La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

31/03/2022 | CEDEAO | N°ECW/CCJ/JUD/22/22

CEDEAO | CEDEAO, Cour de justice de la communauté des etats de l'afrique de l'ouest, 31 mars 2022, ECW/CCJ/JUD/22/22


Texte (pseudonymisé)
DE
LA COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTÉ ÉCONOMIQUE DES
ÉTATS DE L’AFRIQUE DE L’OUEST (CEDEAO)
Dans l’affaire
LA LIGUE SÉNÉGALAISE DES DROITS HUMAINS & AO
AT AS c. L’ÉTAT DU SÉNÉGAL
Requête N° : ECW/CCJ/APP/37/20 Arrêt N° : ECW/CCJ/JUD/22/22
ARRÊT
ABUJA
31 mars 2022 LA LIGUE SÉNÉGALAISE
DES DROITS HUMAINS & AO
AT SECTION SÉNÉGAL REQUÉRANTS ÉTAT SÉNÉGALAIS - DÉFENDEUR COMPOSITION DE LA COUR :
Hon. Juge Edward Amoako ASANTE
Hon. Juge Ouattara GBERI-BÈ
Hon. Juge Dupe ATOKI

ASSISTÉS DE :
Dr Athanase ATTANON
REPRÉSENTATION DES PARTIES:
Me. Assane Ak AN - Président
- Membre
- Membre/Juge Rapporteu...

DE
LA COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTÉ ÉCONOMIQUE DES
ÉTATS DE L’AFRIQUE DE L’OUEST (CEDEAO)
Dans l’affaire
LA LIGUE SÉNÉGALAISE DES DROITS HUMAINS & AO
AT AS c. L’ÉTAT DU SÉNÉGAL
Requête N° : ECW/CCJ/APP/37/20 Arrêt N° : ECW/CCJ/JUD/22/22
ARRÊT
ABUJA
31 mars 2022 LA LIGUE SÉNÉGALAISE
DES DROITS HUMAINS & AO
AT SECTION SÉNÉGAL REQUÉRANTS ÉTAT SÉNÉGALAIS - DÉFENDEUR COMPOSITION DE LA COUR :
Hon. Juge Edward Amoako ASANTE
Hon. Juge Ouattara GBERI-BÈ
Hon. Juge Dupe ATOKI
ASSISTÉS DE :
Dr Athanase ATTANON
REPRÉSENTATION DES PARTIES:
Me. Assane Ak AN - Président
- Membre
- Membre/Juge Rapporteur
- Greffier en chef adjoint
- Avocat du requérant Maître Moussa Sow Papa Félix + Avocats du défendeur
Me. Samba Biteye IL _ ARRÊT
1. Le présent arrêt est celui rendu par la Cour de justice de la Communauté,
CEDEAO (ci-après dénommée "la Cour"), en audience publique virtuelle,
conformément à l’article 8(1) des Instructions pratiques sur la gestion
électronique des affaires et les audiences virtuelles, de 2020.
II. DÉSIGNATION DES PARTIES
2. Le premier requérant est la Ligue sénégalaise des droits de l’homme une
association enregistrée au Sénégal conformément aux lois de la République
du Sénégal. Le deuxième requérant est AO AT Section
Sénégal, une organisation non gouvernementale agissant par
l’intermédiaire de son représentant légal résidant au Sénégal. Ils ont déposé
la requête en leur nom et en celui du peuple sénégalais. (Les premier et
deuxième requérants seront ci-après dénommés les « requérants »).
3. Le défendeur est la République du Sénégal, État membre de la
Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO),
signataire du Traité de la CEDEAO et de la Charte africaine des droits de
l’homme et des peuples et des autres instruments intemationaux relatifs
aux droits de l’homme (ci-après dénommés le "défendeur").
4. Cette requête est fondée sur l’allégation des requérants selon laquelle
l’arrêté N° 007580/MINT/SP du 20 juillet 2011, qui interdisait toutes
manifestations dans l’espace compris entre l’avenue El Al Ac AQ et
le Cap Ah ainsi qu’aux abords immédiats du Monument de la
Renaissance et devant les hôpitaux au Sénégal, constitue une violation de leurs droits et de ceux de la population sénégalaise en contravention de la
Constitution du Sénégal et d’autres traités internationaux ratifiés par le
défendeur.
IV. PROCÉDURE DEVANT LA COUR
5. La requête introductive d’instance a été déposée par les requérants le 14
septembre 2020 et signifiée au défendeur le 28 septembre 2020.
6. Le mémoire en défense et l’exception préliminaire du Défendeur ont été
déposés le 22 octobre 2020 et ont tous deux été signifiés aux requérants le
même jour, soit le 22 octobre 2020.
7. Les requérants ont déposé une réplique au mémoire en défense du
défendeur le 15 décembre 2020 et celle-ci a été signifiée au défendeur le
17 décembre 2020.
8. Lors de l’audience de la Cour du 23 septembre 2021, les deux parties
étaient représentées par des avocats devant la Cour. Les conseils du
défendeur ont présenté leur exception à la recevabilité de l’affaire, tandis
que les requérants se sont opposés à l’exception préliminaire du défendeur.
La Cour a jugé la requête recevable et a rejeté l’exception du défendeur. La
Cour a en outre réservé son raisonnement sur la décision relative à
l’exception préliminaire à l’arrêt définitif.
9. La Cour a ensuite entendu la requête sur le fond. Les requérants ont
présenté leurs arguments sur le fond et le défendeur a également présenté
sa défense sur le fond. La Cour a ensuite ordonné au défendeur de lui transmettre l’arrêté contesté du 20 juillet 2011 et a ajourné la requête pour
jugement.
V. ARGUMENTS DU REQUÉRANT
a) Résumé des faits
10. Les requérants allèguent que le 20 juillet 2011, le ministre de l’Intérieur du
Sénégal de l’époque a pris l’arrêté n° 007580/MINT/SP du 20 juillet 2011
interdisant toutes manifestations politiques dans l’espace compris entre
l’avenue Fl Al Ac AQ et le Cap Ah ainsi qu’aux abords
immédiats du Monument de la Renaissance, des cours et tribunaux, du
Sénat, devant les hôpitaux et dans d’autres quartiers désignés de Dakar la
capitale du défendeur.
11. Les requérants ont en outre allégué avoir adressé une lettre le 23 février
2018 au ministre de l’Intérieur demandant l’abrogation de l’arrêté au motif
qu’il violait les droits des citoyens sénégalais. Cependant, bien qu’il ait
accusé réception de la lettre et promis d’examiner la demande, le ministre
n’a pas donné de réponse supplémentaire ni pris de mesures pour accéder
à la demande.
12. Quatre mois après la rédaction de la lettre, les requérants ont conclu que la
demande avait été implicitement rejetée par le ministre. Ainsi, ils se sont
adressés à la chambre administrative de la Cour suprême du défendeur pour
demander l’annulation de l’arrêté.
13. Par une décision du 29 août 2019, la Cour Suprême a déclaré le pourvoi
des requérants irrecevable pour non-respect du délai légal pour introduire un recours en annulation. Ce faisant, la Cour suprême a tenu compte de la
date d’entrée en vigueur de l’arrêté contesté, qui est le 20 juillet 2011.
14. Les requérants affirment que l’arrêté est toujours en vigueur et que toutes
les demandes pour organiser des manifestations et des protestations
pacifiques dans lesdites zones ont été rejetées. Ils affirment que cela
constitue une violation des droits à la liberté de réunion, à la liberté
d’expression et à la liberté de mouvement des requérants et des Sénégalais,
garantis respectivement par les articles 11, 9(2) et 12(1) de la Charte
africaine des droits de l’homme et des peuples (Charte africaine), ainsi que
par d’autres dispositions pertinentes des traités internationaux relatifs aux
droits de l’homme.
15. Les requérants ont donc déposé la présente requête devant la Cour pour
obtenir réparation de la violation de leurs droits et de ceux des citoyens
sénégalais par le défendeur à cet égard.
a) Moyens de droit
16. Les requérants se fondent sur les lois suivantes :
i. Arrêté N° 007580/MINT/SP du 20 juillet 2011.
ii. Articles 9(4) et 10(d) du Protocole additionnel de 2005.
iii. Articles 8 et 10 de la Constitution de la République du Sénégal.
iv. Articles 9, 11 et 12 de la Charte africaine.
v. Articles 12, 18(3), 19 et 21 du Pacte intemational relatif aux droits civils
et politiques (PIDCP) ;
vi. Articles 13, 19 et 20(1) de la Déclaration universelle des droits de b) Conclusions
17. Les requérants prient la Cour d’accorder les réparations suivantes:
i. Constater la violation par l’Ftat du Sénégal de la liberté de réunion et
de manifestation garantie par les dispositions des articles 8 et 10 de la
Constitution de la République du Sénégal, des articles 8 et 11 de la
Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, des articles
18(3) et 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques
ainsi que par l’article 20(1) de la Déclaration Universelle des Droits de
l’Homme.
ii. Constater la violation par l’Etat du Sénégal de la liberté d’expression
garantie par la Constitution du Sénégal en ses articles 8 et 10 mais aussi
par les dispositions de l’article 9(2) de la Charte africaine des Droits de
l’Homme et des Peuples, de l’article 19 de la Déclaration Universelle
des Droits de l’Homme et de l’article 19(2) du Pacte international relatif
aux droits civiques et politiques.
ii. …Constater la violation par l’Etat du Sénégal de la liberté de circulation
garantie par l’article 8 de la Constitution du Sénégal mais aussi par les
dispositions de l’article 12(1) de la Charte Africaine des Droits de
l’Homme et des Peuples, de l’article 13(1) de la Déclaration universelle
des droits de l’Homme et de l’article 12(1) du Pacte international relatif
aux droits civiques et politiques.
iv. Condamner, en conséquence, l’Etat du Sénégal à payer la somme de
500 000 000 de francs CFA à titre de réparation à AO AT
section Sénégal et à La Ligue sénégalaise des droits humains.
v. Condamner en outre l’Etat du Sénégal aux entiers dépens.
VI. ARGUMENTATION DU DÉFENDEUR
Résumé des faits
18. Le défendeur a soulevé une exception préliminaire contestant la
compétence de la Cour et des requérants, exhortant la Cour à déclarer la
requête irrecevable. La Cour traitera cette exception sous la rubrique
Recevabilité ".
19. Pour sa défense, le défendeur indique que si la Constitution de la
République du Sénégal prévoit la liberté de manifestation en son article 8,
cette liberté s’exerce dans les conditions fixées par la loi. La loi
précédemment édictée et toujours en vigueur est la loi n° 78-02 du 29
janvier 1978 portant réglementation des rassemblements publics.
20. L’année 2011, avant les élections présidentielles de 2012, a été marquée
par de violentes manifestations qui ont entraîné des pertes de vies humaines
et des pillages dans le centre-ville. Ces événements conjugués avec la
menace terroriste nécessitaient que le défendeur mette en place des mesures
sécuritaires pour protéger les personnes mais aussi le centre-ville qui
concentre les principaux édifices sensibles (marché Ad, sièges des
institutions du défendeur, hôpitaux nationaux, Port de Dakar, Siège
AL, etc.).
21. C’est dans ce contexte que le Ministre de l’Intérieur de l’époque a pris
l’arrêté N° 007580/MINT/SP du 20 juillet 2011, interdisant les
manifestations dans la zone comprise entre l’avenue EL Al Ac AQ et le Cap Ah et a prescrit un périmètre de protection. Ultérieurement,
compte tenu des dérives constatées lors des manifestations, et de la menace
terroriste, le Ministre de l’Intérieur a pris l’Arrêté N° 20.07.2011.007580,
prescrivant un périmètre de protection.
22. Le défendeur cite la partie pertinente de l’arrêt à l’appui de cette
affirmation.
L'article premier dudit arrêté dispose que
« Pour des raisons de sécurité, sont interdites les manifestations à
caractère politique dans l’espace compris entre l’avenue El hadj Ac
AQ et le Cap Ah, notamment devant les immeubles abritant
l’Assemblée nationale, le Sénat, le Conseil Economique et Social, les Cours
et Tribunaux, le Palais de la République, le Bulding Administratif et à la
Place de l'Indépendance.
« La même interdiction s’applique aux abords immédiats du Monument de
la Renaissance africaine et devant les hôpitaux.
Toutefois, les processions à caractère traditionnel, religieux ou sportif sont
libres sous réserve de l’accomplissement de la formalité de la déclaration
préalable à l'autorité administrative."
23. Le défendeur soutient qu’il appartient à l’exécutif de déterminer les
périmètres de protection en fonction de la menace à l’ordre public posée
conformément à la loi. Le deuxième requérant a attaqué ledit arrêté devant
la Cour Suprême qui a rendu une décision le 29 août 2019 déclarant ledit
recours irrecevable pour non-respect du délai de recours contre une
décision administrative.
24, Le défendeur nie avoir violé les dispositions de la Charte africaine et des
traités internationaux relatifs aux droits de l’homme parce qu’elles
soumettent le principe de la liberté de manifestation/réunion à la loi et à la
réglementation. Il soutient que les requérants se sont contentés de
mentionner les dispositions internationales sans se référer aux restrictions
correspondantes. Par exemple, le PIDCP prévoit des restrictions aux
principes de la liberté d’expression et de la liberté de réunion, les
soumettant aux préceptes de la loi.
25. Le défendeur soutient en outre que les requérants n’ont pas produit de
preuves démontrant que leurs droits ont été violés comme il est allégué et
n’ont pas non plus justifié leur demande en montrant qu’ils ont été
directement affectés en tant que victimes de la violation de leurs droits
comme il est allégué.
26. Au vu de ce qui précède, le défendeur demande à la Cour de rejeter la
requête des requérants.
a) Moyens de droit
27. Le défendeur s’est fondé sur les lois suivantes:
i. Article 8 de la Constitution de la République du Sénégal.
ii. Loi N° 78-02 du 29 janvier 1978.
iii. Article 107 de la Constitution de la République du Sénégal.
iv. Article 1er de l’Arrêté N° 007580/MINT/SP du 20 juillet 2011.
v. Articles 12(3), 19(3) et 21 du PIDCP.
vi. Articles 11 et 12(2) de la Charte africaine.
b) Conclusions
28. Le défendeur sollicite auprès de la Cour les réparations suivantes:
ii Faire droit aux exceptions préliminaires soulevées sur la
compétence et la recevabilité.
ii. Rejeter la requête comme mal fondée ;
iii. Condamner les requérants aux dépends.
29. Cette requête est fondée sur la violation alléguée des droits à la liberté de
réunion, à la liberté d’expression et à la liberté de mouvement garantis
respectivement par les articles 11, 9 et 12 (1) de la Charte africaine.
Conformément à l’article 9(4) du Protocole A/P1/7/91 relatif à la Cour de
justice de la Communauté (Protocole), qui dispose que: «La Cour est
compétente pour connaître des cas de violation des droits de l'Homme dans
tout État membre." La Cour estime donc que la requête étant fondée sur la
violation alléguée des droits de l’homme, elle est compétente pour statuer
sur celle-ci.
VIII. RECEVABILITÉ
30. La recevabilité des requêtes soumises à la Cour est régie par l’article 10 (d)
(i) et (ii) du Protocole additionnel de 2005 : «Peuvent saisir la Cour. d)
toute personne victime de violations des droits de l’homme ; la demande
soumise à cet effet : i) ne sera pas anonyme ; ii) ne sera pas portée devant
la Cour de Justice de la Communauté lorsqu'elle a été déjà portée devant
une autre Cour internationale compétente.» 31.La Cour estime que la requête est conforme à l’article 10 (d) (i) et (ii) du
Protocole, étant donné qu’elle n’est ni anonyme ni présentée alors que la
même affaire a été portée devant une autre Cour internationale pour être
jugée.
32.11 est impératif de préciser à ce stade que, si les alinéas ji) et ii) de l’article
10(d) sont des dispositions statutaires consacrées par le Protocole pour la
détermination de la recevabilité d’une demande, ils ne sont pas exhaustifs
car certains faits de la requête peuvent nécessiter un examen plus
approfondi de sa recevabilité en dehors de la disposition consacrée.
33. Le défendeur a soulevé une exception préliminaire quant à la recevabilité
de la requête en se basant sur quatre points.
a) Irrégularité quant à la forme de la requête.
b) Incompétence de la Cour pour contrôler une loi nationale.
c) Défaut de capacité des requérants, qui sont des personnes morales.
d) Absence de locus standi des requérants qui ne sont pas des victimes.
34. Ainsi, bien que la requête ait été déclarée conforme aux dispositions de
l’article 10(d) (i) et (ii) du Protocole additionnel, il est impératif
d’examiner les exceptions préliminaires énumérées ci-dessus.
35. Les questions soulevées en tant qu’exception préliminaire sont telles
qu’elles peuvent être traitées convenablement sur la base des allégations
et des réparations demandées dans la requête. Les questions de locus
standi exigent l’examen de toutes les preuves et de tous les éléments de
preuve qui sont présentés afin de déterminer leur valeur probante. La Cour procédera à l’examen des exceptions préliminaires ( a à c ), tandis que la
dernière exception ( d ) relative au locus standi des requérants, qui relève
du domaine de la preuve, sera traitée sur le fond.
36. La Cour, siégeant le 23 septembre 2021, a entendu les parties sur les
exceptions préliminaires du défendeur et a statué en les rejetant tout en
réservant la motivation qui sera imputée dans le jugement final. La Cour
va maintenant procéder à la motivation de son jugement.
a) Irrégularité quant à la forme de la requête ; absence de
domiciliation au lieu du siège de la Cour.
37. Le défendeur soutient que la requête ne comportait pas de mention du
domicile des requérants au siège de la Cour, ce qui est contraire aux
conditions énoncées à l’article 33 du Règlement de la Cour. Ils affirment
qu’en vertu dudit article, le Greffier en chef doit fixer un délai aux
requérants pour régulariser leur requête, faute de quoi celle-ci sera
déclarée irrecevable.
38. Le défendeur conclut qu’en l’absence de régularisation de la requête dans
le délai requis, celle-ci doit être déclarée irrecevable pour non-respect des
conditions de forme prévues par l’article 33 du Règlement de la Cour.
39. Les requérants, dans leur réponse à l’exception de forme soulevée par le
défendeur, ont déclaré que la requête a rempli son objectif étant donné
que le défendeur l’a reçue et a déposé un mémoire en défense dans le délai
imparti. L’exception soulevée par le défendeur à cet égard n’est donc pas
justifiée.
40. La Cour note que l’exception préliminaire du défendeur repose sur
l’article 33 du Règlement de la Cour. Toutefois, seules les alinéas (1), (2)
et (6) dudit article sont pertinents. Lesdits alinéas sont reproduits comme
suit :
1. "La requête visée à l’article 11 du Protocole contient:
2. Aux fins de la procédure, la requête contient élection de domicile
au lieu où la Cour a son siège. Elle indique le nom de la personne
qui est autorisée et qui a consenti à recevoir toutes significations
6. Si la requête n’est pas conforme aux conditions énumérées aux
paragraphes 1 à 4 du présent article, le greffier en chef fixe au
requérant un délai qui ne saurait excéder trente jours, aux fins de
régularisation de la requête ou de production des pièces
mentionnées ci-dessus. À défaut de cette régularisation ou de cette
production dans le délai imparti, la Cour décide, le juge
rapporteur entendu, si l’inobservation de ces conditions entraîne
l’irrecevabilité formelle de la requête ».
41. La Cour note que le Greffe de la Cour est chargé de veiller à ce que les
pièces de procédure déposées soient conformes au Règlement de la Cour.
En tant que tels, les problèmes de manquement, comme dans les cas où
une adresse n’est pas fournie, doivent être signalés par le greffe au
requérant, afin de lui permettre de mettre de l’ordre dans ses affaires.
42. Bien que le Greffe ait reconnu qu’il n’a notifié aucun manquement aux
requérants, l’omission étant un manquement procédural qui n’affecte pas le fond de l’affaire, la recevabilité de la requête ne sera pas compromise.
Voir Jl’arrêt AP AJ c. REPUBLIQUE DU SENEGAL
ECW/CCJ/JUD/21/20 PAGE 14. Voir également Y AR c.
RÉPUBLIQUE DU BÉNIN, ARRÊT N° ECW/CCJ/JUD/01/10, (2010) CCJELR
PARAGRAPHE 30. Lorsque la Cour a jugé que « … /a simple absence de la
citation de l'adresse du requérant dans sa requête ne saurait constituer
un obstacle à la recevabilité de la requête. »
43. La Cour rejette donc l’exception du défendeur et déclare la requête
recevable.
b) Incompétence de la Cour pour contrôler une loi nationale.
44. Le défendeur a soulevé une exception préliminaire contestant la
compétence de la Cour pour examiner l’arrêté N° 7580/MINSTSP du 20
juillet 2011 en tant que législation d’un Etat. Cette exception sera traitée
à ce stade, car elle ne nécessite pas l’examen de l’arrêté contesté quant à
sa conformité avec les normes internationales, ce qui est une question de
fond.
45. Les requérants dans leur réponse soutiennent que le défendeur a
l’obligation d’abroger l’ordonnance n° 7580/MINSTSP du 20 juillet, qui
est une loi administrative manifestement illégale qui viole en outre les
droits fondamentaux du peuple sénégalais puisque toute demande de
réunion est systématiquement refusée. Ils soutiennent que la requête est
fondée et invitent la Cour de justice à constater que la République du
Sénégal conserve dans son ordre juridique un acte administratif qui porte atteinte aux droits et libertés garantis par les textes nationaux et
46. Les États, en vertu de leur nature souveraine, sont indépendants de toute
ingérence qui attaque des actions ou des décisions prises en cette qualité.
Cela a éclairé la position adoptée par la Cour dans une pléthore d’affaires,
selon laquelle elle ne saurait se prononcer sur une décision législative ou
judiciaire prise par un État membre. En effet, en ce qui concerne les
décisions judiciaires, la Cour ne se constituera pas en cour d’appel pour
statuer sur les arrêts des juridictions nationales.
47. Bien qu’il s’agisse d’un principe général, il n’est pas d’application
générale, car les mesures et décisions prises au niveau national sont
subordonnées au respect des normes internationales relatives aux droits
de l’homme. Dans cette optique, la Cour a réaffirmé dans plusieurs
décisions qu’elle exercerait sa compétence et examinerait les décisions
législatives ou judiciaires lorsque des violations des droits de l’homme y
seraient alléguées. Réaffirmant ce qui précède, la Cour a estimé ‘« qu’elle
n’était pas une cour d'appel et n’admettrait que les affaires émanant de
juridictions nationales où des violations des droits de l’homme ont été
alléguées au cours de la procédure. Voir l’arrêt JUGE PAUL UUTER DERY
& 2 AUTRES c. LA RÉPUBLIQUE DU GHANA NON PUBLIÉ ECW/CCJ/JUD/17/19
PAGE. 28.
48. Cette question a finalement été réglée lorsque la cour a statué que:"... Elle
a établi une distinction entre son incompétence pour examiner les décisions des tribunaux nationaux et sa compétence pour connaître des
cas de violation des droits de l’homme qui en découlent. La Cour a
toujours jugé qu’elle ne pouvait pas siéger en appel des décisions des
juridictions nationales des États membres. »
Voir l’arrêt FINANCE INVESTMENT & DEVELOPMENT CORPORATION (FIDC) c.
RÉPUBLIQUE DU LIBÉRIA NON PUBLIÉ ECW/CCJ/JUD/23/18 PAGE. 11. Voir
aussi les arrêts A Ab C c. REPUBLIQUE DU NIGER
ECW/CCJ/JUD/06/08 PAGE 13 ; AH Aj c. REPUBLIQUE FEDERALE DU
NIGERIA ARRÊT N° ECW/CCJ/APP/JUD/27/16 PAGE 13-14; MESSIEURS
ABDOULAYE BALDE & AUTRES c. REP DU SENEGAL ECW/CCJ/JUD/04/13 PAGE
22.
49. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’elle a le pouvoir
d’examiner l’arrêté N° 7580 / MINSTSP du 20 juillet 2011 pour déterminer
s’il est conforme avec la Charte africaine et les autres instruments
internationaux relatifs aux droits de l’homme dont le défendeur est
signataire. L’exception préliminaire du défendeur dans ce sens est rejetée.
c) Défaut de capacité des requérants, qui sont des personnes morales.
50. Le défendeur a fait valoir que pour intenter une action conformément à
l’article 10 (d) du Protocole «il est nécessaire d’être une personne physique
ou morale qui doit également justifier, à supposer qu'elle soit dotée de la
capacité juridique au regard de sa législation nationale, de sa qualité de
victime » Voir Doc. 3 page 6.
51. Dans leur réponse à l’exception du défendeur au titre de ce point, les
requérants ont fait valoir que leur statut de personnes morales ne rend pas la requête irrecevable puisque la Cour autorise les personnes morales à
intenter des actions devant elle pour violations des droits de l’homme,
comme décidé dans l’affaire B c. RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE DU
NIGERIA ET AUTRES, ECW/CCJ/APP/07/10.
52. Selon ledit arrêt, la Cour a confirmé que les organisations non
gouvernementales (ONG) dûment constituées conformément à leur
législation nationale peuvent intenter des actions en violation des droits
de l’homme lorsque la victime n’est pas un individu mais un groupe
important d’individus ou même une communauté entière.
53. Les requérants demandent donc instamment que la requête soit déclarée
recevable car elle a satisfait aux exigences de la loi.
54. La disposition générale relative à la recevabilité des requêtes soumises à la
Cour est régie par l’article 10 (d) (i) et (ii) du Protocole (tel que modifié par
le Protocole additionnel de 2005), qui dispose que : «Peuvent saisir la
Cour. d) toute personne victime de violations des droits de l’homme ; la
demande soumise à cet effet : i) ne sera pas anonyme ; ii) ne sera pas
portée devant la Cour de Justice de la Communauté lorsqu'elle a été déjà
portée devant une autre Cour internationale compétente.»
55. L’examen de la capacité des requérants pour intenter la présente action en
tant que personnes morales est d’autant plus convaincant que les
requérants sont décrits dans la requête en tant que tels et connus sous les noms de La Ae Am des Droits Humains et AO
AT Section Sénégal.
56. Ceci est conforme à la jurisprudence de la Cour dans laquelle elle a jugé
en ce qui concerne la capacité des requérants que « II est bien connu que
lorsque la capacité d’un requérant est mise en cause, il doit, s’il veut
réussir, établir d’abord sa capacité par la preuve la plus claire ». EBERE
ANTHONIA AMADI & 3 AUTRES c LE GOUVERNEMENT FÉDÉRAL DU NIGÉRIA
ARRÊT N° ECW/CCJ/JUD/22/19, PAGE 13
57. L’essentiel de l’exception du défendeur n’est pas que les requérants en
tant que personnes morales n’ont pas la capacité d’intenter cette action en
leur nom ou au nom du peuple sénégalais. Leur argument est que les
requérants doivent établir leur qualité pour agir soit à titre représentatif,
soit autrement en prouvant un préjudice subi à ce titre. En d’autres termes,
que les Sénégalais ou les requérants doivent établir qu’ils sont victimes
en raison du tort ou des préjudices subis du fait de l’interdiction de
manifestation imposée par l’arrêté contesté N° 7580 / MINSTSP du 20
juillet 2011. La Cour a déjà reporté l’examen de la qualité pour agir au
stade du fond et maintient sa position.
58. La Cour examinera toutefois l’exception du défendeur sous deux
rubriques : lacapacité en tant que personne morale d’intenter une action
en son nom propre pour violation de ses droits humains, et la capacité
d’intenter une action au nom du peuple sénégalais pour violation de ses
droits humains.
a) Capacité en tant que personne morale d’intenter une action
en son nom propre pour violation de ses droits de l’homme.
59. L’examen de la capacité des personnes morales à intenter une action pour
violation de leurs droits de l’homme appelle des précisions au-delà du
consensus des parties. Il est incontestable que les deux parties considèrent
ad idem qu’une personne morale peut intenter une action pour elle-même
ou en qualité de représentant d’un groupe pour la violation des droits de
l’homme. Il s’agit d’un principe bien fondé qui a été étayé par une pléthore
de décisions de la Cour. « Les organisations non gouvernementales
(ONG) et à des citoyens dévoués au bien public d’intenter des actions en
faveur d’un groupe de victimes appartenant généralement à une
communauté ou à une catégorie de personnes sur la base de l'intérêt
public général afin de demander réparation pour la violation de leurs
droits fondamentaux... » Voir l’arrêt LES ADMINISTRATEURS DE JAMA'A
FOUNDATION & 5 AUTRES C. L'ETAT DU NIGÉRIA & 1 AUTRE
ECW/CCJ/JUD/04/20, PAGE 14-15. Voir aussi l’arrêt NOSA EHANIRE
OSAGHAE & 3 AUTRES c. REPUBLIQUE DU NIGERIA ECW/CCJ/JUD/03/17
PAGE 19.
60. La Cour ne va pas s’attarder sur ce point convenu, si ce n’est pour rappeler
que si les personnes morales peuvent intenter une action en justice pour
la violation de leurs droits de l’homme, des limitations sont imposées à la
catégorie de droits de l’homme pour lesquels ces personnes morales
peuvent intenter une action. En abordant cette limitation, la Cour a déclaré
"Les exceptions prévues sur lesquelles les personnes morales peuvent
fonder une action sont; les droits fondamentaux qui ne dépendent pas des
droits de l’homme et qui incluent le droit à un procès équitable, le droit à la propriété et le droit à la liberté d'expression» DEXTER OIL LIMITED c/
ÉTAT LIBÉRIEN (ECW/CCJ/JUD/03/19), PAGE 21.
61. Il ressort des mémoires présentés à la Cour que les requérants sont des
personnes morales puisqu’ils sont décrits comme étant la Ligue
Sénégalaise des Droits Humains, association de droit sénégalais, et
gouvernementale résidant également au Sénégal. Néanmoins, pour que
leur demande soit recevable, les requérants doivent établir qu’ils relèvent
des exceptions reconnues à l’obligation de leur conférer la capacité
d’intenter ce recours.
62. L’allégation des requérants est fondée sur la violation de leur droit de
réunion, de libre circulation et de liberté d’expression, en violation des
articles 11, 12 et 9 de la Charte respectivement. D’après les exceptions
établies précédemment, il est évident que la seule action que les requérants
peuvent faire valoir pour eux-mêmes est le droit à la liberté d’expression.
63. Ce raisonnement est confirmé par la Cour lorsqu’elle a statué qu’elle avait
«a indiqué très clairement que les personnes non physiques peuvent jouir
de la liberté d'expression, y compris d’autres droits qui ne dépendent pas
des droits de l’homme (c'est-à-dire des droits dérivés) et peuvent engager
une action pour protéger ces droits s’ils sont violés"”.». AO
AT TOGO & 7 AUTRES C. ÉTAT TOGOLAIS ECW/CCJ/JUD/09/20
PAGE. 10.
64. La Cour considère donc que les requérants sont dépourvus de la capacité,
en tant que personnes morales, d’intenter une action pour violation de leur
droit de réunion et de libre circulation et la requête en ce sens est déclarée
irrecevable. L’allégation relative à la violation de la liberté d’expression
des requérants sera analysée au stade de la détermination du bien-fondé.
d) Capacité à intenter une action au nom du peuple sénégalais.
65. En ce qui concerne l’action représentative des requérants au nom des
Sénégalais pour la violation de leurs droits de réunion, de libre circulation
et de liberté d’expression, la Cour a reconnu la capacité des ONG à
intenter une action au nom d’un groupe ou d’une communauté dans
l’intérêt du public, en contestant la loi ou l’action, reconnaissant que « La
doctrine de l’actio popularis a été développée dans le droit romain afin
de permettre à tout citoyen de contester une violation d’un droit public
devant les tribunaux. Cette doctrine a été formulée pour faire en sorte que
l’approche restrictive de la question de la qualité pour agir n'empêche
pas les individus dévoués à l'intérêt public de contester la violation d’un
droit du public devant les tribunaux. Dans les contentieux d'intérêt
public, le requérant n’a pas besoin de démontrer qu’il a subi un préjudice
corporel ou a un intérêt personnel à protéger pour avoir qualité pour
agir. Le requérant doit établir qu’il existe un droit public digne de
protection qui aurait été violé et que l'affaire en cause est justiciable. »
Voir B c. RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE DU NIGERIA (2010) CCJELR, PAGE
196, PARAGRAPHES 32 et 34. Voir également l’arrêt LES ADMINISTRATEURS
DE JAMA’A FOUNDATION & 5 AUTRES C. L'ETAT DU NIGÉRIA & 1 AUTRE
ECW/CCJ/JUD/04/20, PAGE 14-16.
66. La Cour est d’avis que toute loi qui affecte non seulement les droits des
Sénégalais à la liberté d’expression, notamment le droit de manifester sur
des questions politiques, mais aussi leurs droits de se réunir librement et
de circuler librement, est clairement une question d’intérêt public.
67. Par conséquent, la Cour estime que les requérants, étant des ONG et
agissant au nom du peuple sénégalais pour la violation de leurs droits de
réunion, de circulation et de liberté d’expression, ont la compétence pour
intenter cette action. La requête dans ce sens est donc déclarée recevable.
SUR LE FOND
68. Ayant jugé que la requête est recevable en ce qui concerne l’action
personnelle des requérants pour la violation alléguée de leur droit à la
liberté d’expression ainsi que l’action représentative au nom du peuple
sénégalais en ce qui conceme les violations alléguées de leur droit de
réunion, de leur liberté de circulation et de leur liberté d’expression, la
Cour doit maintenant déterminer si ces allégations ont été prouvées. En
d’autres termes, il s’agit de savoir si les requérants ont établi qu’ils ont un
locus standi en tant que victimes ayant subi un préjudice du fait de
l’interdiction des manifestations politiques par l’arrêté n 7580 /
MINSTSP du 20 juillet 2011.
Allégation de violation de la liberté d’expression des requérants.
69. Les requérants allèguent que le 20 juillet 2011, le ministre de l’Intérieur
du Sénégal de l’époque a pris un arrêté interdisant les toutes
manifestations politiques dans l’espace compris entre l’avenue El Al
Ac AQ et le Cap Ah ainsi qu’aux abords immédiats du Monument de la Renaissance, des cours et tribunaux, du Sénat, devant les hôpitaux
et dans d’autres quartiers désignés de Dakar la capitale du défendeur.
70. Les requérants affirment dans leur mémoire que la liberté d’expression
comprend la liberté de diffuser son opinion quels que soient les moyens
d’expression. Le fait d’organiser une manifestation est un moyen
d’expression qui est protégé par la loi parce qu’il s’agit d’un moyen
d’exprimer ses opinions.
71. Ils affirment qu’ils n’ont pas la possibilité d’exprimer pleinement leurs
opinions en raison de l’interdiction imposée par l’arrêté ministériel du 20
juillet 2011.
72. De son côté, le défendeur soutient que la liberté d’expression n’est pas
absolue car elle est restreinte conformément à la loi, «a) pour le respect
des droits ou de la réputation d'autrui, b) pour la sauvegarde de la
sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité
publiques ». Les restrictions ont été faites dans l’intérêt de la sécurité
nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public, de la santé et des
libertés d’autrui.
73. Il soutient en outre que pour que les requérants obtiennent gain de cause,
ils doivent prouver leurs intérêts en tant que victimes en démontrant qu’ils
ont subi une violation des présumés droits de l’homme ou établir leur
statut leur permettant d’intenter une action au nom des victimes. Les
requérants qui allèguent être des victimes n’ont pas démontré comment leurs droits ont été violés ou le préjudice qu’ils ont subi à la suite des
restrictions de l’arrêté.
74. Le défendeur soutient également qu’en effet, les seules restrictions
imposées par ledit arrêté concernent les manifestations politiques, tandis
que toutes les autres manifestations, telles que les événements culturels,
sportifs ou religieux, ne sont pas affectées. Il soutient également que les
restrictions politiques contenues dans l’arrêté n’impliquent pas les
requérants, qui ne sont pas des partis politiques, et qu’elles n’°empêchent
pas l’expression d’opinions, leurs activités ou l’exercice de leurs droits
reconnus.
75. L'article 9 (2) of de la Charte dispose : « Toute personne a le droit
d'exprimer et de diffuser ses opinions dans le cadre de la loi ». Il garantit
le droit des individus d’exprimer, de diffuser et de recevoir des
informations soumises à des restrictions conformément à la loi. Afin de
déterminer si le droit des requérants à la liberté d’expression a été violé, il
faut démontrer que l’interdiction a entraîné un blocage de leur capacité
d’exprimer, de diffuser et de recevoir des informations, ce qui a causé des
dommages aux requérants.
76. La liberté d’expression d’un individu se distingue de celle d’une personne
morale. Bien qu’une personne physique puisse revendiquer le droit
d’exprimer une opinion sur toute question d’intérêt public, cette
possibilité étendue n’est pas offerte à une personne morale. Une personne
morale n’est pas un être humain mais une personne de droit. Par
conséquent, toutes ses caractéristiques sont déterminées par le mandat juridique de sa création. Une personne morale doit donc exercer ses
activités en conformité avec la loi qui l’a créée, faute de quoi ces activités
seront déclarées ultra vires, nulles et non avenues.
77. Il s’ensuit qu’une personne morale qui invoque la violation de sa liberté
d’expression doit prouver que le sujet pour lequel l’expression d’une
opinion est prétendument refusée relève de son mandat et est nécessaire à
la pleine réalisation des buts et objectifs de son existence.
78. En l’espèce, les requérants qui sont des ONG opérant dans la juridiction
du défendeur, allèguent que l’interdiction des manifestations politiques
par l’arrêté n 7580/MINSTSP du 20 juillet 2011 adopté par le défendeur
a violé leur droit à la liberté d’expression. Pour obtenir gain de cause, il
incombe aux requérants de préciser les buts et objectifs pour lesquels ils
ont été enregistrés et de montrer comment ladite interdiction a empêché
la diffusion et/ou la réception d’informations ou d’opinions dans le cadre
de leurs activités légitimes.
79. Les documents dont dispose la Cour ne révèlent pas les objectifs pour
lesquels les requérants ont été enregistrés, et la Cour n’est pas en mesure
de faire des conjectures sur ces objectifs. La Cour a conclu que « Il est de
règle générale en droit qu’au cours d’un procès la partie qui fait des
allégations doit en apporter la preuve. La charge de constituer et de
démontrer la preuve incombe donc aux parties au litige. Elles doivent
utiliser tous les moyens juridiques disponibles et fournir les éléments de
preuve qui étayent leurs revendications. La preuve doit être convaincante
pour établir un lien avec les faits allégués. » GARBA DAOUDA C/ ÉTAT
BÉNINOIS, PARAGRAPHE 35.
80. Comme indiqué précédemment, l’arrêté n° 7580 / MINSTSP du 20 juillet
2011 interdit les manifestations à caractère politique, à l’exception des
manifestations religieuses, culturelles, sportives et sociales. L’objet de
l’interdiction étant de nature politique, les requérants sont tenus de
prouver que leur mandat comporte des activités à caractère politique pour
lesquelles ils sont enregistrés soit en tant que partis politiques, soit en tant
qu’organisations ayant pour mandat de mener des activités de plaidoyer,
de promotion, de sensibilisation ou de soutien à l’engagement dans la
participation au gouvernement ou d’autres activités connexes à caractère
politique. En l’absence de ces informations essentielles et déterminantes,
la Cour n’est pas en mesure de conclure que ladite interdiction a eu un
impact négatif sur la réalisation du mandat des requérants.
81. Dans ce sens, la Cour s’aligne sur la défense du défendeur au paragraphe
6 du Document 3, page 7, lorsqu’ils ont plaidé qu’«Il est incontestable
que les restrictions de l'arrêté portent sur les manifestations à caractère
politique et ne concernent nullement les activités reconnues aux
requérants (qui, est-il besoin de le rappeler, ne sont pas des partis
politiques) pas plus qu’elles ne s'opposent à l'expression de leurs
activités ou à l’exercice de leurs droits reconnus. »
82. Les requérants n’ayant pas prouvé le lien de causalité entre la violation
alléguée de leur droit à la liberté d’expression et l’interdiction de
manifestation politique, ils ont a fortiori manqué de prouver qu’ils sont des victimes qui ont subi un préjudice du fait de l’action du défendeur qui
a interdit les manifestations politiques. La Cour partage l’avis du
défendeur lorsqu’il fait valoir dans le Document 3 page 6 " «que les
requérants qui prétendent être des victimes ne démontrent pas de cas de
violation de leurs droits et ne déclarent pas avoir souffert en raison des
restrictions de l’arrêté N 7580 / MINSTSP du 20 juillet 2011.
83. La Cour ayant jugé que les requérants n’ont pas prouvé leur locus standi
pour initier cette action, un examen plus approfondi de l’arrêté contesté
n 7580/MINSTSP du 20 juillet 2011 pour déterminer sa conformité aux
normes en matière de droits de l’homme est donc sans objet.
84. Sur la base de l’analyse qui précède, la Cour estime que l’allégation des
requérantes relatives à la violation de leur droit à la liberté d’expression
n’est pas étayée et qu’elle est par conséquent rejetée.
85. Bien que la Cour ait précédemment confirmé que les requérants étaient
aptes à introduire cette action en tant que représentants du peuple
sénégalais, elle va néanmoins procéder à vérifier si les requérants ont
prouvé l’allégation selon laquelle l’interdiction des manifestations
politiques a violé les droits des Sénégalais à la liberté d’expression, à la
liberté de réunion et à la liberté de mouvement. La Cour va maintenant
examiner chacune des allégations de violation de ces droits.
Allégation de violation de la liberté d’expression du peuple sénégalais.
86. La thèse avancée par les requérants est que l’arrêté ministériel du 20 juillet
2011 constitue une restriction injustifiée à la liberté d’expression de tous les habitants du Sénégal. Ils affirment qu’ils n’ont pas la possibilité
d’exprimer pleinement leurs opinions en raison de l’interdiction imposée
par l’arrêté ministériel du 20 juillet 2011. Pour restreindre la liberté
d’expression, des motifs suffisants doivent être avancés.
87. En réplique, le défendeur a fait valoir qu’en ce qui concerne la
communauté sénégalaise au nom de laquelle les requérants prétendent
agir, les requérants n’ont fourni aucune preuve que les Sénégalais sont
victimes dudit arrêté. Au contraire, l’arrêté a été pris pour assurer leur
sécurité par rapport au vandalisme, anticiper la menace permanente du
terrorisme et préserver l’ordre public dans l’intérêt de la sécurité
nationale, de la sûreté d’autrui, de la santé, de la morale ou des droits et
libertés des personnes. Ils soutiennent également que l’interdiction ne
concernait que les manifestations de nature politique, tandis que d’autres
manifestations telles que les manifestations religieuses, culturelles et
autres n’étaient pas concernées par l’interdiction.
88. L’article 9(2) de la Charte africaine prévoit le droit à la liberté
d’expression, il stipule que : « Tout individu a le droit d’exprimer et de
diffuser ses opinions dans le cadre de la loi ».
89. L’article 19(2) et (3) du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques, qui donne une description détaillée du droit à la liberté
d’expression, dispose que :
2) Toute personne a droit à la liberté d'expression; ce droit comprend
la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous
une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre
moyen de son choix.
3) L'exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article
comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il
peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent
toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires:
(a) Au respect des droits ou de la réputation d'autrui ;
(b) A la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la
santé ou de la moralité publiques."
90. La liberté d’expression est un droit fondamental qui est nécessaire dans
une société démocratique, crucial pour son progrès et un élément clé de la
société civile. Elle comprend la liberté de détenir, de partager et
d’explorer des opinions et des idées sous diverses formes. La Cour
européenne a également reconnu que la liberté d’expression inclut le droit
des individus ou des groupes d’exprimer leurs opinions par le biais de
manifestations publiques, ce qui la rend étroitement liée au droit de
réunion pacifique.
91. La liberté d’expression offre une protection pour différents types de
discours, notamment politiques et religieux, et permet l’expression
culturelle et artistique. LINGENS C. AM, 8 JUILLET 1986 (REQUÊTE
N° 9815/82). ARRÊT STRASBOURG 8 JUILLET 1986 ; AI Aa AK, 18
JUILLET 2000 26680/95 [2000] CEDH 377 (18 JUILLET 2000. Voir également
« Applicabilité de l’article 10 de la Convention» dans le Guide de la Cour européenne des droits de l’homme sur l’article 10 de la Convention
européenne des droits de l’homme, Liberté d'expression, pages 12-14.
92. La Déclaration de principes de la Commission africaine des droits de
l’homme et des peuples (CADHP) sur la liberté d’expression et l’accès à
l’information en Afrique (Principes de la CADHP) en exprimant
l’importance du droit a déclaré que «La liberté d'expression et l’accès à
l’information sont des droits fondamentaux protégés par la Charte
africaine et d’autres lois et normes internationales relatives aux droits de
l’homme. Le respect, la protection et l’exercice de ces droits sont cruciaux
et indispensables pour le libre développement de la personne humaine, la
création et le renforcement de sociétés démocratiques et pour permettre
l’exercice d’autres droits." Principe 1, paragraphe 1.
93. La Cour a reconnu le caractère fondamental de ce droit en déclarant que
«laliberté d'expression est un droit fondamental de l’homme et que la
pleine jouissance de ce droit est essentielle à la réalisation des libertés
individuelles et au développement de la démocratie. Ce n’est pas
seulement la pierre angulaire de la démocratie, mais elle est
indispensable à une société civile florissante » FÉDÉRATION DES
JOURNALISTES AFRICAINS & 4 AUTRES C. RÉPUBLIQUE DE GAMBIE
ECW/CCJ/JUD/04/18 PAGE 32.
94. En l’espèce, les requérants allèguent que l’arrêté n° 007580/MINT/SP du
20 juillet 2011 (Pièce jointe n° 1), interdisant toutes manifestations dans
la zone située entre l’avenue Fl Al Ac AQ et le cap Ah ainsi
qu’à proximité immédiate du monument de la Renaissance et devant les hôpitaux (l’arrêté), viole leur liberté d’expression et celle du peuple
sénégalais. Pour sa part, le défendeur affirme que l’arrêté a été rendu pour
la protection de la population et dans l’intérêt de la sécurité nationale, de
la sûreté publique, de l’ordre public, de la santé et des libertés d’autrui et
qu’il ne visait que les manifestations de nature politique.
95. La Cour note que l’arrêté attaqué constitue une interdiction à l’égard des
manifestations de nature politique. Il convient donc de déterminer si
l’interdiction de manifester publiquement sur des questions politiques est
un motif d’intérêt public qui justifie l’invocation des principes d’actio
popularis pour permettre aux requérants d’agir au nom du peuple
sénégalais. En d’autres termes, l’interdiction des manifestations à caractère
politique présente-t-elle un intérêt public tel pour les Sénégalais au point
de conférer aux requérants la capacité d’agir en leur nom ?
96. La Cour rappelle le libellé exact de la phrase pertinente de l’arrêté attaqué.
comme suit: Pour des raisons de sécurité, sont interdites les
manifestations à caractère politique (Nous soulignons) dans l’espace
compris entre l’avenue El hadj Ac AQ et le Cap Ah, notamment
devant les immeubles abritant l’Assemblée nationale, le Sénat, le Conseil
Economique et Social, les Cours et Tribunaux, le Palais de la République,
le Building Administratif et à la Place de l'Indépendance.
97. L’expression clé est donc manifestations de nature politique. Considérant
que ledit arrêté ne définit pas le "caractère politique", mais que pour
progresser de manière constructive dans le jugement de cette requête, il est
impératif de savoir ce que signifie "politique" pour pouvoir comprendre ce qu’est un événement à ‘caractère politique ». Wikipédia définit la politique
comme "la façon dont les pays sont gouvernés et la façon dont le
gouvernement établit les règles et les lois." Voir Simple.m.wikipedia.org. Le
dictionnaire Merriam-Webster la définit également comme «l’art et la
science du gouvernement » Voir Merriam-Webster.com. Si, à partir de ces
définitions, on peut dire que la politique est simplement la façon dont un
pays est gouverné, il s’ensuit que tout citoyen qui s’est déjà vu conférer le
droit inhérent d’exprimer une opinion sur toute question, comme le prévoit
l’article 13 de la Charte, aura a fortiori le droit d’exprimer une opinion sur
la façon dont son pays est gouverné. La Cour est consciente du fait que tous
les Sénégalais n’auront pas une opinion politique à exprimer. Cependant,
tout Sénégalais ou groupe de Sénégalais ayant une opinion politique à
exprimer est légalement en droit de le faire. Par exemple, une manifestation
visant à protester contre le contenu d’une nouvelle loi électorale est
clairement une opinion de nature politique puisque cette loi implique
l’élection des gouvernants au sein du gouvernement. La Cour estime donc
que tout Sénégalais adulte peut accéder à une manifestation à caractère
politique. Bien que son nombre ne puisse être prédéterminé, ce droit est
une question d’intérêt public qui doit être protégée.
98. Une question accessoire soulevée par le défendeur nécessite de déterminer
si cette opinion de nature politique doit nécessairement être exprimée par
le biais de la plate-forme d’un parti politique. En effet, les partis politiques
ont l’avantage de faire avancer collectivement la cause de leurs membres
en ce qui concerne la manière dont un pays est gouverné. Néanmoins,
comme indiqué ci-dessus, tous les Sénégalais ont le droit inhérent d’exprimer une opinion politique qui ne peut être assimilée de force au
cadre d’un parti politique.
99. Après avoir apporté cette précision, la Cour s’empresse de déclarer que si
la garantie de la liberté d’expression n’est pas absolue, l’ingérence est
autorisée dans certaines circonstances, notamment dans l’intérêt de la
sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public, de la santé et
des libertés d’autrui. ARTICLE 19(3) A ET B DU PIDCP.
100. Ainsi, lorsqu’il y a une ingérence, le défendeur est tenu de la justifier par
des motifs suffisants à la satisfaction de la Cour. En l’espèce, le défendeur
s’est contenté d’indiquer que l’interdiction des manifestations politiques
visait à éviter la dégradation de la sécurité nationale. Après examen de
l’arrêté N° 7580/MINSTSP du 20 juillet 2011 et des circonstances qui
auraient justifié l’interdiction des manifestations politiques par le
défendeur, la Cour est d’avis que la portée de l’arrêté est indûment large
et vague, ce qui est étayé par les décisions de la Cour suprême du Sénégal,
qui a déclaré que la seule justification de sécurité est insuffisante et oblige
le défendeur «à préciser le risque allégué ainsi que l’absence de
mesures alternatives à l'interdiction, la seule référence à la perturbation
de l’ordre public étant imprécise et insuffisante» (Pièce 5 Arrêt N° J / 176
/ RG /15 du 11/05/2015).
101. La référence à la menace pour la sécurité nationale simplicita n’est pas
une baguette magique pour détourner une allégation de violation d’un
droit de l’homme sans préciser la question de la sécurité nationale
protégée ou que l’on cherche à protéger.
102. En outre, la Cour prend note de la durée de l’interdiction qui est entrée en
vigueur le 20 juillet 2011 et qui était encore en vigueur jusqu’au 14
septembre 2020 lorsque cette requête a été déposée. La question
pertinente à se poser est celle de savoir si la menace alléguée à la sécurité
nationale existe toujours en réalité, même au moment du dépôt de la
présente requête. Le défendeur doit fourmir une (des) raison(s)
convaincante(s) pour le maintien de l’interdiction qui a pris un caractère
indéfini.
103. La Cour note que, même lorsque l’ingérence dans un droit de l’homme
garanti est licite, elle n’est pas censée constituer une obstruction ou un
déni perpétuel de la jouissance de ce droit. La Cour est d’avis que la
restriction prolongée et indéfinie imposée par l’application de
l’interdiction est déraisonnable et injustifiée. En effet, les États doivent
non seulement sauvegarder le droit de réunion pacifique, mais aussi
s’abstenir d’appliquer des restrictions indirectes déraisonnables à ce droit.
DJAVIT AN c. TURQUIE (REQUÊTE N° 20652/92) ARRÊT DU 20 FÉVRIER 2003.
104. Toute ingérence du Gouvernement a pour but de faciliter l’exercice de ce
droit et non de l’empêcher ou de le restreindre, étant donné que les
mesures prises en ce qui concerne le droit à la liberté de réunion ont pour
but premier de permettre l’exercice de ce droit et non de le restreindre.
(PARAGRAPHE 71 DES DIRECTIVES DE LA CADHP SUR LA LIBERTÉ
D'ASSOCIATION.
105. Les décisions susmentionnées, bien que rendues en ce qui concerne le
droit de réunion, sont également pertinentes et applicables à d’autres
droits assortis de dispositions restrictives comme la liberté d’expression.
106. La Cour n’est donc pas en mesure de soutenir la justification de
l’interdiction des manifestations politiques par le défendeur, qui est
fondée sur la menace pour la sécurité nationale. Elle n’est pas non plus en
mesure de légitimer la durée indéfinie de l’application de l’interdiction.
Ayant précédemment démontré le caractère indissociable de la liberté de
réunion et de la liberté d’expression, la Cour est parvenue à la conclusion
inévitable que l’arrêté n° 7580 / MINSTSP du 20 juillet 2011 qui interdit
les manifestations politiques dans le périmètre désigné dans ce même
arrêté a porté atteinte au droit du peuple sénégalais tel qu’allégué.
107. La Cour conclut donc que le défendeur a violé le droit du peuple
sénégalais à la liberté d’expression en contravention de l’article 9 de la
Charte.
Allégation de violation du droit à la liberté de réunion
108. Les requérants indiquent que l’arrêté n 7580/MINSTSP du 20 juillet 2011
interdit toute manifestation à caractère politique dans toute la zone
comprise entre l’avenue Fl Al Ac AQ et le Cap Ah ainsi qu’à
proximité immédiate du monument de la Renaissance et devant les
hôpitaux pour des " raisons de sécurité " sans aucune justification.
109. Ils font valoir que ledit arrêté restreint considérablement le droit de réunion
et le droit de manifestation de l’ensemble de la population sénégalaise qui ne peut plus organiser de réunion ou de rassemblement dans la zone définie
par l’arrêté.
110. Ils affirment en outre que la Cour suprême du Sénégal, par de nombreux
arrêts, a jugé que la seule justification sécuritaire invoquée par le défendeur
est insuffisante pour motiver les arrêtés interdisant les manifestations
publiques dans la zone déterminée par l’arrêté ministériel. Ils citent l’arrêt
du 9 juin 2016, selon lequel le Préfet est «tenu de préciser le risque allégué
ainsi que l'absence de mesures alternatives à l'interdiction, que la «seule
référence à la perturbation de l’ordre public étant imprécise et
insuffisante » (Pièce jointe 5). En conséquence, la Chambre administrative
de la Cour a considéré que l’arrêté préfectoral violait l’article 10 de la
Constitution sénégalaise et en particulier la liberté de s’exprimer lors d’une
marche pacifique.
111. Les requérants soutiennent en outre qu’en plus de l’absence de justification
de l’interdiction, de nombreuses manifestations de nature politique se sont
déroulées en paix, sans incident. Certaines d’entre elles sont la
manifestation du 30 août 2012 devant l’ambassade de Gambie à la suite de
l’exécution d’un Sénégalais condamné à mort dans le pays, et la
manifestation de 2002 devant l’ambassade du Nigéria contre les
condamnations à la lapidation de femmes dans le pays.
112. Les requérants affirment qu’un risque réel doit exister pour justifier une
telle interdiction, mais comme les manifestations pacifiques passées l’ont
prouvé, un tel risque n’existe pas. De plus, des mesures moins rigoureuses
auraient pu être mises en place en vertu du principe de proportionnalité ;
113. Ainsi, ils exhortent la Cour à constater que l’Arrêté Ministériel N° 7580 /
MINSTSP du 20 juillet 2011 viole la liberté de réunion et de manifestation
de tous les habitants du Sénégal.
114. Dans sa réponse, le défendeur soutient que les requérants n’ont pas fait
valoir que ces libertés s’exercent dans les conditions prévues par la loi.
115. Il soutient que s’il est vrai que la liberté de réunion est en étroite relation
avec d’autres droits fondamentaux tels que la liberté d’expression, la
liberté de circulation, la Cour Européenne des droits de l’Homme (CEDH)
applique le principe de la lex specialis. D’après ce principe, lorsque
plusieurs libertés sont entremêlées dans le contexte d’une manifestation,
c’est sous l’angle du droit le plus pertinent au regard des faits que devra
être appréhendée la situation. Les autres droits devront être envisagés
comme la lex generalis. Il n’est pas inutile de préciser que contrairement
aux pays européens, le Sénégal a consacré la liberté de manifestation, ce
qui renforce la lex specialis en l’espèce.
116. Il soutient en outre que la Cour n’est pas compétente pour examiner
l’arrêté du ministre de l’Intérieur du 20 juillet 2011 ou pour vérifier sa
conformité aux obligations internationales du Sénégal. Il demande donc
instamment à la Cour de rejeter les demandes des requérants.
117. L’article 11 de la Charte africaine qui garantit le droit de réunion libre
avec d’autres personnes dispose : « Tout individu a le droit de se réunir librement avec autrui. Ce droit s’exerce sous la seule réserve des
restrictions nécessaires édictées par les Lois et Règlements, notamment
dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté d’autrui, de la santé,
de la morale ou des droits et libertés des personnes."
118. Les Lignes directrices de la CADHP sur la liberté d’association et de
réunion en Afrique définissent la réunion comme suit : « La réunion
désigne un rassemblement volontaire, en privé ou en public, à des fins
expressives et pour une durée prolongée. Le droit de réunion peut
s’exercer de diverses façons, notamment par des manifestations, des
réunions, des processions, des rassemblements, des sit-in et des
funérailles, par l’utilisation de plateformes en ligne ou de toute autre
manière que les gens choisissent.» (Paragraphe 3).
119. Le droit de réunion est un droit fondamental dans une société
démocratique et ne peut être restreint que dans certaines circonstances.
Toute restriction au droit de se réunir librement doit être prévue par la loi,
nécessaire et proportionnée aux fins de la protection de la sécurité
nationale ou de la sûreté publique, de la prévention des troubles ou des
activités criminelles, de la protection de la santé ou de la moralité
publiques, ou de la protection des droits et libertés d’autrui. Voir
également le Guide de la Cour européenne des droits de l’homme sur
l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme - Liberté
de réunion et d’association, paragraphe 53.
120. Il est également pertinent de dire que «la participation à des
rassemblements et leur organisation sont un droit et non un privilège, et que par conséquent, l’exercice de ce droit ne requiert pas l'autorisation
de l’État. Un système de notification préalable peut être mis en place pour
permettre aux États de faciliter l'exercice de ce droit et de prendre les
mesures nécessaires pour protéger la sécurité publique et les droits des
autres citoyens." Voir Lignes directrices de la CADHP, paragraphe 71
(supra). AO AT ET AUTRES c. SOUDAN,
COMMUNICATION. N°S. 48/90, 50/91, 52/91 ET 89/93 (1999), PARAGRAPHES.
81-82
121. En l’espèce, les requérants soutiennent que l’arrêté N° 7580/MINSTSP
du 20 juillet 2011 interdisant les manifestations politiques dans certains
quartiers de la ville viole leurs droits à la liberté de réunion, tandis que le
défendeur soutient pour sa part que la Cour n’a pas compétence pour
examiner les lois des États membres et implicitement le présent arrêté
interdisant les manifestations.
122. La Cour a déjà traité, sous le chef de la recevabilité, l’argument du
défendeur selon lequel la Cour n’a pas compétence pour examiner les lois
des États membres et ne s’attardera plus sur la même question. En outre,
la Cour a conclu que "Lorsqu’un État souverain assume librement ses
obligations internationales et est tenu responsable de ces obligations, il
ne peut pas renoncer à ces obligations sous prétexte que l'affaire en
question relève essentiellement de sa compétence nationale." MUSA
SAIDYKHAN C. RÉPUBLIQUE DE GAMBIE ARRÊT N° ECW/CCJ/RUL/04/09
(2010) CCJELR PAGE 160.
123. La Cour va maintenant procéder à l’analyse de la question de savoir si le
droit de réunion des requérants a été violé par la publication de l’arrêté N°
7580/MINSTSP du 20 juillet 2011.
124. La Cour rappelle que les États sont tenus de ne pas adopter de lois qui
restreignent l’exercice des droits fondamentaux consacrés par les traités
régionaux et internationaux relatifs aux droits de l’homme auxquels ils
sont parties. À cet égard, la Commission africaine des droits de l’homme
et des peuples a déclaré que « les autorités compétentes ne devraient pas
adopter de dispositions limitant l’exercice de cette liberté. Les autorités
compétentes ne devraient pas outrepasser les dispositions
constitutionnelles ni porter atteinte aux droits fondamentaux garantis par
la Constitution et les normes internationales en matière de droits de
l’homme » COMMUNICATIONS 147/95 et 149/96 AG Y Ag Z Aa
X, 11 MAI 2000.
125. La Cour note que, comme pour certains autres droits de l’homme, il existe
un lien entre les droits à la liberté de réunion et à la liberté d’expression.
Ils sont liés car l’exercice de ces droits implique le rassemblement de
personnes d’un même esprit, dans le but d’exprimer leur opinion sur des
questions qui les concernent. Par conséquent, le plus souvent,
l’interdiction du droit de réunion affecte automatiquement le droit à la
liberté d’expression. À ce titre, la Cour a conclu que:
« Compte tenu de la nature expressive de nombreuses protestations et du
rôle qu’elles jouent dans la protection de l'opinion, la jurisprudence
internationale a reconnu que le droit à la liberté de réunion pacifique et
le droit à la liberté d'expression sont, dans la pratique, souvent étroitement liés à la protection des opinions personnelles, ce qui est l’un
des objectifs de la liberté de réunion pacifique. » ILLIA MALAM MAMANE
SAIDAT c. REPUBLIQUE DU NIGER ARRÊT N° ECW/CCJ/JUD/17/21PAGE 32
PARAGRAPHE 134.
126. Ayant précédemment jugé que l’ingérence dans le droit des Sénégalais à
s’exprimer occasionnée par l’arrêté N° 7580/MINSTSP du 20 juillet 2011
est une violation de leur droit à la liberté d’expression, (paragraphe 86
supra), la Cour constate que le lien automatique entre le droit à la liberté
d’expression et le droit de réunion entraîne la violation du droit de
réunion.
127. La Cour constate que le droit des Sénégalais à la liberté de réunion a été
violé par l’arrêté N° 7580/MINSTSP du 20 juillet 2011.
Allégation de violation de la liberté de circulation
128. Les requérants affirment que l’arrêté ministériel, en empêchant toute
manifestation dans le secteur situé entre l’avenue F1 Al Ac AQ et le
Cap Ah ainsi qu’aux abords immédiats du Monument de la
Renaissance et devant les hôpitaux restreint la liberté de circulation des
citoyens sénégalais.
129. Ils affirment que les manifestations peuvent parfois être assimilées à des
défilés et marches sur la voie publique. Ainsi, l’arrêté ministériel porte
atteinte à la liberté de circulation puisque les citoyens n’ont plus la
possibilité de se déplacer librement lors de manifestations.
130. Ils soutiennent que bien que le défendeur puisse restreindre la liberté de
mouvement de ses citoyens, cette restriction doit être suffisamment
motivée. Les "raisons de sécurité" sont et demeurent insuffisantes en ce
qui concerne la restriction de la liberté de circulation.
131. En conclusion, ils soutiennent que l’Etat du Sénégal, par le biais de cet
arrêté du 20 juillet 2011, a violé les droits humains et les libertés
fondamentales des Sénégalais ;
132. Dans sa réponse, le défendeur soutient que les requérants font des
spéculations en déclarant que "l’arrêté ministériel viole la liberté de
mouvement de ses citoyens puisqu’ils ne sont plus en mesure de se
déplacer librement lors des manifestations".
133. Il s’agit là d’une dénaturation volontaire de l’arrêté qui interdit
uniquement les manifestations politiques mais n’empêche ni les
manifestations culturelles et religieuses, ni la circulation des citoyens dans
le périmètre de protection. Là encore aucune preuve d’une quelconque
violation n’a été rapportée par les requérants.
134. L'article 12(1) et (2) de la Charte, qui est pertinent en l’espèce, prévoit le
droit de circuler librement comme suit :
«1. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa
résidence à l’intérieur d’un Etat, sous réserve de se conformer aux règles
édictées par la loi.
2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de
revenir dans son pays. Ce droit ne peut faire l’objet de restrictions que si
celles-ci sont prévues par la Loi, nécessaires pour protéger la sécurité
nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publique."
135. Le droit à la liberté de circulation est un droit fondamental qui prévoit que
les individus sont en mesure de vivre, de travailler et de circuler librement
à l’intérieur des frontières d’un État ; de quitter leur État ; et de retourner
dans leur État chaque fois qu’ils le souhaitent conformément à la loi. La
Commission africaine l’a résumé en déclarant que « la libre circulation
est cruciale pour la protection et la promotion des droits de l’homme et
des libertés fondamentales. La liberté de circulation et de résidence sont
les deux faces d’une même médaille." COMMUNICATION 279/03-296/05,
SUDAN HUMAN RIGHTS ORGANIZATION & CENTRE ON HOUSING RIGHTS
AND EVICTIONS (COHRE) c. SOUDAN (2009), PARAGRAPHE 187.
136. En outre, « le droit à la liberté de circulation est un élément fondamental
de la liberté. La liberté de quitter un pays pour un autre permet aux
individus d’échapper à des systèmes politiques qui les privent d’autres
libertés fondamentales, servant ainsi de droit de dernier recours. Le droit
de retourner dans son propre pays protège également contre la répression
gouvernementale en interdisant à l’État d’exiler des groupes ou des
individus défavorisés. Le droit au retour sert également à renforcer le
droit de quitter un pays, dans le cas des non-ressortissants, car il leur
garantit qu’ils auront un endroit où aller.» CUBA c. ÉTATS-UNIS,
https://www.hrw.org/reports/2005/cuba1005/4.htm . Voir aussi AG
Y Ai Z c. GAMBIE (SUPRA).
137. En l’espèce, la Cour relève que ledit arrêté n’a pas empêché les citoyens
du défendeur de se déplacer à l’intérieur des frontières de leur pays, pas
plus qu’il ne les a empêchés de se déplacer librement à l’extérieur des
frontières de leur pays et d’y revenir, ainsi qu’à l’intérieur des zones
définies indiquées dans l’arrêté. La Cour n’a reçu aucun élément de
preuve démontrant que les Sénégalais ont été empêchés d’accéder aux
zones délimitées dans le cadre de leurs activités quotidiennes.
138. Le fait qu’ils aient été empêchés d’organiser des manifestations politiques
dans ces zones désignées de la ville de Dakar ne constitue pas une
violation de leur droit à la liberté de mouvement.
139. La Cour, après mûre réflexion, ne partage pas l’avis du requérant selon
lequel le droit de circulation est impliqué en l’espèce, et juge par
conséquent que le droit des Sénégalais à la liberté de circulation n’a pas
été violé en raison de l’interdicton imposée par l’arrêté
n 7580/MINSTSP du 20 juillet 2011. La demande des requérants
concernant le droit à la liberté de mouvement est par conséquent rejetée.
X. LES RÉPARATIONS
140. Les requérants demandent à la Cour les réparations suivantes :
i. Constater la violation par l’Etat du Sénégal de la liberté de réunion et
de manifestation garantie par les dispositions des articles 8 et 10 de la
Constitution de la République du Sénégal, des articles 8 et 11 de la
Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, des articles 1883
et 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ainsi que par l’article 2081 de la Déclaration Universelle des Droits de
l’Homme ;
ii. Constater la violation par l’Etat du Sénégal de la liberté d’expression
garantie par la Constitution du Sénégal en ses articles 8 et 10 mais aussi
par les dispositions de l’article 982 de la Charte africaine des Droits de
l’Homme et des Peuples, de l’article 19 de la Déclaration Universelle
des Droits de l’Homme et de l’article 1982 du Pacte international relatif
aux droits civiques et politiques ;
iii. Constater la violation par l’Etat du Sénégal de la liberté de circulation
garantie par l’article 8 de la Constitution du Sénégal mais aussi par les
dispositions de l’article 1281 de la Charte Africaine des Droits de
l’Homme et des Peuples, de l’article 1381 de la Déclaration universelle
des droits de l’Homme et de l’article 1281 du Pacte international relatif
aux droits civiques et politiques ;
iv. Condamner, en conséquence, l’Etat du Sénégal à payer la somme de
500 000 000 de francs CFA à titre de réparation à AO AT
section Sénégal et à La Ligue sénégalaise des droits humains.
v. Condamner en outre l’Etat du Sénégal aux entiers dépens.
141. De son côté, la partie défenderesse fait valoir que pour prétendre à une
indemnisation, les requérants doivent être personnellement et directement
victimes d’une violation des droits de l’homme garantis et avoir un intérêt
personnel à agir.
142. Le défendeur affirme également que les requérants n’ont justifié aucune
violation ou dommage subi pour réclamer une indemnisation. La demande
des requérants pour la somme faramineuse de 500.000.000 de francs CFA
en l’absence de violations de leurs droits de l’homme et de tout préjudice
subi par eux ne peut être justifiée.
143. L’abrogation de l’arrêté incriminé demandée par les requérants ne relève
pas du mandat de la Cour.
144. Le défendeur demande donc instamment à la Cour de rejeter toutes les
demandes des requérants.
145. Selon un principe de droit général, toute violation d’une obligation
internationale qui a causé un dommage entraîne l’obligation de réparation.
HEMBADOON CHIA & 7 AUTRES c. ÉTAT FÉDÉRAL DU NIGERIA & UN AUTRE
ECW/CCJ/JUD/21/18 PAGE 33.
146. Un État est tenu de réparer intégralement tout préjudice causé par une
violation des droits de l’homme dont il a été reconnu internationalement
responsable. La réparation prend diverses formes, notamment le
rétablissement de la situation d’origine si possible, l’indemnisation, la
satisfaction, c’est-à-dire la reconnaissance de la violation ou des excuses
pour celle-ci. MOUKHTAR IBRAHIM c. LE GOUVERNEMENT DE L ÉTAT DE
JIGAWA & 2 AUTRES ECW/CCJ/JUD/12/14, PAGE 40. Voir aussi HAMMA HIYA ET UN AUTRE c. ÉTAT DU MALI ARRÊT N°. ECW/CCJ/JUD/05/21 PARAGRAPHE
64.
147. Un élément important de l’octroi de réparations est qu’il doit être établi
un lien de causalité entre la violation constatée et le dommage causé à une
victime pour laquelle une réparation est demandée. À cet égard, la Cour a
jugé que «Pour être victime, il faut établir un lien entre le requérant et la
violation alléguée des droits de l’homme, c’est-à-dire qu’il doit exister
des faits démontrant que le requérant a subi un préjudice direct ou une
perte directement imputable aux actes du défendeur. SAWADOGO PAUL &
3 AUTRES c. RÉPUBLIQUE DU BURKINA FASO ECW/CCJ/JUD/07/20 PAGE 10.
Violation alléguée de la liberté de réunion et de mouvement.
148. La violation de ces droits a été invoquée tant à titre personnel que
représentatif. La Cour ayant rendu des conclusions différentes dans les
deux cas, elle traitera les réparations séparément.
Allégation de violation du droit de réunion et de circulation des requérants.
149. Ayant jugé que les requérants ne sont pas fondés, en tant que personnes
morales, à intenter une action pour la violation de leurs droits de réunion
et de circulation et ayant rejeté ce moyen, la Cour rejette la demande
d’indemnisation et rejette les conclusions dans ce sens.
Violation alléguée du droit des requérants à la liberté d’expression
150. Ayant estimé que bien que les requérants aient la capacité d’intenter une
action pour la violation de leur droit à la liberté d’expression, mais qu’ils
n’ont pas de locus standi, la Cour décline la demande d’indemnisation et
rejette les réparations demandées dans ce sens.
Allégation de violation du droit de circulation des Sénégalais.
151. Ayant considéré que le défendeur n’a pas violé le droit de circulation des
Sénégalais, la Cour rejette la demande d’indemnisation.
Violation alléguée du droit de réunion et à la liberté d’expression des
Sénégalais.
152. Bien que la Cour ait jugé que les droits des Sénégalais à la réunion et à la
liberté d’expression ont été violés par l’interdiction des manifestations
politiques, elle n’a pas identifié le préjudice qu’ils ont subi, base sur
laquelle le défendeur a contesté la réparation demandée par les requérants.
153. Les requérants affirment dans leur mémoire que la liberté d’expression
comprend la liberté de diffuser son opinion quels que soient les moyens
d’expression. Le fait d’organiser une manifestation est un moyen
d’expression qui est protégé par la loi parce qu’il s’agit d’un moyen
d’exprimer ses opinions. Ils affirment qu’ils n’ont pas la possibilité
d’exprimer pleinement leurs opinions en raison de l’interdiction imposée
par l’arrêté ministériel du 20 juillet 2011.
154. La Cour, à cet égard, n’ignore pas le fait que l’indemnisation peut porter
sur des dommages pécuniaires ou non pécuniaires. En ce qui concerne les
dommages-intérêts pécuniaires, ils sont accordés en réparation d’un
préjudice tangible, d’un dommage ou d’une perte qui peuvent faire l’objet
d’un calcul monétaire. Lorsque des indemnisations pécuniaires sont
demandées, la victime ou le requérant doit fournir des preuves
documentaires des pertes subies, notamment des reçus, des preuves de
propriété de biens, des preuves d’emploi et de paiement de salaires, etc.
155. Les dommages-intérêts non pécuniaires ou les dommages moraux,
comme on les appelle parfois, visent à indemniser les victimes pour la
souffrance, notamment le préjudice psychologique, l’angoisse, le chagrin,
la tristesse, la détresse, la peur, la frustration, l’anxiété, les désagréments,
l’humiliation et l’atteinte à la réputation causés par la violation. LES
AYANTS DROIT DE FEU NORBERT ZONGO & 4 AUTRES c. BURKINA FASO
(RÉPARATIONS) 2015 1 AFCLR 258.
156. Si la nature précise du préjudice subi par les Sénégalais n’a pas été
précisée, la Cour est cependant d’avis que toute violation d’un droit
garanti entraînait nécessairement une forme de préjudice. En l’espèce, le
préjudice/dommage découlant naturellement d’une violation d’un droit de
réunion pacifique et d’expression d’opinion est une détresse, une
déception, une frustration évidentes face à la suppression de la possibilité
de recueillir et d’exprimer des opinions sur des questions politiques
affectant l’État défendeur. Cela est d’autant plus vrai que l’interdiction est
active depuis plus de neuf ans, du 20 juillet 2011 au moment du dépôt de
la présente requête le 14 septembre 2020.
157. Les dommages qui seront imputés aux Sénégalais ne seront pas
pécuniaires car les sentiments et émotions décrits ci-dessus sont
intangibles et ne peuvent faire l’objet d’un calcul financier précis. Par
conséquent, l’attribution d’une indemnité pour préjudice moral sous forme d’une compensation globale à caractère monétaire est méritée par
le peuple.
158. La Cour est cependant confrontée à une contradiction dans les écritures des
requérants. D’une part, ils prétendent intenter cette action en tant que
représentants des Sénégalais, ce qui se reflète dans leurs mémoires comme
suit: Attendu que les requérants ont donc décidé de former un recours
devant la Cour de Justice de la Communauté Économique des États
d'Afrique de l’Ouest contre l’Etat du Sénégal pour violation de droits
fondamentaux des citoyens Sénégalais" DOC 1 PAGE 3.
159. En revanche, au titre de leur demande de réparation, ils invitent la Cour à
leur verser ladite indemnité pour la violation des droits du peuple
sénégalais qu’ils formulent en ces termes : Condamner, en conséquence,
l’Etat du Sénégal à payer la somme de 500 000 000 de francs CFA à titre
de réparation à AO AT section Sénégal et à La Ligue
sénégalaise des droits humains ; DOC 1 RÉCLAMATION IV PAGE 11.
160. La Cour estime que le principe de l’action représentative pour violation
des droits de l’homme ne confère aucun avantage au requérant qui agit
pour le compte d’autrui. «La Cour a jugé dans une pléthore d’affaires que
les organisations non gouvernementales (ONG) et des particuliers
dévoués au bien public peuvent intenter des actions en faveur d’un groupe
de victimes appartenant à une communauté ou à une catégorie de
personnes sur la base de l’intérêt public général afin de demander
réparation pour la violation de leurs droits fondamentaux, ce groupe
n'ayant peut-être pas la connaissance et la capacité financière nécessaires pour intenter une action en justice d’une telle ampleur qui
affecte les droits de plusieurs personnes, car les questions d'intérêt public
concernent généralement le bien-être et la qualité de vie de chaque
individu dans une société» (C’est nous qui soulignons). LES
ADMINISTRATEURS DE JAMA'A FOUNDATION & 5 AUTRES C. L'ETAT DU
NIGÉRIA & 1 AUTRE ECW/CCJ/JUD/04/20 PAGE 14.
161. La Cour conclut donc que les requérants, en tant que représentants du
peuple sénégalais, ne peuvent bénéficier des réparations accordées aux
requérants qu’ils représentent. La Cour conclut donc que les requérants
n’ont pas droit aux dommages-intérêts de 500 000 000 FCFA réclamés
pour eux-mêmes, car ladite indemnisation vise à atténuer les préjudices
allégués subis par les personnes qu’ils sont censés représenter.
162. La Cour rejette donc l’indemnisation de 500.000.000 CFA que les
requérants réclament pour eux-mêmes et considère que les populations
sénégalaises au nom desquelles l’action a été engagée et dont la Cour a
estimé que les droits ont été violés sont les véritables parties ayant droit à
une indemnisation.
163. Avant de déterminer le montant exact à accorder aux Sénégalais dont la
Cour a estimé qu’ils avaient droit à une indemnisation, la Cour note que
la difficulté immédiate qui découle de ce processus est la détermination
du mode de paiement de l’indemnisation monétaire à un groupe important
et indéfinissable. Le Sénégal compte près de 17 millions d’habitants, dont
un nombre important d’adultes, hommes et femmes, qui ont la capacité
d’exprimer leurs opinions politiques sur la situation au Sénégal.
https://data.worldbank.org/indicator/SP.POP.TOTL?locations=SN
(consulté le 24/2/2022 à 13h77). Le paiement d’une indemnisation
monétaire pour ce groupe indéterminable est clairement une tâche
herculéenne que la Cour n’est pas disposée à entreprendre.
164. En effet, la Cour a exprimé sa réticence fondée sur l’impossibilité pratique
d’évaluer les dommages-intérêts dans une situation similaire lorsqu’une
ONG a demandé une indemnisation monétaire de 1 milliard de dollars
(USD) (1 000 000 000 $ ) pour les victimes de violations des droits de
l’homme dans le delta du Niger, au Nigéria. La Cour a ainsi précisé: "La
Cour reconnaît que la dégradation continue de l’environnement dans la
région du delta du Niger a eu des effets dévastateurs sur les moyens de
subsistance de la population…; Mais dans sa requête et tout au long de la
procédure, le requérant n’a pas identifié une seule victime à qui
l’indemnisation pécuniaire demandée pourrait être accordée. En tout état
de cause, si l’indemnisation pécuniaire devait être accordée à des victimes
individuelles, un grave problème pourrait se poser en termes de justice, de
moralité et d'équité : au sein d’une population très nombreuse, quels
seraient les critères d'identification des victimes méritant une
indemnisation ? Pourquoi indemniser quelqu'un et ne pas indemniser son
voisin ? Sur la base de quels critères déterminer le montant que chaque
victime recevrait ? Qui gérerait ce milliard de dollars ? Le sens de cette
série de questions est de mettre en évidence l’impraticabilité de cette
solution. En cas de violations des droits de l’homme qui affectent un
nombre indéterminé de victimes ou une population très nombreuse, comme
en l’espèce, l’indemnisation doit venir non pas comme un avantage
pécuniaire individuel, mais comme un bénéfice collectif suffisant pour
réparer, aussi complètement que possible, le préjudice collectif causé par la violation d’un droit collectif. Sur la base des motifs susmentionnés, la
demande de compensation monétaire d’un milliard de dollars US pour les
victimes est rejetée". B c. NIGERIA ARRÊT N° ECW/CCJ/JUD/18/12.
165. Dans le même ordre d’idées, lorsqu’une indemnisation a été demandée
pour un million de personnes déplacées à l’intérieur du pays, la Cour a
jugé que «.… De plus, le requérant n’a pas indiqué la méthode de
distribution des dommages et intérêts ni précisé qui sont ou seraient les
bénéficiaires et comment ils sont désignés. Dans ces circonstances, la
Cour n’est pas encline à accorder les dommages-intérêts demandés et
refuse de le faire » B & 12 AUTRES c. NIGÉRIA ECW/CCJ/JUD/19/16,
166. La Cour a également réitéré sa position dans une autre affaire lorsqu’elle
a jugé que : «
«Les requérants ont présenté des demandes d'indemnisation au nom des
communautés. La Cour ne dispose d'aucune information sur les victimes,
leur nom, leur sexe, leur âge, leur adresse ; les biens détruits n’ont pas
non plus été spécifiquement identifiés ni leur valeur indiquée. Dans ce
sens, la Cour n’est pas en mesure d'accorder une quelconque
indemnisation monétaire. Voir REV. FR SALOMON MFA & 11 AUTRES c.
RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE DU NIGÉRIA, ECW/CCJ/JUD/ 06/19.
167. Au vu du raisonnement qui précède, la Cour est également convaincue
qu’en l’espèce, elle ne peut pas faire justice en accordant des dommages-
intérêts à un nombre indéterminé de victimes non identifiées et refuse donc d’accorder la somme de cinq cent millions (500 000 000) de francs CFA à
titre d’indemnité réclamée par les requérants au nom du peuple sénégalais.
168. La Cour est toutefois consciente que sa fonction en matière de protection
ne se limite pas à prendre note des violations des droits de l’homme. Si
elle devait finir par se contenter de prendre acte des violations des droits
de l’homme, l’exercice d’une telle fonction ne présenterait aucun intérêt
pratique pour les victimes qui, en dernière analyse, doivent être protégées
et secourues. L'obligation de réparation pour violation des droits de
l’homme est un principe universellement accepté. La Cour agit en effet
dans les limites de sa prérogative en indiquant, pour chaque affaire dont
elle est saisie, la réparation qu’elle juge appropriée.
169. En l’espèce, en rendant des ordonnances de réparation, la Cour pour
veiller à ce que des mesures soient prises pour guider le défendeur — la
République du Sénégal vers la réalisation des objectifs visés par l’article
9 de la Charte, à savoir assurer la liberté d’expression du peuple
sénégalais, ordonne donc au défendeur d’abroger l’arrêté contesté
N°007580/MINT/SP en date du 20 juillet 2011 pour maintenir la
jouissance dudit droit.
XI. DES DÉPENS
170. Dans leurs conclusions, les requérants prient la Cour de condamner le
défendeur à supporter les dépens. Le défendeur prie également la Cour de
condamner les requérants à supporter les dépens.
171. Conformément à la disposition de l’article 66(2) du Règlement de la Cour
qui prévoit que «Toute partie qui succombe est condamnée aux dépens,
s’il est conclu en ce sens », la Cour ordonne par la présente au défendeur
de supporter les dépens de la procédure, le Greffe est chargé d’évaluer les
dépens payables en conséquence.
XII. DISPOSITIF
Par ces motifs, la Cour siégeant en audience publique et ayant entendu les deux
parties:
Sur la compétence:
i. Déclare que la Cour est compétente.
ii. Rejette l’exception préliminaire du défendeur à cet effet.
Sur la recevabilité:
ii. Déclare la requête est recevable car elle porte sur le droit des
requérants à la liberté d’expression.
iv. Déclare la requête irrecevable en ce qui concerne la violation des
droits des requérants à la liberté de réunion et à la liberté de
mouvement.
v. Déclare que la requête est recevable en ce qu’elle porte sur la violation
des droits du peuple sénégalais à la circulation, à la liberté de réunion
et à la liberté d’expression.
Quant au fond:
vi. Déclare que les droits des requérants à la liberté d’expression n’ont
pas été violés par le défendeur.
vii. Déclare que les droits du peuple sénégalais de se réunir librement et la
liberté d’expression ont été violés par le défendeur.
viii. Déclare que le droit de circulation des Sénégalais n’a pas été violé.
Sur les réparations:
ix. Rejette la demande des requérants d’une indemnisation de la somme
de cinq cent millions (500 000 000) de Francs CFA pour eux-mêmes.
x. Rejette la demande d’indemnisation des requérants d’un montant de
cinq cent millions (500 000 000) de Francs CFA au nom du peuple
sénégalais.
xi. Ordonne au défendeur d’abroger l’arrêté N°.007580/MINT/SP du 20
juillet 2011 et de prendre toutes les mesures efficaces immédiates pour
assurer le rétablissement du droit à la liberté d’expression du peuple
sénégalais.
Sur les dépens
xii. Ordonne que les deux parties supporte leurs propres dépens.
En ce qui concerne le respect des dispositions et la présentation de rapports:
xiii. Ordonne au défendeur de soumettre à la Cour, dans un délai de
trois (3) mois à compter de la date de signification du présent arrêt,
un rapport sur les mesures prises pour mettre en œuvre les
ordonnances énoncées dans ledit arrêt.
Hon. Juge Edward Amoako ASANTE — Président
Hon. Juge Ouattara GBERI-BÈ — Membre
Hon. Juge Dupe ATOKI- Juge Rapporteur
Dr. Athanase ATTANON - Greffier en chef adjoint
Fait à Af, ce 31 mars 2022 en anglais et traduit en français et en portugais.


Synthèse
Numéro d'arrêt : ECW/CCJ/JUD/22/22
Date de la décision : 31/03/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 14/04/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;cedeao;cour.justice.communaute.etats.afrique.ouest;arret;2022-03-31;ecw.ccj.jud.22.22 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award