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24/05/2018 | CEDEAO | N°ECW/CCJ/JUD/15/18

CEDEAO | CEDEAO, Cour de justice de la communauté des etats de l'afrique de l'ouest, 24 mai 2018, ECW/CCJ/JUD/15/18


Texte (pseudonymisé)
COMMUNITY ECOWAS COURT OF JUSTICE, € No. 10 DAR ES SALAAM CRESCENT, OFF AMINU KANO CRESCENT,
COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE,
CEDEAO WUSE Il, ABUJA-NIGERIA.
TRIBUNAL DE JUSTIÇA CEDEAO DA COMUNIDADE, Near” TEL: Website: PMB 09-6708210/5240781 567 www. GARKI, courtecowas.org AB Fax 09-5240780/5239425
COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE ECONOMIQUE DES
ETATS DE L’AFRIQUE DE L’OUEST (CEDEAO)
SIEGEANT A X AU NIGERIA
CE 24 MAY 2018
AFFAIRE N° ECW/CCJ/APP/12/17
ECW/CCJ/JUD/15/18r>MME Am C DE PINA REQUERANTE
CONTRE
REPUBLIQUE DE LA A B DEF...

COMMUNITY ECOWAS COURT OF JUSTICE, € No. 10 DAR ES SALAAM CRESCENT, OFF AMINU KANO CRESCENT,
COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE,
CEDEAO WUSE Il, ABUJA-NIGERIA.
TRIBUNAL DE JUSTIÇA CEDEAO DA COMUNIDADE, Near” TEL: Website: PMB 09-6708210/5240781 567 www. GARKI, courtecowas.org AB Fax 09-5240780/5239425
COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE ECONOMIQUE DES
ETATS DE L’AFRIQUE DE L’OUEST (CEDEAO)
SIEGEANT A X AU NIGERIA
CE 24 MAY 2018
AFFAIRE N° ECW/CCJ/APP/12/17
ECW/CCJ/JUD/15/18
MME Am C DE PINA REQUERANTE
CONTRE
REPUBLIQUE DE LA A B DEFENDEUR
COMPOSITION DE LA COUR
- Hon. Juge Jérôme TRAORE Président
- Hon. Juge Alioune SALL Rapporteur
- Hon. Juge Yaya BOIRO Membre
ASSISTE DE Me Athanase ATANNON Greffier I — Les parties et leur représentation
Par requête reçue le 3 Mars 2017 au greffe de la Cour de justice de la CEDEAO, la dame Am C de Pina, demeurant au 13 place des Ai Ab sous Poissy (France), ayant pour conseil Maître Assane Dioma Ndiaye, avocat au barreau du Sénégal et Maitre Abdoulaye Tine avocat au barreau de Paris, a introduit un recours en violation des droits de l’Homme contre la République de A B, Etat membre de la Communauté , représenté dans la procédure par son ministre de la Justice et par le Procureur général de la République.
IT — Présentation des faits et de la procédure
La dame Am C de Pina a exposé qu’en octobre 2008, son mari Joao Bernado Vieira a été élu Président de la République de A B. Dès le mois de novembre 2008, suite à la victoire de Carlos C Ap aux élections législatives, des militaires mutins ont tenté d’attenter à sa vie en tirant à l’arme lourde sur sa résidence. C’est au cours d’un de ces assauts que le Président Vieira sera finalement tué le 2 mars 2009, à l’occasion d’une attaque perpétrée à son domicile par des militaires qui, après l’avoir abattu à l’arme automatique, se sont acharnés sur son corps à l’aide de machettes.
La requérante avance que depuis la survenance de ces évènements tragiques, les autorités politiques qui se sont succédé au pouvoir n’ont manifesté aucune volonté de faire la lumière dans cette affaire. C’est dans ces conditions qu’elle a décidé de saisir la Cour de justice de la CEDEAO.
Suivant conclusions reçues le 8 septembre 2017, Eden Jaoa Gomes de Pina Viera, Joao Bernado Vieira Junior et Thirzah de Ag Ad Af, tous enfants du défunt Président ont entendu intervenir volontairement dans la cause et ont déclaré s’associer à l’ensemble des arguments et demandes formulés par leur mère, requérante principale dans la présente procédure.
L’Etat de A B a présenté ses conclusions en défense par acte reçu au greffe de la Cour le 25 janvier 2018.
III — Moyens et arguments des parties
Au soutien de sa demande, la requérante estime que les faits tels que énoncés sont constitutifs d’atteinte au droit à la vie et de violation du droit à un procès juste et équitable.
Au titre de la violation du droit à la vie, Mme Am C de Pina invoque :
- l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne » ;
- l’article 681 du Pacte international pour les droits civils et politiques : « Le droit à la vie est inhérent à la personne humaine. Ce droit doit être protégé par la loi. Nul ne peut être arbitrairement privé de la vie » ;
- l’article 4 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples : « La personne humaine est inviolable. Tout être humain a droit au respect de sa vie et à l’intégrité physique et morale de sa personne : nul ne peut être privé arbitrairement de ce droit ».
Selon la requérante, la préservation de ce droit fait naître à la charge des Etats une obligation positive de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction notamment, par l’adoption d’une législation pénale concrète dissuasive et des mécanismes d’application conçus pour prévenir, réprimer et sanctionner les violations du droit à la vie.
Elle ajoute, pour préciser la portée de cette obligation, qu’il ne suffit pour un Etat d’adopter une législation pénale pour qu’on considère qu’il s’est acquitté de son devoir de protection ; il faut en plus qu’il mette en œuvre les moyens nécessaires afin que toute atteinte au droit à la vie puisse être effectivement sanctionnée.
Au titre du droit à un procès équitable, la requérante excipe des dispositions suivantes :
- article 10 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial, qui décidera, soit de ses droits et obligations, soit du bien- fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle » ;
- article 14 81 du Pacte international sur les droits civils et politiques : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…..) » ;
- article 7 $1de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend : a. le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur (…) ; d. le droit d’être jugé dans un délai raisonnable par une juridiction impartiale ».
La requérante fait valoir que la violation alléguée découle du fait qu’à ce jour aucune poursuite n’a été engagée à l’encontre de quiconque depuis le décès tragique de son mari et que par conséquent elle n’a pas été en mesure de défendre son droit de réclamer une indemnisation à titre de réparation du préjudice subi. Elle ajoute qu’au-delà de la réparation civile à laquelle elle peut prétendre, elle considère qu’elle est privée de son droit légitime à participer à la recherche de la vérité sur les circonstances de la mort de son mari et à dénoncer un crime que les autorités de son pays ne semblent pas vouloir poursuivre, ce qui constitue de son point de vue une violation de son droit de faire entendre sa cause devant une juridiction. Malgré les nombreuses démarches entreprises tant au niveau national qu’international, aucune enquête n’a été diligentée pour tenter d’identifier les auteurs de l’assassinat et les traduire en justice.
La demanderesse requiert par conséquent que ces violations soient constatées à l’encontre de l’Etat défendeur et que l’ouverture d’une enquête ainsi que la tenue d’un procès soient ordonnées. Elle sollicite par ailleurs le paiement de la somme de cinq (5) milliards de FCFA à titre de réparation.
Pour sa part, l’Etat défendeur conteste les prétentions de Mme Am C de Pina en avançant d’abord que les autorités de l’Etat ont entrepris des démarches tendant à élucider les conditions de la disparition du président Vieira, et que dans le cadre de cette vaste enquête, des personnalités ont même déjà été entendues. Si à ce jour ces investigations n’ont pas connu leur épilogue, c’est en raison, estime le défendeur, de la situation politique et institutionnelle instable que connaît le pays. Un retard éventuellement relevé ne saurait donc être rattaché à un quelconque manque de volonté des autorités nationales.
En deuxième lieu, la République de A B soutient que la requérante est dépourvue de la qualité à agir, sachant qu’elle « n’est pas l'épouse officielle du défunt président Joao Bernardo Vieira ». Elle ajoute qu’aux termes de la loi nationale bissau-guinéenne, un homme ne peut se marier officiellement à plus d’une femme, que tout « mariage » autre que celui qui est admis ne saurait être regardé comme valide. L’Etat demandeur avance ainsi que sa législation nationale ne reconnait pas la polygamie et soutient que le Président Vieira a été officiellement marié à la Dame Aq Ak Af avec qui il a eu plusieurs enfants avant d’indiquer que celle-ci était même présente à ses côtés dans sa résidence quand il a été assassiné.
En troisième point, l’Etat de A B fait valoir que « c’est seulement dans le cas où la procédure pénale n'est pas engagée dans l'Etat membre que la victime peut saisir les instances judiciaires de la sous-région (..). La victime est obligée d’épuiser toutes les voies de recours internes de l'Etat membre avant d’avoir qualité de saisir la Cour de justice de la CEDEAO ».
Enfin, le défendeur estime que la somme demandée au titre de la réparation est trop élevée et qu’il convient, si par extraordinaire la Cour devait s’y pencher, de la réduire considérablement.
IV — Analyse de la Cour
La Cour doit se pencher sur chacun des points qui font l’objet du débat engagé devant elle, dans l’ordre qu’elle considère comme logique.
En la forme :
a) Sur la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir de la requérante
Suivant mémoire en défense présenté le 25 Janvier 2018, la République de A B a conclu à l’irrecevabilité de l’action au motif que la requérante qui n’a jamais été mariée avec le défunt Président de la République n’a pas la qualité à agir devant la juridiction de céans pour demander réparation.
Mais attendu que l’effectivité du mécanisme sous- régional de protection des droits de l’homme suppose qu’une garantie de la disponibilité d’un recours juridictionnel soit assurée à toute personne directement affectée par une violation de ses droits fondamentaux.
La Cour est d’avis qu’en l’espèce, la recevabilité de l’action introduite par la requérante ne saurait être appréciée uniquement par rapport à l’existence ou non d’un lien de droit avec la victime décédée, seule importe pour elle l’administration de la preuve d’une proximité de sentiments matérialisée par un compagnonnage de la requérante et de feu président Nino Vieira constitue la preuve objective de cette communauté de vie ou de sentiments entre les deux parents.
Il convient de préciser à ce stade que par écritures en réplique déposées le 25 septembre 2017, la Dame Gomes de Pina a fait valoir qu’elle était effectivement mariée avec le Président Vieira suivant la coutume et que de cette union sont nés trois enfants à savoir Eden Joao Vieira, Vieira Junior et Thirzah de Ag Ad Af ainsi qu’il ressort des actes d’état civil régulièrement versés au débat contradictoire. Ce fait n’a jamais été contesté par l’Etat de A B. Pour la Cour, il constitue bien la preuve d’un lien, lequel, en soi, suffit à établir l’intérêt à agir de la requérante.
En l’espèce, non seulement des enfants sont nés du couple, ce que l’Etat de A B n’a jamais contesté, mais la preuve n’a jamais été rapportée qu’une communauté de vie n’a pas, ne serait-ce que provisoirement, existé entre la requérante et feu Nino Vieira, le défendeur se contentant juste d’alléguer que l’assassinat du chef d’Etat a eu lieu « sous les yeux » de son épouse « légitime ».
Cette seule circonstance, à supposer qu’elle soit avérée, ne suffit certainement pas à contester le locus standi.
La Cour tient par ailleurs à préciser qu’elle n’est certainement pas liée par le point de vue de la législation nationale bissau guinéenne qui, semble-t-il, aurait rendu «nul » un éventuel « mariage » entre la requérante et le défunt président Vieira. Le point de vue adopté ici est bien celui du droit international, tel qu’il résulte des conventions et engagements souscrits par l’Etat de A B. Le recours au droit national pour apprécier le principe même d’un droit fondamental n’est nullement pertinent, de même, il faut aussi le préciser, que d’éventuelles considérations morales ou jugements de valeur sur les modes par lesquels des personnes libres décident de s’unir. Le point de vue de la Cour n’est pas subjectif, il est objectif : il se limite à constater l’existence d’une communauté de vie, ou même d’un simple lien, lien affectif ici incarné par des enfants issus du couple, et dont l’établissement fonde ipso facto un intérêt à agir.
Au demeurant, l’optique de la Cour est à l’avenant de celle d’autres juridictions internationales.
Dans une affaire « X, Y et Z contre Royaume Uni » (arrêt du 22 avril 1997), la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré que « pour déterminer si une relation s’analyse en une « vie familiale », il peut se révéler utile de tenir compte d’un certain nombre d'éléments, comme le fait de savoir si les partenaires vivent ensemble et depuis combien de temps, et s’ils ont eu des enfants ensemble, preuve de leur engagement réciproque ».
Dans l’arrêt du 27 octobre 1994, « Aa et autres contre Pays Bas », la Cour réitère qu’ « en règle générale, une cohabitation peut constituer une condition d’une « vie familiale » mais exceptionnellement, d’autres facteurs peuvent aussi servir à démontrer qu’une relation a suffisamment de constance pour créer des « liens familiaux » de facto, tel est le cas en l'espèce puisque quatre enfants sont nés de la relation entre Mme Aa et M. Ar ».
(V. également « Keegan contre Irlande », arrêt du 26 mai 1994 ; « Velikova contre Bulgarie », arrêt du 18 mai 1999, et « Gas et Dubois contre France », arrêt du 31 aout 2010).
Il suit de l’ensemble de ces considérations qu’il convient de rejeter comme mal fondée la fin de non-recevoir relative à l’absence d’intérêt à A agir de la demanderesse.
b) Sur l’intervention volontaire
Sur ce point, la Cour note que l’Etat défendeur n’a élevé aucune contestation par rapport à la recevabilité de l’intervention. Il est d’autre part constant comme résultant des actes d’état civil versés au dossier que les intervenants volontaires ont tous été reconnus comme fils et filles du défunt, et qu’à ce titre, ils ont effectivement qualité et intérêt à agir devant la juridiction de céans aux fins d’obtenir réparation du préjudice découlant de l’assassinat de leur auteur.
Dès lors, les intervenants sont recevables à se joindre à l’action introduite par leur mère, il y a lieu par conséquent de recevoir les demandes d’intervention volontaires.
c) Sur l’exception d’irrecevabilité tirée du non épuisement des voies de recours internes
L’Etat défendeur a conclu dans son mémoire en défense à l’irrecevabilité de l’action au motif que la requérante n’aurait pas épuisé les voies de recours internes avant de saisir la Cour de justice de la communauté CEDEAO ;
Il affirme au soutien de l’exception qu’au sens des textes applicables à la Cour de justice de la CEDEAO, notamment l’article 10 du Protocole additionnel du 19 janvier 2005, le recours qui peut être porté devant ladite juridiction, pour violation des droits de l’Homme, n’est recevable que pour autant que la victime ait préalablement saisi toutes les juridictions nationales compétentes, et n’ait pas obtenu satisfaction ;
Cependant, et contrairement aux allégations de l’Etat défendeur, les dispositions de l’article 10 du Protocole de 2005 n’établissent nullement une obligation pour la victime d’une violation des droits de l’Hommes d’épuiser les voies de recours internes avant de saisir la Cour ;
La Cour a rappelé à plusieurs reprises qu’au sens du texte précité, la recevabilité de l’action en constatation de violation des droits de l’Homme est subordonnée à deux conditions cumulatives tirées de ce que la demande soumise à cet effet ne doit être ni anonyme ni pendante devant une autre juridiction intemationale également compétente, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
L’on s’en tiendra à cette seule affirmation de la Cour, faite dans l’arrêt du 8 juillet 2011, « Ac Af Ltd contre République du Sénégal » : « La Cour a décidé dans une pléthore de jurisprudence, notamment dans les affaires « Prof. Etim Moses Essien c République de Gambie (.…. décision du 29 octobre 2007), « Musa Saidykhan c République de Gambie (arrêt du 19 décembre 2010) et « Ah Ae Aj c République du Niger » que l’épuisement des voies de recours internes n’est pas une condition préalable à la saisine de la Cour pour les cas de violation des droits de l'homme. Par conséquent, le requérant n'a pas besoin d’épuisement des voies de recours internes avant de saisir la Cour » (841).
Il s’ensuit que l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes est mal fondée.
Au fond
Sur le fond, l’action de la requérante est fondée sur deux moyens principaux : la violation du droit à la vie et la violation du droit à un procès équitable.
a) Sur le moyen tiré de la violation du droit à la vie
Pour la Cour, l’obligation de préserver le droit à la vie impose à l’Etat de veiller particulièrement à la sécurité des personnes. Il s’agit d’une obligation positive, dont tous les citoyens doivent bénéficier, mais qui prend une dimension particulière lorsqu’il doit s’appliquer à des personnes qui, en raison de leur situation particulière — personnes exposées à des menaces ou à des risques d’atteinte à l’intégrité physique — doivent faire l’objet d’une protection particulières. Les dirigeants politiques en font à l’évidence partie, et le premier d’entre eux, le chef de l’Etat devrait pouvoir bénéficier de mesures de préservation particulièrement strictes.
Dans le cas présent, les circonstances de la mise à mort du président Vieira laissent apparaître, de façon certaine, un manquement. Assassiné par des assaillants armés dans des conditions particulièrement atroces et à son domicile même, ce dernier n’a certainement pas fait l’objet d’une protection adéquate. Au reste, l’Etat défendeur n’a jamais tenté de nier sa responsabilité sur ce point, n’ayant jamais apporté la preuve que le défunt président jouissait, au moment des faits, de mesures de sauvegarde spécifiques.
C’est le moment pour la Cour de rappeler qu’elle a eu, dans un passé relativement récent, à connaître d’un cas de figure analogue, tranché dans le cadre de l’arrêt « Ayants droits An Ao Al contre Etat du Niger » (arrêt du 23 octobre 2015). L'affaire mettait en cause d’une part les héritiers du défunt président de la République du Niger, également assassiné, lesquels demandaient réparation, et d’autre part l’Etat du Niger. La Cour y déclarait « qu’il ne fait aucun doute que le droit à la vie et à l’intégrité physique du président Baré a été méconnu au plus haut point, puisque celui-ci a été tué. Or, il est établi qu’il appartenait à l’Etat du Niger d'assurer, en tant que président de la République, sa protection. Manifestement, ce dernier a donc failli à la mission qui était la sienne. En conséquence, la Cour constate cette carence et considère qu’elle doit être sanctionnée » (871).
Les circonstances des deux causes restent rigoureusement comparables, et justifient que la Cour réitère sa jurisprudence. Il convient en conséquence de retenir que le droit à la vie du président Vieira a été violé.
b) Sur le second moyen tiré de la violation du droit à un procès équitable
Attendu que la requérante principale a par ailleurs soutenu que son droit à un procès équitable a été violé par la République de Guinée —Bissau.
I] ne fait aucun doute, selon la Cour, qu’il est de la responsabilité de l’Etat de veiller rigoureusement à ce que le crime perpétré contre le Président Vieira ne demeure impuni. Cette obligation se traduit concrètement par la mise en œuvre de toutes les diligences nécessaires à la manifestation de la vérité, notamment, à travers l’ouverture d’investigations judiciaires et la tenue d’un procès afin que, d’une part, les auteurs des faits soient identifiés et punis, et, d’autre part, que les victimes qui agissent en justice obtiennent, dans toute la mesure du possible, réparation.
En l’occurrence, il n’est pas contesté que depuis l’assassinat intervenu le 2 mars 2009, la procédure pénale que l’Etat défendeur soutient avoir initié n’a connu aucune évolution notable. À aucun moment des débats, la République de A B n’a indiqué ou spécifié les moyens qu’elle a mis en œuvre pour assurer la poursuite diligente de l’information judiciaire. Certes, le défendeur impute ce retard à la situation politique nationale caractérisée par une instabilité.
Ces justifications ne sauraient emporter la conviction de la Cour. D’une part en effet, elles ne sont jamais étayées par des éléments probants. La Cour aurait pu en être persuadée si le défendeur avait produit des preuves des diligences effectuées ainsi que de la bonne volonté des autorités bissau guinéennes. Or, rien de tel n’a été versé aux débats, l’Etat défendeur s’est simplement contenté d’affirmations « générales ».
D'autre part, l’assassinat du président Vieira ayant eu lieu depuis 2009 — c’est-à- dire il y a maintenant plus de neuf (9) ans -, la Cour estime que la procédure d’enquête aurait dû, sur une telle période, sinon être achevée, du moins être jalonnée de résultats assez décisifs. Tout laisse penser que des progrès significatifs n’ont pas été faits, et cette improductivité obère, en dernière analyse, le droit d’accéder à un juge ainsi que celui de bénéficier d’un procès équitable, la notion de « délai raisonnable » intervenant également à ce stade comme indicateur de la plus ou moins réalité du droit discuté. Il est certain que les ayants droits du Président Vieira n’ont à ce jour pas bénéficié de la possibilité de voir l’affaire être jugée devant un tribunal pour obtenir réparation de leur préjudice mais également connaitre la vérité sur les conditions dans lesquelles la victime a trouvé la mort. A cet égard, il convient de préciser que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, brandi par la requérante, n’énonce pas seulement le droit d’accéder au juge, mais prescrit, dans le même temps, le droit opposable aux Etats, « à être jugé sans retard excessif » (article 14, 2. c). De la même manière, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples rappelle expressément l’exigence d’accéder au juge « dans un délai raisonnable » (article 7.1 d.).
Enfin, il est permis de s’interroger sur la pertinence de l’argument, brandi par l’Etat de A B, de l’instabilité politique et institutionnelle comme fait justificatif. Sans entrer dans les détails d’une telle excuse, la Cour rappelle, pour en tempérer la pertinence, qu’en principe, les « affaires domestiques » de l’Etat ne sauraient entrer en ligne de compte dans la défaillance de celui-ci à assumer ses obligations internationales. En tout état de cause, nous ne sommes pas ici en présence de contraintes d’une intensité et d’une durée telles qu’en une décennie, elles auraient entravé tout progrès décisif dans l’enquête. Dans l’arrêt précité « Ayants droit An Ao Al », la Cour a considéré à ce sujet qu’il appartient aux autorités étatiques de « mener des enquêtes et investigations relativement aux faits et évènements en cause et à assurer, sinon une publication des résultats de la recherche, du moins le libre accès à ceux-ci (...). Il s’agit là d’une obligation minimale dont l’inaccomplissement est constitutive d’une violation du droit d’accès à la justice » (8 55).
Dans ces conditions, l’excuse de l’ « instabilité politique » doit être tenue pour inopérante.
C) Sur la réparation
Au titre de la réparation pécuniaire sollicitée, le conseil des requérants a demandé la somme de cinq (5) milliards de Francs CFA pour la dame Gomes de Pina et celle d’un milliard de francs CFA pour chacun de ses enfants.
La Cour rappelle qu’elle dispose d’un large pouvoir d’appréciation du quantum de la réparation sollicitée devant elle. En l’occurrence, il lui apparaît que les sommes demandées sont manifestement excessives, la finalité d’une procédure de cette nature étant en partie d’ordre symbolique. Elle estime, compte tenu de tous les facteurs qui entrent en jeu, qu’il est raisonnable d’allouer, au titre de la réparation la somme de dix (10) millions de francs CFA à la dame Am C de Pina et celle de dix (10) millions de FCFA également à chacun de ses trois enfants à savoir :
-Eden Joao Gomes De Pina Vieira
- Joao Bernado Vieira Junior
- Thirzah de Ag Ad Af;
d) Sur les dépens
Aux termes de l’article 66 du Règlement de la Cour, la partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens ;
Il échet en l’espèce de mettre les dépens à la charge de la République de A B.
PAR CES MOTIFS
La Cour, Statuant publiquement, contradictoirement, en premier et dernier ressort en matière de violations des droits de l'Homme
En la Forme
Se déclare compétente ;
Rejette les exceptions et fins de non-recevoir soulevées ;
Déclare recevable les requêtes de Mme Am C de Pina, ainsi que celles des intervenants volontaires Eden Joao Gomes De Pina Vieira, Joao Bernado Vieira Junior et Thirzah De Pina Bernado Vieira ;
Au fond
Constate que l’Etat de A B a violé le droit à la vie du défunt Président Joao Bernado Vieira ainsi que le droit d’accès à la justice de ses ayants droits ;
Déclare la République de A B responsable de ces violations ;
La condamne à titre de réparation à payer la somme de dix (10) millions de francs CFA à la dame Am C de Pina et celle de dix (10) millions à chacun de ses trois enfants à savoir :
- Eden Joao Gomes de Pina Vieira ;
- Joao Bernado Vieira Junior
- Thirzah De Pina Bernado Vieira ;
Met les dépens à la charge de l’Etat défendeur.
Ainsi fait, jugé et prononcé en audience publique à X, par la Cour de justice de la CEDEAO, les jour, mois et an susdits.
Et ont signé :
- Hon. Juge Jérôme TRAORE Président
- Hon. Juge Alioune SALL Rapporteur
- Hon. Juge Yaya BOIRO Membre
ASSISTE DE Me Athanase ATANNON Greffier


Synthèse
Numéro d'arrêt : ECW/CCJ/JUD/15/18
Date de la décision : 24/05/2018

Origine de la décision
Date de l'import : 14/04/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;cedeao;cour.justice.communaute.etats.afrique.ouest;arret;2018-05-24;ecw.ccj.jud.15.18 ?
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