sa décision, et conclu que l'arrestation du requérant en 2006 était conforme à la loi, dans la mesure où à cette date il résidait illégalement en Tanzanie, n'ayant ni passeport ni visa en cours de validité. Le 3 janvier 2014, le requérant s'est vu adresser un avis d'interdiction de séjour le sommant de quitter la Tanzanie dans les (7) sept jours, décision qu'il a dûment exécutée.
11. Le 6 janvier 2014, après avoir quitté la Tanzanie, le requérant a saisi la Haute cour d’une requête demandant copie du jugement du 2 janvier 2014 qui avait ordonné son expulsion, pour en connaître les motifs et interjeter appel s'il le souhaitait. Le 8 janvier 2014, le requérant a en outre sollicité du Ministre de l'intérieur de lever l’avis d’interdiction de séjour afin de lui permettre de revenir pour assurer le suivi de ses affaires, notamment l’appel contre la décision ayant motivé son expulsion. Aucune de ces autorités ne lui avait encore répondu au moment où la présente requête a été introduite devant la Cour de céans le 19 février 2015, soit un an 16 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
plus tard.
B. Violations alléguées
12. Le requérantallègue que :
ii Son arrestation et sa détention en 2006 alors qu'il séjournait légalement en Tanzanie constituent une violation de son droit de choisir sa résidence et de son droit de circuler librement, inscrits aux articles 12(1) de la Charte et 13 de la Déclaration universelle des droits de l'homme.
ii. La fouille rectale dont il a fait l’objet en présence de ses deux (2) fils au moment de sa détention constitue une violation de son droit au respect de la dignité, garanti à l’article 5 de la Charte.
ii. La période de sept ans passée à attendre la décision de la Haute cour dans l’affaire civile No. 118 de 2007 relative à son séjour illégal en Tanzanie constitue une violation de son droit d'être jugé dans un délai raisonnable, inscrit à l’article 7(1)(d) de la Charte.
13. La requête a été reçue au greffe le 19 février 2015.
14. Le 9 juin 2015, le greffe a transmis copie de la requête à l’État défendeur et a sollicité Legal and Bq Cv Ad pour une assistance judiciaire à titre gracieux en faveur du requérant. À la même date, la requête a été transmise à la Présidente de la Commission de l'Union africaine ainsi qu'aux États Parties au Protocole, en application de l'article 35(3) du Règlement.
15. Le 6 juillet 2015, l'État défendeur a déposé la liste de ses représentants. Le 9 septembre 2015, l'État défendeur a déposé sa réponse à la requête. Le 15 septembre 2015, le greffe en a accusé réception avec copie au requérant.
16. Le 24 septembre 2015, le requérant a sollicité un jugement par défaut, au motif que le délai de réponse accordé à l'État défendeur avait expiré. Le 25 septembre 2015, le greffe a informé le requérant que la traduction en français de la réponse de l'État défendeur était en cours et qu'elle lui serait transmise dès qu'elle serait prête. Le 29 septembre 2015, le requérant a demandé que la version anglaise de la réponse lui soit transmise en attendant la traduction, ce que le greffe a fait le même jour. Le 14 octobre 2015, le requérant a réitéré sa demande de jugement par défaut. Le 26 novembre 2015, le Greffe lui a transmis la version française de la réponse de l’État défendeur.
17. Le 24 novembre 2015, l'Union panafricaine des avocats (UPA) a été sollicitée pour représenter le requérant, Legal and Bq Ab c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 13 17
Rights Center n'ayant pas répondu à la demande de la Cour à cet effet. Le 14 décembre 2015, l'UPA a accepté de représenter le requérant et une copie du dossier lui a donc été transmise.
18. En raison des difficultés rencontrées par l'UPA pour communiquer avec le requérant qui vivait au Burundi, la Cour a accordé au requérant plusieurs prorogations de délai pour déposer sa réplique à la réponse de l'État défendeur. Cette réplique a été déposée le 28 juillet 2016 et copie en a été communiquée à l'État défendeur le même jour pour information et réponse aux arguments supplémentaires du requérant.
19. Le 9 août 2016, l'attention de l'État défendeur a été attirée sur les arguments supplémentaires du requérant. Après plusieurs prorogations de délai accordées par la Cour de sa propre initiative, l’État défendeur a déposé sa duplique le 27 avril 2017, qui a été transmise le 28 avril 2017 au requérant, l'invitant à y répondre dans un délai de quinze (15) jours. Par la suite, le requérant a versé au dossier plusieurs documents additionnels à l'appui de la requête, et ceux-ci ont été communiqués à l'État défendeur.
20. De nouveau saisie d’une demande du requérant en date du 18 août 2017 visant à proposer à l'État défendeur un règlement à l'amiable, la Cour a demandé au requérant le 22 septembre 2017, si cette démarche aurait pour effet de mettre un terme à la procédure devant elle. Le 2 novembre 2017, le requérant a informé la Cour qu'il souhaitait que la procédure suive son cours. Les débats ont été clos le 15 novembre 2017 etles parties en ont été dûment informées.
21. Le 5 avril 2018, les parties ont été informées que la Cour examinerait l'affaire sur la base des observations écrites, sans tenir d'audience publique, en application de l’article 27(1) du Règlement.
22. Le 25 juin 2018, les parties ont été informées que la Cour avait décidé, à sa quarante-neuvième session ordinaire (tenue du 16 avril au 11 mai 2018), de statuer en même temps sur les réparations et sur le fond de la requête. Le requérant a donc été invité à déposer ses observations sur les réparations, dans un délai de trente (30) jours.
23. Le 13 juillet 2018, la Cour a demandé à l'UPA de fournir une assistance au requérant pour formuler ses observations sur les réparations. Le 23 août 2018, l'UPA a déposé des observations écrites sur les réparations au nom du requérant. Le 29 août 2018, le greffe les a communiquées à l’État défendeur, l’invitant à y répondre dans un délai de trente (30) jours. Le 16 octobre 2018, le greffe a informé l’État défendeur qu’un délai supplémentaire de 30 jours lui avait été accordé pour déposer sa réponse aux 18 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
observations du requérant sur les réparations. Le 21 novembre 2018, les parties ont été informées que la Cour allait se prononcer sur la requête.
IV. Mesures demandées par les parties
24. Le requérant demande à la Cour d'ordonner les mesures suivantes :
« i. Lui accorder une assistance judiciaire gratuite ;
ii. Déclarer la requête fondée et recevable ;
iii. Dire que les actes commis à son encontre constituent une violation de ses droits comme exposé ci-dessus ;
iv. Ordonner à l'État défendeur de lui verser la somme de huit cents millions (800000 000) de shillings tanzaniens à titre de compen- sation ;
v. Ordonner à l'État défendeur de communiquer à la Cour le dossier de l’affaire civile No. 118/07 et celui de l'affaire civile No. 57/09 - Ag Aq c. Segelea, Dar es-Salaam, afin qu’ils soient joints en annexe de la Requête en l'espèce ».
25. Par une demande datée du 5 mai 2016, le requérant sollicite en outre de la Cour d’ordonner les mesures suivantes :
«i. Annuler la déclaration de culpabilité et la peine prononcées à son encontre et ordonner sa remise en liberté ;
ii. Ordonner le paiement des montants ci-après, à titre de réparation : « Vingt millions (20000 000) de shillings tanzaniens représentant la valeur de ses objets d'art et les dommages — intérêts ;
* Quarante-cingq millions (45000000) de shillings tanzaniens représentant la valeur de ses effets personnels confisqués par les agents de l’État défendeur;
* Quatre-vingt millions (80000000) de francs burundais à titre de réparation pour le préjudice causé à sa famille, du fait des poursuites arbitraires etinjustes engagées contre lui, notamment dans l'affaire No. 765/2006 ».
26. Enfin, dans ses conclusions additionnelles, le requérant demande à la Cour de lui accorder les mesures de réparation suivantes :
i. Vingt mille (20000) dollars des États-Unis pour le préjudice moral subi en tant que victime directe ;
il. Quinze mille (150000) dollars des États-Unis pour le préjudice moral subi par les membres de sa famille, en tant que victimes indirectes ; iii. Vingt-deux mille (20 000) [sic] dollars des États-Unis pour les frais de procédure devant la Cour de céans ;
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iv. Cinq cents (500) dollars des États-Unis pour les autres dépenses
v. Une ordonnance enjoignant à l'État défendeur de garantir la non- répétition des violations et de faire rapport à la Cour tous les six mois;
vi. Une ordonnance enjoignant à l'État défendeur de publier l'arrêt dans le Journal officiel dans un délai d'un mois, à compter de la date de son prononcé, à titre de mesure de satisfaction.
27. Dans son mémoire en réponse, l'État défendeur demande à la Cour d'ordonner les mesures suivantes :
«i. Constater que la requête n'a pas invoqué la compétence de la Cour ;
ii. Déclarer la requête irrecevable, au motif qu'elle ne remplit pas la condition de recevabilité prévue à l’article 40(5) du Règlement intérieur de la Cour, à savoir l'épuisement des recours internes ;
ii. Déclarer la requête irrecevable, car elle ne remplit pas la condition de recevabilité prévue à l'article 40(6) du Règlement intérieur de la Cour, à savoir son dépôt dans un délai raisonnable après épuisement des recours internes ;
iv. Dire que l'État défendeur n'a violé aucune disposition de la Charte ni des autres instruments de droits de l'homme, contrairement aux allégations du requérant ;
v. Rejeter la demande de réparation formulée par le requérant».
28. L'État défendeur n’a pas répondu aux conclusions additionnelles du requérant.
Compétence
29. Aux termes de l’article 3 du Protocole, «la Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l'application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les États concernés ». 30. Conformément à l'article 39(1) du Règlement, «la Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence. ».
31. L'État défendeur soutient que la compétence de la Cour n'a pas été invoquée sans pour autant préciser l'aspect de la compétence mis en cause.
32. Pour sa part, le requérant affirme, sans l’étayer que la Cour est compétente.
33. Après un examen préliminaire de sa compétence et ayant en outre constaté que rien dans le dossier n'indique qu'elle n'est pas 20 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
compétente en l'espèce, la Cour conclut qu’elle à :
i. La compétence matérielle, la requête alléguant des violations de la Charte à laquelle l’État défendeur est partie ;
ii. La compétence personnelle, l'État défendeur étant partie au Protocole et ayant déposé la déclaration prévue à l'article 34(6), par laquelle le requérant est autorisé à saisir directement la Cour de la présente requête, en vertu de l’article 5(3) du Protocole ;
ii. La compétence temporelle, les violations alléguées dans la requête ayantcertes commencé avantles dates respectives auxquelles l'État défendeur est devenu partie au Protocole et a déposé la déclaration requise, mais du fait qu’elles se sont poursuivies au-delà de ces dates ;
iv. La compétence territoriale, les faits de la cause et les violations alléguées ayant eu lieu sur le territoire de l'État défendeur.
34. Compte tenu de ce qui précède, la Cour constate qu'elle est compétente en l'espèce et conclut que l'exception soulevée par l'État défendeur est sans fondement.
35. Conformément à l’article 6(2) du Protocole, «la Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte ».
36. Conformément à l'article 39(1) du Règlement, « La Cour procède à un examen préliminaire de … recevabilité de la requête telles que prévues par les articles 50 et 56 de la Charte et l’article 40 du présent Règlement ».
37. L'article 40 du Règlement, qui reprend en substance l'article 56 de la Charte, est libellé comme suit :
«En conformité avec les dispositions de l’article 56 de la Charte auxquelles renvoie l'article 6(2) du Protocole, pour être examinées, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :
1. Indiquer l'identité de leur auteur, même si celui-ci demande à la Cour de garder l'anonymat;
2. Être compatible avec l’Acte constitutif de l'Union africaine et la
3. Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;
4. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
5. Être postérieures à l'épuisement des recours internes, s'ils existent, à moins qu'il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale;
6. Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par Ab c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 13 21
la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre
7. Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l'Acte constitutif de l'Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l’Union africaine ».
38. Certaines des conditions de recevabilité ci-dessus ne sont certes pas en discussion entre les parties, toutefois, l'État défendeur a soulevé des exceptions portant sur l'épuisement des recours internes et le dépôt de la requête dans un délai raisonnable.
A. Conditions de recevabilité en discussion entre les parties
Exception tirée du non-épuisement des recours internes
39. L'État défendeur soutient que le requérant n'a pas tenté d'épuiser les recours internes disponibles qui lui auraient permis de contester son statut d'immigrant en situation irrégulière.
40. S'agissant de l'allégation du requérant selon laquelle, du fait de son statut d'immigranten situation irrégulière, il avait été empêché de retourner en Tanzanie pour faire appel de la décision rendue dans l'affaire civile No. 118 de 2007, l’État défendeur soutient que le requérant avait la possibilité de demander au ministre de l'Intérieur de lever ou d'annuler l'interdiction de séjour et de l’autoriser à retourner en Tanzanie à cet effet. Selon l’État défendeur, le ministre aurait alors rendu une décision après avoir examiné la demande de dérogation ainsi que les motifs qui y étaient exposés.
41. Pour sa part, le requérant fait valoir qu'il ne lui a pas été donné la possibilité d'exercer les recours auxquels l'État défendeur fait référence. || affirme qu’après avoir quitté le pays à la suite de l'Avis d'interdiction de séjour, il avait demandé en vain à la Haute cour lui fournir une copie des comptes rendus d'audience et du jugement dans l’affaire civile No. 118 de 2007, pour juger de la nécessité d'interjeter appel et prévoir les moyens à faire valoir. Il ajoute que le ministre de l'Intérieur n'a pas non plus répondu à sa demande de lever l'interdiction de séjour pour lui permettre de retourner à Dar es-Salaam poursuivre son affaire. Le requérant affirme en outre que pour n'avoir pas répondu à ces deux demandes, les autorités de l'État défendeur l'ont empêché 22 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
d'épuiser les recours internes.
42. Par ailleurs, le requérant soutient qu'en tout état de cause, la demande adressée au ministre de l'Intérieur doit être considérée comme un recours extraordinaire, qu'il a néanmoins tenté
43. La Cour estime, comme elle l’a fait observer dans l'affaire Ct Ap Co Z Aj Bx, que l'exigence énoncée à l'article 56(5) de la Charte est d’épuiser les recours qui non seulement existent, mais sont aussi disponibles.! Dans cette même affaire, la Cour a également estimé qu'«une voie de recours peut être considérée disponible ou accessible lorsqu'elle peut être utilisée sans obstacle par un requérant».” En conséquence, les recours à épuiser au sens des articles 56(5) de la Charte et 40(5) du Règlement doivent être non seulement disponibles en droit, mais aussi être mises à la disposition du requérant. Lorsqu'une voie de recours existe, mais n’est pas accessible au requérant, elle sera considérée épuisée.*
44. En l'espèce, les parties s'accordent sur ce que la voie de recours appropriée consistait à adresser une demande de levée d'interdiction de séjour au Ministère de l'Intérieur. Toutefois, comme l’a retenu la Cour dans l'affaire Ck Ah c. Tanzanie, les seules voies de recours qu'un requérant est tenu d'épuiser sont les voies de recours ordinaires et judiciaires au sens de
1 Voir Requête No.004/2013. Arrêt du 05 décembre 2014 (fond), Ct Ap Co Z Aj Bx (ci-après dénommé « Ct Ap Co Z Aj Bx (fond) »), para 77.
2 Ct Ap Co Z Aj Bx (fond), para 96.
3 Voir Requête No. 002/2013. Arrêt du 03 juin 2016, Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (An AG BtA c. Libye (fond), para 69.
4 Voir Requête No. 006/2016. Arrêt du 07 décembre 2018 (fond), Cq Ch At c. République-Unie de Tanzanie, para 41. Voir aussi Cf Cw c. Cameroun (ci-après désigné « Cw Cf Z Bh »), Communication No. 389/10 (CADHP 2015), paras 48, 72 et 82 ; Article 19 c. Érythrée, Communication No. 275/03 (2007) AHRLR 73 (CADHP 2007), para 48 ; Anuak Justice Bf c. Éthiopie, Communication No. 299/05 (2006) AHRLR 97 (CADHP 20086) ; J awara c. Gambie, Communication No.147/95-149/96 (2000) RADH 107 (2000), para 31.
Ab c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 13 23
l'article 56(5) de la Charte.” La demande adressée au ministère de l'Intérieur n'en était pas une.
45. Compte tenu des circonstances de l'espèce, la Cour estime que le recours approprié aurait consisté à faire appel de la décision rendue le 2 janvier 2014 par la Haute cour dans l'affaire civile No. 118 de 2007, base sur laquelle les autorités compétentes avaient émis l'avis d'interdiction de séjour et procédé à l'expulsion du requérant, comme relaté ci-dessus. La Cour fait observer que ni le ministre de l'Intérieur ni la Haute cour n'ont répondu aux demandes du requérant qui, de ce fait, n'a pas pu interjeter appel. La Cour en conclut que même si le recours de l'appel existait, le requérant ne pouvait l'exercer du fait qu'il n'avait obtenu ni la levée de l'interdiction de séjour par le ministère de l'Intérieur, ni les comptes rendus des procédures de la Haute cour. Cette situation était d'autant plus grave que le requérant ne se trouvait plus sur le territoire de l'État défendeur. La Cour considère donc les recours internes comme ayant été épuisés.
46. En conséquence, la Cour rejette l'exception d'irrecevabilité soulevée par l’État défendeur, tirée du non-épuisement des recours internes.
Exception tirée du non-respect d’un délai raisonnable pour déposer la requête
47. Pour évaluer le délai de dépôt de la requête après l'épuisement des recours internes, l'État défendeur retient la période allant du 2 janvier 2014, date du prononcé du jugement de la Haute cour, au 28 janvier 2015, date de dépôt de la requête devant la Cour de céans. Selon l'État défendeur, ce délai, qui est supérieur à un (1) an, ne saurait être considéré comme raisonnable, compte tenu de la norme de six (6) mois, établie en la matière par la Commission africaine dans l'affaire Aw Au c. République
48. Tout en s'accordant avec l'État défendeur sur les dates à prendre en compte etsurle délai avant le dépôt de la requête, le requérant réfute cependant la conclusion de l'État défendeur sur ce qui constitue un délai raisonnable au regard de l’article 56(6) de la
Voir Requête No. 005/2013. Arrêt du 20 novembre 2015 (fond), Ck Ah c. République-Unie de Tanzanie (ci-après désigné « Ck Ah c. Tanzanie (fond) »), para 64. Voir aussi Requête No. 007/2013. Arrêt du 03 juin 2016 (fond), « Bu Bu Ax Ax Z Ar c. République-Unie Fond) »), para de 64. Tanzanie (ci-après désigné
Voir Communication No. 308/2015 (2008) AHRLR 146 (CADHP 2008).
24 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
Charte. Il fait valoir que conformément à la jurisprudence de la Cour de céans, la période qui constitue un délai raisonnable doit être appréciée au cas par cas.
49. Le requérant soutient en outre qu'après avoir soumis les deux demandes mentionnées plus haut respectivement au ministre de l'Intérieur et à la Haute cour, il était naturellement en droit d'attendre des réponses avant de passer à l'étape suivante. De plus, compte tenu de la période extrêmement longue passée à attendre que lui soit communiqué le jugement dans l'affaire civile No. 118 de 2007, le délai d’un an écoulé avant le dépôt de la présente requête doit être considéré comme raisonnable.
50. La Cour fait observer que le jugement de la Haute cour dans l'affaire civile No. 118 de 2007, qui a conduit à l'avis d’interdiction de séjour et à l'expulsion du requérant, a été rendu le 2 janvier 2014, et que la requête en l'espèce a été déposée le 19 février 2015. La question qui se pose est celle de savoir si la période d’un (1) an et vingt-six (26) jours écoulée entre ces deux dates peut être considéré comme un délai raisonnable, au sens de l’article 56(6) de la Charte et compte tenu des circonstances de l'espèce.
51. S'appuyant sur la conclusion tirée par la Commission africaine dans l'affaire Au, l'État défendeur fait constamment valoir qu’une période de plus de six (6) mois ne peut pas être considérée comme un délai raisonnable.
52. La Cour considère que cette position n'est pas fondée. Tout d’abord, la référence à la décision rendue dans la Communication Au n'est que partielle, car elle se limite au paragraphe 108 du raisonnement de la Commission, qui n’était que démonstratif et non pas conclusif. En réalité, la partie pertinente de la décision, également conclusive, est le paragraphe 109, dans lequel la Commission tire la conclusion suivante :
«En s’alignant sur la pratique d'instruments régionaux similaires des droits de l'homme, tels que la Commission et la Cour interaméricaines et la Cour européenne, six mois semblent être la norme habituelle. Nonobstant cela, chaque cas doit être traité selon son propre fond. Lorsqu'il existe une bonne raison convaincante pour qu'un Plaignant ne Ab c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 13 25
puisse pas présenter sa plainte en temps opportun, la Commission doit examiner la plainte dans un souci d'équité et de justice ».
53. À la lumière de ce qui précède, la Cour relève que dans la Communication Au, la Commission a adopté une approche au cas par cas et non la norme de six mois comme le soutient l'État défendeur en l'espèce.
54, La Cour fait également observer que le délai de six mois
des droits de l'homme n'est pas prévu à l'article 56(6) de la Charte, qui fait plutôt référence au délai raisonnable. Ainsi, il va de soi que la Cour a adopté une approche au cas par cas pour apprécier ce qui constitue un délai raisonnable, au sens de l'article 56(6) de la Charte.”
55. La Cour tient à rappeler que conformément à sa jurisprudence constante, en cas de doute quant au caractère raisonnable du délai, la situation du requérant® peut faire partie des facteurs déterminants. En l'espèce, le requérant a été expulsé dans la semaine qui a suivi l'arrêt de la Haute cour et l'émission à son encontre d'un Avis d'interdiction de séjour. Il ne lui était donc pas possible d'assurer le suivi de ses demandes auprès des autorités
56. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que le délai d’un an et 26 jours après lequel le requérant a introduit la présente requête est raisonnable au sens des articles 56(6) de la Charte et 40(6) du Règlement. En conséquence, elle rejette l'exception de l'État défendeur portant sur l'obligation de déposer la requête dans un délai raisonnable.
Conditions de recevabilité qui ne sontpas en discussion entre les Parties
57. La Cour relève que les parties ne soulèvent aucune exception quant aux conditions de recevabilité de la requête énoncées aux alinéas (1), (2), (3), (4) et (7) de l’article 56 de la Charte et (1), (2), (3), (4) et (7) de l'article 40 du Règlement, relatifs respectivement à l'identité du requérant, à la compatibilité de la requête avec
Requête No. 013/2011. Arrêt du 21 juin 2013 (exceptions préliminaires), Ai Cm et autres c. Aj Bx (ci-après désigné « Ai Cm et autres c. Aj Bx (exceptions préliminaires) »), para 121 ; Ck Ah c. Tanzanie, (fond), paras 73 et 74.
Voir par exemple Ck Ah c. Tanzanie, (fond) para 74.
Voir Requête No. 012/2015. Arrêt du 22 avril 2018 (fond), Cs Bw Cs c. République-Unie de Tanzanie, para 58.
26 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
l'Acte constitutif de l’Union africaine, aux termes utilisés dans la requête, à la nature de la preuve produite et aux affaires déjà réglées.
58. Ayant également constaté que rien dans le dossier n'indique le contraire, la Cour conclut que la requête remplit les critères prévus par ces dispositions.
59. La Cour en conclut que la requête remplit toutes les conditions énoncées à l'article 56 de la Charte telles qu'elles sont reprises à l’article 40 du Règlement et la déclare recevable.
VII. Fond
60. Le requérant allègue que l'État défendeur a violé son droit de choisir sa résidence, de circuler librement, le droit au respect de sa dignité et d’être jugé dans un délai raisonnable.
A. Violation alléguée du droit de choisir sa résidence et de circuler librement
61. Le requérant affirme que son droit de circuler librement a été violé, du fait qu'il a été arrêté et détenu alors qu'il séjournait légalement sur le territoire de l'État défendeur. À l'appui de cet argument, le requérant fait valoir avant tout que la reconnaissance par l'État défendeur que son visa avait été plusieurs fois renouvelé confirme la légalité de son séjour.
62. Le requérant soutient ensuite que les arguments de l'État défendeur sont incohérents ; d’une part, il qualifie le requérant d'immigrant clandestin alors que d'autre part, il a retiré l'affaire pénale No. 795 de 2006 engagée contre lui et sa famille et l'a autorisé à séjourner dans le pays pour des raisons humanitaires, afin qu’il puisse suivre son procès. Le requérant soutient en outre qu’en l'absence d'un quelconque élément de preuve au dossier susceptible d'étayerl'hypothèse d'une autorisation discrétionnaire du ministre de l'Intérieur de résider dans le pays pendant près de sept (7) ans sans documents règlementaires, l'on ne peut qu'être amené à conclure que le requérant résidait légalement dans le pays au moment de son arrestation.
63. Le requérant fait donc valoir que l'absence de documents appropriés était due à leur perte, signalée avec diligence à la police tanzanienne, qui lui a délivré une attestation de perte à cet effet.
64. Dans sa requête et dans ses observations ultérieures, le requérant allègue que les services d'immigration, « en collusion avec des avocats du Cabinet de l’Ak Bm et le juge qui Ab c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 13 27
présidait l'audience dans l'affaire civile No. 118 de 2007 », avaient décidé de le faire expulser pour l'empêcher d'assurer le suivi de la procédure judiciaire qu'il avait engagée. Toutefois, dans sa réplique, il affirme qu’il ne souhaite plus faire valoir les arguments fondés sur cette allégation et ainsi que sur sa déclaration initiale selon laquelle ses documents avaient été déchirés par des agents de l'État défendeur.
65. Pour … sa part, l'État défendeur soutient que le droit de circuler librement est soumis aux restrictions prévues par la loi, ce qui a été dûment respecté en l'espèce. Le principal argument de l'État défendeur à cet égard s'articule en deux volets.
66. Tout d’abord, l’État défendeur affirme avoir agi « conformément à la loi » comme le prescrit l’article 12(1) de la Charte, en se conformant aux dispositions pertinentes de sa Constitution et de la Loi régissant l'immigration, qui disposent respectivement que : i «[...] nul ne peut être arrêté, emprisonné, confiné, détenu, expulsé ou autrement privé de sa liberté, sauf a) dans les circonstances et selon les procédures prévues par la loi ; ou b) dans le cadre de l’exécution d’un jugement [...] ». (Article 15(2) de la Constitution) ;
ii, « Tout agent d'immigration peut, sans mandat, arrêter toute personne qu'il soupçonne raisonnablement d'être un immigrant clandestin ou d'avoir enfreint … une des dispositions de la présente loi ». (Article 8(1) de la Loi sur l'immigration) ;
iii. « L'expression ‘immigrant clandestin’ désigne toute personne dont la présence … en Tanzanie est illégale en vertu de toute loi en vigueur ». (Article 10(1)(h) de la Loi sur l'immigration) ;
iv. « … tout agent des services d'immigration ou tout agent de police peut, sans mandat, arrêter un immigrant clandestin … ». (Article 12(1) de la Loi sur l'immigration) ;
v. « Sous réserve des paragraphes 2 et 3, nul ne peut entrer en Tanzanie Ou résider en Tanzanie, à moins : a) d’être en possession d’un passeport en cours de validité et b) d’être titulaire … d’un permis de séjour délivré en vertu des dispositions de la présente loi ; ou c) d’être porteur d’un laissez-passer délivré en vertu des dispositions de la présente loi ». (Article 15(1) de la Loi sur l'immigration) [traduction]. 67. Ensuite, l'État défendeur soutient qu'il n'a pas arbitrairement restreint le droit du requérant de circuler librement, étant donné qu’il a agi en exécution du jugement de la Haute cour dans l'affaire civile No. 118 de 2007, Lucien lkili Ab Z Bb Br, Cj Bj, Secrétaire permanent du Ministère de l'Intérieur et l'Attorney General, dans lequel la Haute cour a estimé qu'« . au moment de son arrestation, et même pendant l'audience de la présente affaire, le requérant n’avait ni passeport en cours de validité, ni permis de séjour, ni laissez-passer » et qu'« en conséquence, il est et demeure un immigrant clandestin, au sens 28 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
de l’article 10(1)(h) de la Loi sur l'immigration ».
68. Enfin, l’État défendeur réfute deux autres allégations du requérant. La première concerne la destruction alléguée de ses documents par des agents de l'État défendeur, qui devrait être rejetée, le requérant ne s'étant pas acquitté de la charge de la preuve. Quant à la seconde allégation, selon laquelle le requérant a été expulsé à dessein pour l'empêcher de suivre son affaire, elle est sans fondement et doit donc être rejetée, le requérant ayant reconnu, dans l’affaire civile No. 118 de 2007, qu’il n’était pas en possession des documents requis.
69. La question qui doit être tranchée est donc celle de savoir si l'arrestation du requérant au moment et dans les conditions décrits ci-dessus constitue une violation de son droit de circuler librement, inscrit à l’article 12(1) de la Charte, comme suit : « [t] oute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l'intérieur d’un État, sous réserve de se conformer aux règles édictées par la loi ».
70. Avant d'examiner cette question, la Cour fait observer que le requérant ne souhaite plus faire valoir deux de ses allégations selon lesquelles les agents de l'immigration avaient détruit ses documents et l'avaient expulsé pour l'empêcher d'assurer le suivi de ses affaires devant les juridictions nationales. La Cour n'entend donc pas se prononcer sur des allégations que le requérant a lui- même abandonnées.
71. Sur la question qui doit être tranchée, la Cour fait observer que même si les arguments avancés par les parties sur le caractère abusif de l'arrestation du requérant tendent à établir la violation de son « droit de circuler librement », la question préliminaire qui se pose est celle de son droit de choisir sa résidence, car en l'espèce, la question du droit de circuler librement ne se posera qu'’ultérieurement et s’il est établi que l'État défendeur a violé le droit du requérant de choisir sa résidence dans le pays.
72. La Cour estime en outre que l'examen de cette question doit se faire à la lumière de la date d’arrestation du requérant, à savoir le 9 juin 2006 ; étant donné que c’est cette arrestation qui est, selon le requérant, à l’origine de la violation de ses droits.
73. S'agissant du droit de choisir sa résidence, le requérant affirme qu’il résidait légalement dans l'État défendeur, la perte de ses documents en cours de validité ayant été dûment signalée à la police, qui lui a délivré une attestation de perte. L'État défendeur soutientpour sa partqu'au momentde son arrestation, le requérant séjournait illégalement sur son territoire, comme l’a confirmé la Ab c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 13 29
Haute cour dans son arrêt du 2 janvier 2014 en l'affaire civile No. 118 de 2007, étant donné qu'il n'avait ni passeport en cours de validité, ni permis de séjour, ni laissez-passer, contrairement à la Loi sur l'immigration. De l'avis de l'État défendeur, une simple attestation de perte, même délivrée par la police tanzanienne, ne pouvait pas légaliser son séjour.
74. La Cour relève qu’en vertu des dispositions de la loi tanzanienne sur l'immigration, pour résider légalement dans ce pays, tout étranger doit être en possession d'un passeport sur lequel est apposée une autorisation expresse de séjourner dans le pays, sous forme de permis de séjour ou de laissez-passer. Le requérant ne conteste pas le fait qu'au moment de son arrestation, il n'était en possession d'aucun des titres susmentionnés.
75. La Cour considère cependant que le fait que le requérant n’était pas en possession des pièces expressément exigées par la loi ne rend pas automatiquement son séjour illégal. Un avis contraire équivaudrait à une interprétation restrictive de la loi, qui pourrait ne pas être appropriée pour une décision en matière de droits de l’homme. L'interprétation en fonction de la finalité de la loi est plus appropriée lorsqu'existe le risque d'une action ultérieure de l'État défendeur, susceptible d’avoir des incidences significatives sur la vie de la personne concernée.
76. La Cour estime que dans de telles circonstances, le facteur déterminant doit être un certain comportement que l'on peut raisonnablement espérer, qui est requis lorsque l'autorité ou la loi a fait naître chez un individu, susceptible d’être affecté par des décisions ultérieures, l'espoir raisonnable qu'il conservera son avantage ou sera traité comme ayant acquis cet avantage en vertu de la loi.!°
77. En l'espèce, la Cour fait observer qu'au moment de son arrestation, le 9 juin 2006, le requérant était en possession de deux documents à valeur probante, à savoir l'attestation de perte de son passeport délivrée par la police tanzanienne et une correspondance officielle de l'ambassade de son pays, adressée à la République-Unie de Tanzanie, confirmant qu’il était en voie d'obtenir un nouveau passeport. Ainsi, fort de ces deux documents, le requérant pouvait légitimement s'attendre à ce que l'État défendeur n'émette pas un avis d'interdiction de séjour à son encontre, l'attestation de perte délivrée pour remplacer les documents expressément prévus par la loi et étant valable, du fait
10 Voir affaire Be c. Royaume-Uni (fond et Satisfaction équitable), No. 44277/98, paras 32 à 35, CEDH, 24 juin 2003.
30 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
qu'elle avait été délivrée par les autorités compétentes.
78. De l'avis de la Cour, les agents de l'État défendeur auraient dû, à la vue des documents mentionnés plus haut, contacter les autorités qui les avaient délivrés pour en vérifier la validité.
79. La Cour se fonde sur le fait que les documents mentionnés plus haut avaient été délivrés respectivement le 2 et le 5 juin 2006, soit quatre (4) jours avant l'arrestation du requérant, le 9 juin 2006, par les agents de l'immigration de l'État défendeur. La conclusion évidente est que le requérant ne s'est pas fait délivrer ces documents pour prévenir son arrestation.
80. Sur ce point précis, la position de la Cour est confortée par la décision prise le 16 juin 2006 par les autorités concernées, d'abandonner les poursuites engagées contre le requérant pour séjour illégal, de remettre les membres de sa famille et lui-même en liberté et de l'autoriser à rester en Tanzanie pour suivre ses affaires devant les juridictions nationales. Cet acte prouve que l'État défendeur avait l'option de prendre des mesures autres que l'émission d’un avis d'interdiction de séjour suivie par l'arrestation et l'expulsion du requérant.
81. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que l'arrestation du requérant dans les circonstances décrites en l'espèce constitue une violation de ses droits de choisir sa résidence et de circuler librement.
82. La Cour en conclut que l'État défendeur a violé l’article 12(1) de la Charte.
B. Violation alléguée du droit au respect de la dignité
83. Le requérant allègue que le fait d'avoir été déshabillé devant ses enfants par les gardiens de prison de l'État défendeur qui l'ont ensuite obligé à se courber pour subir une fouille rectale à la recherche de marijuana et d'argent constitue un traitement cruel, inhumain et dégradant et une violation du droit au respect de la dignité, inscrit à l'article 5 de la Charte.
84. En ce qui concerne l'argument de l'État défendeur selon lequel la fouille rectale est une pratique courante dans ses prisons, le requérant fait valoir que cette justification n’est pas acceptable et ne pourrait en aucun cas s'appliquer systématiquement à toutes les personnes, sans que les peines encourues dans certaines circonstances précises n'aient été préalablement déterminées. Il soutient encore qu'il n'aurait pas dû être traité comme n'importe quel délinquant, même soil était présumé immigrant en situation Ab c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RJCA 13 31
85. Dans son mémoire en réponse à la requête, l'Etat défendeur ne nie pas les faits relatés par le requérant, mais les justifie comme suit : « … la fouille rectale est une mesure de sécurité et elle est effectuée à l»entrée et à la sortie de la plupart des prisons de lÉtat défendeur ». Dans sa duplique, l'État défendeur réitère sa position et met le requérant au défi d’apporter des preuves irréfutables démontrant qu'il avait fait l'objet d'un tel traitement.
86. L'article 5 de la Charte, dont le requérant allègue la violation, est libellé comme suit :
« Tout individu a droit au respect de la dignité inhérente à la personne humaine et à la reconnaissance de sa personnalité juridique. Toutes formes d'exploitation et d'avilssement de l'homme, notamment l'esclavage, la traite des personnes, la torture physique ou morale, et les peines ou les traitements cruels, inhumains ou dégradants sont interdites ».
87. La Cour est appelée à trancher la question de savoir si la fouille rectale effectuée par les agents de l’État défendeur sur le requérant en présence de ses enfants constitue une violation du droit au respect de sa dignité.
88. La Cour fait observer que la Commission africaine, pour apprécier de manière générale si le droit au respect de la dignité inscrit à l’article 5 de la Charte a été violé, a tenu compte de trois facteurs principaux. Le premier étant que l’article 5 ne comporte aucune clause restrictive. L'interdiction de l'atteinte à la dignité à travers un traitement cruel, inhumain et dégradant est donc absolue.” Le deuxième facteur veut que cette interdiction soit interprétée comme visant la protection, la plus large possible, contre les abus physiques ou psychologiques.!” Enfin, la souffrance personnelle et l'atteinte à la dignité peuvent prendre diverses formes et leur
11 Voir affaire B Z Cg, Communication No. 225/98 (2000) AHRLR 273 (CADHP 2000), para 41.
12 Voir AHRLR affaire 262 Media (CADHP) Rights 2000) Ay AI c. 71. Nigéria, Communication No. 224/98 (2000) 32 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
appréciation dépend des circonstances de chaque affaire.
89. S'agissant des fouilles corporelles, qui affectent l'intimité de la personne comme dans le cas en l'espèce, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a conclu que le fait pour des gardiens de prison de forcer une personne à se courber et s’accroupir pendant qu'ils effectuent une inspection visuelle de son anus constitue une atteinte à la dignité, excède les limites des procédures raisonnables et équivaut à un traitement dégradant.!* 90. La Commission interaméricaine des droits de l'homme (CIDH) a estimé pour sa part que même si des mesures restrictives pourraient être nécessaires lorsque la menace à la sécurité est évidente, « … une fouille vaginale est plus qu'une mesure restrictive, car elle implique l'invasion du corps d'une femme ». La CIDH a ensuite précisé que « … la légalité d’une fouille ou d'une inspection vaginale, dans un cas particulier, doit répondre à un critère à quatre volets : 1) elle doit être absolument nécessaire pour des besoins de sécurité dans le cas pertinent ; 2) il ne doit exister aucune autre option ; 3) elle devrait être décidée par ordonnance judiciaire ; et 4) elle doit être effectuée par un professionnel de santé compétent ».5
91. La Cour considère que parmi ces critères, ceux relatifs à la nécessité et à la disponibilité d'autres méthodes s'appliquent en l'espèce.
92. En ce qui concerne le critère de nécessité, l'État défendeur ne soutient pas que le requérant présentait un risque pour la sécurité. La Cour relève qu'il était seulement accusé de ne posséder ni passeport ni visa de séjour en Tanzanie.
93. De l'avis de la Cour, l'argument de l’État défendeur présentant la fouille rectale comme pratique habituelle à l'entrée et à la sortie de ses prisons ne peut être interprétée que comme un aveu de traitement dégradant en l'espèce. À la lumière du libellé des dispositions pertinentes de la Charte et de la jurisprudence y relative, le caractère systématique de cette pratique, en particulier de la fouille rectale, ne saurait en aucun cas justifier son application.
94. Quant à la disponibilité d'alternatives à la fouille rectale, la Cour
13 Voir affaire | ohn Cc Z Bg, Communication No. 97/93 (2000) AHRLR 30 (CADHP 2000), para 91.
14 Voir El Aa c. France (fond), CEDH, No. 51246/08 du 20 janvier 2011, paras 45-47. Voir aussi affaire F rerot c. France, No. 70204/01, paras 35-48, 12 juin 2007. 15 Affaire Mme Cr c. Argentine (fond), No. 10.506, arrêt du 15 octobre 1996, Revue No. 38/96, CIADH, paras 71-74.
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de drogues, d'argent ou d'armes dans les prisons est légitime, car elle garantit la sécurité des personnes en détention. Procéder à des fouilles sur les personnes accusées en vue de rechercher de tels objets dans ce contexte pourrait donc être acceptable, mais sous un contrôle strict et jamais au point de porter atteinte à la dignité. Il existe sûrement plusieurs autres moyens d'obtenir efficacement le même résultat, comme l’usage de purgatifs, de scanners et d’autres méthodes.
95. En l'espèce, en supposant même que la fouille rectale füt nécessaire, le fait qu’elle a été effectuée sur un père en présence de ses enfants a sans aucun doute aggravé la détresse et l'humiliation du requérant. Cette situation a inévitablement eu des incidences sur l'autorité parentale du requérant etterni son image aux yeux de sa famille.
96. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que la fouille rectale effectuée sur le requérant constitue une violation du droit au respect de sa dignité et de ne pas être soumis à des traitements dégradants. La Cour en conclut que l'État défendeur a violé l'article 5 de la Charte.
97. La Cour considère également qu'une telle fouille constitue une atteinte à l'intégrité physique du requérant. En vertu de l'article 4 de la Charte, « la personne humaine est inviolable. Tout être humain a droit au respect de sa vie et à l'intégrité physique et morale de sa personne ».
98. La Cour fait observer que la fouille corporelle complète a fait l’objet d'un examen minutieux dans la jurisprudence des droits de l'homme. Par exemple, dans l'affaire F rérot c. France mentionnée plus haut, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a conclu que la fouille systématique, en particulier la fouille rectale non justifiée et non dûment autorisée par une autorité judiciaire, constituait une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme.!é La Cour de céans estime également que l’article 4 de la Charte souligne la même interdiction. L'atteinte à l'intégrité physique est également interdite par les instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme, comme la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH), en son article 5 ;" le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP),
16 Bi c. France, op, cit. L'article 3 de la Convention européenne dispose que : « Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ».
17 L'article 5 de la DUDH dispose que « Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ».
34 et RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
en son article 7 ;!® et la Convention des Nations Unies contre la torture, en son article premier.!°
99. À la lumière des circonstances de l'espèce et sur la base de la conclusion tirée plus haut relativement au droit du requérant au respect de sa dignité, la Cour estime que la fouille rectale à laquelle il a été soumis constitue une atteinte à son intégrité physique et morale. La Cour en conclut que l'État défendeur a violé l'article 4 de la Charte.
C. Violation alléguée du droit d’être jugé dans un délai raisonnable
100. Le requérant soutient encore que le fait que la Haute cour ait attendu près de sept (7) ans pour rendre son jugement dans l'affaire civile No. 118 de 2007 constitue une violation de son droit d'être jugé dans un délai raisonnable. Il ajoute que « cette prolongation excessive du procès a davantage aggravé le préjudice pour lequel il demandait réparation depuis le début », à savoir « une réputation ternie, avec des effets dévastateurs sur sa vie privée et professionnelle » [Traduction].
101. L'État défendeur réfute les arguments du requérant, lui imputant le retard accusé dans l'examen de l'affaire. || fait valoir qu'après avoir introduit sa plainte en septembre 2007, le requérant l'avait modifiée en août 2010, pour y citer d’autres parties, à savoir le ministère de l'intérieur et l’Ak Bm. En conséquence, le procès a dû être repris en septembre 2010. L'État défendeur fait valoir en outre qu'après la clôture des plaidoiries, l'affaire a été soumise à médiation, comme l'exige le Code de procédure civile, avant le début des audiences.
102. Toujours selon l'État défendeur, le requérant a demandé à plusieurs reprises la récusation des juges chargés de l'affaire, elle a donc été retournée autant de fois au juge chargé de la répartition des affaires, d’où des retards supplémentaires. Selon les calculs de l’État défendeur, l'affaire n’a duré en réalité que trois (3) ans et trois (3) mois, le reste de la période de sept (7) années
18 L'article 7 du PIDCP dispose que « Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. En particulier, il est interdit de soumettre une personne sans son libre consentement à une expérience médicale ou scientifique ».
19 Voirégalementla position de la Commission interaméricaine des droits de l'homme dans l’affaire Cu X Prison c. Pérou, 25 novembre 2006, para 312.
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de retard étant imputable aux actions du requérant lui-même.
103. L'article 7(1)(d) de la Charte dispose que « [t]oute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend : [...] d) Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable par une juridiction impartiale ».
104. La Cour note que la plainte en l’affaire civile No. 118 de 2007 a été déposée en septembre 2007, mais que l'affaire n’a été entendue qu'en septembre 2010 et le jugement rendu le 2 janvier 2014. La Haute cour a donc mis six (6) ans et quatre (4) mois pour vider l’affaire du requérant portant sur la légalité de son séjour en Tanzanie. La question qui se pose est celle de savoir si ce délai est raisonnable, au sens de l’article 7(1)(d) de la Charte.
105. Avant de répondre à cette question, la Cour entend examiner l'argument de l'État défendeur selon lequel le requérant est en partie responsable du retard enregistré pour avoir modifié sa requête initiale en août 2010 et demandé à plusieurs reprises la récusation des juges chargés de l'affaire. À cet égard, la Cour considère d'abord que le requérant ne peut pas être pénalisé pour avoir simplement exercé ses droits en modifiant sa plainte et en demandant la récusation des juges. Ensuite, l’État défendeur n’explique pas pourquoi l'affaire n’a pas été tranchée entre septembre 2007, date du dépôt de la plainte, et septembre 2010, date de la reprise de la procédure, c'est-à-dire un intervalle de trois ans.
106. Ainsi, si le procès a repris en septembre 2010 comme l’affirme l'État défendeur et que le jugement a été rendu le 2 janvier 2014, cela signifie que la Haute cour a mis en tout six (6) ans et quatre (4) mois pour vider l'affaire. La Cour entend donc se prononcer sur la base de ce délai.
107. Lorsqu'elle doit apprécier le caractère raisonnable d'un délai dans l'administration de la justice, la Cour de céans a adopté une approche au cas par cas, sur la base de plusieurs facteurs, notamment le comportement de l'État défendeur et le 36 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
fonctionnement de ses juridictions.”
108. En l'espèce, la Cour fait observer que l’État défendeur avait déjà arrêté et incarcéré le requérant en 2006 pour séjour illégal, soit sept (7) ans avant le jugement de la Haute cour de 2014 qui a conduit à son expulsion. L'État défendeur avait donc amplement connaissance du statut du requérant. Par ailleurs, tel qu'il ressort du dossier, eu égard aux actes posés en juin 2006, il n'a fallu que quelques jours à l'État défendeur pour établir que le requérant était en situation irrégulière et expulser sa famille. Dans ces circonstances, la Cour estime excessif le délai de six (6) ans et quatre (4) mois mis pour déterminer si une personne est en situation irrégulière par rapport à la loi de l'État défendeur sur
109. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que le retard de six (6) ans et quatre (4) mois mis par la Haute cour pour statuer sur l'affaire ne peut pas être considéré comme un délai raisonnable pour rendre justice.
110. La Cour dégage donc la conclusion que l'État défendeur a violé l’article 7(1)(d) de la Charte.
111. L'article 27(1) du Protocole dispose que « lorsqu'elle estime qu'il y a eu violation d’un droit de l'homme ou des peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d'une juste compensation ou l'octroi d'une réparation ».
112. Le requérant demande à la Cour d'ordonner à l'État défendeur de lui verser la somme de huit cent millions (800 000 000) de shillings tanzaniens à titre de réparation.
113. Dans un mémoire additionnel déposé le 5 mai 2016, le requérant demande en outre à la Cour de prendre les mesures suivantes : annuler la déclaration de culpabilité et la peine prononcée à son encontre et/ou ordonner sa remise en liberté ; et ordonner les
20 Voir Ck Ah c. Tanzanie (fond), paras 100-110 ; voir aussi affaire Ci c. Allemagne (fond) No. 7759/77, para 49, CEDH, 6 mai 1981 ; Ax c. Ghana, Communication No. 103/93 (2000) AHRLR 124 (CADHP 1996), paras 10-12. Voir aussi Bd c. France, 24 novembre 1994, dans laquelle la Cour européenne a conclu qu'il y a eu violation de la Convention en raison de la longue durée de la procédure devant le Conseil d'État français.
Ab c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 13 37
mesures suivantes à titre de réparation :
i. Vingt millions (20 000 000) de shillings tanzaniens représentant la valeur des objets d’art perdus et le préjudice causé par cette perte ; ii. Quarante-cinq millions (45 000 000) de shilings tanzaniens représentant la valeur de ses effets personnels confisqués par des agents de l'État défendeur ;
ii. Quatre-vingt millions (80 000 000) de francs burundais à titre de compensation pour le préjudice subi par sa famille suites aux poursuites arbitraires et injustes, en particulier dans l'affaire No. 765/2006.
114. Dans ses observations supplémentaires sur les réparations, le requérant demande à la Cour de prendre les mesures de réparation ci-après :
i. Le paiement de vingt mille (20 000) dollars des États-Unis pour le préjudice moral subi en tant que victime directe ;
ï. Le paiement de quinze mille (15 000) dollars des États-Unis pour le préjudice moral subi par les membres de sa famille en tant que victimes indirectes ;
li. Le paiement de vingt-deux mille (20 000) [sic] dollars des États-Unis pour les frais de procédure engagés dans le cadre de la procédure devant la Cour de céans ;
iv. Le paiement de cinq cents (500) dollars des États-Unis pour les autres dépenses engagées ;
v. Une ordonnance enjoignant à l'État défendeur de garantir la non- répétition des violations et de faire rapport à la Cour tous les six mois
vi. Une ordonnance enjoignant à l'État défendeur de publier l'arrêt dans le Journal officiel dans un délai d’un mois, à compter de la date de son prononcé, à titre de mesure de satisfaction.
115. Dans sa réponse à la requête, l’État défendeur demande à la Cour de rejeter la requête et de dire que le requérant n'a droità aucune réparation. L'État défendeur n'a pas déposé de réponse aux observations supplémentaires du requérant sur les réparations.
116. La Cour estime que conformément à sa jurisprudence, pour que des réparations soient octroyées, la responsabilité internationale de l'État défendeur etun lien de causalité doivent être établis. Elle ajoute que les réparations octroyées doivent couvrir l'intégralité du préjudice subi et qu’il incombe au requérant de justifier ses 38 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
117. Comme la Cour de céans l'a déjà constaté, l’État défendeur a violé les droits du Requérant de choisir sa résidence, de circuler librement, ainsi que son droit au respect de sa dignité et d’être jugé dans un délai raisonnable, garantis respectivement par les articles 12(1), 5 et 7(1)(d) de la Charte. La Cour considère, dès lors que la responsabilité et le lien de causalité ont été établis et que les demandes de réparation seront examinées à l'aune de ces conclusions.
118. La Cour relève encore que le requérant demande des réparations aussi bien pour préjudice matériel que pour préjudice moral. Comme indiqué précédemment, les prétentions du requérant concernant le préjudice matériel doivent être étayées par des éléments de preuve. La Cour a également estimé dans le passé que les réparations avaient pour objet la restitution intégrale, principe qui consiste à placer la victime, autant que possible dans la situation antérieure à la violation, ni plus riche ni plus pauvre. 119. S'agissant du préjudice moral, comme la Cour l'a déjà indiqué dans le passé, le préjudice est présumé en cas de violation des droits de l'homme” et la quantification du préjudice moral doit être équitable et tenir compte des circonstances de l'espèce.“ La Cour a adopté la pratique consistant à accorder un montant forfaitaire dans de telles circonstances.”
120. La Cour relève également que les demandes de réparation formulées par le requérant sont libellées en différentes monnaies. À cet égard, elle estime que pour des raisons d'équité et considérant que le requérant ne devrait pas être obligé de supporter les fluctuations inhérentes aux activités financières, le montant des réparations doit être déterminé au cas par cas. En règle générale, les dommages-intérêts doivent être accordés, dans la mesure du possible, dans la monnaie dans laquelle la
21 Voir Requête No. 001/2015. Arrêt du 07 décembre 2018 (fond et réparations), Bp Ce c. République-Unie de Tanzanie (République de Côte d'Ivoire intervenant) (ci-après dénommé « Bp Ce c. Tanzanie (fond et réparations) »), para 157. Voir aussi Requête No. 013/2011. Arrêt du 05 juin 2015 (réparations), Ai Cm et autres c. Aj Bx (réparations), paras 20-31 ; Requête No. 004/2013. Arrêt du 03 juin 2016 (réparations), Ct Ap Co Z Aj Bx (ci- après désigné « Ct Ap Co Z Aj Bx (réparations) » »), paras 52-59 ; et Cb Bl Bn Bv c. Tanzanie réparations), paras 27-29.
22 Voir Ai Cm et autres c. Aj Bx (réparations), paras 57-62.
23 dem, para 55 ; et Ct Ap Co Z Aj Bx (réparations), para 58.
24 Voir Ai Cm et autres c. Aj Bx (réparations), para 61.
25 dem, para 62.
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perte a été subie. Étant donné qu'en l'espèce, l'État défendeur ne s'oppose pas à ce que le requérant libelle ses réparations en différentes monnaies, les réparations seront accordées dans une monnaie déterminée en fonction des facteurs mentionnés ci-dessus.
A. Réparations pécuniaires
121. Dans la requête en l'espèce, il est demandé à la Cour d'accorder une indemnisation de huit cent millions (800 000 000) de shillings tanzaniens, pour les traitements cruels, inhumains et dégradants subis, pour l'arrestation illégale et le retard excessif enregistré dans les procédures relatives à son séjour en Tanzanie. Le Requérant soutient qu’en raison de ces violations, il a subi des humiliations et des pertes financières suite à la suspension de ses activités commerciales, à la longue procédure engagée devant les tribunaux nationaux et la séparation d'avec sa famille. 122. Dans ses observations ultérieures surles réparations, le requérant demande à la Cour de lui accorder vingt millions (20 000 000) de shillings tanzaniens, représentant la valeur de ses objets d'art perdus et du préjudice y relatif et quarante-cinq millions (45 000 000) de shillings tanzaniens, représentant la valeur de ses effets personnels confisqués par les agents de l’État défendeur, et également vingt-mille (20 000) dollars des États-Unis pour les souffrances, la détresse, l'angoisse et la perturbation de son projet de vie, le manque de contact avec sa famille, la maladie chronique et le mauvais état de santé dont il a souffert.
123. La Cour décide que même si certains des montants réclamés concernent le préjudice aussi bien matériel que moral, les demandes de réparation qui en résultent seront traitées séparément.
Préjudice matériel
124. La Cour relève que le préjudice matériel invoqué par le requérant repose sur les pertes consécutives à la suspension de ses activités, le temps perdu dans les procédures devant les juridictions nationales, la perte de ses objets d'art et le préjudice qui en a résulté, la perte de ses effets personnels, la perturbation de son projet de vie, la maladie chronique et son mauvais état de
26 Voir Requête No. 003/2014. Arrêt du 07 décembre 2018 (réparations), Al Av Ca c. République du Rwanda, para 45.
40 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
santé.
125. En ce qui concerne la demande d'indemnisation pour le préjudice que lui aurait causé la suspension de ses activités commerciales, le requérant affirme avoir subi un préjudice matériel, pour avoir perdu son activité en tant qu'exportateur et importateur de produits, notamment des objets d'art vendus en Europe et l'importation de Vitenge (tissus en coton) en RDC. Toutefois, la demande du requérant n'est étayée par aucun élément de preuve sur l'existence d'une telle activité, sous forme de licence commerciale, de reçus ou de contrats commerciaux. Cette demande est donc rejetée.
126. S'agissant du temps perdu dans les procédures devant la Haute cour, ce manque à gagner peut être prouvé devant la Cour de céans en fournissant des preuves de rentrées financières qui auraient pu être réalisées.”” En l'espèce, ce préjudice résultant des longues procédures judiciaires aurait également pu être étayé par des preuves de paiement des frais d'avocat, de frais de procédure et d'autres frais connexes. Le requérant ne fournit aucune preuve de cette nature à l'appui de ses prétentions. La demande est donc rejetée.
127. Le requérant demande également à la Cour de lui accorder un paiement de vingt millions (20 000 000) de shillings tanzaniens, correspondant à la valeur des objets d'art qu'il aurait vendus à un certain Bb Br Cn, comme cela ressort de la procédure civile No. 263 de 2005 mentionnée plus haut. S'agissant de cette demande, la Cour relève que le Requérant n’a lié sa plainte à aucune des violations des droits de l'homme constatées dans le présent arrêt. De plus, la réclamation n'a aucun lien avec une violation alléguée de son droit à la propriété, garanti à l'article 14 de la Charte. En fin de compte, le requérant n’a pas établi la responsabilité de l'État défendeur dans la perte de la valeur de ces biens en tant que conséquence du litige privé réglé dans l’affaire civile No. 263 de 2005. La demande est donc rejetée.
128. Pour ce qui est du paiement de la somme de quarante-cinq millions (45 000 000) de shillings tanzaniens à titre de réparation pour la confiscation de ses effets personnels par les agents de l'État défendeur, la Cour relève que cette question n’a pas été soulevée dans le cadre des violations alléguées dans la requête. En outre, le requérant n’a pas fourni de preuves à l'appui de sa
27 Voir Ct Ap Co Z Aj Bx (réparations), paras 38-43.
28 Idem, para 46.
Ab c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 13 41
demande. Celle-ci est donc rejetée.
129. S'agissant de la demande d'indemnisation fondée sur la perturbation de son projet de vie, sa maladie chronique et son mauvais état de santé, la Cour relève que la réclamation du requérant n'est étayée par aucune preuve. La demande est rejetée en conséquence.
a. Préjudice subi par le requérant
130. La Cour relève que le requérant réclame, à titre de réparation, huit cent millions (800 000 000) de shillings tanzaniens, pour traitements inhumains et dégradants et vingt mille (20 000) dollars des États-Unis pour les souffrances et la détresse qu'il a subies. 131. La Cour rappelle que la violation du droit au respect de la dignité est un acte grave qui rabaisse la nature humaine de la victime. En l'espèce, les conditions dans lesquelles le requérant a été arrêté et les conséquences qui en ont découlé, notamment en ce qui concerne sa famille, sont préjudiciables à son bien-être, à sa réputation et à son honneur. Toutefois, les montants réclamés par le requérant sont excessifs. La Cour estime juste de lui accorder une compensation de dix millions (10 000 000) de shillings tanzaniens.
b. Préjudice subi par la famille du requérant
132. La Cour note que le requérant demande de lui accorder une indemnisation d'un montant de quatre-vingt millions (80 000 000) de francs burundais, pour les poursuites arbitraires engagées contre sa famille dans l'affaire pénale No. 765 de 2006 en rapport avec leur résidence.
133. La Cour fait observer que grâce à l'intervention de l'ambassade de la RDC à Dar es-Salaam, l’État défendeur avait classé l'affaire et autorisé le requérant à rester sur le territoire pendant sept (7) ans et que celui-ci a accepté que sa famille quitte le pays. La Cour estime donc que ce serait aller à l'encontre de cet accord et de la bonne foi que de conclure à la responsabilité de l'État défendeur alors que celui-ci a mis fin auxdites poursuites à la satisfaction du requérant. De plus, cette allégation n'a pas été étayée en tant que violation indirecte. La Cour rejette donc la 42 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
demande d'indemnisation du requérant.
134. Le requérant demande également à la Cour d'octroyer la somme de quinze mille (15 000) dollars des États-Unis aux victimes indirectes identifiées qui sont : Mme Ae By (son épouse) et Bz Ba AH, Ac Ao, Berthe lkili, Cl Ao, Am Ao, Bo Ao, As Ao, Bo Ao, Ad Ao, F austin Ikili, Cp Ao, Cd Ao et J ulienne Ikili (ses enfants) pour le préjudice subi, y compris les souffrances émotionnelles et l'angoisse résultant de l'arrestation, de la détention, des tortures et de l'expulsion du requérant, qui était le principal soutien de la famille.
135. Comme elle l’a indiqué dans l'affaire Zongo, la Cour considère, en ce qui concerne cette demande, que les victimes indirectes doivent établir la preuve de leur filiation avec le requérant pour pouvoir bénéficier de réparations. Les époux doivent produire leur certificat de mariage et leur certificat de vie ou toute autre preuve équivalente ; les enfants leur acte ou leur certificat de naissance ou tout autre document équivalent, attestant de leur
136. La Cour relève que le requérant a fourni, déjà auparavant, à bappui de cette demande, une liste des noms de sa femme et de ses enfants, sans toutefois fournir le moindre document comme preuve de sa filiation avec les victimes indirectes alléguées.
137. La Cour considère toutefois qu’en l'espèce, il est établi que le requérant avaitune femme et des enfants à sa charge au moment des violations. L'État défendeur l'a reconnu de manière constante et expresse dans ses conclusions. Le même fait est confirmé dans l'arrêt rendu par la Haute cour de Tanzanie dans l'affaire civile No. 118 de 2007, même si la décision ne mentionne que « sept enfants »” et identifie expressément l’épouse comme étant « Ae As », et deux des enfants comme étant « Ab Af » et « Vicent Rashid ».*! En conséquence, il existe une filiation prima facie entre le requérant et ces victimes présumées, qui ont donc droit à réparation si la Cour décide d’en accorder une.
138. Comme elle l'a indiqué précédemment, la Cour considère que les violations constatées ont certainement affecté l'épouse et
29 Idem, para 54.
30 Voir As Ao Ab Z Bb Br, J erome Msewa, Secrétaire permanent au ministère de l'Intérieur et Ak Bm près la Haute cour de Tanzanie, Dar es Salaam, affaire civile No. 118 de 2007, arrêt du 2 janvier 2014, page 8.
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les enfants du requérant, d'autant plus qu'il était le soutien de la famille et a subi des traitements dégradants en présence de certains de ses enfants. Toutefois, le montant réclamé est excessif. Compte tenu des circonstances de l'espèce et sur la base de l'équité, la Cour accorde la somme d'un million (1 000 000) de shillings tanzaniens à chacune des victimes indirectes.
B. Réparations non pécuniaires
139. Le requérant demande à la Cour d'annuler sa déclaration de culpabilité et sa peine et d'ordonner sa remise en liberté.
140. Le requérant demande également à la Cour de rendre une ordonnance de restitution. || soutient qu'une compensation devrait être versée en lieu et place de la restitution, étant donné quil ne peut pas revenir à la situation qui était la sienne avant son expulsion.
141. S'agissant de la demande du requérant en vue de l'annulation de la déclaration de culpabilité et de la peine prononcée à son encontre et à une ordonnance portant sa remise en liberté, la Cour relève que le requérant a été arrêté le 9 juin 2006, mis en accusation le 15 juin 2006 puis relâché le 16 juin 2006 sans avoir été condamné. Les revendications y relatives sont donc devenues sans objet.
142. La Cour tient à rappeler que l'objectif généralement admis pour la restitution est de mettre fin aux violations en cours et de rétablir le requérant dans la situation antérieure aux violations. Cette forme de réparation est donc applicable lorsque d'autres mesures comme l'indemnisation ne sont ni adaptées ni suffisantes. Les mesures ordonnées à cet effet comprennent, par exemple, la 44 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
restitution de biens ou l'annulation de jugements.*
143. Dans l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire Konaté, la Cour de céans a conclu que « [...] la réparation doit couvrir l'ensemble des dommages subis par la victime et inclut notamment la restitution, l'indemnisation, la réadaptation de la victime ainsi que les mesures propres à garantir la non-répétition des violations, en tenant compte des circonstances de chaque cas ». Dans la même affaire, la Cour avait ordonné, entre autres, à l'État défendeur de « rayer du casier judiciaire du requérant toutes les condamnations pénales prononcées à son encontre ».
144. La Cour note qu'en l'espèce, le requérant a plutôt demandé de bénéficier dyune indemnisation et d>autres formes de réparation pour les violations en question. Étant donné que les demandes d'indemnisation et d'autres formes de réparation ont déjà été dûment examinées et accordées lorsqu'elles sont jugées appropriées, la Cour estime que les mesures accordées sont suffisantes et qu’une ordonnance tendant à ce que le Requérant soit placé dans la situation qui était la sienne avant son expulsion n’est pas justifiée. La demande est donc rejetée.
145. Le requérant demande à la Cour d'ordonner à l'État défendeur de garantir la non-répétition des violations dont il a été victime et de faire rapport à la Cour tous les six (6) mois jusqu'à la mise en application de ses ordonnances.
146. La Cour estime, comme elle l’a conclu dans l’affaire Bp Ce c. République-Unie de Tanzanie, que les garanties de non-répétition visent à remédier aux violations systémiques
32 Loayza-Tamayo les et c. les Pérou, Cour interaméricaine des Papamichalopoulos droits de l'homme, Arrêt Grèce, sur Requête réparations No. 14556/89, dépens Cour européenne (27 novembre des 1998) droits ; de l'homme, Arrêt (article c. 50) octobre ; Bu C Bs Bc c. Az Bk, Procès No. ECW 1 (31 CC] / APP 1995) 120/13, Cour de justice communautaire de la CEDEAO, Arrêt (4 mai 2015) ; et Cw Cf Z Bh, op. cit.
33 Ct Ap Co Z Aj Bx (réparations), para 58.
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et structurelles plutôt qu'à réparer un préjudice individuel.* Toutefois, elle considère que la non-répétition serait pertinente dans des cas individuels où la violation n'a pas cessé ou pourrait se reproduire.
147. En l'espèce, la Cour estime que la demande de mesures de non- répétition n’est pas justifiée, étant donné que le requérant et sa famille ne vivent plus sur le territoire de l’État défendeur et que les ordonnances demandées n'incluent pas leur retour. De ce fait, le risque d’une nouvelle expulsion et de la répétition des violations constatées dans le présent arrêt est inexistant.
148. Cela dit, la Cour relève que, dans sa réponse à la requête, l'État défendeur affirme que « [.…] la fouille des cavités corporelles est une mesure de sécurité appliquée à l'entrée et à la sortie de la plupart des prisons de l’État défendeur ».°° À la lumière de cet argument, la Cour considère que la violation constatée à l'égard du Requérant peut donner lieu à des violations de plus grande ampleur ou structurelles et conclut qu’une ordonnance de non- répétition est justifiée.
149. En conséquence, la Cour ordonne à l'État défendeur de prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir que les fouilles rectales comme en l'espèce et dans des affaires similaires soient effectuées dans le strict respect des obligations internationales et des principes évoqués précédemment dans les conclusions de la Cour sur la violation du droit au respect de la dignité.
iii. Publication de l’arrêt
150. Le requérant demande à la Cour d'ordonner à l'État défendeur de publier au Journal officiel la décision sur le fond de la requête principale, au plus tard un mois après le prononcé de l'arrêt, à titre de mesure de satisfaction. | demande en outre à la Cour
34 Bp Ce c. Tanzanie (fond et réparations), para 191. Voir aussi Ai Cm et autres c. Aj Bx (réparations), paras 103-106 ; Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, Observation générale No. 4 sur la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples : Le droit à réparation des victimes de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Article 5), para 10 (2017). Voir aussi l'affaire des « enfants de la rue » Villagran-Morales et autre c. Guatemala, Cour interaméricaine des droits de l'homme, Arrêt sur les réparations et les dépens (26 mai 2001).
35 Bp Ce c. Tanzanie (fond et réparations), para 191 ; et Cb Bl Bn Bv c. Tanzanie (réparations), para 43.
36 Réponse de l'État défendeur à la Requête datée du 3 septembre 2015 et reçue au Greffe de la Cour le 9 septembre 2015, para 60.
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d'ordonner ce qui suit :
« i. Le résumé officiel du présent arrêt en anglais préparé par le Greffe de la Cour, traduit en Kiswahili aux frais de l'État défendeur et publié dans les deux langues, une fois au Journal officiel et une fois dans un journal national à grand tirage ;
ii. La publication sur le site internet officiel de l’État défendeur du présent arrêt dans son intégralité, en anglais, et que l'arrêt demeure accessible pendant une période d>un (1) an. »
151. La Cour considère que même si un jugement rendu en faveur du requérant peut constituer en soi une forme suffisante de réparation du préjudice moral, qu'une telle mesure peut également être ordonnée lorsque les circonstances l’exigent.’”
152. En l'espèce, la Cour fait observer, comme elle l'a déjà constaté, que la violation du droit au respect de la dignité a été établie au-delà de l’affaire individuelle du requérant et qu’elle dénote une pratique établie. La Cour note en outre que ses conclusions dans le présent arrêt portent sur plusieurs droits garantis dans la Charte, à savoir l'intégrité physique et morale de la personne, le respect à la dignité, le droit de choisir le lieu de résidence, de circuler librement et d’être jugé dans un délai raisonnable. La Cour tient particulièrement à réaffirmer que la fouille rectale subie par le Requérant constitue, dans les circonstances de l'espèce, une violation grave des droits à l'intégrité physique et au respect de la dignité.
153. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la demande de publication du présent arrêt est justifiée et l’ordonne en conséquence, non pas seulement pour faire droit à la demande du requérant, mais à la différence, de ce que demande celui-ci pour renforcer la sensibilisation du public à ce sujet. La Cour accueille donc la demande tendant à faire publier le présent arrêt sur les sites internet de l'autorité judiciaire, du ministère des affaires constitutionnelles et juridiques, et à l’y maintenir pendant
37 Bp Ce c. Tanzanie (fond et réparations), para 194; Voir Cb Bl Bn Bv c. Tanzanie (réparations), para 45 et 46(5) ; et Ai Cm et autres c. Aj Bx (réparations), para 98.
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au moins un (1) an après la date de publication.
IX. Frais de procédure
154. L'article 30 du Règlement prescrit que « sauf décision contraire de la Cour, chaque partie supporte ses frais de procédure ».
155. La Cour rappelle, comme dans ses arrêts précédents que la réparation peutinclure le paiementdes frais de justice etdes autres frais engagés dans le cadre d'une procédure internationale.’ Le requérant doit cependant justifier les montants réclamés.”°
A. Frais d’avocat
156. Le requérant demande à la Cour de lui accorder vingt mille (20 000) dollars des États-Unis au titre d'honoraires d'avocat, soit 300 heures de travail juridique dont 200 heures pour le conseil assistantet100 heures pour le conseil principal, libellés en dollars des États-Unis, à cinquante (50) dollars de l'heure pour le conseil assistant et cent (100) dollars des Etats-Unis de l'heure pour le conseil principal; soit dix mille (10 000) dollars pour le conseil assistant et dix mille (10 000) dollars pour le conseil principal.
157. La Cour tient à faire observer que le requérant a été dûment représenté par l'UPA tout au long de la procédure dans le cadre du régime d'assistance judiciaire de la Cour. Cette assistance judiciaire étant gratuite, la demande est rejetée.
B. Autres frais
158. Le requérant demande également une indemnisation pour les autres frais engagés dans le cadre de l'affaire en l'espèce, notamment deux cents (200) dollars des Etats-Unis pour les frais d’affranchissement, deux cents (200) dollars pour les frais
38 Voir Ai Cm et autres c. Aj Bx (réparations), para 79-93 ; et Cb Bl Bn Bv c. Tanzanie (réparations), para 39.
39 Ai Cm et autres c. Aj Bx (réparations), para 81 ; et Cb Bn Bv c. Tanzanie (réparations), para 40.
48 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
d'impression et de photocopie et cent (100) dollars pour les frais de communication.
159. La Cour constate que ces réclamations ne sont pas étayées par des pièces justificatives. La demande est rejetée en conséquence.
X. Dispositif
160. Par ces motifs :
La Cour,
À l'unanimité :
Sur la compétence
ii. Dit qu’elle est compétente.
Sur la recevabilité
iii. Rejette les exceptions d’irrecevabilité de la requête ;
iv. Déclare la requête recevable.
Sur le fond
V. Dit que l’État défendeur a violé le droit du requérant à l'intégrité physique et morale de sa personne, droit inscrit à l’article 4 de la Charte ;
vi. Dit que l'État défendeur a violé le droit du requérant au respect de sa dignité, droit garanti à l’article 5 de la Charte ;
vi. Dit que l'État défendeur a violé le droit du requérant à être jugé dans un délai raisonnable, droit inscrit à l’article 7(1)(d) de la Charte ; vii. Dit que l'État défendeur a violé les droits du requérant de choisir librement sa résidence et de circuler librement, droits inscrits à l’article 12(1) de la Charte.
Sur les réparations
Réparations pécuniaires
ix. Rejette les demandes d'indemnisation du requérant fondées sur le préjudice causé par la suspension alléguée de ses activités commerciales, le temps perdu devant les juridictions nationales, la perte de ses objets d'art, la confiscation de ses biens, la perturbation de son projet de vie, l'absence de contacts avec sa famille, sa maladie chronique, ses problèmes de santé et les poursuites arbitraires Ab c. Tanzanie (fond et réparations) (2019) 3 RICA 13 49
engagées contre sa famille, pour défaut de preuves ;
x. Accorde au requérant la somme de dix millions (10 000 000) de shillings tanzaniens, exemptés des taxes et de redevances, pour le préjudice moral résultant de la fouille rectale qu'il a subie, en particulier en présence des membres de sa famille, et qui a entraîné la violation de ses droits à l'intégrité physique et morale de sa personne et au respect de sa dignité, ainsi que pour les atteintes à sa réputation et à son honneur ;
xi. Accorde à la femme et aux enfants du requérant la somme d’un million (1 000 000) de shillings tanzaniens chacun, exemptés des taxes et redevances, pour le préjudice moral subi ;
xi. Ordonne à l'État défendeur de payer les montants indiqués aux points (Cr) et (xi) dans un délai de six mois à compter de la date de notification du présent Arrêt, faute de quoi il sera également tenu de payer des intérêts de retard calculés sur la base du taux applicable de la Banque centrale de Tanzanie pendant toute la période de retard de paiement jusqu'au paiement intégral du montant.
Réparations non pécuniaires
Xi. Constate que la demande du requérant visant à l'annulation par la Cour de sa déclaration de culpabilité et de la peine prononcée à son encontre et à sa remise en liberté est désormais sans objet ;
xiv. Rejette la demande en restitution formulée par le requérant car elle n’est pas justifiée ;
xv. Rejette la demande d’une ordonnance de non-répétition des violations constatées à l’égard du requérant car elle n’est pas justifiée ; xvi. Ordonne à l'État défendeur de prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir que les fouilles rectales comme dans la présente affaire et les affaires similaires soient effectuées dans le strict respect des obligations internationales et des principes énoncés dans le présent arrêt ;
xvii. Ordonne à l’État défendeur de publier le présent Arrêt, dans les trois (3) mois suivant notification, sur les sites internet de l’autorité judiciaire, du ministère des Affaires constitutionnelles et juridiques, et à y maintenir son accessibilité pendant au moins un (1) an après la date de publication ;
xvii. Ordonne à bÉtat défendeur de lui soumettre, dans un délai de six (6) mois à compter de la date de notification du présent arrêt, un rapport sur l'état d'exécution de la décision rendue dans le présent arrêt.
Sur les frais de procédure
xix. Rejette les demandes du requérant concernant le paiement de frais d'avocat et autres frais engagés dans la procédure devantla Cour 50 RECUEIL DE JURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 3 (2019)
de céans ;
xx. Décide que chaque partie supporte ses frais de procédure.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 009/2015
Date de la décision : 28/03/2019

Origine de la décision
Date de l'import : 17/07/2023
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