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24/04/2015 | CEDEAO | N°ECW/CCJ/JUD/06/15

CEDEAO | CEDEAO, Cour de justice de la communauté des etats de l'afrique de l'ouest, 24 avril 2015, ECW/CCJ/JUD/06/15


Texte (pseudonymisé)
COMMUNITY ECOWAS COURT OF JUSTICE, CG COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE, CEDEAO
TRIBUNAL DE JUSTIÇA DA COMUNIDADE, CEDEAO No. 10 DAR ES SALAAM CRESCENT,
OFF AMINU KANO CRESCENT,
WUSE II, ABUJA-NIGERIA.
PMB 567 GARKI, ABUJA
TEL: 09-6708210/5240781 Fax 09-5240780/5239425
Website: www. courtecowas.org COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE ECONOMIQUE DES ETATS DE
L’AFRIQUE DE L'OUEST (CEDEAO)
SIEGEANT A ABUJA AU NIGERIA
CE 24 avril 2015 Ac Ad Am C CONTRE République du Togo
COMPOSITION DE
- Hon. Juge Jérôme TRAORE
- Hon. Jug

e Yaya Boiro
- Hon. Juge Alioune SALL
ASSISTEE DE Me Athanase ATANNON DEFENDERESSE
L...

COMMUNITY ECOWAS COURT OF JUSTICE, CG COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE, CEDEAO
TRIBUNAL DE JUSTIÇA DA COMUNIDADE, CEDEAO No. 10 DAR ES SALAAM CRESCENT,
OFF AMINU KANO CRESCENT,
WUSE II, ABUJA-NIGERIA.
PMB 567 GARKI, ABUJA
TEL: 09-6708210/5240781 Fax 09-5240780/5239425
Website: www. courtecowas.org COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE ECONOMIQUE DES ETATS DE
L’AFRIQUE DE L'OUEST (CEDEAO)
SIEGEANT A ABUJA AU NIGERIA
CE 24 avril 2015 Ac Ad Am C CONTRE République du Togo
COMPOSITION DE
- Hon. Juge Jérôme TRAORE
- Hon. Juge Yaya Boiro
- Hon. Juge Alioune SALL
ASSISTEE DE Me Athanase ATANNON DEFENDERESSE
LA COUR
Président
Membre
Membre
Greffier I- Les parties et leur représentation
1 La requête, reçue au Greffe de la Cour le 4 septembre 2014, a été présentée par M. Ac Ad Am, ancien ministre de la République togolaise. Il est représenté par les avocats suivants, tous inscrits au barreau du Togo :
- Maître Robert Ahlonko Dovi ;
- Maître Edoh Agbahey ;
- Maître Dodji Kokou Apevon ;
- Maître Georges Latévi Lawson ;
Maître Euloge Talboussouma ;
Maître Isabelle Manavi Ameganvi ;
Maître Jean Tchessa Abi ;
Maître Gbati Tchassante Tchedre ;
Maître Jil Benoît Kossi Afangbedji ;
Maître Ata Messan Zeus Ajavon ;
Maître Raphael Nyama Kpande — Adzare
Le défendeur est l’Etat du Togo, représenté par Maître Edah Ndjelle, avocat au Barreau du Togo. En réponse à la requête précitée, l’Etat du Togo a présenté un mémoire en défense, reçu le 1” décembre 2014 au Greffe de la Cour.
IT — Présentation des faits et procédure
3. A la suite d’une plainte pour escroquerie et complicité d’escroquerie déposée le 2 mars 2011 par un homme d'affaire résident à Abu-Dhabi, M. Ag As Aq, contre M. Aa Af Aj et autres, le Procureur de la République près le Tribunal de Première Instance de Première Classe de Lomé a requis une information judiciaire.
C’est dans ce cadre que M. Ac Ah Am, alors ministre de l’Administration territoriale, de la décentralisation et des collectivités locales et porte-parole du Gouvernement togolais, sera entendu le 18 mars
2011 par la Gendarmerie nationale… 5. Le requérant s’est alors prévalu des dispositions de l’article 422 du Code de procédure pénale du Togo pour demander à la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Lomé de déclarer irrégulière l’audition qui lui a été faite
par la Gendarmerie. En effet, aux termes de cet article 422, « Les membres
du Gouvernement ne peuvent témoigner qu'après autorisation écrite
donnée par le Président de la République. La demande est transmise avec
le dossier par l'intermédiaire du Garde des Sceaux, Ministre de la Justice.
6. Leur déposition est, dans ce cas, reçue par écrit dans la demeure ou le
cabinet du témoin par le Président de la Cour d'appel ».
7. La Chambre d’accusation, dans un arrêt n° 009 du 23 janvier 2012, a ordonné la déposition du ministre Ac en qualité de témoin, étant entendu, aux termes de l’arrêt, que « la déposition de Monsieur Ac sera reçue par le Président de la Chambre d'accusation en lieu et place du juge d'instruction ».
8. Cette décision ne semblant pas non plus conforme aux prescriptions de l’article 422 du code de procédure pénale, elle fut à son tour déférée à la
Cour suprême. Celle-ci dans un arrêt du 20 juin 2012, censura la décision
de la Chambre d’accusation en ces termes : « (...) Casse et annule l'arrêt
n° 009/2012 rendu par la Chambre d'accusation de la Cour d'appel de
Lomé en ce qu'il a dit que la déposition du Ministre Ac À. P. sera
reçue par le Président de la Chambre d'accusation au lieu du Président de
la Cour d'appel de Lomé ».
9. Il apparaissait ainsi que le Président de la Cour d’appel était le seul magistrat habilité à entendre le requérant, conformément à la lettre de l’article 422 du Code de procédure pénale.
10.Le 31 juillet 2012, à l’occasion d’un remaniement ministériel, M. Ac fut évincé du Gouvernement.
11.Le 10 août 2012, puis le 13 août, M. Ac est convoqué devant le juge d’instruction.
12.A ce stade, le requérant a d’une part contesté sa convocation devant le juge, en faisant valoir que celui-ci était désaisi du dossier ; d’autre part, s’est pourvu en cassation contre un arrêt de la Chambre d’accusation du 28 août 2012.
13.Au moment où le recours était pendant devant la Cour suprême du Togo, le 1°" septembre 2012, M. Ac était interpellé à son domicile de Lomé par des forces de la Gendarmerie nationale.
14.Par la suite, le requérant a été gardé à vue pendant onze (11) jours, avant d’être incarcéré, sachant qu’a priori, aucun document attestant de la prolongation de la garde à vue n’a été produit. Ce n’est qu’à la date du 9 avril 2013 qu’il bénéficiera d’une liberté provisoire assortie d’un contrôle judiciaire.
15.Immédiatement, M. Ac a de nouveau saisi la Chambre d’une requête aux fins d’annulation de la procédure dont il faisait l’objet. Il prétend aujourd’hui devant la Cour qu’alors que ce dossier aurait dû être en état dans les dix (10) jours, conformément aux dispositions de l’article 166 du Code de procédure pénale, il n’a été appelé devant la Cour que huit (8) mois plus tard, soit au mois de décembre 2013. En effet, par arrêt rendu le 6 décembre 2013, la Chambre d’accusation « annule purement et simplement la procédure initiée contre l’inculpé Ac Ad Am devant le cabinet d’instruction pour complicité d’escroquerie ». Néanmoins, il restait entendu que le juge d’instruction du 4°"° cabinet pouvait continuer à enquêter sur les faits reprochés au requérant.
16.C’est devant ce juge qu’il sera de nouveau convoqué le 14 août 2014, avant d’être arrêté une deuxième fois le 21 août. Le même jour, il déposait une requête pour violation d’un certain nombre de dispositions du Code de procédure pénale togolais.
17.A ce jour, le requérant reste donc détenu. C’est dans ces conditions qu’il a, le 4 septembre 2014, saisi la Cour de justice de la CEDEAO d’une requête principale en violation de ses droits. Le même jour, il a également déposé une requête en procédure accélérée.
III — Arguments des parties
18. Le requérant estime qu’au vu du sort qui lui a été fait depuis bientôt quatre (4) ans — ses premières auditions devant la Gendarmerie datant de mars 2011, plusieurs violations de ses droits ont été commises par les autorités togolaises.
19. Ces violations consistant d’abord en arrestation et détention arbitraires, au mépris de l’article 13 alinéa 2 et 15 alinéa 1 de la Constitution togolaise du 14 octobre 2012, de l’article 9 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, de l’article 9-1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 et de l’article 6 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981. A l’appui de cette prétention, le requérant s’appuie essentiellement sur l’arrêt de la Chambre d’accusation du 6 décembre 2013, et allègue que la détention de sept (7) mois et neuf (9) jours subie par le requérant (soit du 1” septembre 2012 au 9 avril 2013) est arbitraire.
20. En deuxième lieu, le requérant estime que sa mise sous contrôle judiciaire est illégale. Toutes les mesures qui s’inscrivent dans un tel contrôle et qui ont été prises avant l’arrêt du 6 décembre 2013 voient évidemment leur illégalité scellée par cet arrêt. Le requérant invoque également la règle
« non bis in idem » pour soutenir qu’il ne peut être deux fois inculpé et deux fois soumis au contrôle judiciaire — par les juges du 1“ cabinet et du 4ème cabinet - alors qu’il s’agit des mêmes faits. En outre, le requérant estime que les mesures qui sont susceptibles de relever du contrôle judiciaire sont limitativement énumérées — elles seraient au nombre de sept (7) - par l’article 119 du code de procédure pénale togolais ; or, M. Ac aurait fait l’objet de mesures non comprises dans l’article 119, comme l’interdiction absolue de sortir du territoire national. Pour toutes ces raisons, estime le requérant, le contrôle judiciaire en question serait illégal. Il cite à cet égard des dispositions de la Constitution togolaise, et l’article 9-1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966.
21. Puis, le requérant a allégué que la procédure judiciaire dont il a fait l’objet aurait porté atteinte à son honneur, sa réputation, sa dignité et son image, avant d’invoquer l’article 28 alinéa 3 de la Constitution togolaise, l’article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui portent tous sur le droit à l’honneur et à la défense de la réputation. À cet égard, le requérant fait référence aux conditions de son arrestation du 1“ septembre 2012, dans un quartier de Lomé, devant une foule immense, et avec une impressionnante mobilisation des forces de sécurité.
22. M. Ac a également fait référence, dans sa requête, à la « perte d’une chance » compte tenu, selon lui, de la brillante carrière politique à laquelle il était promis, et que ses ennuis judiciaires auraient sérieusement compromise.
23. Le requérant a également fait part de la violation de son droit à voir les décisions de justice le concernant exécutées. Il a brandi à cet égard les dispositions de l’article 19 de la Constitution du Togo, de l’article 10 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, de l’article 14-1 du Pacte relatif aux droits civils et politiques, et de l’article 7 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, toutes dispositions qui se réfèrent en fait au droit d’être entendu par un tribunal impartial dans un délai raisonnable.
24. La requête fait également état des violations des droits de la défense et de la règle « non bis in idem », avant de mettre en exergue les actes de torture, traitements cruels, inhumains et dégradants dont serait victime M. Ac. Après avoir rappelé les dispositions qui prohibent de telles pratiques — article 21 de la Constitution togolaise, article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, article 7 du Pacte de 1966, article 1“ de la Convention contre la torture de 1984 et article 5 de la Charte africaine
des droits de l’homme -, le requérant produit à l’appui de ses allégations un certificat médical faisant état de traumatismes psychologiques qu’il aurait subis.
25. Enfin, et eu égard à l’ensemble des préjudices qu’il a subis, le requérant sollicite de la Cour qu’elle condamne l’Etat du Togo à lui payer la somme totale de huit (8) milliards à titre compensatoire — répartie entre les différents préjudices — et une somme qu’il plaira à la Cour au titre de réparation des troubles psychologiques et de la torture que cette procédure judiciaire lui a causé.
26. De son côté, l’Etat togolais, dans son mémoire en défense, a d’abord rappelé que M. Ac a toujours été réticent à se rendre aux convocations du juge d’instruction, c’est la raison pour laquelle il a fallu mobiliser des forces de sécurité pour procéder à son arrestation. Plus généralement, il existerait contre M. Ac des « indices graves et concordants de culpabilité », relativement aux faits d’escroquerie qu’évoque la plainte qui le vise. Le temps pris par les autorités judiciaires s’expliquerait, selon l’Etat du Togo, par le fait qu’on serait en présence d’une infraction commise « en réseau », ce qui rendrait difficile le travail des enquêteurs.
27. Après avoir également contesté l’atteinte à l’honneur et à la réputation dont se prévaut le requérant, l’Etat défendeur estime, relativement à l’exécution des décisions judiciaires nationales favorables à M. Ac, que les retards éventuellement constatés ne lui sont pas imputables.
28. En outre, l’Etat du Togo considère que la règle « non bis in idem » qu’invoque le requérant ne s’applique qu’à des faits déjà jugés, ce qui n’est pas le cas dans l’espèce. Enfin, il conteste l’allégation de tortures subies par M. Ac, en se référant à la définition même de la notion telle qu’elle ressort de la Convention des Nations Unies contre la torture.
29. Au total, aucune violation des droits de l’homme ne saurait, selon le défendeur, être imputée aux autorités togolaises.
IV — Analyse de la Cour En la forme,
30.La Cour a d’abord relevé qu’une requête en procédure accélérée avait été déposée par le requérant, à la date du 4 septembre 2014. Cette requête a été notifiée à l’Etat du Togo par DHL le même jour. L’un des avocats du requérant a également, dans une démarche purement gracieuse et confraternelle, porté la même requête aux autorités togolaises, le 21 octobre 2014.
31.Le 6 octobre 2014, le conseil de l’Etat du Togo a adressé au greffe un courriel portant demande de prorogation du délai de réplique, courriel adressé à Madame la Présidente de la Cour.
32.La Cour, après avoir procédé aux vérifications nécessaires, a déclaré recevable le mémoire en défense de l’Etat du Togo, eu égard notamment , d’une part, au fait qu’une erreur avait été commise dans la transmission des actes à la République du Togo et, d’autre part, au fait que celle-ci avait formulé en temps utile une demande de prorogation de délai parvenue à la
Cour mais qui n’avait pas été dûment traitée.
33. Quant à la requête en procédure accélérée, la Cour, d’accord avec les parties, est parvenue à la conclusion que celle-ci ne s’imposait plus ; ces dernières ont en conséquence directement abordé le fond.
Sur le fond,
34.La Cour doit d’abord rappeler le cadre général d’analyse qui est le sien, pour d’emblée écarter un certain nombre de considérations évoquées ou soulevées par les parties.
35.11 en est ainsi, en premier lieu, d’un certain nombre de considérations politiques, comme les raisons pour lesquelles M. Ac a été évincé du Gouvernement togolais à la suite du remaniement intervenu le 31 juillet 2012. Le requérant écrit que cette sortie a été décidée « dans l'unique dessein de contourner, l’article 422 du code de procédure pénale togolais, et l’exécution de l'arrêt n° 48/12 de la cour suprême » (p. 4 de la requête). Plus loin, on lit qu’ « à la vérité, Monsieur le Ministre Ac Ad Am est tout simplement judiciairement persécuté pour des raisons politiques inavouées » (p 38 de la requête). Enfin, le requérant fait part de la « perte d’une chance » au titre des préjudices qu’il a subis, en vertu du fait qu’il « est destiné à une longue et brillante carrière politique aujourd’hui fortement hypothéquée ». (p 25 de la requête).
36.1] ne saurait être question, pour la Cour, de porter son analyse sur ce terrain. Elle doit réaffirmer, comme l’atteste une jurisprudence établie, qu’elle n’a nullement égard aux considérations ou sous entendus politiques qu’un dossier comporte, mais qu’elle a juste à apprécier, de façon factuelle, si des violations des droits des requérants ont été commises. Par conséquent, elle doit écarter des débats les éléments d’ordre purement politique que M. Ac soulève dans sa requête.
37.De la même manière, la Cour doit écarter toutes les références au droit constitutionnel togolais que les parties ont faites dans leurs écritures. La Constitution togolaise a en effet, fréquemment citée par les deux parties.
Or, il n’appartient pas à la Cour de procéder à un contrôle de constitutionnalité ou de légalité inteme des actes pris par des autorités nationales. Cette mission incombe à des juridictions des Etats membres, et la Cour de justice de la CEDEAO ne peut se substituer à elles. Dans son analyse, elle se réfèrera donc exclusivement à des normes de droit international, normes qui s’imposent en principe aux Etats qui y ont souscrit. Pour la même raison, la Cour va écarter des débats un point de la défense du requérant, relatif à l’énumération limitative des mesures de contrôle judiciaire. On sait que M. Ac conteste l’interdiction de sortie du territoire qui lui a été faite, au motif qu’elle ne figure pas parmi les mesures qui peuvent être prises dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Il va de soi que la Cour ne peut que s’abstenir de se prononcer sur un tel point, dont l’évocation serait en réalité un contrôle de la légalité interne des actes de l’autorité judiciaire togolaise.
38.Enfin, la Cour estime que son office consiste à voir si, tout au long des procédures judiciaires qui concernent M. Ac des violations de ses droits ont été commises. Elle considère qu’elle peut se prononcer sur cette question sans avoir à entrer de nouveau dans le débat, assez technique, qui a longuement opposé les parties, sur la portée de la règle « non bis in idem », c’est-à-dire sur le point de savoir si le requérant a été poursuivi deux fois de suite pour les mêmes faits.
39.Cela étant, il apparaît, à l’examen du déroulement des procédures judiciaires initiées contre le requérant, un certain nombre d’entorses qui ont été faites à ses droits.
40.La Cour relève d’abord à cet égard, que M. Ac a fait l’objet d’une garde à vue de onze (11) jours. Ce fait, qui n’est pas contesté par l’Etat togolais, n’aurait dû être possible qu’avec une autorisation de prolongation émanée des autorités judiciaires. Aux termes des dispositions du code de procédure pénale togolais en effet, le délai de la garde à vue, qui est de quarante huit (48) heures, ne peut être prolongé que sur autorisation du Procureur de la République (article 52). On ne trouve pourtant nulle trace d’une telle autorisation dans le dossier. Or, toutes les fois que la Cour s’est trouvée devant pareille situation, elle a conclu à la violation des droits des demandeurs. Dans l’affaire « An Ae contre Etat du Ai Ak » par exemple (arrêt du 31 octobre 2012), elle a décidé que « la garde à vue du requérant au-delà des délais prévus par la loi (…) est abusive », et qu’il y avait en conséquence, au moins en partie, « violation de l’article 6 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples », qui proscrit l’arrestation et la détention arbitraires. La Cour avait simultanément relevé
que « /’Etat du Ai Ak n’a pas produit dans ses conclusions et pièces les autorisations de prolongation de la mesure de garde à vue que le
Procureur du Faso aurait pu accorder en application de la loi… » (8 25). La Cour ne peut donc que réitérer sa position : en détenant M. Ac pendant onze (11) jours et en ne produisant aucun document les y autorisant, les autorités judiciaires du Togo ont violé son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne.
41.Les droits de M. Ac n’ont pas non plus été respectés dans le traitement de son recours devant la Chambre d’accusation à la suite de sa mise en
liberté provisoire intervenue le 9 avril 2013. Alors que le Procureur général était supposé transmettre le dossier à la Chambre d’accusation dans un délai de dix (10) jours, celui-ci n’a accompli les diligences requises qu’au bout de huit (8) mois, ce qui fait que le dossier de M Ac n’a été effectivement traité qu’à l’audience du 6 décembre 2013. Il en ressort que le droit du requérant à être jugé dans un délai raisonnable a été méconnu. Il s’agit là d’un autre préjudice que le requérant a subi, et qui doit être inscrit au passif des autorités judiciaires du Togo.
42.A ce stade, la Cour doit vigoureusement écarter l’argument de la partie défenderesse suivant lequel « il ne peut être reproché à l’Etat togolais des faits de l'institution judiciaire, alors même qu'il n’est pas démontré que cette institution a outrepassé ses missions et ses pouvoirs » (p. 9 du mémoire en réponse), ou encore qu’ « il appartient à l'intéressé de faire exécuter une décision de justice qui fait droit à sa demande et le manque de diligence de celui-ci ne peut être imputé à l'Etat » (p 11 du mémoire en réponse). De tels arguments sont proprement spécieux, tant il est vrai qu’en l’espèce, il appartenait aux autorités judiciaires de veiller à l’exécution des décisions des tribunaux, et que, d’autre part, la responsabilité d’un Etat du fait de ses autorités judiciaires peut parfaitement être engagée. C’est donc en vain que l’Etat défendeur chercherait à écarter sa responsabilité sur ce point.
43.Au demeurant, l’arrêt finalement rendu par la Chambre d’accusation le 6 décembre 2013 achève de disqualifier la première procédure engagée contre M. Ac. Le juge togolais, en effet, « annule purement et simplement la procédure initiée contre l’inculpé Ac Ad
Am devant le premier cabinet d'instruction pour complicité d’escroquerie ». Il en résulte, bien évidemment, que l’arrestation et la détention subies par M. Ac pour toute la période en cause (septembre 2012 — avril 2013) se sont faites au mépris des procédures légales.
44.Mais au-delà des péripéties et des rebondissements de la procédure judiciaire concernant le requérant, la Cour ne peut manquer d’être préoccupée par le fait qu’on échappe difficilement au constat que des retards excessifs et injustifiés sont apportés dans le traitement du dossier judiciaire du requérant. Les procédures dont il fait l’objet se succèdent, s’enchaînent, se recoupent, et finissent par susciter le sentiment que les poursuites contre M Ac sont un éternel recommencement. C’est cet aspect des choses qu’il importe aussi de relever et de déplorer.
45.La Cour reste bien consciente qu’une plainte pour complicité d’escroquerie vise M. Ac, et que dans le cadre des investigations nécessitées par cette plainte, celui-ci peut bien voir sa liberté restreinte, voire, que luimême fasse l’objet d’une détention. Mais il est impératif que ces contrariétés aient lieu dans le respect des procédures légales et la garantie des droits du justiciable. I] est surtout fondamental que la procédure soit menée de façon à réduire les délais de jugement, et à fixer définitivement le prévenu ou le suspect sur son sort. Sur ce point, la Cour constate qu’aucun élément précis et décisif n’est versé au dossier, qui soit de nature à justifier la prolongation de la détention de M. Ac. Tout au long de ses écritures, l’Etat du Togo se borne à affirmer que celui-ci « a été inculpé et cette mise en examen a été motivée par l’existence d'indices graves et concordants de culpabilité » (p 8 du mémoire en réponse), ou encore qu’il existe « des raisons plausibles qu’il a commis une infraction » (p 9 du mémoire en réponse), sans jamais spécifier ces « indices » ou ces « raisons ».
46.La Cour ne peut, des mois après la mise en détention du requérant, se satisfaire d’éléments aussi imprécis pour justifier la prolongation de cette dernière. Elle doit à ce stade rappeler sa jurisprudence en la matière.
47.Dans l’affaire « M. At Au et République du Ghana » (arrêt du 6
novembre 2013), la Cour, qui conclut à la violation des droits du requérant,
a noté que « le but d’une détention aux fins d’interrogatoire est
d'approfondir une enquête d'ordre criminel en confirmant ou en levant des
soupçons à l’origine de la détention. Toutefois, le soupçon doit se fonder
sur des motifs plausibles afin d'éviter l'arrestation et la détention
arbitraires » (8 88 et 89). La Cour, renvoyant à la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme sur la notion de « soupçon plausible »,
ajoutait que « certains faits ou renseignements doivent au moins être
disponibles à la Cour, propres à la convaincre que l'individu en cause peut
avoir réellement accompli l’infraction » (890). Enfin, la Cour, se référant
toujours la jurisprudence européenne, a ajouté que « soupçon plausible
signifie l'existence de faits ou renseignements susceptibles de persuader un
observateur objectif que l'individu en cause peut avoir commis l'infraction
» (891).
48.Dans son arrêt du 28 janvier 2014, « Av Ao contre République
fédérale du Nigéria », la Cour note que l’Etat défendeur « n'a pas versé au
dossier un élément crucial pour l'appréciation des circonstances de
l’espèce » ($45) et conclut que l’arrestation et la détention du requérant sont arbitraires.
49.La Cour considère qu’elle se trouve dans le même cas de figure. Certes, M. Ac, contrairement à d’autres requérants qui ont eu dans le passé à saisir la Cour, n’a pas été arrêté sans base légale, puisqu’il est visé par une plainte pour complicité d’escroquerie. La Cour ne peut pas non plus faire abstraction du fait qu’à l’opposé d’autres requérants, il a été présenté à un juge. De ce point de vue, et ab initio, on ne pouvait considérer sa détention comme purement arbitraire.
50.Mais lorsque l’enquête perdure indûment, lorsque les procédures se succèdent sans que, sur le fond, des éléments à charge soient apportés au dossier, il y a un risque sérieux qu’une détention pourvue au départ d’une base légale, finisse par devenir arbitraire. La Cour rappelle ici ce qu’elle avait dit dans l’arrêt précité « An Ae contre République du Faso » :
« … La détention arbitraire est toute forme de privation de liberté intervenue
sans motifs légitimes ou raisonnables et en violation des conditions prévues
par la loi. L’un ou la totalité de ces éléments peut venir à manquer lorsque
la détention au départ non arbitraire se prolonge. Elle débouche ainsi sur
une détention abusive » (821).
51.La Cour croit utile de rappeler qu’au moment où elle se prononce, M. Ac est détenu, et que c’est depuis quatre (4) ans (mars 201 1) qu’il fait l’objet d’une procédure judiciaire. Elle rappelle également qu’elle a eu à rendre un arrêt, le 11 juin 2013 (arrêt « Aa Af Aj contre République du Togo »), qui est relatif à la même procédure pour escroquerie, et dans lequel elle avait déjà condamné l’Etat du Togo pour détention arbitraire, sur la base des dispositions suivantes :
- Article 9 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Nul ne
peut être arbitrairement détenu ou exilé » ;
- Article 9 alinéa 1 du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques : « Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa
personne. Nul ne peut faire l’objet d’une arrestation ou d’une détention
arbitraire. Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n’est pour des motifs
et conformément à la procédure suivie par la loi » ;
- Article 6 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples : «
Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne
peut être privé de sa liberté sauf pour des motifs et dans des conditions
préalablement déterminées par la loi en particulier nul ne peut être arrêté ou détenu arbitrairement ».
52.Enfin, le requérant a versé au dossier le témoignage de M. Al A Ar Ab, personnalité française qui avait été au cœur de cette procédure judiciaire pour escroquerie. Or, dans l’un des passages de son ouvrage « Le mouton noir » (éd Pygmalion), celui-ci écrit : « En haut lieu, on se promettait de me passer à la moulinette pour que je prête foi à la fable d’Ap Aq, selon lequel Ac l'aurait trompé, arnaqué… » (p. 42), puis « Je n’ai aucun élément d'aucune nature qui prouverait que
Am Ac a effectivement pris part à l’escroquerie dont aurait été victime mon ex partenaire » (p 43). Et dans le Procès verbal d’interrogatoire au fond du 20 juillet 2011, versé au dossier, M. A Ar Ab ajoute : «
Je précise que le ministre Ac n’a joué aucun rôle ni de près ni de loin dans cette affaire que je ne reconnais pas ».
53.Sans nécessairement attacher une foi absolue à ces déclarations, la Cour estime qu’elles constituent un élément qu’il faut prendre en compte dans le contexte général de la procédure judiciaire qui concerne le requérant.
Quoiqu’il en soit, elle réitère ce qu’elle avait avancé plus haut : que l’Etat du Togo n’a versé aucun élément décisif, testimonial ou autre, pour étayer la culpabilité de M Ac, et propre à justifier la prolongation de sa détention.
54. Au regard de l’ensemble de ces données, la Cour estime que le requérant a fait l’objet d’une arrestation et détention arbitraires sur la période qui va du 1°" septembre 2012 au 9 avril 2013, soit pendant plus de huit (8) mois. Sur ce grief précis, il importe d’adjuger au requérant le bénéfice de ses écritures.
55.De la même manière, on doit retenir que M Ac a subi un préjudice moral, une atteinte à l’honneur et à la réputation résultant de sa longue incarcération, et des conditions de son interpellation le 1” septembre 2012 à Lomé. La Cour avait jugé dans le même sens dans l’affaire précitée « Aa Af Aj contre République du Togo » (arrêt du 11 juin 2013).
56.Enfin, le requérant a versé au dossier un certificat médical attestant qu’il souffre de troubles d’ordre psychologique, dérivant de sa détention, et se manifestant par des « troubles du sommeil (...) et des épisodes de cauchemar (….), apparition d’une hypertension artérielle (...), épisodes d'angoisse (...), palpitations ». Sans entrer dans le débat sur le point de savoir s’il s’agit là de « tortures, traitements cruels ou dégradants » subis, la Cour s’en tient à l’existence de ces troubles et à la nécessité de réparer le préjudice en résultant.
57.En revanche, la Cour considère qu’elle n’a pas à indemniser la perte d’une chance liée à une carrière politique. Elle n’a pas non plus à apprécier la légalité du contrôle judiciaire dont le requérant a fait l’objet. Quant aux griefs soulevés par le requérant, qui seraient relatifs à la violation des droits à user des voies de recours et à la violation de la règle « non bis in idem », la Cour considère qu’ils sont couverts par les violations qu’elle a relevées plus haut.
PAR CES MOTIFS :
La Cour, statuant publiquement, contradictoirement en matière de violations des droits de l’homme, en premier et dernier ressort,
En la forme
Se déclare compétente pour examiner la requête de M. Ac Ad
Am contre l’Etat du Togo ;
La déclare recevable ;
Dit que la requête en procédure accélérée n’a plus d’objet
Au fond
Ordonne à l’Etat togolais d’organiser le procès de M. Ac Ad Am dans les meilleurs délais ou, faute d’éléments à charge contre celui-ci, de le libérer ;
Dit que l’arrestation et la détention de M. Ac Ad Am, pour la période du 1” septembre 2012 au 9 avril 2013 est arbitraire ;
Condamne en conséquence l’Etat du Togo à lui verser les sommes suivantes :
- Dix (10) millions de francs CFA au titre de la réparation du préjudice résultant de l’arrestation et de la détention arbitraire ;
- Cinq (5) millions de francs au titre du préjudice moral ;
- Trois (3) millions de francs CFA au titre du préjudice psychologique,
Soit au total la somme de dix-huit (18) millions de francs CFA
Rejette, pour le surplus, les prétentions de M. Ac Ad Am ;
Condamne l’Etat du Togo aux entiers dépens
Et ont signé,
- Hon. Juge Jérôme TRAORE Président
- Hon. Juge Yaya Boiro Membre
- Hon. Juge Alioune SALL Membre
ASSISTEE DE Me Athanase ATANNON Greffier


Synthèse
Numéro d'arrêt : ECW/CCJ/JUD/06/15
Date de la décision : 24/04/2015

Origine de la décision
Date de l'import : 14/04/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;cedeao;cour.justice.communaute.etats.afrique.ouest;arret;2015-04-24;ecw.ccj.jud.06.15 ?
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