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26/04/2021 | CEDEAO | N°ECW/CCJ/JUD

CEDEAO | CEDEAO, Cour de justice de la communauté des etats de l'afrique de l'ouest, 26 avril 2021, ECW/CCJ/JUD


Texte (pseudonymisé)
COMMUNITY COURT OF JUSTICE,
ECOWAS
COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNATE, CEDEAO
TRIBUNAL DE IUSTICA CEDEAC DA COMMUNIDADE, Nr No, 10 DAR ES SALAAM CRESCENT
OFF AMINU KANO CRESCENT.
PMB 567 GARKI, AM
TEL: 234-9-78 22 801 LA COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTÉ ÉCONOMIQUE DES
ÉTATS DE L’AFRIQUE DE L’OUEST (CEDEAO)
Dans l’affaire
Y Al Aj Ad c. LA RÉPUBLIQUE DE CÔTE
ARRÊT
AM
26 AVRIL 2021 Y Al Aj Ad REQUÉRANT
LA RÉPUBLIQUE DE COTE D'IVOIRE - DÉFENDERESSE
COMPOSITION DE LA COUR :
Honorable Juge Gbéri-B

Ouattara - Président
Hon. Juge Dupe ATOKI - Membre/Juge Rapporteur
Hon. Juge Januaria ...

COMMUNITY COURT OF JUSTICE,
ECOWAS
COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNATE, CEDEAO
TRIBUNAL DE IUSTICA CEDEAC DA COMMUNIDADE, Nr No, 10 DAR ES SALAAM CRESCENT
OFF AMINU KANO CRESCENT.
PMB 567 GARKI, AM
TEL: 234-9-78 22 801 LA COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTÉ ÉCONOMIQUE DES
ÉTATS DE L’AFRIQUE DE L’OUEST (CEDEAO)
Dans l’affaire
Y Al Aj Ad c. LA RÉPUBLIQUE DE CÔTE
ARRÊT
AM
26 AVRIL 2021 Y Al Aj Ad REQUÉRANT
LA RÉPUBLIQUE DE COTE D'IVOIRE - DÉFENDERESSE
COMPOSITION DE LA COUR :
Honorable Juge Gbéri-Bê Ouattara - Président
Hon. Juge Dupe ATOKI - Membre/Juge Rapporteur
Hon. Juge Januaria T. Silva Moreira COSTA - Membre
ASSISTÉS DE :
Me Tony ANENE-MAIDOH - Greffier en Chef
REPRÉSENTATION DES PARTIES
SCPA ORE- AK - Conseil du requérant
Cabinet d’Avocat ESSIS - Conseil de la défenderesse
Trad : SDV 1. Le présent arrêt est celui rendu par la Cour, en audience publique virtuelle,
conformément à l’article 8(1) des Instructions pratiques sur la gestion
électronique des affaires et les audiences virtuelles, de 2020.
H. DÉSIGNATION DES PARTIES:
2. Le requérant, Monsieur Y Al Aj Ad qui est ivoirien et
citoyen de la Communauté (ci-après dénommé le « requérant »), est
actuellement en détention préventive à la Maison d’arrêt et de correction
d’Ae en vertu d’un mandat de dépôt du 28 juin 2018.
3. La requête est introduite contre la République de Côte d'Ivoire, État
membre de la CEDEAO et signataire du traité de la CEDEAO (ci-après
dénommée la « défenderesse).
4. L'objet de la requête découle de l’allégation du requérant selon laquelle la
défenderesse a violé son droit à la liberté et à la sécurité des personnes et
son droit d’être présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité soit prouvée,
en violation des articles 6 et 7(1)(b) de la Charte africaine des droits de
l’homme et des peuples et de l’article 9(1) du Pacte international relatif aux
droits civils et politiques.
IV. PROCÉDURE DEVANT LA COUR
5. Le requérant a déposé la requête introductive d'instance accompagnée d’une
demande de procédure accélérée le 21 janvier 2021 et ces actes ont été
signifiés au défendeur le 28 janvier 2021.
6. La Cour a entendu les parties le 9 mars 2021 et a, par la suite, fait droit à la
demande de procédure accélérée du requérant. La Cour a également ordonné
à la défenderesse de déposer son mémoire en défense contre la requête avant
le 18 mars 2021, date du prochain renvoi.
7. La défenderesse a déposé son mémoire en défense contre la requête le 11
mars 2021 et celui-ci a été signifié au requérant.
8. Le 18 mars 2021, après avoir entendu les observations orales des parties sur
la demande au fond, la Cour a renvoyé l’affaire au 23 avril 2021 pour
jugement.
V. ARGUMENTATION DU REQUÉRANT
a) Résumé des faits
9. Le requérant, analyste financier et directeur de société a été accusé de
complicité d'activités frauduleuses et le 29 juin 2018, le juge d'instruction
du Tribunal de première instance d’Ae a décerné un mandat de dépôt à
son encontre conformément aux dispositions de l’article 166(1) du Code de
procédure pénale de Côte d'Ivoire, qui prévoit une détention préventive pour une durée de six mois. Il a alors été placé en détention préventive à la Maison
d’arrêt et de correction d’Ae.
10.À l'expiration de la durée de six mois, l’ordre de détention a ensuite été
prolongé deux fois pour six mois à chaque fois, conformément à l’article
166(2) et (3) du code de procédure pénale (CPP), qui dispose :
« En matière correctionnelle, la détention préventive ne peut excéder six
mois,
Toutefois, le juge d’instruction peut décider de prolonger la détention
préventive pour une durée qui ne peut excéder six mois par une ordonnance
motivée rendue après débat contradictoire au cours duquel le ministère
public et l’inculpé ou son avocat sont entendus.
À titre exceptionnel, lorsque les investigations du juge d'instruction doivent
être poursuivies et que la détention préventive de l'inculpé demeure justifiée
au regard des conditions de l'article 163, la Chambre d'instruction, saisie
par requête du juge d'instruction peut prolonger la détention préventive pour
une durée qui ne peut excéder six mois. Le juge d'instruction ne peut saisir
la Chambre d'instruction qu'une seule fois.
La requête du juge d'instruction doit comporter les raisons qui justifient la
poursuite de l'information. Il n’est pas nécessaire que la requête indique la
nature des investigations envisagées lorsque cette indication risque
d'entraver leur accomplissement.
A Vissue des délais sus-indiqués, l'inculpé est en détention injustifiée et doit
être mis en liberté d'office ».
11.Sur la base de la disposition susmentionnée du CPP, le requérant a été détenu
pendant un total de dix-huit mois, ce qui est la limite légale pour une telle
Trad : SDY O9 T 5 détention. Par la suite, la chambre d’instruction de la Cour d’appel a reçu
l’appel de l’inculpé et, compte tenu du fait que la détention préventive du
requérant a continué au-delà du délai légal, elle a décidé de le libérer
immédiatement.
12.Cependant, le procureur général n’a pas tenu compte de la décision de
libération et continue de détenir le requérant au motif que les délais du
pourvoi et le pourvoi en cours suspendent la décision de la Cour
conformément à l’article 605 du CPP. Le requérant affirme que le ministère
public a manqué à son obligation légale d’exécuter sans délai toute décision
rendue par la Chambre d’instruction concernant la détention préventive et la
libération sous caution.
13.11 déclare que la défenderesse l’a maintenu en détention au-delà de la limite
légale de dix-huit (18) mois et qu’il est toujours en détention à ce jour. Il fait
valoir que sa détention est illégale et constitue une violation de son droit à la
liberté et à la sécurité et de son droit à la présomption d’innocence jusqu’à ce
que sa culpabilité soit établie en matière pénale par une juridiction
compétente.
b) Moyens de droit
14. Le requérant s’est fondé sur les lois suivantes:
|. L'article 6 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples
(Charte africaine);
ii. L'article 7 (1) (b) de la Charte africaine;
Trad : SDY px | ii. L'article 9 (1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques
(PIDCP);
iv. L'article 166 (1-3) du Code de procédure pénale de Côte d’Ivoire.
c) Conclusions
15.Les prétentions du requérant sont les suivantes:
Plaise à la Cour déclarer :
i. que la défenderesse a violé son droit à la liberté et à la sécurité :
ii. que la défenderesse a violé son droit à la présomption d’innocence ;
Plaise à la Cour ordonner :
iii. que la défenderesse mette fin à ces violations en procédant à sa libération
immédiate :
iv. que la défenderesse lui verse la somme d’un milliard (1.000.000.000) de
FCFA en réparation des dommages qu’il a subis ;
v. que la défenderesse se conforme à l'arrêt de la Cour de céans dans un délai
de trente (30) jours à compter de sa date de notification et soumette un
rapport indiquant les mesures prises pour s’y conformer à l’expiration du
délai de trente jours.
VI. ARGUMENTS DE LA DÉFENDERESSE
a) Résumé des faits
16. Dans sa réponse, la défenderesse nie que le droit à la liberté du requérant ait
été violé au motif que la détention a été effectuée conformément aux lois
établies par elle. Si le requérant s’est appuyé sur les dispositions de l’article
Trad : SDY 166 du code de procédure pénale, le ministère public s’est appuyé sur les
dispositions de l’article 605 du code de procédure pénale, qui dispose:
« Pendant les délais du recours en cassation et s'il y a eu recours,
Jusqu'au prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation, il est sursis à
l'exécution de l'arrêt objet du recours sauf en ce qui concerne les
condamnations civiles. »
17. La défenderesse soutient que l’objet de la procédure de pourvoi est la
décision de mise en liberté du requérant. En conséquence, le pourvoi suspend
la décision de la chambre d’instruction de la cour d’appel, jusqu’à ce qu’il
soit statué sur le pourvoi.
18. La défenderesse fait valoir que la détention du requérant est justifiée en vertu
des traités internationaux relatifs aux droits de l’homme qu’elle a ratifiés. En
outre, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, dans sa définition de la
détention arbitraire, a déclaré que les éléments suivants doivent être présents :
1) l’absence de motifs légaux, 2) la privation de liberté est le résultat d’un
procès ou d’une sentence relative à l’exercice des droits civils et politiques,
3) le mépris grave des normes internationales, en ce qui conceme le droit à
un procès équitable.
19. La défenderesse conclut qu’étant donné qu’aucun de ces critères ne
s'applique au cas du requérant, la demande est dépourvue de fondement et
doit être rejetée.
Trad : SDY b) Moyens de droit
20. La défenderesse se fonde sur l’article 605 du Code de procédure pénale de la
République de Côte d'Ivoire.
c) Conclusions
21.Les prétentions de la défenderesse sont les suivantes :
Plaise à la Cour déclarer:
i. que la privation de liberté de M. Y Al Aj Ad est légale et
conforme à l’article 605 du Code de procédure pénale ;
ii, que la détention est justifiée ;
ii. que la détention n’est pas caractérisée par les conditions de détention
arbitraire telles que définies par le Conseil des droits de l’homme des
Af Ah ;
Plaise à la Cour ordonner :
iv. la radiation de la demande du requérant
v. le rejet de la demande d’un milliard (1.000.000.000) de FCFA, formulée
par le requérant à titre d'indemnisation, la demande n’étant pas justifiée.
22.La Cour se déclare compétente pour statuer sur cette requête conformément
à l’article 9( 4) du Protocole additionnel A/SP.1/01/05 portant amendement
du Protocole (A/P1/7/91) relatif à la Cour (Protocole additionnel), qui
dispose : « La Cour est compétente pour connaître des cas de violation des
droits de l'Homme dans tout État membre. »
Trad : SDY A VIII. RECEVABILITÉ
23.La Cour dit que la requête est recevable conformément à l’article 10 (d) (i)
et (ii) du Protocole additionnel, qui dispose que « Peuvent saisir la Cour.
toute personne victime de violations des droits de l'homme ; la demande
soumise à cet effet : i) ne sera pas anonyme ; iii) ne sera pas portée devant
la Cour de Justice de la Communauté lorsqu'elle a été déjà portée devant
une autre Cour internationale compétente. »
IX DEMANDE DE PROCEDURE ACCELEREE
24. Le requérant a déposé une demande de procédure accélérée de la requête
devant la Cour conformément à l’article 59 du Règlement de la Cour, en
raison de sa santé défaillante due aux mauvaises conditions de vie de la prison
où il est détenu depuis le 29 juin 2018. La défenderesse n’a fait aucune
observation en réponse à la demande de procédure accélérée
25, Au cours de son audience du 9 mars 2021, la Cour a accédé à la demande du
requérant aux fins d’une procédure accélérée.
26. La réclamation du requérant repose sur la violation des droits suivants:
; Le droit à la liberté et à la sécurité des personnes - Article 6 de la
Charte africaine et Article 9 (1) du PIDCP;
Trad : SDY #9 À ii. Le droit à la présomption d’innocence - Article 7 (1) (b) de la
Charte africaine.
27.La Cour abordera séparément les chefs des violations alléguées.
a) Violation alléguée du droit à la liberté et à la sécurité des personnes
28.Le requérant soutient que le ministère public n’a pas tenu compte de la
décision de la chambre d’instruction de la cour d’appel ordonnant sa
libération immédiate et continue de le détenir au-delà de la limite de dix-huit
(18) mois prévue par le Code de procédure pénale. La limite légale de
détention préventive en matière correctionnelle est de dix-huit (18) mois au
total. Cependant, il est détenu depuis le 29 juin 2018 jusqu’à ce jour, soit plus
de 18 mois.
29.11 soutient que la détention est injustifiée et qu’en aucun cas le délai du
pourvoi ne devrait suspendre l’exigence de la loi en vertu de l’article 166 du
Code de procédure pénale. Le motif de sa détention continue fondé sur l’effet
suspensif d’un pourvoi devant la Cour de cassation, en vertu de l’article 605
du Code de procédure pénale, est incompatible avec les traités internationaux
ratifiés par la défenderesse.
30.11 fait valoir que son maintien en détention malgré l'expiration de la période
légale de détention et l’ordre de libération du 29 janvier 2020, est arbitraire,
illégal et constitue une violation de son droit à la liberté et à la sécurité des
personnes.
Trad : SDY 31.L’État défendeur, quant à lui, fait valoir que la détention continue du
requérant est justifiée par l’article 605 du Code de procédure pénale, qui
prévoit qu’un pourvoi devant la Cour de cassation suspend l'exécution de
l’arrêt de la Cour qui fait l’objet du pourvoi. Il affirme que la détention du
requérant est compatible avec les dispositions du PIDCP et d’autres
instruments internationaux pertinents relatifs aux droits de l'homme ratifiés
par la partie défenderesse.
Analyse de la Cour
32.En l'espèce, le requérant allègue que sa détention au-delà des 18 mois
prescrits est illégale et arbitraire, ce qui constitue une violation de son droit à
la liberté et à la sécurité des personnes. Pour sa défense, la défenderesse
affirme que la détention continue n’est pas arbitraire car elle est conforme à
l’article 605 du Code de Procédure Pénale (CPP) et donc conforme à la loi.
33.La disposition applicable de la loi relative au droit à la liberté citée par les
parties comprend, l’article 6 de la Charte africaine, qui dispose,
« Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul
ne peut être privé de sa liberté sauf pour des motifs et dans des
conditions préalablement déterminés par la loi. En particulier, nul ne
peut être arrêté ou détenu arbitrairement »
34. L'article 9 (1) du PIDCP qui dispose:
« Tout individu à droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul
ne peut faire l’objet d'une arrestation ou d'une détention arbitraire,
Trad : SDY Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n'est pour des motifs, et
conformément à la procédure prévus par la loi ».
35.Des articles ci-dessus, il ressort clairement que la première règle de base est
que le droit à la liberté de tout individu est garanti. Cependant, on peut y
déroger si cela est conforme à la loi, car cette protection n’est pas absolue.
36.Dans sa définition la plus simple, /e droit à la liberté est le droit d'être libre,
c'est-à-dire de ne subir aucune contrainte et de faire ce que l’on veut tant
que cela est légal et ne porte pas atteinte au droit d'autrui. Voir Am
Ai : Corruption et droits de l’homme en Afrique page 213. Cependant,
la simplicité de cette définition s’effondre face à l’ensemble des instruments
internationaux relatifs au droit à la liberté qui condamnent toute détention
« arbitraire ».
37. La dynamique du mot « arbitraire » en relation avec le droit à la liberté est si
composite qu’une détention qui n’est pas conforme à la loi, donc illégale,
n’est pas nécessairement arbitraire. En revanche, une détention conforme à
la loi, donc légale, peut néanmoins être arbitraire si elle ne respecte pas les
principes fondamentaux de la protection du droit à la liberté. La Cour
reviendra plus loin sur cette complexité de la définition de la détention
arbitraire, mais il suffit pour l’instant de dire que les diverses institutions
internationales de défense des droits de l'Homme s'accordent à dire qu’une
détention légale peut très bien être arbitraire, car une norme internationale
plus élevée est imposée au contenu du droit national, dans la mesure où elle
soumet ce « droit » au respect des principes fondamentaux de la protection
des droits de l’Homme.
Trad : SDY 38.11 est rapporté ci-dessous la jurisprudence de certaines institutions
internationales des droits de l’homme sur leur compréhension de l'arbitraire
en ce qui concerne le droit à la liberté.
39, « La jurisprudence internationale établie en matière de droits de l’homme
fixe trois critères pour déterminer si une privation de liberté particulière est
arbitraire ou non, à savoir la légalité de la privation, l'existence de motifs
clairs et raisonnables et l'existence de garanties procédurales contre
l'arbitraire. Ces conditions sont cumulatives et le non-respect d’une seule
d'entre elles rend la privation de liberté arbitraire ». ONYACHI ET NIOKA c/
TANZANIE (FOND) (2017) 2 RAPPORT SUR LE DROIT DE LA COUR AFRICAINE
65 PAGE 93, PARAGRAPHE 131.
40. « La Commission observe que toutes les actions qui limitent la liberté
physique d’un individu ne peuvent pas être assimilées à une privation de
liberté au sens de l'article 6 de la Charte. Toutefois, une privation de liberté
qui ne s'inscrit pas dans les strictes limites de la loi, ou pour des raisons qui
ne sont pas acceptables ou qui sont simplement arbitraires, constituera une
violation de l’article 6 de la Charte. »
COMMISSION AFRICAINE DES DROITS DE L'HOMME ET DES PEUPLES
COMMUNICATION 37909 MONIM ELGAK, OSMAN HUMMEIDA ET AMIR
SULIMAN (REPRÉSENTÉS PAR LA FIDH ET L’OMCT) c/ SOUDAN, 10 MARS
41.« Le droit à la liberté de la personne n'est pas absolu. Une arrestation ou
une détention peut être autorisée par le droit interne et néanmoins être
Trad : SDY arbitraire. La notion d'« arbitraire » ne doit pas être assimilée à « contraire
à la loi », mais doit être interprétée plus largement pour inclure des éléments
procédure, ainsi que des éléments de caractère raisonnable, de nécessité et
de proportionnalité », COMITÉ DES DROITS DE L'HOMME - COMMENTAIRE
GÉNÉRAL SUR L'ARTICLE 9 PIDCP.
42.La Cour européenne des droits de l’homme a conclu à une violation du droit
à la liberté lorsque le requérant a continué à être détenu au-delà de la durée
maximale de détention fixée par la loi à six mois. Sa détention après cette
date a cessé d’être légale en droit interne. MUKHITDINOV c. RUSSIE CEDH
REQUETE N°. 20999/14 ARRET DU 21 MAI 2015,
43.De même, un requérant qui avait été maintenu en détention pendant plus de
trois ans après son acquittement par la Cour suprême de Géorgie a été
considéré comme ayant été détenu arbitrairement et l’État géorgien a ordonné
sa libération dans les meilleurs délais. TENGIZ ASSANIDZE c. GEORGIE
CEDEH REQUÊTE N°. 71503/01 ARRÊT DU 8 AVRIL 2004.
44.La privation de liberté est considérée comme « arbitraire » dans les cas
suivants :
a. Lorsqu'il est manifestement impossible d’invoquer une quelconque
base juridique justifiant la privation de liberté (comme lorsqu’une
personne est maintenue en détention après avoir purgé sa peine, ou
malgré une loi d’amnistie applicable au détenu, ou qu’une personne détenue en tant que prisonnier de guerre est maintenue en détention
après la cessation des hostilités effectives) ;
b. Lorsque la privation de liberté résulte de l’exercice de droits ou de
libertés garantis par les articles 7, 13, 14, 18, 19, 20 et 21 de la
Déclaration universelle des droits de l’homme et, en ce qui concerne
les États parties, par les articles 12, 18, 19, 21, 22, 25, 26 et 27 du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques ;
c. Lorsque l’inobservation, totale ou partielle, des normes internationales
relatives au droit à un procès équitable, établies dans la Déclaration
universelle des droits de l’homme et dans les instruments
internationaux pertinents acceptés par les États intéressés, est d’une
gravité telle qu’elle rend la privation de liberté arbitraire ;
d. Lorsque les demandeurs d'asile, les immigrants ou les réfugiés sont
soumis à une garde administrative prolongée sans possibilité de
recours administratif ou judiciaire ou de réparation ; ou (e) Lorsque la
privation de liberté constitue une violation du droit international pour
des raisons de discrimination fondée sur la naissance; l’origine
nationale, ethnique ou sociale ; la langue; la religion; la situation
économique; l’opinion politique ou autre; le genre; l'orientation
sexuelle; ou un handicap ou un autre statut, et qui vise ou peut conduire
à ignorer l’égalité des droits de l’homme. Voir PRINCIPES DE BASE ET
LIGNES DIRECTRICES SUR LES VOIES ET PROCÉDURES CONCERNANT
LE DROIT DE TOUTE PERSONNE SE TROUVANT PRIVÉE DE LIBERTÉ PAR
Trad : SDY ARRESTATION OÙ DÉTENTION D'INTRODUIRE UN RECOURS DEVANT UN
TRIBUNAI,
45.«… une détention arbitraire est toute forme de restriction de la liberté
individuelle qui intervient sans motif légitime ou raisonnable, et en violation
des conditions prévues par la loi. On dira que l’un ou tous ces indices
manquent, si la détention, qui n'est, au départ, pas arbitraire, est trop
prolongée. Elle débouche ainsi sur une détention abusive ». BODIONA
AKOUSSOULELOU PASCAL c RÉPUBLIQUE DU TOGO ARRÊT
ECW/CCI/JUD/06/15 PAGE 12
46.La détention arbitraire est une détention non conforme au droit national ou
international et qui se produit sans motif légitime ou raisonnable, BENSON
OLUA OKOMBA c. RÉPUBLIQUE DU BÉNIN ECW/CCJ/JUD/05/17 PAGE 16.
47.11 ressort de l’ensemble de la jurisprudence ci-dessus que l’arbitraire est lié
au respect de la loi qui, comme indiqué précédemment, est soumise aux
normes internationales. En l’espèce, pour examiner les allégations du
requérant selon lesquelles sa détention est illégale, arbitraire et constitue donc
une violation de son droit à la liberté et à la sécurité, la Cour entend analyser
les deux lois invoquées, à savoir les articles 166 et 605 du CPP.
48.Avant de procéder à cet examen, la Cour précise d’emblée qu’en règle
générale, elle n’est pas compétente pour examiner les lois des États membres,
ni pour agir comme une cour d’appel à l’égard des décisions des États
membres. Toutefois, lorsque des violations des droits de l’homme sont
soulevées dans les lois ou les jugements d’une juridiction d’un État membre,
Trad : SDY elle exercera sa compétence à leur égard. Cette position a été exprimée par la
Cour dans plusieurs cas, dont l’un est le suivant :
«La Cour a réaffirmé qu'elle n’était pas une cour d'appel et
n'admettrait que les affaires émanant de juridictions nationales où des
violations des droits de l'homme ont été alléguées au cours de la
procédure. »
Voir aussi l’affaire JUGE PAUL UUTER DERY & 2 AUTRES c. RÉPUBLIQUE DU
GHANA ARRÊT N° ECW/CCI/JUD/17/19 PAGE. 28. BAKARY SARRE & 28
AUTRES c, RÉPUBLIQUE DU MALI ECW/CCJ/TUD/03/11 PAGE 13.
49.Puisque l’objet de la présente affaire porte sur l’application d’une loi
nationale qui violerait un droit de l’homme, d’une part, et qui a été invoquée
pour justifier la violation alléguée, d'autre part, la Cour est donc compétente
pour se prononcer sur la violation alléguée sur la base de ladite législation.
50. Ayant clarifié la compétence pour examiner les lois de la défenderesse, la
Cour va maintenant procéder, comme déjà indiqué, à l’examen des faits
présentés par les deux parties au regard de ladite législation afin de statuer
sur la violation alléguée.
i) Article 166 du Code de procédure pénale :
51. Le résumé du dossier du requérant est qu’il a été détenu du 29 juin 2018 au
29 janvier 2020, soit une période de 19 mois, contrairement à l’article 116 du
CPP qui limite la détention pendant l’instruction à 18 mois. La détention est
donc illégale. Pour mémoire, ledit article 166 est reproduit ci-dessous :
Trad : SDY #y « En matière correctionnelle, la détention préventive ne peut excéder
six mois. Toutefois, le juge d'instruction peut décider de prolonger la
détention préventive pour une durée qui ne peut excéder six mois par
une ordonnance motivée rendue après débat contradictoire au cours
duquel le ministère public et l’inculpé ou son avocat sont entendus.
À titre exceptionnel, lorsque les investigations du juge d'instruction
doivent être poursuivies et que la détention préventive de l’inculpé
demeure justifiée au regard des conditions de l'article 163, la
Chambre d'instruction, saisie par requête du juge d'instruction peut
prolonger la détention préventive pour une durée qui ne peut excéder
six mois. Le juge d'instruction ne peut saisir la Chambre d'instruction
qu’une seule fois.
La requête du juge d'instruction doit comporter les raisons qui
justifient la poursuite de l'information. Il n’est pas nécessaire que la
requête indique la nature des investigations envisagées lorsque cette
indication risque d’entraver leur accomplissement.
A l’issue des délais sus-indiqués, l'inculpé est en détention injustifiée
et doit être mis en liberté d'office ».
52.La durée maximale de détention légalement autorisée par la loi
susmentionnée est de 18 mois. Le requérant a été incarcéré le 29 juin 2018,
après avoir passé dix-neuf mois en détention, le 29 janvier 2020 la Chambre
d’instruction de la Cour d’appel se rendant compte de cette irrégularité, a
déclaré comme injustifiée la détention continue du requérant et a ordonné au
Ministère public de procéder à sa libération immédiate. Cet ordre n’a
cependant pas été respecté.
19
Trad : SDY ÀÆ* A 53.Après examen des faits et de l’article 166, la Cour conclut que la détention
du requérant au-delà de 18 mois, en violation de cet article, est illégale et non
conforme à la loi. Cette position a été réitérée dans de nombreuses décisions
de la Cour, y compris dans l'affaire PTE AO Ac c. RÉPUBLIQUE DU
NIGERIA ECW/CCJ/JUD/01/14 PAGE 11, où la Cour a estimé que « Étant donné
que le requérant a purgé sa peine au-delà du nombre d'années qui lui a été
imposé, et que l'autorité chargée de confirmer ou d’infirmer la sentence de
la Cour martiale n'a pas rendu son jugement, ladite détention est arbitraire
et viole l'article 6 de la Charte africaine des droits de l'homme et des
peuples.» Voir BENSON OLUA OKOMBA c. RÉPUBLIQUE DU BÉNIN
ECW/CCINJUD/05/17 PAGE 16. Voir aussi AG Ab B c.
RÉPUBLIQUE DU NIGER CCJELR (2008)
54, En effet, la dernière phrase de l’article 166, qui fixe le délai maximal de
détention à dix-huit mois, est éloquente lorsqu'elle dispose que « À l'issue
des délais sus-indiqués, l’inculpé est en détention injustifiée et doit être mis
en liberté d'office. » Sur la base de ce qui précède, la Cour estime qu’une
détention illégale s’inscrit bien dans le cadre des dispositions relatives au
droit à la liberté, pour autant qu’elle ait été effectuée en dehors des limites de
la loi.
55. L'effet juridique d’une action illégale est de la rendre nulle et, en l'espèce,
elle entraînera la responsabilité de la partie fautive, à savoir la défenderesse.
56.La Cour estime donc que la détention continue du requérant par la
défenderesse en violation de l’article 166 du CPP est illégale et constitue une
Trad : SDY violation du droit à la liberté du requérant, ce qui est contraire à l’article 6 de
la Charte africaine et à l’article 9(1) du PIDCP.
57. Ce constat est suffisant pour mettre fin à la présente requête et entraîner
l’attribution de dommages-intérêts appropriés. Toutefois, étant donné que la
défenderesse a cherché à justifier la détention continue en vertu d’une autre
loi, la Cour procédera néanmoins à l’examen de ladite loi pour déterminer la
Justification ou non de la détention continue du requérant.
ii) Article 605 du Code de procédure pénale:
58. Le requérant estime que son maintien en détention est injustifié au regard de
l’article 605, et qu’en aucun cas le délai de recours ne peut suspendre
l’exigence de la loi au regard de l’article 166 du Code de procédure pénale.
En outre, le motif de sa détention continue fondé sur l’effet suspensif d’un
pourvoi devant la Cour de cassation, en vertu de l’article 605 du Code de
procédure pénale, est incompatible avec les traités internationaux ratifiés par
la défenderesse.
59.L'État défendeur, quant à lui, fait valoir que la détention continue du
requérant est justifiée en vertu de l’article 605 du Code de procédure pénale
et que cette détention est compatible avec les dispositions du PIDCP et des
autres instruments internationaux pertinents relatifs aux droits de l’homme
ratifiés par cet État.
Trad : SDY 60.Pour en faciliter le rappel, l’article 605 du Code de procédure pénale est
reproduit ci-dessous :
« Pendant les délais du recours en cassation et s’il y a eu recours,
jusqu'au prononcé de l'arrêt de la Cour de cassation, il est sursis à
l'exécution de l'arrêt objet du recours sauf en ce qui concerne les
condamnations civiles. »
61.Une interprétation étroite de cet article conduira inévitablement la Cour à la
conclusion que la détention continue en vertu de cette loi est permise, donc
licite tout en étant conforme à la loi. La question qui se pose est celle de
savoir si une détention légale peut être arbitraire. La réponse simple et directe
est que dès lors que la détention est conforme à la loi, elle est légale et ne
peut ordinairement être qualifiée d’arbitraire et donc de violation du droit à
la liberté. Le danger que cette interprétation représente pour la protection de
la liberté des individus est grave et à suscité une analyse sérieuse de la part
d’experts et d'institutions de protection des droits de l’homme à la recherche
d’une définition de l'arbitraire acceptable au niveau mondial. Cette
préoccupation est effectivement prise en compte ci-dessous :
« La question centrale dans l'interprétation du mot “arbitraire” est
celle de savoir s’il introduit simplement une qualification de licéité, ou
s’il impose une norme internationale plus élevée sur le contenu des
lois nationales. Si le mot « arbitraire » signifie simplement « illégal »,
alors l'interdiction contenue dans les articles 9 et 9(1) du PIDCP et
l'article 6 de la Charte africaine et d’autres lois similaires ne
s'appliquerait pas à toute action gouvernementale légale, quelle que
soit son caractère oppressif, si elle est conforme au droit interne. Une
telle approche permettrait essentiellement à chaque État, par le biais
Trad : SDY de son propre droit interne, de déterminer la portée du droit d’un
individu à ne pas être arrêté ou détenu » Ak A, JR.
PROTECTION FROM ARBITRARY ARREST AND DETENTION UNDER
INTERNATIONAL LAW, 5 B.C. INT'L & COMP. L. REV, 345 (1982),
(CONSULTÉ LE 12 AVRIL 2021, À 11:41).
62. Le danger d’interpréter la détention arbitraire dans le cadre du respect de la
loi est illustré ci-dessous :
« Plus une loi permet, ou prévoit, la privation du droit à la liberté
individuelle, plus cette loi devient arbitraire. On mesure le caractère
« arbitraire » d’une loi en fonction de la mesure dans laquelle elle
empiète sur le droit fondamental à la liberté individuelle. Au fur et à
mesure que le degré d’empiètement augmente, la responsabilité de
l'État de justifier la loi et de démontrer son caractère non arbitraire
s'accroît » Ak A, IR. PROTECTION FROM
ARBITRARY ARREST AND DETENTION UNDER INTERNATIONAL
LAW, 5 B. C. INTL & COMP. L. REV. 345 (1982),
(CONSULTÉ LE 12 AVRIL 2021. à 11:41).
63. Le consensus mondial consiste à ne pas se concentrer sur la seule conformité
à la loi nationale pour prouver le caractère arbitraire ou non, mais à mettre en
lumière l’essence de cette loi en ce qui concerne la protection du droit à la
liberté. Ainsi, l’expression « conformément à la loi » ou d’autres expressions
similaires qui constitue une limitation des droits de l’homme, doit être
soumise à certaines limitations pour garantir la réalisation de la protection
des droits de l’homme.
23 Trad : SDY À) 7.
64. Pour approfondir ce qui précède, la Cour européenne des droits de l’homme,
dans l'affaire JAMES contre LE ROYAUME-UNI, CEDH2 1986, 8 EHRR 123. à
conclu,
« Elle a toujours considéré que les termes "loi" ou "licite” dans la
Convention [ne] renvoient pas simplement au droit interne mais se
rapportent également à la qualité de la loi, exigeant qu'elle soit
compatible avec la primauté du droit. »
65. Cela à également été confirmé lorsque la Cour a conclu que :
« Il ne suffit pas qu'un acte sur le fondement duquel un État limite la
jouissance de biens soit non seulement une source juridique formelle
au sens des lois internes, mais, il doit aussi présenter certaines
caractéristiques qualitatives et offrir des garanties procédurales
appropriées pour assurer la protection contre l'arbitraire et le respect
de l'État de droit. Voir BEDIR SARL c. NIGER ARRÊT N°.
ECW/CCI/TUD/11/20 PAGE 24
66. Une conclusion concise a également été tirée par l’Étude des Af Ah
du droit en vertu duquel nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu ou
exilé, tout en reconnaissant que les droits de l’homme sont
« soumis aux limitations établies par la loi exclusivement, cependant,
la loi elle-même doit avoir pour but uniquement d'assurer la
reconnaissance et le respect des droits et libertés d'autrui et de
satisfaire aux justes exigences de la morale, de l'ordre public et du
bien-être général dans une société démocratique ». Voir 34 U. Aa
Z Supp. (N°. 8) à 8, U. N. Doc. E/CN.4/826/Rev. 1 (1964).
67.En substance, une telle loi limitative doit passer le test de compatibilité avec
les principes démocratiques. La Cour a adopté ce principe lorsqu'elle a statué
comme suit :
« Même lorsque l’ingérence est conforme à la loi, elle doit en outre
être nécessaire dans une société démocratique à l'une des fins
suivantes: sécurité publique, bien-être économique du pays, protection
de la santé et de la moralité et prévention du désordre ou la
criminalité. La nature de la nécessité démocratique est telle que la
simple opportunité ne suffit pas. L'ingérence doit être justifiée par un
«besoin social impérieux » lié à un ou plusieurs des buts légitimes ci-
dessus. Dans l'affaire CNDD c. COTE D'IVOIRE (2009), CCJELR PARA 44,
PG. 325 la Cour s’est fondée sur la décision de la Cour européenne des
droits de l’homme dans OPEN DOOR ET AI X AJ c.
IRLANDE, (1992) qui affirmait qu' : « elle devait examiner si la mesure
Juridique litigieuse répondait à un besoin social impérieux et surtout
si elle était proportionnée au but légitime poursuivi par l'Irlande; et
la cour devait surveiller de près sa compatibilité avec les principes
d’une société démocratique ». JUGE PAUL UUTER DERY & 2 AUTRES
c. LA RÉPUBLIQUE DU GHANA ARRÊT N ° ECW/CCJ/JUD/17/19 PAGE 26
PARAGRAPHE 74.
68.L’importance de ce qui précède est double,
1) Si l’ingérence dans un droit garanti, si elle est faite conformément à la loi, est
licite, elle peut néanmoins être arbitraire. À cet égard, il convient de souligner
que l’arbitraire ne doit pas être considéré comme synonyme de contraire à la
loi mais que, comme l’a affirmé la Commission africaine, le droit légal doit
Trad : SDY être interprété de manière plus large pour inclure des éléments
d'inadéquation, d’injustice, de manque de prévisibilité et le non-respect des
garanties judiciaires. ARTICLE 19 c. ERYTHREE COMMUNICATION 275/03.
2) Suite au point (1) ci-dessus, le critère général d’interprétation de ladite loi qui
interfère avec un droit garanti est qu’elle doit être nécessaire dans une société
démocratique. Cette nécessité doit répondre à l’un des objectifs suivants : la
sécurité publique, le bien-être économique du pays, la protection de la santé
et de la moralité et la prévention du désordre ou de la criminalité. Tout besoin
urgent d’interférer avec un droit donné doit être lié à l’un des éléments ci-
dessus.
69.La Cour va maintenant soumettre l’article 605 à ces garanties afin de
déterminer s’il répond aux critères de nécessité dans une société
démocratique, Cette loi vise à suspendre l’application de l’article 166 (1-3)
qui limite la période maximale de détention sans procès à 18 mois pendant la
durée d’une procédure d'appel. La Cour prend acte de la lenteur du système
de justice pénale dans la région de la CEDEAO en notant que la période de
pourvoi est indéterminable et peut durer des années. À cet égard, peut-on
considérer qu’une détention fondée sur une telle fluidité du temps est
« exclusivement en vue d'assurer la reconnaissance et le respect des droits
et libertés d'autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de
l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique » ? En
d’autres termes, cette détention répond-elle à un besoin urgent de
sauvegarder la sécurité publique, le bien-être économique du pays, la
protection de la santé et de la moralité et la prévention du désordre ou de la
criminalité ? À l'évidence il faut répondre par la négative. Dans le prolongement de ce qui précède, quelle est donc l’importance de la détention
continue du requérant après qu’une ordonnance judiciaire de mise en liberté
ait été rendue ? Quelle justification a été invoquée par la défenderesse à
l'appui de cette action ?
70. Les objectifs légitimes dans une société démocratique énumérés ci-dessus
sont: la sécurité publique, le bien-être économique du pays, la protection de
la santé et de la moralité et la prévention du désordre ou de la criminalité.
Le plus pertinent en l’espèce sera la prévention du désordre ou de la
criminalité. La détention continue d’un suspect en raison d’un besoin
impérieux de prévenir le désordre ou la criminalité doit être fondée sur les
critères de nécessité et de proportionnalité, qui comprennent les
considérations suivantes : 1) la possibilité que le suspect prenne la fuite et se
soustraie à la justice s’il est libéré sous caution en attendant son procès ; 2
la possibilité que le suspect commette une autre infraction et 3) la possibilité
que le suspect fasse obstacle aux enquêtes du parquet. Tous ces éléments
doivent cependant être déterminés par une cour ou un tribunal compétent.
71.La Cour est d’avis que la Cour d'appel de la défenderesse aurait envisagé ces
possibilités et est également clairement consciente de la disposition de
l’article 605 du Code de procédure pénale, mais a choisi d’ordonner la
libération du requérant sur la base de l’article 166 (1-3) de la même loi. La
défenderesse ne peut donc pas se soumettre à la compétence de la Cour et
décider de sa propre initiative d'ignorer la décision de la Cour en s’arrogeant
les pouvoirs d'interprétation et d'application de la loi, une responsabilité qui
incombe clairement aux juridictions.
Trad : SDY ) 72.En outre, la ligne directrice 16 DES LIGNES DIRECTRICES SUR LES VOIES ET
PROCÉDURES CONCERNANT LE DROIT DE TOUTE PERSONNE SE TROUVANT
PRIVÉE DE LIBERTÉ prévoit que : « Toute décision judiciaire de remise en
liberté doit être exécutée dès qu'elle prend effet; à défaut, le maintien en
détention serait réputé arbitraire ». Cette directive donne au pouvoir
judiciaire la responsabilité de surveillance pour prendre des décisions
concernant la détention et la libération des délinquants présumés. Cette
responsabilité n’est pas une responsabilité conférée à l’exécutif, ni censée
être partagée par lui, qui en l’occurrence est le Parquet.
73.En conclusion, la Cour récapitule l’analyse des paragraphes précédents et
constate que :
a) L'article 605 du CPP suspend le délai de détention prévu à l’article 166
et permet ainsi une période de détention indéterminée qui ne trouve
aucune place dans les principes des normes internationales pour la
protection du droit à la liberté d’un individu et est donc arbitraire.
b) L'article 605 est en contradiction avec l’article 166 qui prévoit la
libération immédiate de l’inculpé après l’expiration du délai de détention.
e) L'article 605, en vertu duquel il a été dérogé à une décision de mise en
liberté rendue par la chambre d'instruction, n’est pas conforme à la ligne
directrice 16 des Principes directeurs des Af Ah, qui prévoit
l’exécution immédiate d’une décision de mise en liberté rendue par une
juridiction, car une détention prolongée serait considérée comme
arbitraire.
d) En outre, il n’a pas été établi que l’article 605 est nécessaire dans une
société démocratique pour répondre au besoin impérieux de prévention
du désordre et de la criminalité.
74.Dans ce sens, la Cour estime que, bien que la détention soit légale, étant
autorisée par l’article 605, elle est néanmoins arbitraire pour toutes les raisons
invoquées ici. La Cour estime donc que la détention continue du requérant
par la défenderesse après une décision de mise en liberté rendue par la Cour
d’appel est arbitraire et constitue une violation de son droit à la liberté et à la
sécurité de sa personne.
75.La Cour estime également que l’article 605 du CPP n’est pas conforme aux
principes des traités internationaux relatifs au droit à la liberté et à la sécurité
des personnes, car il risque d’être utilisé comme un outil de détention
illimitée des inculpés. Cela est d’autant plus vrai que ces personnes sont en
attente de jugement. Conformément à sa jurisprudence et au précédent établi,
l’article 605 devrait être revu afin d’inclure les décisions des juridictions sur
la détention dans les exceptions prévues par la loi. Voir FÉDÉRATION DES
JOURNALISTES AFRICAINS & 4 AUTRES c. RÉPUBLIQUE DE GAMBIE
ECW/CCI/JUD/04/18 et LES ADMINISTRATEURS DE L'INITIATIVE DE
SENSIBILISATION AUX LOIS ET AUX DROITS c. LA REPUBLIQUE FEDFRALE DU NIGERIA ECW/CCJ/JUD/16/20.
76. La Cour estime donc que l’article 605 du CPP doit être supprimé des lois de
la Défenderesse.
Violation alléguée de la présomption d’innocence
77, Le requérant soutient que le fait qu’il soit maintenu en détention provisoire
au-delà de la limite légale et sur la base d’une loi incompatible avec les traités
internationaux relatifs aux droits de l’homme, est un stratagème pour qu’il
soit puni sans procès, C’est une violation de son droit à la présomption
d’innocence.
78. La défenderesse, quant à elle, fait valoir que la détention du requérant est
conforme aux procédures prévues par la loi, en particulier l’article 605 de son
Code de procédure pénale, et qu’elle est donc justifiée au regard du droit
international des droits de l’homme. Elle invite donc la Cour à ne pas tenir
compte des allégations du requérant.
Analyse de la Cour
79. L'un des principes fondamentaux du droit à un procès équitable est le droit
d’être présumé innocent jusqu’à preuve du contraire. L'article 7 (1) (b) de la
Charte africaine qui se rapporte à ce droit dispose ainsi : « Toute personne a
droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend: b) le droit à la
présomption d'innocence, jusqu'à ce que sa culpabilité soit établie par une
juridiction compétente. »
80. En matière pénale, dans la mesure où un tribunal compétent ne s’est pas
prononcé sur la culpabilité d’un suspect, une présomption d’innocence est
Trad : SDY NN / attribuée à celui-ci. Le procureur a la charge de prouver la culpabilité de
l’inculpé afin que celui-ci soit condamné pour l'infraction qui lui est imputée.
Dans la plupart des cas, le ministère public doit prouver que l’inculpé est
coupable au-delà de tout doute raisonnable. Ce principe est tellement sacré
pour le droit de l’inculpé que s°il subsiste un doute raisonnable, il doit être
relaxé des fins des poursuites.
81. Reconnaissant ce principe, la Cour a déclaré ce qui suit :
« Le droit à la présomption d'innocence résulte du principe du droit
pénal ‘qui veut que toute personne, poursuivie ou même tout
simplement suspectée d’avoir commis une infraction, soit considérée
comme innocente aussi longtemps qu'elle n'a pas été déclarée
régulièrement coupable par une juridiction compétente. C'est un droit
fondamental reconnu et garanti par tous les instruments juridiques
internationaux cités par les requérants, à savoir la Déclaration
universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948, le Pacte
international relatif aux droits civils et politiques et la Charte
africaine des droits de l'homme et des peuples » Voir M. Ag
C AL & 5 AUTRES c. RÉPUBLIQUE DU SÉNÉGAL
ECW/CCHJUD/17/18 @ PAGE 31-32.
82. En outre, pour déterminer si la présomption d’innocence est applicable dans
un cas précis, le comportement des agents publics et l’application de la
procédure pénale de l’État sont de la plus haute importance. Pour expliquer
cela, la Cour rappelle sa position antérieure :
« … Un État ne peut être accusé de violer le droit à la présomption
d'innocence que s’il est établi que ses fonctionnaires, par leurs
À propres actes de commission ou d’omission, ont fait apparaître un
individu comme coupable des crimes qui lui sont reprochés, avant
même le jugement d’un tribunal. » ELLEN K CORKRUM ce. RÉPUBLIQUE
DU LIBÉRIA ARRÊT N° ECW/CCJ/JUD/19/19 @ PAGE 20,
83. La Cour reconnaît que la défenderesse n’a fourni aucune raison légitime pour
justifier la détention continue du requérant pendant plus de dix-huit mois,
même après une décision légale de mise en liberté rendue par une juridiction.
Par conséquent, la façon dont le ministère public a agi indique une
présomption de culpabilité du requérant sans qu’un tribunal ait déclaré ce
dernier coupable du crime allégué.
84. À la lumière de cette analyse, la Cour estime que la défenderesse a violé le
droit du requérant à la présomption d’innocence jusqu’à ce que sa culpabilité
soit prouvée par une cour ou un tribunal compétent, et ce en violation de
l’article 7 (1) (b) de la Charte africaine.
XI. LES RÉPARATIONS
85. Dans sa demande de réparation, le requérant déclare qu’il est un gestionnaire
d’entreprise et un analyste financier qui menait diverses activités
commerciales rentables avant son arrestation et sa détention. Ses entreprises
ont été affectées par son maintien en détention. Il affirme que sa détention lui
a causé un énorme préjudice, notamment moral, pour lequel des réparations
devraient lui être accordées. Il demande donc à la Cour de condamner la
défenderesse à lui verser la somme d’un milliard ( 1.000.000.000) FCFA, en
réparation de la violation de ses droits et des dommages qu’il a subis.
Trad : SDY x 86. La défenderesse, pour sa part, affirme que les prétentions du requérant, qui
demande des dommages et intérêts d’un milliard de francs CFA, sont
injustifiées et devraient être rejetées.
Analyse de la Cour
87. Les réparations pour un acte illicite sont un principe important du droit
international, qui exige d’un État jugé responsable d’une violation des droits
de l’homme qu’il rétablisse la victime dans le statut qu’elle aurait eu si ses
droits n'avaient pas été violés. Cela se fait en offrant des recours efficaces,
notamment en accordant des indemnités et des restitutions à la victime. La
Cour rappelle sa décision antérieure où elle a jugé que :
« Un État doit réparer intégralement tout préjudice causé par un acte
illégal dont il est internationalement responsable. La réparation
consiste en un rétablissement complet de la situation initiale, si
possible, ou en une compensation, lorsque cela n'est pas possible ou
satisfaisant ; c'est-à-dire la reconnaissance de la violation ou la
présentation d'excuses pour celle-ci, peut contribuer grandement à la
résolution des préjudices causés par la violation. » MOUKHTAR
IBRAHIM c. LE GOUVERNEMENT DE L’ÉTAT DE IIGAWA & 2 AUTRES
ECW/CCI/TUD/12/14, PAGE 40. Voir aussi HAMMA HIYA ET ANOR c.
RÉPUBLIQUE DU MALI ARRÊT N°. ECW/CCHJUD/05/21 PARAGRAPHE 88. En outre, en ce qui concerne la détention arbitraire, les Principes de base sur
le droit à la liberté prévoient ce qui suit :
« Toute personne détenue arbitrairement ou illégalement doit avoir
accès à des recours utiles et des moyens de réparation à même de lui
assurer restitution, indemnisation, réadaptation, satisfaction et
garanties de non-répétition. La réparation doit être adéquate, effective
et rapide. »
89. Le requérant, en tant qu’analyste financier et directeur de société, a réclamé
la somme d’un milliard (1.000.000.000) de FCFA pour les dommages subis,
mais sans aucune preuve documentaire à l’appui. Il ne fait aucun doute que
le requérant a subi un préjudice psychologique résultant de la détention
arbitraire pendant une période dépassant la limite prescrite sans avoir été
reconnu coupable par une juridiction compétente.
90. En l’espèce, la Cour ayant jugé la défenderesse responsable de violation des
engagements internationaux - la violation du droit à la liberté du requérant et
du droit à la présomption d’innocence — elle est dans l'obligation de réparer
le préjudice moral subi par le requérant. C’est ce qu’a compris la Cour
lorsqu’elle a déclaré que : « La Cour ayant établi que l'arrestation et la
détention du requérant étaient illégales, accorde par la présente au
requérant des dommages et intérêts pour toutes les douleurs et souffrances,
l'humiliation, l'embarras et les désagréments qu'il a subis en raison de son
arrestation et de sa détention.» M. AN An AH c.
RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE DU NIGÉRIA ARRÊT N°. ECW/CCHJUD/26/16 PAGE
22.
91. Bien que les dommages moraux ne puissent être quantifiés, les réparations se
feront au cas par cas. Compte tenu du fait que le requérant n’a pas donné le
détail des dommages qu’il réclame et qu’il n’a pas fourni de preuves de sa
profession et de ses revenus, la Cour lui accorde la somme de quatorze
millions (14.000.000) de FCFA à titre de dommages et intérêts pour le
préjudice moral résultant de la privation arbitraire de sa liberté.
92. L'article 66(1) du Règlement de la Cour dispose : « 1! est statué sur les
dépens dans l’arrêt ou l'ordonnance qui met fin à l'instance. »
93. La Cour note qu'aucune des parties n’a présenté d’observations concernant
les frais de procédure. Compte tenu de la disposition de l’article 66 (11) du
Règlement, qui dispose que « À défaut de conclusion sur les dépens, chaque
partie supporte ses propres dépens … », la Cour condamne les deux parties
à supporter leurs propres dépens.
Par ces motifs, la Cour siégeant en audience publique et ayant entendu les deux
parties :
Sur la compétence :
Sur la recevabilité :
ii. Déclare la requête recevable.
Quant au fond :
ii. Déclare que la défenderesse a porté atteinte au droit du requérant à la liberté
en violation de l’article 6 de la Charte africaine;
iv. Déclare que la défenderesse a violé le droit du requérant à la présomption
d’innocence en violation de l’article 7 (1) (b) de la Charte africaine.
Les réparations :
Ordonne
v. Que la défenderesse prenne des mesures pour libérer immédiatement le
requérant;
vi. Que la défenderesse supprime l’article 605 du Code de procédure pénale de
ses lois.
vil. Que la défenderesse verse au requérant la somme de quatorze millions
(14.000.000) en réparation du préjudice moral qui lui a été causé.
Quant à la conformité et aux rapports
viii. Ordonne à l’Etat défendeur de soumettre à la Cour, dans un délai d’un (1)
mois à compter de la date de notification du présent arrêt, un rapport sur les
mesures prises pour mettre en œuvre les ordonnances énoncées dans ledit
Trad : SDY 4 Ï Hon. Juge Gberi-Be OUATTARA
Hon. Juge Januaria T. Silva Moreira COSTA tab
Fait à AM, le 26 avril 2021 en anglais et traduit en français et en portugais.
Trad : SDY N \ l 37


Synthèse
Numéro d'arrêt : ECW/CCJ/JUD
Date de la décision : 26/04/2021

Origine de la décision
Date de l'import : 14/04/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;cedeao;cour.justice.communaute.etats.afrique.ouest;arret;2021-04-26;ecw.ccj.jud ?
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