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05/12/2014 | CADHP | N°RANDOM49266206

CADHP | Cour africaine des droits de l'homme et des peuples, 05 décembre 2014, RANDOM49266206


Texte (pseudonymisé)
Z Z… c. Br Bf
Z Y c. Br Bf (fond) (2014) 1 RICA (fond) (2014) 1 RJCA 324 Z Z… c. Br Bf
Arrêt du 5 décembre 2014. Fait en français et en anglais, le texte
français faisant foi.
Juges : RAMADHANI, THOMPSON, AKUFFO, AH, NIYUNGEKO,
TAMBALA, ORE, HADJI-GUISSE, KIOKO et ABA
L'affaire concernait la condamnation d’un journaliste à un peine de 12
mois d'emprisonnement pour avoir publié trois articles sur des
allégations de corruption. Le journal dans lequel les articles ont été
publiés a fait l’objet d’une suspension de six mois. La Cour a estimé que
l

es peines rononcées par les _ juridictions internes étaient
disproportionnées par rapport à l'obj...

Z Z… c. Br Bf
Z Y c. Br Bf (fond) (2014) 1 RICA (fond) (2014) 1 RJCA 324 Z Z… c. Br Bf
Arrêt du 5 décembre 2014. Fait en français et en anglais, le texte
français faisant foi.
Juges : RAMADHANI, THOMPSON, AKUFFO, AH, NIYUNGEKO,
TAMBALA, ORE, HADJI-GUISSE, KIOKO et ABA
L'affaire concernait la condamnation d’un journaliste à un peine de 12
mois d'emprisonnement pour avoir publié trois articles sur des
allégations de corruption. Le journal dans lequel les articles ont été
publiés a fait l’objet d’une suspension de six mois. La Cour a estimé que
les peines rononcées par les _ juridictions internes étaient
disproportionnées par rapport à l'objectif visé par la législation nationale.
La Cour a en outre décidé que l’État étant responsable de la conduite
des juridictions nationales, il était le principal responsable, our ne pas
avoir respecté les dispositions de la Charte et du Traité révisé portant
création de la CEDEAO. La Cour a donc ordonné à l’État de modifier sa
législation en conséquence.
Compétence (la Cour décide proprio motu, 30)
Recevabilité (défaut de mention correcte du nom de l'État défendeur,
47, 72 ; épuisement des recours internes, efficacité évaluée au cas par
cas, 94, cinq jours pour interjeter appel, ne constitue pas un obstacle,
107, le système juridique national ne prévoit pas le recours demandé,
113)
Liberté d’expression (peine privative de liberté pour diffamation, 164,
167)
Opinion individuelle : THOMPSON, AKUFFO, AH et TAMBALA
Séquence de jugement (incorrect car le Règlement exige que la
compétence soit examinée avant la recevabilité, 1, 2)
Liberté d'expression (la sanction pénale pour diffamation viole la liberté
d'expression, 4, 5)
AK Objet de la requête
1. La Cour a été saisie de cette affaire par une requête en date du 14 juin 2013 et introduite par Maître John R.W.D. Jones, Q.C. et Maître Yakaré-Oulé (Nani) Jansen, au nom de Monsieur Z AN, de nationalité burkinabé et rédacteur en chef de l'hebdomadaire L'Ouragan publié au Br Bf ; cette requête a été reçue au Greffe le 17 juin 2013 et a été enregistrée sous le n°004/2013.
2. La requête était assortie d’une demande en indication de mesures provisoires, sur laquelle la Cour a statué par ordonnance en date du 4 octobre 2013.
A Faits de l’affaire
3. Des poursuites pour diffamation, injures publiques et outrage à magistrat avaient été engagées contre le requérant suite à la publication, dans l'édition de L'Ouragan du 1er août 2012, d’un article écrit par ledit requérant et intitulé « Contrefaçon et trafic de faux billets de banque - Le Procureur du Faso, 3 policiers et un cadre de banque, parrains des bandits », ainsi que d'un article écrit par Monsieur AL C…et intitulé « Le Procureur du Faso : un torpilleur de la justice
». Le requérant avait publié un second article écrit de sa main dans l'édition suivante de L'Ouragan en date du 8 août 2012 ; cet article était intitulé « Déni de justice - Procureur du Faso un justicier voyou ? »
4. Mis en cause dans les trois articles susmentionnés, le Procureur de la République, Monsieur De F.., avait porté en effet plainte contre le requérant et Monsieur AL AP pour diffamation, injures publiques et outrage à magistrat. C'est sur cette base qu’une action pénale avait été engagée contre ces derniers et que des dommages et intérêts avaient été réclamés au civil devant le Tribunal de grande instance de Ouagadougou.
5. Le 29 octobre 2012, le requérant a été condamné par le Tribunal de grande instance de Ouagadougou, à douze (12) mois d'emprisonnement ferme et au paiement d’une amende de 1 500 000 francs CFA (l'équivalent de 3000 dollars EU) ; le même tribunal a condamné le requérant à payer aux parties civiles la somme de 4 500 000 francs CFA (l'équivalent de 9000 dollars EU) à titre de dommages et intérêts, et 250 000 francs CFA (l'équivalent de 500 dollars EU) au titre des frais de procédure.
6.En outre, à titre de sanctions complémentaires, le Tribunal a ordonné la suspension de la publication de l'hebdomadaire L'Ouragan pour une durée de six (6) mois ainsi que la publication du dispositif du jugement, aux frais de Z Z.… et de AL C.…, dans trois (3) parutions consécutives des journaux L'Événement, L'Observateur Paalga, Le Pays et L'Ouragan dès la première publication de ce dernier et pendant quatre (4) mois après la reprise de ses activités.
7. Le 10 mai 2013, la Cour d'appel de Ouagadougou a confirmé ce jugement.
8. Selon le requérant, « L'Ouragan » est un hebdomadaire privé « qui maintient une ligne éditoriale indépendante et qui s'intéresse principalement aux questions politiques et sociétales », cette publication aurait selon lui « fait l’objet de diverses actions en justice au Br Bf en raison de sa manière de rapporter les informations ».
B Violations alléguées
9. Dans sa requête, le requérant fait valoir que « sa condamnation à une peine de prison, au paiement d’une amende substantielle, de dommages civils et des frais de procédure violent son droit à la liberté d'expression, qui est protégé par les différents traités auxquels le Br Bf est partie »; le requérant allègue notamment « la violation de ses droits en vertu de l’article 9 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après, la « Charte »), et de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ci-après, le « Pacte ») ».
10. L'article 9 de la Charte est ainsi libellé :
« 1) Toute personne a droit à l'information.
2) Toute personne a le droit d'exprimer et de diffuser ses opinions dans le cadre des lois et règlements).
11. L'article 19 du Pacte, pour sa part, dispose ce qui suit :
« 1, Nul ne peut être inquiété pour ses opinions
2. Toute personne a droit à la liberté d'expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.
3. L'exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires : a) Au respect des droits ou de la réputation d'autrui ;
b) A la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques »,
12. Le requérant invoque également, la violation de l’article 66(2)(c) du Traité révisé de la Communauté Economique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) du 24 juillet 1993 (ci-après, le « Traité révisé de la CEDEAO »), aux termes duquel les États parties s'engagent à respecter les droits du journaliste qui est selon lui une « profession dans l'exercice de laquelle les droits du requérant ont été violés ».
13. Sur le fond, le requérant demande à la Cour ce qui suit :
« 1. Dire pour droit que la condamnation du requérant, en particulier sa peine de prison ainsi que la condamnation à payer une amende importante, des réparations civiles et les frais de procédure, sont en violation du droit à la liberté d’expression ;
2. Constater que les lois du Br Bf sur la diffamation criminelle et l'’injure sont contraires au droit à la liberté d’expression ou, à défaut, dire pour droit que la peine d'emprisonnement pour diffamation constitue une violation du droit à la liberté d'expression, et ordonner au Br Bf de modifier sa législation en conséquence ;
3. Ordonner au Br Bf d'indemniser le requérant, notamment pour compenser la perte de ses revenus et de ses profits et lui octroyer une réparation pour souffrance morale ».
14. Le requérant a réitéré ses chefs de demandes dans sa réplique en date 18 novembre 2013.
Il. Procédure devant la Cour
15. La Cour a été saisie de cette affaire par une requête en date du 14 juin 2013. Par lettre en date du 10 juillet 2013, adressée aux Conseils du requérant, le Greffier, a, en application du paragraphe 1 de l’article 34 du Règlement intérieur de la Cour (ci-après, le « Règlement »), accusé réception de la requête.
16. Dans sa requête, le requérant, qui a été emprisonné immédiatement après le prononcé du jugement du tribunal de grande instance de Ouagadougou le 29 octobre 2012, a sollicité de la Cour l'indication de mesures provisoires « consistant à exiger du Br Bf de procéder à sa libération immédiate, ou subsidiairement, de lui fournir des soins de santé adéquats ».
17. En application de l’article 35(2) du Règlement, le Greffier a, par une lettre en date du 10 juillet 2013 adressée au Ministre des Affaires étrangères du Br Bf, avec copie à l'Ambassade du Br Bf à Addis-Abeba, communiqué une copie de la requête à l'État défendeur. Dans cette même lettre, le Greffier a demandé à l’État défendeur d'indiquer, dans les trente (30) jours de la réception de la requête, les noms et adresses de ses représentants conformément à l'article 35(4) du Règlement, et de répondre à la requête dans un délai de soixante (60) jours, conformément à l’article 37 du Règlement.
18. En application de l’article 35(3) du Règlement, le Greffier a, par une autre lettre datée du même jour, adressé copie de ladite requête au Président de la Commission de l'Union africaine, et à travers lui, au Conseil Exécutif de l'Union africaine et aux autres États parties au Protocole portant création de la Cour (ci-après, le « Protocole »).
19. Par Note verbale en date du 18 juillet 2013, l'Ambassade du Br Bf, Mission permanente auprès de l'Union africaine à Addis- Ae, a accusé réception de la lettre du Greffier, datée du 10 juillet 2013.
20. Le 26 novembre 2013, une demande d'amicus curiae a été déposée par les organisations non-gouvernementales suivantes : Centre for Ai AG, Comité pour la protection des journalistes, Ba Bd A Az Ac, Pan Ac Ai AG Bc Bl, Union panafricane des avocats, Pen International et les centres Pen nationaux Malawi pen, Pen Bh, Pen Ab, Pen Aw An et Pen Afrique du Sud, Az Ac Av Centre et Association mondiale des journaux et des éditeurs de médias d'information.
21. Le Mémoire des amici curiae a été déposé au greffe de la Cour le 12 février 2014.
22. Le 16 septembre 2013, l’État défendeur a déposé son Mémoire en réponse.
23. Le 4 octobre 2013, la Cour a statué sur la demande en indication de mesures provisoires déposé par le requérant, en ordonnant à l'État défendeur de lui fournir les soins et médicaments nécessaires à son état de santé ».
24. Le 18 novembre 2013, le requérant a déposé sa Réplique.
25. La Cour ayant décidé la tenue d'audiences publiques, celles-ci ont eu lieu les 20 et 21 mars 2014, au siège de la Cour, à Arusha. Au cours de ces audiences, la Cour a entendu les observations orales des Parties ainsi que celles des représentants des organisations
intervenant en qualité d'amicus curiae :
Pour le requérant :
« Me, Me Yakaré-Oulé (Nani) Jansen, Conseil - Me, John R.W.D.
Jones, Q.C.
Pour l’État défendeur :
« Me Antoinette OUEDRAOGO, Conseil - Me Anicet SOME, Conseil
Au nom du Centre for Ai AG, Comité pour la protection des journalistes, Ba Bd A Az Ac, Pan Ac Ai AG Bc Bl, Union panafricaine des avocats, Pen International et les centres Pen nationaux Malawi pen, Pen Bh, Pen Ab, Pen Aw An et Pen Afrique du Sud, Az Ac Av Centre et Association mondiale des journaux et des éditeurs de médias d'information intervenant en qualité d’amici curiae
« Me Donald Deya, Avocat - Me Simon Delaney, Avocat
26. Durant les audiences publiques, les Membres de la Cour ont posé des questions aux parties et celles-ci y ont répondu.
27. En date du 22 mars 2014, les conseils des Parties et les organisations intervenues en qualité d’amici curiae ont transmis le texte de leurs plaidoiries à la Cour.
28. Dans la procédure écrite, les conclusions ci-après ont été présentées par les parties :
Au nom du requérant,
Dans la requête : le requérant soumet respectueusement que son emprisonnement, les amendes et dommages civils ordonnés contre lui ainsi que la fermeture de son journal constituent une violation de son droit à la liberté d'expression.
Dans la Réplique : Le requérant prie la Cour :
1. En ce qui concerne les exceptions préliminaires soulevées par le Burkina-Faso : de déclarer, les exceptions non fondées et dire que la requête du requérant est recevable ; à propos du bien-fondé : de statuer en faveur du requérant sur le fond, faire droit aux prétentions du requérant, accorder et ordonner des mesures de réparation comme cela a été au paragraphe 131 de la requête.
Au nom de l'État défendeur,
2. Au Principal : Sur les exceptions
Constater que la requête no 003/2013 du 14 juin 2013 de Z Z... ne satisfait pas aux conditions de recevabilité prévues par les dispositions des articles 56(2), 56(3) et 56(5) de la Charte africaine et des articles 34(2), 40(2), 40(3) et 40(5) du Règlement intérieur de la Cour, et en conséquence la déclarer irrecevable :
3. Subsidiairement : au fond,
Et au cas où, contre toute attente, la Cour déclarait recevable ladite requête, elle voudra bien prononcer son rejet comme étant non fondé.
29. Durant les audiences publiques des 20 et 21 mars 2014, le requérant n'a pas modifié ses conclusions : l'État défendeur a pour sa part maintenu les siennes mais a soulevé une nouvelle exception par laquelle il conteste la qualité de journaliste du requérant.
IL Compétence de la Cour
30. Aux termes de l’article 39(1) de son Règlement intérieur, la Cour doit procéder à un examen préliminaire de sa compétence. La Cour s'assurera à cet égard qu'elle a compétence pour connaître de la requête successivement au plan personnel (ratione personae), matériel (ratione materiae), temporel (ratione temporis) et territoriale (ratione loci).
31. Concernant tout d’abord la compétence personnelle ou ratione personae de la Cour, le Protocole prévoit que l'Etat contre lequel une action est introduite doit avoir non seulement ratifié ledit Protocole et les autres instruments des droits de l'homme invoqués (Article 3(1)), mais également, s'agissant de requêtes émanant d'individus ou d'organisations non-gouvernementales, qu'il ait déposé la déclaration de reconnaissance de la compétence de la Cour pour examiner de telles requêtes, conformément à l’article 34(6) du Protocole lu conjointement avec l'article 5(3)).
32. Dans la présente affaire, la Cour observe que le Br Bf est devenu partie à la Charte et au Protocole les 21 octobre 1986 et 25 janvier 2004, respectivement, et que la déclaration prévue par l'article 34(6) du Protocole a été déposée le 28 juillet 1998 et pris effet à la date d'entrée en vigueur du protocole soit le 25 janvier 2004. La Cour a donc compétence pour examiner la présente affaire dans le chef de l'État défendeur.
33. La Cour doit toutefois s'assurer qu'elle a également compétence dans le chef du requérant. À cet égard elle observe que la requête a été déposée au nom d'un individu, Monsieur Z Z.… par Maître John R.W.D. Jones et Maître Yakaré-Oulé (Nani) Jansen.
34. La Cour conclut en conséquence qu'elle est compétente ratione personae pour connaître de la présente affaire tant dans le chef de l'Etat défendeur que de celui du requérant.
35. Concernant en second lieu la compétence matérielle ou ratione materiae de la Cour, l'article 3(1) du Protocole dispose que celle-ci « a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l'application de la Charte, du présent Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par les États concernés ».
36. Dans la présente affaire, le requérant allègue la violation par l'État défendeur de l’article 9 de la Charte, de l'article 19 du Pacte ainsi que de l'article 66(2)(c) du Traité révisé de la CEDEAO. La Cour observe que l'Etat défendeur est partie à la Charte, qu'il est également partie au Pacte depuis le 4 avril 1999, date d'entrée en vigueur de ce dernier instrument à son égard, ainsi qu'au Traité révisé de la CEDEAO dans la mesure où il l’a ratifié le 24 juin 1994.
37. Par voie de conséquence, la Cour possède la compétence matérielle pour examiner l’objet de la requête.
330 RECUEIL DE TURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 1
38. S'agissant de sa compétence temporelle, la Cour considère que dans la présente affaire, les dates pertinentes sont celles de l'entrée en vigueur à l'égard de l'Etat défendeur de la Charte (21 octobre 1986), du Protocole (25 janvier 2004), du Pacte (4 avril 1999) ainsi que de la déclaration facultative d'acceptation de la compétence de la Cour pour connaître des requêtes émanant d'individus ou d'organisations non- gouvernementales (25 janvier 2004).
39.La violation alléguée du droit à la liberté d'expression du requérant trouve son fait générateur dans la condamnation de ce dernier par le Tribunal de grande instance de Bp et la confirmation de cette condamnation par la Cour d'appel de Ouagadougou en date du 10 mai 2013.
40. La Cour constate ainsi que la violation alléguée du droit à la liberté d'expression de l'intéressé serait survenue le 10 mai 2013 soit bien après que l'Etat défendeur soit devenu partie à la Charte et au Pacte et qu'il ait déposé la déclaration facultative d'acceptation de sa compétence pour connaître de requêtes émanant d'individus ou d'organisations non-gouvernementales. Par conséquent, la Cour conclut qu’elle a la compétence temporelle pour connaître de l'allégation de violation du droit à la liberté d'expression soulevée dans la présente affaire.
41.La Cour observe enfin que s'agissant de sa compétence territoriale ou ratione loci, celle-ci n'a pas été contestée par l'Etat défendeur ; elle est d'avis que cette compétence n'est pas non plus contestable, les violations alléguées étant survenues sur le territoire de l'Etat défendeur.
42. Il résulte ainsi des considérations qui précèdent que la Cour a compétence pour examiner la violation des droits de l'homme alléguée par le requérant.
IV. Recevabilité de la requête
43. L'Etat défendeur a soulevé des exceptions d'irrecevabilité sur la base de l'article 40 du Règlement qui reprend en substance les dispositions de l'article 56 de la Charte. Par ailleurs, il a soulevé une exception tirée du défaut d'identification de l'Etat défendeur et une autre exception tirée du défaut de qualité de journaliste du requérant.
A. Une objection tirée du défaut d’identification de l’Etat défendeur
44. Dans son Mémoire en réponse à la requête, l'Etat défendeur fait valoir ce qui suit :
« Si le requérant a fourni, dans sa requête, des indications précises sur la partie demanderesse, ainsi que les noms et adresses des personnes désignées comme ses représentants, en revanche, les indications qu’il a fournies sur le défendeur (Br BfAM, ne sont ni précises, ni correctes. En effet, la partie défenderesse indiquée sur la requête « République Populaire Démocratique du Br Bf » ne désigne pas l'Etat du Br Bf. Le Br Bf prie donc humblement la Cour de constater que la partie désignée dans la requête de Z Z.…. (République Populaire Démocratique du Burkina - Faso) ne le désigne pas. Par ailleurs, il n’a pas qualité pour être défendeur dans cette requête introduite contre At Bg Aj du Br Bf ».
45. Dans sa Réplique en date 18 novembre 2013, le requérant a répondu en soutenant qu’une erreur s'était produite en écrivant le nom du Br Bf sur la page de couverture ainsi qu'aux pages 2 et 7 de la requête et s'est excusé de cette erreur dans les termes qui suivent :
« Le requérant admet avoir commis une erreur dans l'indication de l'identité du défendeur en page de couverture, ainsi qu'aux pages 2 et 7. Le requérant regrette cette erreur et présente ses excuses pour tout désagrément que cela a pu causer, mais il fait valoir aussi que cette erreur ne saurait être considérée comme un « défaut d'identification de l'Etat défendeur » [traduction]. En dehors des pages indiquées ci-dessus, l'Etat défendeur est convenablement identifié dans le reste de la requête comme étant le « Br Bf », qui comme le souligne à plusieurs reprises la réponse (...) est l'appellation officielle de l'Etat défendeur ».
46. De l'avis de la Cour, une erreur en tant que telle, dans le titre de la requête, même portant sur l'identité du requérant ou de l'Etat défendeur ne saurait donc constituer un motif de non-recevabilité de celle-ci. Dans son ordonnance relatif à l'Affaire F. E et Autres c. République- Unie de Tanzanie, dans laquelle la Cour a eu à répondre à la question de savoir si elle peut modifier le titre d’une requête introduite devant elle en remplaçant le nom d'une partie mentionnée par erreur par celui d'une partie véritable, la Cour a estimé qu'elle a le pouvoir discrétionnaire de procéder à une modification du titre de la requête, si elle le juge nécessaire et qu'un changement de titre de la requête n'affecte en rien les droits tant procéduraux que substantiels du défendeur.!
47. En l'espèce, il ressort de l'examen du dossier que même si, dans sa requête, le requérant a parfois utilisé l'appellation de « République Populaire et Démocratique du Br Bf, les violations alléguées par le requérant trouvent clairement leur fait générateur dans une décision des juridictions burkinabé. Le Br Bf a par ailleurs répondu à la requête de Monsieur Z Z.… en déposant un Mémoire en réponse ; il a même exécuté les mesures conservatoires qui lui ont été intimées par la Cour dans l'Ordonnance portant mesures provisoires rendue le 4 octobre 2013 dans le cadre de la même affaire.
48. De tout ce qui précède, la Cour conclut que la partie désignée dans la requête de par l'appellation « At Bg et Démocratique du Br Bf » désigne bien le Br Bf, le défendeur.
B. …Objection tirée du défaut de qualité de journaliste du requérant
49. Durant les audiences publiques des 20 et 21 mars 2014, l'Etat défendeur a soulevé une exception d'irrecevabilité tirée du défaut de qualité de journaliste du requérant. Il a en effet fait valoir ce qui suit :
1 Cour africaine des droits de l'homme et des peuples, Affaire K. E et Autres
c. République-Unie de Tanzanie, requête n° 001/2012, Ordonnance , 27 septembre 2013, paragraphe 6 et 7.
« Les textes de base de votre Cour imposent au requérant de donner toutes les informations le concernant dans sa requête. Peut-être que nous regrettons un peu d'avoir répondu très rapidement à cette requête. Parce que, par la suite, nous nous sommes aperçus que Monsieur Z Z… n'est même pas un journaliste. Il n'a pas été déclaré aux autorités administratives qui constatent la création et l'existence d’un journal. Il n’a pas la carte de la presse qui a été instaurée il y a trois ou quatre ans [...]
50. L'Etat défendeur a également allégué que le requérant « exerce dans l'illégalité », qu'« il n’est pas déclaré aux impôts », et que son «journal n'est pas déclaré aux impôts en tant qu'organe de presse ».
51.La Cour fera tout d’abord observer que l'Etat défendeur n’a invoqué ce moyen qu'au stade de la procédure orale, à l'audience publique du 20 mars 2014. Elle a néanmoins accepté la présentation tardive de ce moyen et a autorisé le requérant à répondre aux allégations de l'Etat défendeur, ce qu'il a fait au cours de la même audience. Les conseils du requérant ont en effet soutenu que le requérant a été sanctionné et condamné en tant que journaliste qui a écrit un article, parce qu'il remplit les conditions qui sont édictées dans le Code de l'information. C'est selon eux le jugement qui a été rendu,
52. La Cour observe par ailleurs que l'Etat défendeur ne se fonde ni sur les dispositions de la Charte ni sur celles du Règlement en appui de ses allégations.
53. La qualité de journaliste du requérant n'en présente pas moins une certaine importance eu égard aux faits de la présente espèce ; la Cour estime en conséquence utile de se prononcer sur cette question.
54. Comme indiqué précédemment, l'Etat défendeur fait valoir que le requérant (ainsi que sa publication L'ouragan) ne possède pas de carte de presse, n'est pas déclaré aux services des impôts et auprès des autorités administratives qui constatent la création et l'existence d’un journal, ce que le requérant ne conteste pas.
55. La question se pose ainsi de savoir si le fait que le requérant ne se soit pas conformé aux formalités administratives susmentionnées l'empêche de se prévaloir de la qualité de journaliste,
56. À cet égard, la Cour observe que c'est en qualité de journaliste que le requérant a été sanctionné par les juridictions burkinabé, que sa publication L'Ouragan est un hebdomadaire qui existe depuis janvier 1992.
57. Aux yeux de la Cour, bien que le requérant ne se serait pas conformé à certaines prescriptions administratives propres au Br Bf, il n'en demeure pas moins qu'il a de « fait » la qualité de journaliste, qualité sur la base de laquelle il a été condamné par les juridictions burkinabé.
58. La Cour souligne en tout état de cause que les articles 9 de la Charte et 19 du Pacte garantissent le droit à la liberté d'expression de toute personne quelle qu’elle soit et non pas seulement des journalistes.
59. La Cour en conclut que l’allégation de l'Etat défendeur selon laquelle le requérant ne possède pas la qualité de journaliste est sans fondement et que la requête ne saurait être déclarée irrecevable sur
cette base.
C. Les exceptions basées sur l’article 40 du Règlement
i. L’exception d’irrecevabilité tirée de l’incompatibilité de la requête avec l’Acte constitutif de l’Au AI et la Charte.
60. L'article 40(2) du Règlement dispose comme suit :
« … pour être examinées, les requêtes doivent (...) :
2. Être compatibles avec l’Acte constitutif de l’Au AI et la Charte
61. L'Etat défendeur prétend que le nom mentionné dans la requête n'étant pas celui du Br Bf, Etat partie à l'Acte constitutif de l'Union africaine et à la Charte, la requête devrait être déclarée irrecevable pour non-conformité avec l'article 40(2) du Règlement, en ce qu’elle n'est pas compatible avec la Charte.
62. La Cour observe à cet égard que l'argument de l'Etat défendeur est fondé sur l’allégation selon laquelle le nom inscrit sur la requête, à savoir « République Populaire Démocratique du Br Bf », ne le désigne pas. Comme la Cour l'a déjà montré dans la présente affaire, l'Etat défendeur est bien le Br Bf. La requête n'est donc pas incompatible avec l’Acte Constitutif de l'Union africaine ou la Charte.
63. La Cour considère donc que la requête ne peut en l'espèce être déclarée irrecevable en raison de sa prétendue non-conformité avec l’article 40(2) du Règlement.
ii. L’exception d’irrecevabilité tirée de la nature du langage utilisé dans la requête
64. L'article 40(3) dispose :
« … pour être examinées, les requêtes doivent (...) :
3. Ne pas contenir des termes outrageux ou insultants »
65. L'Etat défendeur allègue que dans sa requête le requérant a utilisé un langage outrageant relativement à son identité ; à l'audience publique du 20 mars 2014, il a en effet déclaré ce qui suit :
« Lorsque, au lieu de « Br Bf », on dit « République populaire démocratique du Br Bf », la Cour le remarquera, cela évoque de façon sournoise et tendancieuse les anciennes démocraties populaires de l’Europe de l'Est et une tristement célèbre république populaire d'Asie dont tout le monde s'accorde à dire que leurs principales caractéristiques étaient ou sont la dictature et la violation massive des droits de l'homme. Appeler donc le Br Bf « République Populaire Démocratique » dans une procédure judiciaire où on l'accuse d’avoir violé la liberté de la presse et la liberté d'expression ne saurait donc être anodin ou une simple erreur comme l'affirme le requérant, et constitue bel et bien des propos outrageants au sens des dispositions de l’article 40 du Règlement intérieur et 56 de la Charte ».
66. Le requérant soutient toutefois que l'appellation « At Bg Aj » est simplement une malencontreuse erreur d'écriture et que l'Etat défendeur ne montre pas en quoi cette erreur a produit un effet préjudiciable relativement à ses positions dans la présente affaire.
67. La question fondamentale qui se pose ici est celle de savoir si l'appellation de « République Populaire Démocratique » utilisée par le requérant pour désigner l'Etat défendeur peut être considérée comme outrageante ou insultante à l'égard de ce dernier et de ce fait invalider la requête sur la base des articles 56(3) de la Charte et 40(3) du Règlement.
68. Comme cela a été indiqué plus haut, l'article 40(3) prévoit que, pour être recevable, la requête ne doit pas « contenir des termes outrageants ou insultants »; l'article 56(3) de la Charte précise pour sa part que les termes en question ne doivent pas être utilisés « à l'égard de l'Etat mis en cause, de ses institutions ou de l'OUA »,
69. À cet égard, la Cour rappellera que la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après, la « Commission ») a, dans le cadre de l'examen de sa Communication N°284/2003 (2009), déterminé les critères que devraient remplir les termes utilisés dans la requête pour être qualifiés d'’outrageants ou insultants au sens des deux dispositions précitées.
70. La Commission a en effet déclaré que :
« Les termes clés du sous paragraphe 3 de l'Article 56 sont « outrageants et insultants » et ils doivent être dirigés contre l'Etat partie concerné, ses institutions ou l’Au AI. Selon le Ah Ax Bu, le terme « outrageant » signifie parler d’une manière blessante de … ou déprécier… et le terme « insultant » signifie insulter avec mépris, offenser
la dignité ou la modestie de … ». ?
Toujours selon la Commission,
« Pour savoir si une certaine remarque est désobligeante ou insultante (..), la Commission doit s'assurer si ladite remarque ou lesdits termes ont visé à violer illégalement et intentionnellement la dignité, la réputation ou l'intégrité d’un fonctionnaire ou d’un organe judiciaire et si ils sont utilisés de manière à corrompre l'esprit du public ou de toute personne raisonnable pour calomnier et saper la confiance du public en l'administration de la justice. Les termes doivent viser à saper l'intégrité et le statut de l'institution
et à la discréditer (...) ». 3
71. La Commission a conclu son examen de la question comme suit : « l'Etat défendeur n’a pas établi qu’en déclarant que l’un des juges de la Cour suprême a été < omis >, les plaignants ont jeté le discrédit sur le Judiciaire. L'Etat n'a pas montré l'effet préjudiciable de cette déclaration sur le Judiciaire en particulier et sur l'administration de la justice en général. [...] Il n'existe pas de preuve montrant que le terme a été utilisé de
mauvaise foi ou pour dresser le public contre le Judiciaire). » *
2 Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, Zimbabwe Lawyers for Ai AG C Ar Bi A Bn B Bn, Communication n° 284/2003, 3 avril 2009, paragraphe 88 (version française).
72. Dans la présente affaire, la Cour estime que l'Etat défendeur ne montre pas en quoi la désignation de « République Populaire Démocratique » utilisée par le requérant porte atteinte à la dignité, la réputation ou l'intégrité du Br Bf. Il ne démontre pas non plus que cette désignation a été utilisée aux fins de corrompre l'esprit du public ou de toute personne raisonnable ou qu'elle visait à saper l'intégrité et le statut du Br Bf et à le discréditer. En outre, il ne démontre pas que cette désignation a été utilisée de mauvaise foi par le requérant.
73.La Cour note de tout ce qui précède que l'expression « République Populaire Démocratique » ne présente pas un caractère outrageant ou insultant à l'égard de l'Etat défendeur. La requête satisfait donc aux exigences des articles 56(3) de la Charte et 40(3) du Règlement et ne peut par conséquent pas être déclarée irrecevable sur la base de ces dispositions.
ii. L’exception d’irrecevabilité tirée de l’épuisement des voies de recours internes
74. L'article 40(5) dispose comme suit :
« … pour être examinées, les requêtes doivent (...) :
5. Être postérieures à l'épuisement des voies de recours internes s'ils existent, à moins qu'il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale »).
75. Dans son Mémoire en réponse à la requête, l'Etat défendeur a également soulevé une exception d'’irrecevabilité de la requête tirée du non-épuisement des voies de recours internes.
76. || ressort du dossier que le requérant ne conteste pas qu'il n'a pas utilisé la totalité des recours judiciaires internes existant dans le système judiciaire de l'Etat défendeur. Ce qui est en revanche en discussion entre les parties est d’une part la question de savoir si la durée de la procédure de cassation au Br Bf peut être considérée comme anormalement longue au sens des articles 56(5) de la Charte et 40(5) du Règlement d'autre part, celle de savoir si le recours en cassation négligé par le requérant était un recours disponible, efficace et suffisant.
a. Observations générales
77.La Cour observe que le premier membre de phrase de l’article 40(5) du Règlement (« être postérieure à l'épuisement des voies de recours internes existantes ») pose donc le principe de l'épuisement préalable des voies de recours internes existantes et le second (« à moins qu'il ne soit manifeste (..) que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ») pose l'exception à ce principe. Elle souligne qu'à cette exception s'ajoutent d'autres exceptions dégagées au cas par cas par la Commission, ainsi que par d’autres juridictions internationales des droits de l'homme, à partir des critères de disponibilité, d'efficacité et de suffisance des voies de recours internes. La Cour reviendra en détail sur ces critères.
78. La règle de l'épuisement des voies de recours internes préalablement à la saisine d'une juridiction internationale des droits de l'homme est une règle internationalement reconnue et acceptée. ° Le recours à ces juridictions est en effet un recours subsidiaire par
aux recours disponibles dans l’ordre juridique interne des Etats. La Commission l'a souligné dans plusieurs de ses décisions.
79. Ainsi, dans son examen de la communication Zimbabwe Lawyers for Ai AG C Ar Bi A Bn B Bn, elle avait indiqué ce qui suit :
« C'est une règle bien établie du droit coutumier international selon laquelle, avant d'entamer des poursuites judiciaires au niveau international, les divers recours internes fournis par l'Etat doivent être épuisés ».
« Les mécanismes internationaux ne sont pas des mécanismes de substitution pour la mise en œuvre des droits de l'homme au niveau national, mais devraient être considérés comme des outils visant à assister les autorités nationales dans l'établissement d’une protection suffisante des droits de l'homme dans leur territoire. Si les droits humains d'une personne sont violés et qu’elle souhaite porter l'affaire devant un organe international, elle doit tout d'abord avoir essayé d'obtenir réparation auprès des autorités nationales. Il faudra montrer qu’il a été donné à l'Etat l’occasion de trouver une solution à l'affaire avant de recourir à un organisme international. Ceci reflète le fait que les Etats ne sont pas considérés comme ayant violé leurs obligations eu égard aux droits humains s'ils offrent des recours véritables et efficaces aux victimes de
violations de leurs droits humains ». 7
80. Comme cela ressort de la jurisprudence de la Commission, les Etats ne sont pas considérés comme ayant violé leurs obligations en matière de droits de l'homme si leur ordre juridique interne offre des recours véritables et efficaces aux victimes.
b. La question de la prolongation anormale de la procédure de cassation
81. Dans son Mémoire en réponse à la requête, l'Etat défendeur soutient que le requérant se base exclusivement sur des éléments disponibles sur le site électronique de la Cour de cassation du Br Bf pour affirmer que la durée moyenne d'un pourvoi est de sept ans,
5 Voir Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, Zimbabwe Lawyers for Ai AG C Ar Bi A Bn c. Zimbabwe, Communication n° 293/04, 7-22 mai 2008, par. 60
6 Voir Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (article 35(1)), Convention américaine des droits de l'homme (article 46(1)(a)), Protocole facultatif au Pacte (article 5(2)(b)).
7 Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, Zimbabwe Lawyers for Ai AG C Ar Bi A Bn B Bn, Communication n° 284/03, par. 99 et 100. Voir également Commission africaine Sir Af Aa Ao B Bt, Com africaine n0 14 95-149/96, par 31.
selon l'Etat défendeur, le requérant ne précise pas sa source réelle, la nature des affaires concernées ainsi que leur nombre. L'Etat défendeur soutient qu'au regard de sa jurisprudence, les allégations du requérant ne sont pas fondées.
82. Dans sa Réplique, le requérant fait observer qu'il est difficile de déterminer la durée moyenne d'un pourvoi en cassation au Br Bf parce que les données y relatives ne sont pas facilement accessibles au public. Toutefois, selon le requérant, (..) qui se fonde sur des estimations figurant dans des rapports d'experts, la durée moyenne d'un pourvoi en cassation au Br Bf pourrait se situer entre cinq (5) et neuf (9) ans,
83. Le requérant considère ainsi qu'une durée de quatre (4) ans étant considérée comme anormalement prolongée par la Commission des droits de l'homme et des peuples et d'autres organes internationaux des droits de l'homme allant dans le même sens, le pourvoi en cassation dans la présente affaire se serait prolongé de manière anormale et qu'il avait une meilleure chance de succès devant la Cour africaine que devant la Cour de cassation.
84. La Cour estime que comme la prolongation alléguée de la procédure devant la Cour de cassation concerne uniquement un recours qui n'a pas été exercé, cette question est à rattacher à celle de l'efficacité et de la suffisance du recours en cassation qui va être examinée ci-après.
c. La question de la disponibilité, de l’efficacité et de la suffisance du recours en cassation
85. Dans son Mémoire en réponse à la requête, l'Etat défendeur a fait valoir que le requérant n'a pas usé de toutes les voies de recours internes qui étaient à sa disposition et qui auraient pu lui permettre de remédier aux violations qu'il allègue ; il n’a donc pas offert la possibilité à l'Etat burkinabé de réparer ces prétendues violations alors même qu’un recours existe dans l’ordonnancement juridique du Br Bf, sous la forme d'un pourvoi en cassation réglementé par les articles 567 à 598 du Code de procédure pénale.
86. S'appuyant sur la jurisprudence de la Commission sur les critères de disponibilité, d'efficacité et de suffisance des recours, l'Etat défendeur soutient qu'en l'espèce, le recours existe, qu'il est effectif, disponible et facilement accessible et qu'il est de nature à réparer les violations alléguées, Il soutient que le requérant ne montre pas de façon concrète en quoi le pourvoi en cassation ne lui est pas accessible, efficace ou suffisant pour réparer les violations qu'il allègue.
87. Lors de l'audience publique du 20 mars 2014, l'Etat défendeur a soutenu la même position en remettant en cause la bonne foi du requérant dans la présente affaire. I| souligne que celui-ci a été jugé de manière contradictoire dans le cadre d’un procés équitable, qu'il a été assisté de ses conseils qui ne sont pas des moindres, et qu'il a reconnu les faits et a même demandé pardon devant le tribunal puis une grâce présidentielle, signifiant par là son acquiescement des décisions internes.
88. Dans sa requête, le requérant indique pour sa part que bien qu'étant une possibilité formelle, le pourvoi en cassation ne constituait pas un recours effectif au sens de l'article 56(5) de la Charte. Il soutient que pour que les recours internes soient épuisés, ils doivent être
« disponibles, efficaces et suffisants ». Or, en l'espèce, le délai de cinq jours francs prescrit par le système judiciaire de l'Etat défendeur pour se pourvoir en cassation est selon lui déraisonnablement court, particulièrement en ce qu'il n'avait pas accès à la copie de la décision complète sur laquelle il aurait pu fonder son pourvoi. Il fait valoir qu'un délai déraisonnablement court rend le recours inefficace.
89. Se fondant également sur la jurisprudence de la Commission relativement aux critères de disponibilité, d'efficacité et de suffisance des recours interne, le requérant soutient que si le recours interne ne remplit pas ces critères, il n'a pas à les épuiser avant de porter sa requête devant une instance internationale.
90. Au cours de l'audience publique du 20 mars, le requérant a réitéré cette position, en insistant sur le caractère inefficace du recours en cassation ; selon lui, la Cour de Cassation ne pouvait pas entendre le fond de l'affaire et n'aurait pas pu satisfaire sa demande et lui apporter réparation,
91. La Cour fera observer que dans le système juridique burkinabé, le pourvoi en cassation est un recours qui vise à faire annuler, pour violation de la loi, un arrêt ou un jugement rendu en dernier ressort (articles 567 et suivants du Code de procédure pénale du 21 février 1968, tel que mis à jour au 30 avril 2005).
92. Comme la Cour l'avait montré dans son arrêt rendu dans l'Affaire Ayants droit de Feus Z, N, Z et AK et Mouvement Burkinabé des droits de l'homme et des peuples c. Br Bf, dans le langage courant, est efficace ce qui produit l'effet qu'on en attend et par conséquent l'efficacité d’un recours en tant que tel est sa capacité à remédier à la situation dont se plaint celui ou celle qui l'exerce.
93. En l'occurrence la Cour avait estimé que le pourvoi en cassation prévu par le système juridique burkinabé est un recours efficace que les requérants individuels devaient pouvoir exercer pour se conformer à la règle de l'épuisement des voies de recours internes posées par les
articles 56(5) de la Charte et 40(5) du Règlement.
94. La Cour soulignera toutefois que même si on peut dire du pourvoi en cassation prévu par le système juridique burkinabé qu'il existe et est un recours efficace en théorie, la question de sa mise en œuvre effective dans la présente affaire mérite qu'on s'y intéresse de plus près.
95. Dans la présente affaire, la question se pose de savoir si le recours, en l'occurrence le pourvoi en cassation, était disponible, efficace et satisfaisant.
8 Cour africaine des droits de l'homme et des peuples, requête No 013/2011, Arrêt
du 28 mars 2014, p. 24, par. 68.
iv. De la disponibilité du pourvoi en cassation
96. La Cour partage l'avis de la Commission selon lequel une voie de recours peut être considérée comme disponible ou accessible lorsqu'elle peut être utilisée sans obstacle par un requérant. °
97. En l'espèce, l'Etat défendeur soutient que le requérant ne peut exciper de ce que le délai de cinq jours est court pour s'abstenir d'exercer le pourvoi en cassation alors que celui-ci se fait par une simple déclaration et que par conséquent, les motifs tenant à l'indisponibilité des décisions judiciaires rendues et à la brièveté du délai du pourvoi en cassation ne sauraient justifier la non-utilisation de cette voie de recours interne. || fait observer que la seule obligation qui incombait au requérant était celle de déposer ou de faire déposer, au plus tard dans les deux (2) mois qui suivent sa déclaration de pourvoi, un mémoire au greffe de la juridiction qui a reçu le pourvoi.
98. Le requérant indique pour sa part qu'il n'a pas exercé le pourvoi en cassation parce que le délai de cinq jours francs prescrit par le Code de procédure pénal burkinabé pour exercer ce pourvoi est déraisonnablement court, particulièrement en ce qu'il n'avait pas accès à l'intégralité de la décision sur laquelle il aurait pu fonder son pourvoi. Il fait valoir qu'un délai déraisonnablement court rend le cours inefficace || soutient que tout moyen d'appel qui n’est pas évoqué dans l'acte de pourvoi ne saurait être invoqué ultérieurement. 99. De l'avis de la Cour, la question de la brièveté du délai de cinq jours francs pour se pourvoir en cassation et celle relative à l'indisponibilité de la décision attaquée sont liées.
100. La Cour observe que le Code de procédure pénale burkinabé prévoit en son article 575(1) que « pour se pourvoir en cassation (..) le ministère public et les parties ont cinq jours francs après celui où la décision attaquée a été contradictoirement prononcée à leur égard ». Aux termes de l'article 590 du même code, « le demandeur en cassation, soit en faisant sa déclaration, soit dans les deux mois suivants, peut déposer, au greffe de la juridiction qui a reçu le pourvoi, un mémoire, signé par lui, contenant ses moyens de cassation (...) ».
101. Le pourvoi en cassation peut donc être formé de deux manières différentes, soit par une déclaration et le dépôt simultané d'un mémoire dans le délai de cinq (5) jours francs à compter du prononcé de la décision attaquée, soit par une déclaration à effectuer dans le même délai de cinq (5) jours et le dépôt du mémoire dans un délai de deux (2) mois suivant cette déclaration. Le demandeur n'est par conséquent pas tenu de déposer son mémoire au moment de la déclaration de pourvoi, et donc dans le délai de cinq (5) jours francs après le prononcé de la décision attaquée. La question qui se pose alors est celle du contenu de la déclaration de pourvoi. Le demandeur peut-il se pourvoir
9 Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, Sir Af Aa Ao c. Gambie, Communication n° 147/95-149/96, par. 31 ; Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, Zimbabwe Lawyers for Ai AG C Ar Bi A Bn B Bn, Communication no 284/03. par. 116.
340 RECUEIL DE TURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 1
utilement en cassation sans avoir en sa possession la décision attaquée au moment où il doit rédiger sa déclaration de pourvoi ?
102. L'Etat défendeur prétend que toutes les décisions ont été rendues et lues en présence du requérant et de ses conseils. Par ailleurs, selon lui, chaque partie a la possibilité, le même jour, de requérir du greffier audiencier un extrait de la décision contenant tout le dispositif et cet extrait est suffisant pour se pourvoir en cassation. En outre, même détenu, le demandeur en cassation peut exercer le pourvoi.
103.La Cour note qu'aux termes de l’article 485 du Code de procédure pénale burkinabé,
« tout jugement doit contenir des motifs et un dispositif. Les motifs constituent la base de la décision. Le dispositif énonce les infractions dont les personnes citées sont déclarées coupables ou responsables, ainsi que la peine, les textes de loi appliqués, et les condamnations civiles. || est donné lecture du jugement par le président ».
104. Les motifs constituent donc une partie importante de la décision et leur importance est mise en évidence à l'article 569(1) du Code de procédure pénale burkinabé, selon lequel « les arrêts de la chambre d'accusation ainsi que les arrêts et jugements en dernier ressort sont déclarés nuls s'ils ne contiennent pas de motifs ou si leurs motifs insuffisants ou contradictoires ne permettent pas à la Cour [de cassation) d'exercer son contrôle et de reconnaître si la loi a été respectée dans le dispositif ».
105. En tant que base de la décision attaquée, les motifs permettent au demandeur de fonder son pourvoi. La connaissance de ces motifs n'est cependant pas nécessaire au moment du dépôt de la déclaration de pourvoi dans le délai de cinq (5) jours francs après le prononcé de la décision contestée ; elle ne le devient qu'aux fins de rédaction du mémoire qui doit, pour sa part, être déposé dans un délai de deux mois à partir du dépôt de ladite déclaration.
106. De l'avis de la Cour, il n'est donc pas nécessaire de disposer de la décision attaquée au stade du dépôt de la déclaration de pourvoi. Au demeurant, elle relève que la possibilité est donnée au demandeur en cassation détenu de faire sa déclaration de pourvoi en faisant connaître sa volonté de se pourvoir par une simple lettre qu'il remet au surveillant-chef de la maison d'arrêt (Code de procédure pénale burkinabé, article 584).
107. La Cour conclut que dans la présente affaire, le délai de cinq (5) jours dont dispose le requérant pour faire sa déclaration de pourvoi, fût- il bref, ne constituait pas un obstacle à la formation dudit pourvoi. Elle considère par conséquent que le pourvoi en cassation était une voie de recours disponible au requérant.
v. Du caractère efficace et suffisant (ou satisfaisant) du pourvoi en cassation
108. La Cour considère, à l'instar de la Commission, qu’une voie de recours est efficace si elle offre des perspectives de réussite et qu'elle est suffisante ou satisfaisante si elle est à « même de donner satisfaction au plaignant » “ ou si elle est capable de remédier à la
situation litigieuse.
109. Il convient d'observer que les recours envisagés par l'article 40(5) du Règlement ont trait à l’objet de la requête soumise à la Cour africaine. Dans la présente affaire, le requérant demande essentiellement à la Cour de déclarer que les lois burkinabé sur la base desquelles il a été condamné à des sanctions pénales et civiles, violent le droit à la liberté d'expression. Toute la question est donc de savoir si la Cour de cassation pouvait, selon le droit burkinabé, se prononcer sur une telle demande, et donc ainsi éventuellement censurer les lois en question.
110. Comme la Cour l'a déjà fait observer dans l'affaire Z et alt. c. Br Bf, « … dans le système juridique burkinabé, le pourvoi en cassation est un recours qui vise à faire annuler, pour violation de la loi, un arrêt ou un jugement rendu en dernier ressort (Code de procédure pénale du 21 février 1968, articles 567 et s.).!? Le pourvoi en cassation ne permet donc pas de faire annuler la loi elle- même, mais seulement le jugement, pour mauvaise application ou mauvaise interprétation de la loi. Loin de pouvoir annuler une loi, la Cour de cassation est au contraire chargée de veiller au respect strict de la loi par les autres juridictions nationales statuant sur le fond.
111. Dans de telles circonstances, il est clair que le requérant dans la présente affaire ne pouvait rien attendre de la Cour de cassation, s'agissant de sa demande en annulation des lois burkinabé en application desquelles il avait été condamné.
112. En réalité, dans le système juridique burkinabé, c'est le Conseil constitutionnel qui est chargé de contrôler la conformité des lois à la Constitution, y compris dans les dispositions de celle-ci garantissant les droits de l'homme (art. 152 de la Constitution). Or, l’article 157 de cette Constitution, qui détermine les entités habilitées à saisir le Conseil constitutionnel en matière de contrôle de constitutionnalité des lois ne mentionne pas les individus. Il en résulte que le requérant ne pouvait pas accéder au Conseil constitutionnel en vue de faire éventuellement invalider les lois sur la base desquelles il avait été condamné.
113. Il découle de l'ensemble des considérations qui précèdent que le système juridique burkinabé n'offrait au requérant dans la présente affaire aucun recours efficace et suffisant lui permettant de faire censurer les lois burkinabé dont il se plaint. Par voie de conséquence, le requérant n'avait pas à épuiser le recours en cassation, ni d'ailleurs
10 Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, Sir Af Aa Ao c. Gambie, Communication no 147/95-149/96, par. 31 ; Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, Zimbabwe Lawyers for Ai AG C Ar Bi A Bn c Zimbabwe, Communication no 284/03, par. 116.
11 Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, Sir Af Aa Ao c. Gambie, Communication no 147/95-149/96, par. 32.
12 Requête no 013/2011, arrêt du 28 mars 2014, par. 66.
un quelconque autre recours, après sa condamnation définitive au fond, par la Cour d'appel de Ouagadougou, le 10 mai 2013
114. La Cour ayant conclu à l'inefficacité et à l'insuffisance du recours en cassation, et pour le surplus à l'indisponibilité du recours devant le Conseil constitutionnel, n’a pas besoin de se prononcer sur l'argumentation développée par le requérant en ce qui concerne le risque d'une prolongation anormale du recours qu'il aurait exercé devant la Cour de cassation.
115. S'étant déclarée compétente pour connaître de cette requête et ayant conclu à la recevabilité de celle-ci, la Cour va à présent examiner le fond de l'affaire.
V. Fond de l’affaire
116. Dans sa requête, le requérant allègue que sa condamnation à une peine d'emprisonnement, au paiement d'une amende substantielle, de dommages et intérêts et de frais de procédure violent son droit à la liberté d'expression protégé par les différents traités auxquels est partie l'Etat défendeur. I| demande à la Cour d’ordonner une indemnisation pour le préjudice subi, de constater que les lois du Burkina-Faso sur la diffamation et l'injure violent la liberté d'expression et de les modifier en conséquence. || fait valoir en particulier la violation par l'Etat défendeur de l'article 9 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples et de l'article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; il allègue en outre la violation de l'article 66(2)(c)du Traité révisé de la CEDEAO du 24 juillet 1993.
117. Dans son Mémoire en réponse, l'Etat défendeur a indiqué avoir ratifié « l'ensemble des conventions et traités internationaux qui prévoient ces libertés » et nie toute violation de l'article 9 de la Charte et de l’article 19 du Pacte. Il soutient que les dispositions du Code de l'information et du Code pénal ainsi que l'application de ces dispositions par les juridictions burkinabé ne sont ni imprécises ni vagues. Il fait valoir que la condamnation du requérant est conforme aux décisions récentes de la Cour européenne des droits de l'homme et constitue une réponse nécessaire et proportionnelle visant à protéger les droits de Monsieur De F..., le Procureur de la République, au regard du préjudice par lui souffert et de la gravité des déclarations faites par le requérant à son égard.
118. Aux fins de se prononcer sur l'allégation du requérant selon laquelle sa condamnation à une peine d'emprisonnement, au paiement d'une amende substantielle, de dommages et intérêts et de frais de procédure violent son droit à la liberté d'expression, la Cour mentionnera tout d'abord les dispositions du Droit burkinabé mises en cause en l'espèce.
A. Dispositions du droit burkinabé mises en cause en l’espèce
119. La Cour observera que la Constitution du Br Bf du 2 juin 1991 consacre la liberté d'expression et la liberté de la presse comme des libertés fondamentales. L'article 8 de celle-ci prévoit en effet ce qui suit : les libertés d'opinion, de presse et le droit à l'information sont garantis, Toute personne a le droit d'exprimer et de diffuser ses opinions dans le cadre des lois et règlements en vigueur.
120. I| ressort du dossier que les dispositions du droit burkinabé mises en cause par le requérant dans la présente affaire sont notamment celles des articles 109, 110 et 111du Code de l'information du 30 décembre 1993 et celles de l’article 178 du Code pénal du 13 novembre 1996.
121. Les articles 109, 110 et 111 du Code de l'information sont libellés comme suit :
« Article 109 : Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommé, mais dont l'identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés. Toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d’aucun fait est une injure.
Article 110 : La diffamation commise par l’un des moyens énoncés à l’article 2 ci-dessus envers les cours, les tribunaux, les forces armées, les corps constitués, sera punie d’un emprisonnement de quinze (15) jours à trois (3) mois et d'une amende de 10 000 à 500 000 francs CFA ou de l’une de ces deux peines seulement ».
Article 111 : Sera punie de la même peine, la diffamation commise par les mêmes moyens, en raison de leurs fonctions ou de leur qualité envers un ou plusieurs membres du Parlement ou du Gouvernement un ou plusieurs membres du Conseil Supérieur de la magistrature, un citoyen chargé d’un service ou d’un mandat public temporaire ou permanent, un juge, un juré des cours ou tribunaux ou un témoin en raison de sa déposition. La diffamation contre les mêmes personnes concernant la vie privée relève de l'article 110 ci-dessus). »
122. L'article 178 du Code pénal, quant à lui, dispose :
« Lorsqu'un ou plusieurs magistrats, jurés ou assesseurs auront reçu dans l'exercice de leurs fonctions ou à l'occasion de cet exercice, quelque outrage par paroles, par écrit ou dessin non rendus publics, tendant dans ces divers cas, à porter atteinte à leur honneur ou leur délicatesse, le coupable sera puni d’un emprisonnement de six mois à un an et d’une amende de 150.000 à 1.500.000 francs CFA.
Si l'outrage a eu lieu à l'audience d’une Cour ou d’un tribunal, la peine d'emprisonnement prononcée par la juridiction de céans sera de un à deux ans et l'amende de 500.000 à 2.000.000 de francs CFA.
Lorsque l'outrage est perpétré avant que le coupable ait eu connaissance de la qualité du magistrat, il est puni d’un emprisonnement de un mois à six mois et d’une amende de 100.000 à 500.000 francs CFA ou de l’une de ces deux peines seulement ».
123. Le requérant prétend que « les dispositions en vertu desquelles il a été mis aux arrêts ne sont pas suffisamment précises pour être qualifiées de « loi », qui pourrait constituer un motif valable pour limiter le droit à la liberté d'expression » et ne satisfont donc pas aux critères posés par les articles 9 de la Charte et 19 du Pacte.
B. Examen de la violation éventuelle de ses obligations internationales par l’Etat défendeur
124. La Cour se prononcera tout d'abord sur l'allégation de violation du droit à la liberté d'expression par les lois burkinabé au regard de l’article 9 de la Charte et de l’article 19 du Pacte. Elle examinera ensuite l'allégation de violation du droit à la liberté d'expression par les juridictions du Burkina au regard de ces mêmes dispositions.
i. Examen des restrictions apportées par les lois burkinabé à l’exercice de la liberté d’expression
125. La Cour examinera ici si les limitations apportées à l'exercice de la liberté d'expression par l'Etat défendeur sont prévues par la « loi » au sens des standards internationaux, si elles poursuivent un objectif légitime et si elles constituent une mesure proportionnée pour atteindre l'objectif visé.
a La limitation doit être prévue par la loi
126. Selon le requérant, « l'exigence selon laquelle une restriction du droit à la liberté d'expression doit être prévue par la loi a plus de sens que la simple existence d'une loi à cet effet dans sa législation nationale » ; selon lui, la loi « doit être suffisamment précise, de sorte que les individus puissent adopter leur conduite en conséquence ».
127. L'Etat défendeur fait pour sa part observer que « les dispositions du Code pénal et du Code de l'information sur la liberté d'expression et de la presse ont été rédigées sensiblement dans les mêmes termes que ceux de la loi française du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et que « la Cour européenne des droits de l'homme a toujours jugé que les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse revêtaient l'accessibilité et la prévisibilité requises au sens de l’article 10 $ 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ». L'Etat défendeur soutient ainsi que « ses lois nationales sur la liberté d'expression sont suffisamment claires et précises ». Cette position a été réaffirmée et défendue au cours des audiences publiques du 20 et 21 mars 2014.
128. La Cour rappellera que le Comité des droits de l'homme des Nations Unies a défini de manière relativement précise la notion de « loi » contenue à l'article 19(2) du Pacte ; selon lui en effet :
« (..) pour être considérée comme une « loi » une norme doit être libellée avec suffisamment de précision pour permettre à un individu d'adapter son comportement en fonction de la règle et elle doit être accessible pour le public. La loi ne peut pas conférer aux personnes chargées de son application un pouvoir illimité de décider de la restriction de la liberté d'expression. Les lois doivent énoncer des règles suffisamment précises pour permettre aux personnes chargées de leur application d'établir quelles formes d'expression sont légitimement restreintes et quelles
formes d'expression le sont indûment ». 18
13 Comité des droits de l'homme, K-T Bj c. République de Corée,
Communication No 574/1994, CCPR/C/64/D/574/1994, 4 janvier 1999, par 25.
129. Dans son examen de communications intéressant l’article 9 de la Charte, la Commission a pour sa part déclaré que « bien que, dans la Charte africaine, les motifs de limitation de la liberté d'expression ne soient pas expressément énoncés comme dans les autres traités internationaux et régionaux des droits de l'homme, l'expression « dans le cadre des lois et règlements de l'article 9(2) offre une marge ou inscrire avec prudence les intérêts individuels, Collectifs et nationaux
légitimes et justifiables comme motifs de ces restrictions ». *“ Ainsi,
l'expression « dans le cadre des lois et règlements » doit être interprétée par référence aux normes internationales qui prévoient des motifs de restrictions à la liberté d'expression ». **
130. Dans la présente affaire, la Cour considère que les restrictions apportées à la liberté d'expression sont bien prévues par la loi car contenues dans le Code pénal et dans le Code de l'information burkinabé ; ces deux instruments constituent donc le droit positif en vigueur au Br Bf relativement à la liberté d'expression.
131. La Cour estime que les articles 109, 110 et 111 du Code de l'information et l'article 178du Code pénal sont libellés avec suffisamment de précision pour permettre d’une part à un individu d'adapter son comportement en fonction de la règle et d'autre part, pour permettre aux personnes chargées de leur application d'établir quelles formes d'expression sont légitimement restreintes et quelles formes d'expression le sont indûment.
b. … La limitation doit répondre à un objectif légitime
132. La Cour considère que, pour être acceptable, il ne suffit pas qu’une restriction soit prévue par la loi et qu’elle soit libellée de manière précise, il faut également qu'elle serve un but légitime.
133. La Cour estime à l'instar de la Commission, que « les raisons de limitation possibles doivent se fonder sur un intérêt public légitime (...) et les inconvénients de la limitation doivent être strictement proportionnels et absolument nécessaires pour les avantages à obtenir ». !°
134. Dans l'exercice de sa fonction de protection des droits et libertés contenus dans la Charte, la Commission considère que les seules raisons légitimes de limiter ces droits et libertés sont prévues à l'article 27(2), à savoir que les droits « s'exercent dans le respect du droit d’autrui, de la sécurité collective, de la morale et de l'intérêt
commun ». !”
14 Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, K. G a République du Botswana, Communication No 373/05, par. 188.
15 Commission des droits de l'homme et des peuples, Malawi African Association et autres c. Mauritanie, Communication No 54/91-61/91-98/93-164/92-196/97-2 10/98, par. 102.
16 Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, Ba AG Bs Ay AG X B Ab, Communication No 105/93-128/94-130/94- 152/96, par. 69.
17 Ibid par. 68.
135. La Cour observe par ailleurs que le but légitime d'une limitation est énoncé aux alinéas a) et b) du paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte, et consiste dans le respect des droits et de la réputation d'autrui ou la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou de
la moralité publique. * #
136. En l'espèce, l'objectif poursuivi par les articles 109, 110 et 111 du Code de l'information burkinabé est la protection de l'honneur et de la réputation de la personne ou d'un corps, celui de l'article 178 du Code pénal burkinabé est plus spécifiquement la protection de l'honneur et de la réputation des magistrats, jurés ou assesseurs dans l'exercice de leurs fonctions ou à l’occasion de cet exercice.
137. Il apparaît à la Cour qu'il s'agit là d’un objectif parfaitement légitime et que, partant, la limitation ainsi apportée au droit à la liberté d'expression par la législation burkinabé est conforme aux standards internationaux en la matière.
138. Etant parvenue à la conclusion que la limitation à la liberté d'expression est prévue par la loi de l'Etat défendeur et qu'elle répond à un objectif légitime la Cour doit maintenant examiner si cette limitation est nécessaire pour atteindre l'objectif à atteindre.
c. La limitation doit être nécessaire pour atteindre
l’objectif visé
139. Dans sa requête, le requérant fait valoir que la protection de la réputation d'autrui, y compris des personnalités publiques, peut être assurée de manière « adéquate et proportionnée » par le droit civil relatif à la diffamation. Il ajoute que du fait de leur sévérité, les sanctions prononcées à son encontre (peine d'emprisonnement, amende, dommages civils, fermeture de son journal) violent son droit à la liberté d'expression. Le requérant considère que la législation de l'Etat défendeur est contraire au droit à la liberté d'expression dans la mesure où elle érige la diffamation et l'injure en infractions pénales, ou à tout le moins, parce qu'elle sanctionne ces infractions par des peines privatives de liberté.
140. L'Etat défendeur prétend pour sa part que les peines prononcées par les juridictions burkinabé prennent en considération la gravité des propos diffamatoires, injurieux et outrageants tenus par le requérant dans sa publication et sa récidive suite à sa condamnation dans le cadre d'une autre affaire. Il soutient par ailleurs que les condamnations civiles prononcées à l'encontre du requérant sont également en justes proportions de la gravité du préjudice incommensurable, notamment sur le plan moral, subi par Monsieur De F.... L'Etat défendeur soutient également que sa législation nationale ne porte nullement atteinte au droit à la liberté d'expression ; il souligne en outre que le dernier rapport de l'ONG Reporters sans frontières classe le Br Bf parmi les pays au monde où cette liberté est la mieux respectée.
18 Comité des droits de l'homme, K-T Bj c. République de Corée,
Communication No 574/1994, CCPR/C/64/D/574/1994, 4 janvier 1999, par 12,2.
141. Les amici curiae, pour leur part, indiquent que la loi Burkinabé de 1993 relative à l'information impose des sanctions pénales pour diffamation, c'est-à-dire relativement à l'exercice du droit à la liberté d'expression qui est protégé par les instruments internationaux auxquels l'Etat défendeur a souscrit et qu'en conséquence, ce dernier viole ses engagements internationaux en matière de protection des droits de l'homme. Ils indiquent que l’article 9 de la Charte africaine garantit le droit à la liberté d'expression et que les décisions et publications de la Commission sont claires à savoir que les sanctions pénales pour diffamation envers une personnalité publique constituent une violation de ce droit.
142. Par ailleurs, selon les amici curiae la Commission adhère ainsi au consensus universel selon lequel la pénalisation de la diffamation ou de l'outrage envers un personnage public, va à l'encontre du droit à la
liberté d'expression et du fonctionnement d’une société libre. Les lois * sur la diffamation criminelle sont selon eux un reliquat du colonialisme et elles sont incompatibles avec une Afrique indépendante et
démocratique ; elles constituent un obstacle aux efforts visant à assurer la responsabilité et la transparence de l'action gouvernementale.
143. Les amici curiae poursuivent en indiquant que l'Etat peut imposer des restrictions à la liberté d'expression mais que ces restrictions doivent viser des objectifs légitimes et être nécessaires pour atteindre ces objectifs. L'un des critères principaux permettant de savoir si une mesure est nécessaire dans une société démocratique consiste à établir si elle est proportionnelle par rapport à l'objectif visé. Ils soutiennent que la pénalisation de l'atteinte à l'image de marque d'une personnalité publique constitue une sanction disproportionnée au regard de l'intérêt que l'Etat défendeur vise à protéger. Les amici curiae ajoutent que la pénalisation de la diffamation non seulement sanctionne de façon disproportionnée l'auteur présumé, mais a également un effet paralysant sur le débat public de questions d'intérêt général.
144. Pour toutes ces raisons, les amici curiae considèrent que, dans la mesure où elle prévoit des sanctions pénales, la législation burkinabé sur l'information est contraire à la liberté de l'information.
145. Aux fins d'examiner la nécessité d’une restriction à la liberté d'expression, la Cour fera tout d'abord observer que cette nécessité doit s'apprécier dans le contexte d’une société démocratique ; elle fera également observer que cette appréciation revient à examiner si ladite restriction constitue une mesure proportionnée pour atteindre l'objectif visé, à savoir la protection des droits d'autrui.
146. Le cadre général dans lequel doivent être appréciées cette nécessité et cette proportionnalité a été posé par l'article 19(3) du Pacte qui dispose que « l'exercice des libertés (..) comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutes fois êtres expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires : a) au respect des droits ou de la réputation d'autrui ; b) à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou de la moralité publique » 147. Ce cadre général a été également posé par la Commission, le Comité des droits de l'homme, la Cour européenne et la Cour interaméricaine.
148. Comme la présente Cour l'a relevé plus haut, la Commission a indiqué que « toute restriction à la liberté d'expression doit être (...) nécessaire dans une société démocratique ». !°
149. Concernant la proportionnalité des sanctions en matière de droit à la liberté d'expression, dans sa décision du 3 avril 2009 relative à la communication Zimbabwe Lawyers for Ai AG C Ar Bi A Bn B Bn, la Commission a considéré que même lorsqu'un Etat a pour préoccupation de garantir le respect de l'Etat de droit, il devrait néanmoins adopter des mesures proportionnées à cet objectif. La Commission a en effet tenu compte du fait qu’ « en droit, le principe de la proportionnalité ou de la justice proportionnelle est utilisé pour décrire l'idée selon laquelle la punition d’une certaine infraction devrait être proportionnelle à la gravité de l'infraction elle-même. Le principe de la proportionnalité cherche à déterminer si, par l'action de l'Etat, il y a eu un juste équilibre entre la protection des droits et libertés de l'individu et les intérêts de la société
dans son ensemble ». ” Ainsi, selon la Commission, aux fins de déterminer si une action est proportionnelle, un certain nombre de questions devraient être posées, comme par exemple : Existait-il des raisons suffisantes justifiant l’action ? Existait-il une solution moins stricte ? L'action détruit-elle l'essence même des droits en question garantis par la Charte ?
150. Dans l'examen de la communication relative à l'affaire Constitutional AG X, Civil Liberties Organisation and Ba AG Bs B Ab, la Commission a également souligné que «[I]e fait qu’un gouvernement interdise nommément une publication spécifique est disproportionné et inattendu. Des lois faites pour être appliquées spécifiquement à un individu ou une personne morale présentent le grand danger de discrimination et d'absence de traitement égal devant la loi, tel que garanti par l’article 3. L'interdiction de ces publications ne peut donc pas être conforme à la loi et constitue
donc une violation de l'article 9(2) ».?? Dans la même espèce, elle a précisé que les restrictions à la liberté d'expression devaient se fonder sur un intérêt public légitime et les inconvénients de la limitation
19 Principe Il(2) de la Déclaration de principes sur la liberté d'expression en Afrique, adoptée par la Commission le 23 octobre 2002.
20 Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, Zimbabwe Lawyers for Ai AG C Ar Bi A Bn B Bn, Communication no 284/03. par. 176.
21 Zimbabwe Lawyers for Ai AG C Ar Bi A Bn B Bn, Communication n° 284/03, par. 176 ; en se posant ces questions dans le cadre de l'examen de l'affaire concernée, la Commission a donc estimé que la fermeture du journal des plaignants constituait une violation de leur droit à la liberté d'expression, /bid, par. 178.
22 Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, Constitutional AG X, Civil Liberties Organisation and Ba AG Bs B Ab, Communication no 140/94-141/94-145/95, par. 44.
devaient être strictement proportionnels et absolument nécessaires pour obtenir les avantages souhaités.?*
151. Dans sa Déclaration de principes sur la liberté d'expression en Afrique susmentionnée, la Commission avait déjà posé la règle selon laquelle « les sanctions ne doivent jamais être sévères au point d'entraver l'exercice du droit à la liberté d'expression ».2*
152. Dans son observation générale n° 34, le Comité des droits de l'homme a pour sa part souligné que :
« Les lois sur la diffamation doivent être conçues avec soin de façon à garantir qu’elles répondent au critère de nécessité énoncé au paragraphe 3 et qu’elles ne servent pas, dans la pratique, à étouffer la liberté d'expression ». 225
153. Il a également considéré que les limitations doivent être « roportionnelles pour atteindre un objectif légitime ; “ il a explicité la notion de proportionnalité de la manière qui suit :
« les restrictions ne doivent pas avoir une portée trop large. Le Comité a relevé dans l'Observation générale No. 27 que les mesures restrictives doivent être conformes au principe de la proportionnalité ; elles doivent être appropriées pour remplir leur fonction de protection, elles doivent constituer le moyen le moins perturbateur parmi ceux qui pourraient permettre d'obtenir le résultat recherché et elles doivent être proportionnées à l'intérêt à protéger [...]. Le principe de la proportionnalité doit être respecté non seulement dans la loi qui institue les restrictions, ais e également par les autorités administratives et judiciaires chargées
l'application de la loi. » 27
154. Une position similaire a été adoptée par la Cour européenne dans sa décision relative à l'affaire T. M B AJ où elle avait conclu que des dommages et intérêts bien qu'étant prévus par la loi n'étaient pas nécessaires dans une société démocratique,
« dès lors que ne se trouvait pas garanti, compte tenu de l'ampleur de la somme combinée avec l'état du droit interne à l'époque, un rapport raisonnable de proportionnalité avec le but légitime poursuivi ».
La
23 Ba AG Bs Ay AG X, Ba AG Bs and Constitutional AG X B Ab, Communication no 105/93-128/94-130/94- 152/96, par. 69
24 Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, Déclaration de Principes sur la liberté d'expression en Afrique, paragraphe 1 du principe XII (« Protection de la réputation »).
25 Comité des droits de l'homme, Observation générale n° 34. Article 19. Liberté d'opinion et liberté d'expression, par. 33.
26 Idem.
27 Idem.
28 Dans plusieurs affaires, la Cour européenne, en tenant compte des revenus des plaignants, a par exemple jugé que les amendes et/ou dommages et intérêts mis à leur charge étaient disproportionnés par rapport au préjudice subi, voir par exemple, CEDH, S et M c. Royaume Uni, App. N° 68416/01(2005) ; CEDH, T. Mc. RoyaumeUni, App. N° 18139/91 (1995); CEDH, Bj c. Montenegro, App, No 41158/09 (2011); CEDH, F c. Serbie, App. N° 27935/05 (2007). Elle tient également compte de l'effet dissuasif que pourraient avoir des amendes et dommages intérêts disproportionnés sur d’autres journaux dans le pays. Par exemple, dans l'affaire T. M B AJ, la Cour 350 RECUEIL DE TURISPRUDENCE DE LA COUR AFRICAINE VOL 1
jurisprudence de la Cour interaméricaine va dans le même sens.”
155. Dans son appréciation de la nécessité des limitations apportées à la liberté d'expression par l'État défendeur aux fins de protéger l'honneur et la réputation d'autrui, la présente Cour estime également nécessaire de tenir compte de la fonction de la personne dont les droits sont à protéger ; en d'autres termes, la Cour considère que son appréciation de la nécessité de la limitation doit nécessairement varier selon que cette personne est une personnalité publique ou non. La Cour estime que la liberté d'expression dans une société démocratique doit faire l'objet d’un degré moindre d'interférence lorsqu'elle s'exerce dans le cadre de débats publics concernant des personnalités du domaine public. Par conséquent, comme la Commission l'a indiqué, « ceux qui assument des rôles publics de premier plan doivent nécessairement être prêts à faire face à des critiques plus importantes que celles que peuvent subir de simples citoyens, autrement tout débat public ne serait plus possible ».*!
156. La Cour considère qu'il ne fait aucun doute qu'un Procureur de la République est une « personnalité publique »; à ce titre, un procureur de la République est plus exposé qu’un individu ordinaire et est susceptible de faire l’objet de critiques plus nombreuses et plus sévères. Un degré plus élevé de tolérance étant attendu de sa part, la législation des Etats parties à la Charte et au Pacte en matière d'atteinte à l'honneur ou à la réputation de personnalités publiques, telles que les membres du corps judiciaire, ne devrait donc pas prévoir de sanctions plus sévères que celle relative aux atteintes à l'honneur ou à la réputation d’un individu ordinaire.
157. En l'espèce, la Cour constate que l'article 110 du Code de l'information de l'Etat défendeur prévoit que la diffamation commise « envers les cours, les tribunaux, les forces armées, les corps constitués, sera punie d'un emprisonnement de quinze (15) jours à trois
(3) mois et d'une amende de 10 000 à 500 000 francs CFA ou de l’une de ces deux peines seulement » et que l'article 178 de son Code pénal
28 européenne a établi que le fait d'imposer des sanctions excessives avait un effet dissuasif sur l'exercice de la liberté d'expression, et a considéré que l'attribution de dommages-intérêts excessifs pour diffamation constituait une violation de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, CEDH, T. M c. Royaume- Uni, App. No 18139/91 (1995), par. 55.
29 « In a democratic society punitive power is exercised only to the extent that is strictly necessary in order to safeguard essential legally protected interests from the more serious attacks which may impair or endanger them. The opposite would result in the abusive exercise of the punitive power of the State », Aq Bk c. Panama, Series C, No 193 (2009), par, 119 ; la Cour a également précisé ce qui suit : « The Court does not deem any criminal sanction regarding the right to inform or give one’s opinion to be contrary to the provisions of the Convention ; however, this possibility should be carefully analyzed. pondering the extreme seriousness of the conduct of the individual who expressed the opinion, his actual malice, the characteristics of the unfair damage caused, and other information which shows the absolute necessity to resort to criminal proceedings as an exception. At all stages the burden of proof must fall on the party who brings the criminal proceedings », ibid., par. 120.
30 Ba AG Bs, Ay AG X B Ab. Communication n°105/93-128/94 130/94-152/96, par. 74.
dispose pour sa part que « lorsqu'un ou plusieurs magistrats, jurés ou assesseurs auront reçu dans l'exercice de leurs fonctions ou à l'occasion de cet exercice, quelque outrage par paroles, par écrit ou dessin non rendus publics, tendant dans ces divers cas, à porter atteinte à leur honneur ou leur délicatesse, le coupable sera puni d’un emprisonnement de six mois à un an et d’une amende de 150.000 à
1.500.000 francs CFA ».
158.La Cour européenne a ainsi indiqué que les lois sur la diffamation pénale ne devraient être utilisées qu'en dernier recours, lorsqu'il existe une menace sérieuse à la jouissance d'autres droits de l'homme.*! Selon elle, les circonstances exceptionnelles pouvant justifier une peine d'emprisonnement sont par exemple les cas de discours de haine ou d'incitation à la violence ;°? elle a considéré que le recours aux procédures civiles dans les affaires de diffamation devrait être préféré aux procédures pénales. 3
159. Quant à la Cour interaméricaine, celle-ci a estimé que les États ne devraient recourir à ces lois qu'en dernier ressort“ et a rejeté l'emprisonnement pour diffamation en le considérant comme une mesure_ disproportionnée et en violation de la liberté
160. À cet effet, la Commission des droits de l'homme a rappelé qu'un certain nombre d'organismes internationaux ont condamné toute menace d'infliger des sanctions privatives de liberté, aussi bien dans le cas spécifique des propos diffamatoires que, d'une manière plus
générale, pour l'expression pacifique d'opinions. Elle a mentionné l'exemple du Comité des droits de l'homme qui, depuis 1994, se dit préoccupé par le risque de sanctions privatives de liberté encouru en cas de diffamation dans un certain nombre de pays. *”
161. Après avoir indiqué que les limitations devaient être proportionnelles pour atteindre un objectif légitime, le Comité des droits de l'homme a, pour sa part, également considéré que
« Les Etats parties [au Pacte) devraient veiller à éviter les mesures et les peines excessivement punitives. Le cas échéant, les États parties devraient mettre des limites raisonnables à l'obligation pour le défendeur de rembourser à la partie qui a gagné le procès les frais de justice. Les
31 CEDH, Bo c. Moldavie, App. N° 25464/05 (2009), par. 60.
32 CEDH, Cumpana and Ak c. Roumanie, App. N° 33348/96 (2004), par. 115 ; CEDH, Mahmudov and Bq c. Azerbaijan, App. N° 35877/04 (2008), par. 50.
33 CEDH, Lehideux et Be c. France, septembre 1998, par. 57 ; CEDH, Ad Bb et al. c. France, App. No 53984/00 (2004), par. 40 ; CEDH, As c. Bulgarie, App. N° 47579/99 (2006), par. 50 ; CEDH, Ap c. Pologne, App. N° 571/04 (2010), par. 45 ; CEDH, Mahmudov et Bq c. Azerbaijan, App. N° 35877/04 (2008), par. 50 ; CEDH, Bm c. Ukraine, App. N° 210/40/02 (2006), par. 41(f) ; CEDH, Ag c. Russie, App. N° 33333/04(2010) ; CEDH, Al c Russie, App. No 15469/04 (2009) ; CEDH, Lombardo et al. c. Malte, App. N° 7333/06 (2007).
34 CIADH, T. D c. Panama, Series C, No 193 (2009), par. 20.
35 Voir entre autres, CIADH, H. U c. Am Ac, 2 juillet 2004, Serie C, No 107, par. 124-135 ; CIADH, P. AK c. Chile, 22 novembre 2005, Serie C, No 135, p. 63 ; CIADH, C c. Paraguay, 31 août 2004, Serie C, No 111, p. 104.
États parties devraient envisager de dépénaliser la diffamation et, dans tous les cas, l'application de la loi pénale devrait être circonscrite aux cas les plus graves et l'emprisonnement ne constitue jamais une peine appropriée ». 38
162. Dans la présente affaire, la Cour notera que l'Etat défendeur reconnait tout le bien-fondé de la dépénalisation dans la mesure où il à indiqué que cette question « est en débat au Br Bf et qu'il a le souci, à l'instar de nombreux pays de par le monde, de se conformer le plus rapidement possible aux directives données sur ce sujet par les instances internationales et communautaires ».
163.En substance, la Cour observera que, pour l'heure, la diffamation constitue une infraction passible d'une peine d'emprisonnement dans la législation de l'Etat défendeur et que ce dernier n'a pas démontré que pareille peine d'emprisonnement constituait une limitation nécessaire de la liberté d'expression aux fins de protéger les droits et la réputation des membres du corps judiciaire.
164. En conséquence, la Cour est d'avis que les articles 109 et 110 du Code de l'information et l’article 178 du Code pénal burkinabé sur la base desquelles le requérant a été condamné à une peine privative de liberté ne sont pas compatibles avec les prescriptions de l'article 9 de la Charte et de l'article 19 du Pacte. Le requérant ayant en outre invoqué l'article 66(2)(c) du Traité révisé de la CEDEAO, aux termes duquel les Etats parties s'engagent à « respecter les droits du journaliste », la Cour considère que l'Etat défendeur a également manqué à son obligation en la matière dans la mesure où la peine privative de liberté prévue par les dispositions législatives susmentionnées constitue une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression des journalistes en général, et du requérant en particulier en sa qualité de journaliste,
165. Hormis des circonstances graves et très exceptionnelles en particulier l'apologie de crimes internationaux, l'incitation publique à la haine, à la discrimination ou à la violence ou les menaces à l'égard d’une personne ou d'un ensemble de personnes, en raison de critères spécifiques tels que la race, la couleur, la religion ou l'origine nationale, la Cour considère que les infractions aux lois relatives à la liberté d'expression et de presse ne sauraient être sanctionnées par des peines privatives de liberté sans être contraires aux dispositions susmentionnées.
166. La Cour observe par ailleurs que s'agissant des autres sanctions pénales, civiles ou administratives, elles demeurent soumises aux critères de nécessité et de proportionnalité ; ce qui signifie que si elles s'avèrent disproportionnées ou excessives, elles seront incompatibles avec la Charte et les autres instruments pertinents des droits de
38 Comité des droits de l'homme, Observation générale n° 34, Article 19 : Liberté
d'opinion et liberté d'expression, par. 47.
ii. Examen des allégations de violation en rapport avec l’action des juridictions burkinabé
167. En ce qui concerne la condamnation du requérant par le Tribunal de grande instance de Ouagadougou à une peine de 12 mois d'emprisonnement ferme pour des faits de diffamation, outrage injure, et la confirmation de cette condamnation par la Cour d'appel de Ouagadougou, la Cour rappelle qu'elle a déjà constaté que toute peine privative de liberté prévue par la loi burkinabé en matière de diffamation était contraire à la Charte, au Pacte et au Traité révisé de la CEDEAO. En conséquence, l'application de telles lois par les juridictions burkinabé constitue elle aussi une violation des dispositions pertinentes des droits de l'homme en la matière. Dans tous les cas, l'Etat défendeur n'a pas démontré que ces condamnations étaient nécessaires et proportionnelles pour protéger les droits et la réputation de Monsieur De F..., Procureur de la République du Br Bf,
168. En ce qui concerne la sanction pécuniaire globale qui lui a été imposée, le requérant, dans sa requête, affirme qu'elle « constitue une autre violation de son droit à la liberté d'expression ». Il ajoute que le montant total de 6 000 000 FCFA (l'équivalent de 12 000 dollars EU) représente 20 fois le revenu national brut par habitant au Br Bf selon les rapports de la Banque mondiale. En réponse, le défendeur soutient que la sanction prononcée contre lui au civil est proportionnelle à la gravité de l'immense préjudice (surtout moral) subi par De F...,
169. Selon la Cour, l'Etat défendeur n'a pas apporté la démonstration que cette sanction pécuniaire ainsi que la suspension de la publication de l'hebdomadaire L'Ouragan pour une durée de six (6) mois étaient nécessaires pour protéger les droits et la réputation du Procureur de la République du Br Bf.
170. La Cour conclut de ce qui précède que toutes les condamnations prononcées par le Tribunal de grande instance et confirmées par la Cour d'appel de Ouagadougou étaient disproportionnées par rapport au but poursuivi par les dispositions pertinentes du Code de l'information et du Code pénal burkinabé. Le comportement des juridictions burkinabé étant pleinement imputables à l'Etat défendeur, ® la Cour considère donc que ce dernier a manqué à son obligation de respecter les dispositions de l’article 9 de la Charte, de l’article 19 du
Pacte et de l'article 66(2)(c) du Traité révisé de la CEDEAO à l'égard du requérant.
39 L'article 4 (« Comportement des organes de l'Etat »), du Projet d'articles sur la responsabilité de l'Etat pour fait internationalement illicite adopté par la Commission du droit international le 9 août 2001, dispose ce qui suit : « AK. Le comportement de tout organe de l'État est considéré comme un fait de l'État d'après le droit international, que cet organe exerce des fonctions législative, exécutive, judiciaire ou autres, quelle que soit la position qu'il occupe dans l'organisation de l'État, et quelle que soit sa nature en tant qu'organe du gouvernement central ou d'une collectivité territoriale de l'Etat. 2. Un organe comprend toute personne ou entité qui a ce statut d'après le droit interne de l'Etat 171. La Cour ajoute qu'en ce qui concerne plus particulièrement le paiement d'une amende, de frais de procédure, de dommages et intérêts, l'Etat défendeur n'a pas montré que le montant fixé par le Tribunal de grande instance de Ouagadougou et confirmé par la Cour d'appel ne dépassait pas excessivement les revenus du requérant. Les montants de l'amende et des dommages et intérêts apparaissent d'autant plus excessifs que le requérant a été privé des revenus tirés de la publication de son hebdomadaire du fait de la suspension de celle-ci durant une période de six mois.
C. Question des réparations
172. Tant dans ses écritures qu'à l'audience, le requérant a demandé à la Cour d'ordonner à l'Etat défendeur de modifier sa législation au cas où elle serait déclarée contraire aux obligations internationales de ce dernier, il a également demandé à la Cour d'ordonner à l'Etat défendeur de l'indemniser, « notamment pour compenser la perte de ses revenus et de ses profits et lui octroyer une réparation pour souffrance morale ».
173. Aux termes de l'article 63 du Règlement, « la Cour statue sur la demande de réparation introduite en vertu de l’article 34(5) du présent Règlement, dans l'arrêt par lequel elle constate une violation d'un droit de l'homme ou des peuples, ou, si les circonstances l'exigent, dans un arrêt séparé ».
174. La Cour ayant statué sur l'ensemble des allégations formulées par les parties, elle se prononcera sur la demande en réparation dans un autre arrêt, lorsque les parties auront déposé leurs observations en la matière.
D. Frais de procédure
175. La Cour note que l'article 30 de son Règlement dispose que : « À moins que la Cour n'en décide autrement chaque partie supporte ses frais de procédure ». Tenant compte de l’ensemble des circonstances de l'espèce, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu de se départir des dispositions de l'article 30 susmentionné.
176. Par ces motifs,
La Cour,
1) À l'unanimité, Déclare qu'elle a compétence pour connaître de la requête introduite par Monsieur Z Z…;
2) À l'unanimité. Déclare que cette requête est recevable ;
3) À l'unanimité, Dit que l'Etat défendeur a violé l'article 9 de la Charte, l'article 19 du Pacte et l’article 66(2)(c) du Traité révisé de la CEDEAO du fait de l'existence dans sa législation de sanctions privatives de liberté en matière de diffamation ;
4) Par 6 voix pour et 4 voix contre, Dit que l'Etat défendeur n'a pas violé l'article 9 de la Charte, l'article 19 du Pacte et l'article 66(2) (c) du Traité révisé de la CEDEAO du fait de l'existence dans sa législation de sanctions non privatives de liberté en matière de diffamation ;
5) A l'unanimité Dit que l'Etat défendeur a violé l'article 9 de la Charte, l'article 19 du Pacte et l’article 66(2)(c) du Traité révisé de la CEDEAO du fait de la condamnation du requérant à une peine d'emprisonnement ;
6) A l'unanimité, Dit que l'Etat défendeur a violé l'article 9 de la Charte, l'article 19 du Pacte et l’article 66(2)(c) du Traité révisé de la CEDEAO du fait de la condamnation du requérant à payer des montants excessifs en ce qui concerne l'amende, des dommages et intérêts et les frais de procédure.
7) A l'unanimité, Dit que l'Etat défendeur a violé l'article 9 de la Charte, l'article 19 du Pacte et l’article 66(2)(c) du Traité révisé de la CEDEAO du fait de la condamnation du requérant à la suspension de sa publication pour une durée de six (6) mois ;
8 A l'unanimité, Ordonne à l'Etat défendeur de modifier sa législation sur la diffamation afin de la rendre compatible avec l’article 9 de la Charte, l'article 19 du Pacte et l'article 66(2)(c) du Traité révisé de la CEDEAO :
en abrogeant les peines privatives de liberté pour les actes de diffamation,
en adaptant sa législation afin de faire en sorte que les autres sanctions pour diffamation soient conformes aux critères de nécessité et de proportionnalité, conformément à ses obligations en vertu de la Charte et des autres instruments internationaux pertinents.
Ordonne à l'Etat défendeur de lui soumettre un rapport sur les mesures prévues à l'alinéa 8 ci-avant, dans un délai raisonnable qui dans tous les cas ne doit pas excéder deux ans, à partir du prononcé du présent arrêt.
10) À l'unanimité, Ordonne au requérant de soumettre à la Cour son Mémoire sur les réparations dans un délai de trente (30) jours à compter de la date de prononcé du présent arrêt ; Ordonne également à l'Etat défendeur de déposer son Mémoire en réponse sur les réparations dans un délai de trente (30) jours à partir de la réception du Mémoire du requérant.
11) À l'unanimité,
Dit que chaque partie devra supporter ses frais de procédure.
Opinion séparée conjointe : THOMPSON, AKUFFO, AH et TAMBALA
1.Nous souscrivons de manière générale à l'arrêt rendu par la majorité. Nous voudrions cependant marquer notre désaccord sur un PREMIER point. Même si celui-ci n’a pas d'incidence sur l'issue de l'affaire, il est, à notre avis, important, dans la mesure où le point de vue de la majorité est supposé refléter fidèlement la teneur de l'article 39(1) du Règlement intérieur de la Cour. Nous tenons à préciser d'emblée qu'il n'y a rien d’anormal à commencer d'abord par l'examen de la compétence de la Cour et aborder ensuite la question de la recevabilité, comme c'est le cas dans l'arrêt rendu par la majorité. Il y a lieu de rappeler cependant qu'il n'y a jamais eu unanimité au sein de la Cour sur l'ordre qui devrait être suivi. Certains Juges ont toujours estimé, en effet, que l'examen d’une affaire donnée peut débuter par la question de la recevabilité.
2. Le débat ci-dessus ne peut pas être résolu en privilégiant l'examen de la compétence d'abord comme l'arrêt de la majorité tend à le faire et en ajoutant à l'article 39(1) un mot qui n'y figure pas, à savoir, le terme
« d'abord ». Il semble que cet ajout est destiné à renforcer l'idée que la Cour doit débuter son examen par la question de la compétence, par opposition à la recevabilité. Le paragraphe de l'arrêt de la majorité qui s'y rapporte, à savoir le paragraphe 30, est libellé comme suit :
« l'article 39(1) du Règlement … prévoit que la Cour doit d'abord procéder à un examen préliminaire de sa compétence » (non souligné dans le texte). Or, avec tout le respect dû à l'opinion de la majorité, l’article ne précise pas cela et il est formulé comme suit : « La Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence et des conditions de recevabilité de la demande. ». Le terme « d’abord » ne figure nulle part dans l’article, et celui-ci ne prescrit pas non plus que l'on doit commencer d'abord par l'examen de la compétence de la Cour. Quelle que soit la raison d'ajouter ce mot à l'article en question, le fait est qu'il est inexact de dire, comme cela apparaît dans l'arrêt de la majorité, que l’article contient ce mot en particulier, alors que ce n’est pas le cas. En conséquence, nous sommes en désaccord avec cette affirmation. Dans d'autres conditions, commencer par examiner la compétence peut être justifié. Nous n’en dirions pas plus, car nous ne voudrions pas relancer le débat mentionné au paragraphe 1 ci- dessus.
3. En deuxième lieu, en ce qui concerne le fond, nous sommes d'avis, tout en étant d'accord avec l'arrêt rendu par la majorité, qu'il aurait fallu, à certains égards, aborder la question différemment et aussi organiser le dispositif de manière différente.
4. Ayant constaté que la requête est recevable et que la Cour a compétence pour l'examiner, nous voudrions recentrer le débat sur la question qui est au cœur même du différend : les lois du Burkina en vertu desquelles le requérant a été condamné pour diffamation, à savoir les articles 109 et 110 du Code de l'information, et l’article 178 du Code pénal, sont-elles incompatibles avec l'article 19 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, et avec les autres instruments invoqués et cités par le requérant ? À notre avis, la réponse est affirmative. Telles qu'elles sont formulées actuellement, les mesures législatives ci-dessus constituent, pour les raisons exposées dans l'arrêt, une restriction injustifiée à la liberté d'expression ; c'est-à- dire que la pénalisation de la diffamation n'est pas justifiée. Si celle-ci peut l'être dans certaines circonstances, par exemple, l'interdiction de tenir des propos haineux ou l'incitation à la haine, les mesures législatives ci-dessus, dans leur formulation actuelle, sont trop larges et problématiques. Il convient de mentionner cependant, que les exceptions possibles mentionnées sont plus théoriques que réelles. En effet, une fois qu’une diffamation criminelle alléguée est qualifiée de propos haineux ou d'incitation à la haine, elle ne constitue plus une diffamation ; elle se transforme en l’un des crimes spécifiques déjà existants et bien connus comme la subversion ou la haute trahison et il ne conviendrait plus de parler de diffamation criminelle. Le devoir de l'État de faire respecter l'obligation pour chacun au titre de l'article 27(2) de la Charte, d'exercer ses droits « dans le respect du droit d'autrui, de la sécurité collective, de la morale et de l'intérêt commun » ne peut en aucun cas justifier la pénalisation de la liberté d'expression par le biais de lois de toute nature réprimant la diffamation, qu'elle soit passible d’une peine d'emprisonnement ou non. L'accès à l'action civile, la sanction civile, ainsi que les crimes spécifiquement définis en vue de sauvegarder la sécurité nationale, l'ordre public et l'intérêt commun, devraient être suffisants. Que la Cour en juge autrement constituerait non seulement un recul dans l'évolution des droits de l'homme en Afrique, mais aussi en contradiction avec la lettre et l'esprit de la Charte, en vertu laquelle elle a été créée et qu'elle se doit de respecter.
5. Enfin, étant donné que nous sommes d'avis que la condamnation du requérant n’était pas justifiée en premier lieu, il est sans intérêt que les peines imposées soient excessives ou complaisantes. Aucune sanction basée sur la diffamation criminelle n'aurait dû être imposée ; la personne lésée aurait dû recourir à des voies autres que le recours à la voie pénale. Tel étant notre point de vue, nous aurions formulé le dispositif différemment, comme suit :
(A) Les articles 109 and 110 du Code de l'information du Burkina, de même que l'article 178 du Code pénal burkinabè, sont incompatibles avec l'article 19 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples et sont donc, de ce fait, nuls et sans effet ;
(B) En conséquence, la condamnation de Z Z.… en vertu des lois burkinabé ci-dessus, et toutes les sanctions qui lui ont été imposées à la suite de sa déclaration de culpabilité sont nulles et sans effet.


Synthèse
Numéro d'arrêt : RANDOM49266206
Date de la décision : 05/12/2014

Origine de la décision
Date de l'import : 20/06/2022
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