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27/10/2008 | CEDEAO | N°ECW/CCJ/JUD/06/08

CEDEAO | CEDEAO, Cour de justice, 27 octobre 2008, ECW/CCJ/JUD/06/08


Texte (pseudonymisé)
LA COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE ECONOMIQUE DES
ETATS DE L'AFRIQUE DE L'OUEST (CEDEAO)
ARRET No. ECW/CCJ/JUD/06/08
Du 27 octobre 2008

DAME A Bi X, Requérante Comparante
ayant pour Conseils la SPCA Chaïbou - Nanzij
(Société Civile Professionnelle d'Avocats)
avocats près la Cour d'Appel de Aw (NIGER)
assistée de Madame Ag AG, Directrice Juridique
et de Monsieur Ibrahim Kane, Conseiller Juridique Principal à Inter Rights -
London
CONTRE

LA REPUBLIQUE DU NIGER, Défenderesse
représentée par Me Mossi Boubacar et Collaborateurs
avocats à

la Cour - Aw (NIGER)

La Cour de Justice de la CEDEAO siégeant à Aw (République du Niger)
et ainsi compos...

LA COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE ECONOMIQUE DES
ETATS DE L'AFRIQUE DE L'OUEST (CEDEAO)
ARRET No. ECW/CCJ/JUD/06/08
Du 27 octobre 2008

DAME A Bi X, Requérante Comparante
ayant pour Conseils la SPCA Chaïbou - Nanzij
(Société Civile Professionnelle d'Avocats)
avocats près la Cour d'Appel de Aw (NIGER)
assistée de Madame Ag AG, Directrice Juridique
et de Monsieur Ibrahim Kane, Conseiller Juridique Principal à Inter Rights -
London
CONTRE

LA REPUBLIQUE DU NIGER, Défenderesse
représentée par Me Mossi Boubacar et Collaborateurs
avocats à la Cour - Aw (NIGER)

La Cour de Justice de la CEDEAO siégeant à Aw (République du Niger)
et ainsi composée :
1. Hon. Juge Aminata Mallé SANOGO, PRESIDENTE
2. Hon. Juge Awa Bg Au, MEMBRE
3. Hon. Juge El- Mansour TALL, MEMBRE
Assistés de Me Athanase ATTANON, GREFFIER

ARRET DE LA COUR
1. La requérante, dame A Bi X, de nationalité nigérienne,
est citoyenne de la Communauté CEDEAO.
2. La requérante, comparante, est sans emploi, et domiciliée au village de
Louhoudou, dans le département de Konni. Elle a pour Conseils, Maître
Abdourahaman Chaïbou, de la Société Civile et Professionnelle d'Avocats
(SCPA) Chaïbou - Nanzir, Avocats à la Cour d'Appel de Aw (Rép. Niger)
assistée de Madame Hélène DUFFY et Monsieur Ibrahim Kane de Inter
Rights (London).
3. La défenderesse, la République du Niger, est un Etat-Membre de la
Communauté CEDEAO.
4. La défenderesse est représentée par Maître Mossi Boubacar et
Collaborateurs, Avocats à la Cour d'Appel de Aw (Rép. Niger).
5. La requérante fait grief à la défenderesse d'avoir violé ses droits
fondamentaux de l'Homme ; elle demande à la Cour de constater cette
violation et de sanctionner la défenderesse.
6. La défenderesse a soulevé des exceptions préliminaires d'irrecevabilité
de la requête.
7. La Cour a décidé de joindre les exceptions au fond, conformément à
l'article 87. al.5 de son Règlement de Procédure.
EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCEDURE
8. En 1996, alors qu'elle n'avait que douze (12) ans, la requérante, dame
A Bi X, de coutume Bh a été vendue par le chef de la
Tribu Kenouar au Sieur El Ay Bb Ak, de coutume Ad
âgé de 46 ans, pour la somme de deux cent quarante mille (240.000)
francs CFA.
9. Cette transaction est intervenue au titre de la «Wahiya», une pratique
en cours en République du Niger, consistant à acquérir une jeune fille,
généralement de condition servile, pour servir à la fois de domestique et
de concubine. La femme esclave que l'on achète dans ces conditions est
appelée «Sadaka» ou la cinquième épouse c'est-à-dire une femme en
dehors de celles légalement mariées et dont le nombre ne peut excéder
quatre (4) conformément aux Recommandations de l'Islam.
10. La. «Sadaka», en général, exécute les travaux domestiques et
s'occupe du service du «maître». Celui-ci peut, à tout moment, de jour
comme de nuit, avoir avec elle des relations sexuelles.
11. Un jour, alors qu'elle se trouvait dans le champ de son maître en train
de travailler, celui-ci vint la surprendre et abusa d'elle. Ce premier acte
sexuel forcé lui fut imposé dans ces conditions alors qu'elle avait encore
moins de 13 ans. La requérante fut ainsi souvent victime d'actes de
violence de la part de son maître, en cas d'insoumission réelle ou
supposée.
12. Pendant environ neuf (9) ans, A Bi X a servi au
domicile de El Ay Bb Ak, en exécutant toutes sortes de
tâches domestiques et en servant de concubine à celui-ci. De ces relations
avec son maître, sont nés quatre (04) enfants dont deux (02) ont survécu.
13. Le 18 août 2005, El Ay Bb Ak B à A Bi
X un certificat d'affranchissement (esclave) ; cet acte a été signé par
la bénéficiaire, le maître et contresigné par le chef de village qui y a
apposé son cachet.
14. Suite à cet acte d'affranchissement, la requérante décide de quitter le
domicile de celui qui fut naguère son maître. Ce dernier lui oppose un
refus, motif pris de ce qu'elle est et demeure son épouse. Néanmoins,
sous prétexte de rendre visite à sa mère malade, A Bi X
partit définitivement du domicile de El Ay Bb Ak.k.
15. Le 14 février 2006, A Bi X saisit le tribunal civil et
coutumier de Bn pour faire valoir son désir de recouvrer sa liberté
totale et d'aller vivre sa vie ailleurs.
16. Sur cette requête, le tribunal civil et coutumier de Konni, par jugement
No 06 du 20 mars 2006, constate «qu'il n'y a jamais eu mariage à
proprement parler entre la demanderesse et El Ay Bb Ak,
parce qu'il n'y a jamais eu paiement de la dot ni célébration religieuse du
mariage et que A Bi X demeure libre de refaire sa vie
avec la personne de son choix».
17. El Ay Bb Ak interjette appel de ce jugement du
tribunal civil et coutumier de Konni, devant le Tribunal de Grands Instance
de Konni qui, par décision N° 30 rendue le 16 juin 2006, infirme le
jugement attaqué.
18. La requérante se pourvoit en cassation devant la Chambre Judiciaire
de la Cour Suprême de Aw, en sollicitant «l'application de la loi contre
l'esclavage et les pratiques esclavagistes».
19. Le 28 décembre 2006, la juridiction suprême, par Arrêt N° 06/06/cout.
Casse et annule la décision d'appel du Tribunal de Grande Instance de
Konni, au motif de violation de l'article 5 alinéa 4 de la loi 2004 - 50 du 22
juillet 2004 sur l'Organisation Judiciaire au Niger, sans se prononcer sur la
question du statut d'esclave de A Bi X. L'affaire fut
renvoyée devant la même juridiction, autrement composée, pour
réexamen.
20. Avant l'issue de la procédure, A Bi X qui, entre temps,
était revenue dans sa famille paternelle, contracte mariage avec le sieur
Af Bd.d.
21. Ayant appris le mariage de la requérante avec le sieur Af Bd, El
Ay Bb Ak dépose le 11 janvier 2007 une plainte pour
bigamie contre elle, devant la Brigade de Gendarmerie de Konni, qui
dresse procès-verbal et le transmet au Procureur de la République près le
Tribunal de Grande Instance de Konni.
22. Par jugement N° 107 du 02 mai 2007, la formation correctionnelle du
Tribunal de Grande Instance de Konni condamne dame A Bi
X, son frère X Bi et Af Bd, à six (06) mois
d'emprisonnement ferme et une amende de 50.000 F CFA, chacun, en
application de l'article 290 du code pénal nigérien réprimant le délit de
bigamie ; en outre un mandat d'arrêt fut décerné contre eux.
23. Le même jour, A Bi X interjette appel dudit jugement ;
en dépit de cela, le 9 mai 2007, A Bi X et son frère X
Bi sont écroués à la Maison d'Arrêt de Konni en exécution du mandat
d'arrêt décerné contre eux.
24. Le 17 mai 2007, alors que A Bi X était encore en
détention, la Société Civile Professionnelle d'Avocats CHAIBOU-NANZIR,
son Conseil, dépose auprès du Procureur de la République près le Tribunal
de Grande Instance de Konni, une plainte contre Bb Ak, pour
crime et délit d'esclavage en visant l'article 270.2 et .3 du code pénal
nigérien, tel que modifié par la Loi N° 2003- 025 du 13 Juin 2003.
L'instruction de cette affaire suit son cours sous le numéro R.P. 22, R.I. 53.
25. Parallèlement à la procédure pénale, le Tribunal de Grande Instance de
Konni, en statuant sur le renvoi après cassation de la Cour Suprême, par
décision N° 15 du 6 avril 2007 : «fait droit à l'action en divorce de
A Bi X; ...dit qu'elle observera un délai de viduité de trois
(03) mois avant tout remariage».
26. El Ay Bb Ak se pourvoit en cassation contre cette
dernière décision.
27. Le 9 juillet 2007, la Chambre Correctionnelle de la Cour d'Appel de
Aw, statuant sur l'appel interjeté par A Bi X contre la
décision du Tribunal Correctionnel, «ordonne en avant-dire-droit la mise en
liberté provisoire de celle-ci ainsi que de son frère, ordonne la main levée
d'office du mandat d'arrêt décerné contre Af Bd, et surseoit à
statuer au fond en attendant une décision définitive du juge des divorces».
28. Le 14 septembre 2007, A Bi X saisit La Cour De Justice
de la Communauté, CEDEAO sur le fondement des articles 9.4 et 10. d) du
Protocole Additionnel A/SP.1/01/05 du 19 janvier 2005 portant
amendement du Protocole A/P. 1/7/91 du 06 juillet 1991 relatifs à la Cour,
aux fins de :
a) Condamner la République du Niger pour violation des articles 1, 2, 3, 5,
6 et 18(3) de la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples ;
b) Requérir des Autorités Nigériennes qu'elles introduisent une nouvelle
législation qui protège effectivement les femmes contre les coutumes
discriminatoires en matière de mariage et de divorce ;
c) Demander aux Autorités Nigériennes de réviser la législation relative
aux Cours et Tribunaux de manière à ce que la justice puisse jouer
pleinement son rôle de gardienne des droits des personnes qui sont
victimes de la pratique de l'esclavage ;
d) Exiger de la République du Niger qu'elle abolisse les coutumes et
pratiques néfastes et fondées sur l'idée d'infériorité de la femme ;
e) Accorder à A Bi X une juste réparation du préjudice
qu'elle a subi pendant ses 9 années de captivité ;
29. La défenderesse a soulevé des exceptions d'irrecevabilité pour dire
que :
a. La requête n'est pas recevable, pour défaut d'épuisement des voies de
recours internes ;
b. La requête n'est pas recevable, du fait que l'affaire portée devant la
Cour de Céans est encore pendante devant les Juridictions Nationales
Nigériennes.
30. La Cour de Justice de la CEDEAO, en application de Part. 87 al.5 de son
Règlement de Procédure, a joint les exceptions préliminaires au fond, pour
statuer par un seul et même arrêt.
31. A l'audience du 24 janvier 2008, prévue pour l'audition des parties, le
Conseil de la requérante, invoquant l'état d'impécuniosité de celle-ci et la
nécessité d'entendre des témoins résidant au Niger et dont les frais de
déplacement à Be paraissent hors de portée de la bourse de la
requérante, a sollicité le transfert de la session de la Cour à Aw ou en
tout autre lieu en République du Niger.
32. Le Conseil de la défenderesse a fait observer «qu'il ne voyait pas
d'inconvénient pour la tenue de la session hors le siège de la Cour» mais a
toutefois attiré 1'attention de celle-ci «sur un effet médiatique négatif et
une politisation éventuelle du procès avant de conclure à l'inutilité d'une
telle session au Niger».
33. Par décision avant-dire-droit No. ECW/CCJ/APP/08/08 du 24 janvier
2008 la Cour a ordonné la tenue de la session à Aw en application de
l'art. 26 du Protocole de 1991.
34. À l'audience du 07 avril 2008 à Aw, les parties ont comparu ainsi
que leurs témoins.
EXAMEN DES MOYENS DES PARTIES
SUR LES EXCEPTIONS PRELIMINAIRES
35. La République du Niger a soulevé in limine litis l'irrecevabilité de la
requête aux motifs d'une part du non-épuisement des voies de recours
internes, d'autre part du fait que l'affaire portée devant la Cour de Justice
de la CEDEAO, est encore pendante devant les juridictions nationales
nigériennes.
SUR LE NON-EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES
36. Tout en reconnaissant que la condition d'épuisement des voies de
recours internes ne figure pas parmi les conditions de recevabilité des cas
de violation des droits de l'Homme devant la Cour de Justice de la
CEDEAO, la République du Niger considère cette absence comme une
lacune que la pratique de la Cour devrait combler.
37. Par ailleurs, le Conseil de la défenderesse a ajouté que c'est la règle de
l'épuisement des voies de recours internes qui permet de dire, si un État
protège assez ou pas assez les droits de l'Homme sur son Territoire ; puis
il a fait observer que la protection des droits de l'Homme par les
mécanismes internationaux, est une protection subsidiaire, qui n'intervient
que si un État, au plan national a manqué à son devoir d'assurer le respect
de ces droits.
38. Ensuite, en se référant à l'art. 4(g) du Traité Révisé de la CEDEAO,
[illigible] que la Court de Justice de la CEDEAO doit appliquer l'article 56 de
la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples pour pallier le
silence des textes régissant la Cour, notamment en ce qui concerne
l'épuisement préalable des voies de recours internes.
39. S'il est constant que la protection des droits de l'Homme par les
mécanismes internationaux est une protection subsidiaire, il n'en demeure
pas moins que cette subsidiarité connaît depuis quelque temps une
évolution remarquable qui se traduit par une interprétation très souple de
la règle de l'épuisement des voies de recours internes ; c'est d'ailleurs ce
que disait la Cour Européenne des Droits de l'Homme dans son arrêt De
Wilde, Ooms et Versyp c/ la Belgique du 18 juin 1971 lorsque celle-ci a
jugé que «conformément à l'évolution de la pratique internationale, les
États peuvent bien renoncer au bénéfice de la règle de l'épuisement des
voies de recours internes».
40. Le législateur communautaire CEDEAO s'est sans doute conformé à cet
appel en ne faisant pas de la règle d'épuisement préalable des voies de
recours internes, une condition de recevabilité devant la Cour ; le
renoncement à une telle règle s'impose à tous les États Membres de la
CEDEAO et la République du Niger ne saurait s'y soustraire.
41. D'autre part, en affirmant à l'article 4(g) du Traité Révisé que «les
États Membres de la CEDEAO adhèrent aux principes fondamentaux de la
Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples», le législateur
communautaire a voulu tout simplement intégrer cet instrument dans le
droit applicable devant la Cour de Justice de la CEDEAO.
42. L'adhésion de la Communauté aux principes de la Charte signifie que
même en l'absence d'instruments juridiques de la CEDEAO relatifs aux
droits de l'homme, la Cour assure la protection des droits énoncés dans la
Charte sans pour autant procéder de la même manière que la Commission
Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples.
43. En effet, de l'interprétation de l'article 4(g) du Traité Révisé, l'on ne
saurait déduire que les modalités de protection et de promotion des droits
de l'homme par la Cour doivent être celles prévues dans la Charte.
44. Une distinction doit être faite entre l'énoncé des principes
fondamentaux de la Charte (première partie) et les modalités de mise en
oeuvre de ces droits (deuxième partie). Ces modalités comprennent la
création de la Commission (art. 30), sa composition (art. 31 à 41), son
fonctionnement (art. 42 à 45) et la procédure à suivre devant elle (art. 46
à 59} ; tandis que le Traité Révisé de la CEDEAO a de son côté prévu
d'autres mécanismes de mise en oeuvre de ces mêmes principes
fondamentaux par la Cour de Justice de la CEDEAO.
45. En définitive, il n'y a donc pas lieu de considérer l'absence
d'épuisement préalable des voies de recours internes comme une lacune
que la pratique de la Cour de Justice de la Communauté doit combler ; car
celle-ci ne saurait, sans violer les droits des individus, leur imposer des
conditions et des formalités plus lourdes que celles prévues par les textes
communautaires.
46. La défenderesse, en faisant la genèse de l'ensemble des recours
exercés devant les juridictions nationales nigériennes, a relevé que le 14
février 2006 la requérante a saisi le tribunal civil et coutumier de Bn
d'une action en divorce ; que ce tribunal a fait droit à sa demande ; que
suite à l'appel interjeté, le jugement a été infirmé ; que la décision
infirmative rendue en appel a été cassée et annulée par la Cour Suprême ;
que la décision rendue après cassation avec renvoi a donné raison à la
requérante ; un second pourvoi a été formé par le défendeur contre cette
dernière décision et la juridiction suprême n'a pas encore vidé sa saisine.
47. La défenderesse a ajouté que le 11 janvier 2007 une procédure pénale
a été initiée contre la requérante ; que le jugement correctionnel de
condamnation de la requérante et de ses co-prévenus, rendu le 02 mai
2007 a fait l'objet d'appel, et que la Cour d'Appel de Aw, après avoir
ordonné la mise en liberté provisoire de la requérante et de son frère, a
ajourné le procès en attendant l'issue définitive de la procédure civile.
48. En l'espèce, dame A Bi X qui a déjà saisi les
juridictions nationales, est-elle fondée à saisir la Cour de Justice de la
CEDEAO alors même que celles-ci n'ont pas encore vidé leur saisine ?
49. Aux ternies des dispositions de l'article 10 d. ii du Protocole
Additionnel A/SP.1/01/05 relatif à la Cour de Justice de la CEDEAO :
i. «peuvent saisir la Cour.... toute personne victime de violation des droits
de l'homme ;
ii. la demande soumise à cet effet...ne sera pas portée devant la Cour de
Justice de la Communauté lorsqu 'elle a déjà été portée devant une autre
Cour Internationale Compétente».
D'où il s'en suit que la règle de l'épuisement préalable des voies de
recours internes n'est pas d'application devant la Cour.
50. Ces dispositions visent essentiellement à empêcher les individus
d'abuser des possibilités de recours qui leur sont offertes, et qu'une affaire
soit examinée en même temps par plusieurs organes ; voir : COHEN -
JONATHAN in «La Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de
l'Homme et des Libertés Fondamentales», Economica, Paris 1989 page
143 où il est écrit justement que cette condition a été expressément
posée pour «exclure le cumul de procédures internationales».
51. A l'origine de cette condition, prévue dans tous les mécanismes
internationaux d'enquêtes ou de règlements (art. 35.2.b de la Convention
Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés
Fondamentales, art. 56.7 de la Charte Africaine des Droits de l'Homme et
des peuples: article 46.c. de la Convention Américaine des Droits de
l'Homme, art. 5. 2. a) du premier Protocole facultatif relatif au Pacte
international relatif aux droits civils et politiques), se trouve l'idée d'éviter
qu'une même affaire ne soit portée devant plusieurs organes
internationaux.
52. Mais l'interprétation de cette règle a révélé, comme le fait remarquer
Am AH dans Die europâische Menschenrechts-konvention, ihr
Schutz der persônlïchen Freiheit und die schweizerischen
Strafprozessrechte, Bo Ah, 1974, pp. 125 qu'elle «ne se limite pas
au «non bis in idem», mais couvre également le cas de litispendance,
puisqu'il suffît que la requête ait été portée, en substance, à une autre
instance internationale. Il s'agit donc, d'une part, d'éviter le parallélisme
de plusieurs procédures internationales et d'autre part, d'éviter tout conflit
entre diverses instances internationales ; en effet, il n'existe aucun ordre
hiérarchique entre ces dernières et il s'en suit qu'aucune d'entre elles ne
serait compétente pour réviser, en fait, la décision d'une autre instance
internationale».
53. Par conséquent, le législateur communautaire CEDEAO, en disposant
comme il l'a fait à l'article 10 d. ii du Protocole Additionnel, entend rester
dans les limites strictes de ce que la pratique internationale a cru bon
devoir respecter. Il n'appartient donc pas à la Cour de céans d'ajouter au
Protocole Additionnel des conditions non prévues par les textes. En
définitive et pour toutes ces raisons, les exceptions soulevées par la
défenderesse ne sauraient prospérer.
SUR LA QUALITE A AGIR DE LA REQUERANTE
54. La défenderesse en dernier argumentaire et dans son mémoire en
duplique du 09 avril 2008 a soulevé le défaut de qualité à agir de la
requérante. Elle a exposé que dame A Bi X étant une
wahiya affranchie au moment de sa requête, n'était donc plus une esclave
; qu'à ce titre, elle est sortie de sa condition de servilité ; qu'elle aurait pu
agir avant son affranchissement ; mais que ne l'ayant pas fait, son action
est devenue inopérante et doit être déclarée irrecevable pour défaut de
qualité à agir.
55. Cette exception, soulevée tardivement doit être déclarée irrecevable.
Au surplus au regard des dispositions des articles 9.4 et 10.d de son
Protocole Additionnel : «la Cour est compétente pour connaître des cas de
violation des droits de l'homme dans tout État Membre ; peuvent saisir la
Cour..., toute personne victime de violation des droits de l'homme».
56. Il est à souligner que les droits de l'Homme étant des droits inhérents
à la personne humaine, ils sont «inaliénables, imprescriptibles et sacrés»
et ne peuvent donc souffrir d'aucune limitation quelconque. En
conséquence la Cour déclare dame A Bi X recevable à la
forme, en son action.
SUR LES MOYENS QUANT AU FOND
57. La requérante a exposé plusieurs moyens d'allégations de violations
de ses droits ; en premier lieu elle a exposé que la défenderesse n'a pas
pris les mesures nécessaires pour garantir à ses citoyens, les droits et
libertés proclamés dans la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des
Peuples, violant ainsi l'article 1er de ladite Charte ; elle a affirmé que cette
violation découle des autres violations contenues dans ses autres moyens
soulevés devant la Cour de céans, dans la mesure où l'article 1er de ladite
Chatte Africaine confère un caractère obligatoire pour les États de faire
respecter ces droits ; qu'aux termes de cet article 1er «les États Membres
reconnaissent les droits, devoirs et libertés énoncés dans cette Charte et
s'engagent à adopter des mesures législatives ou autres pour les
appliquer...».
58. La requérante a ajouté que selon la législation nigérienne, «la
République du Niger est un État de droit ; elle assure à tous l'égalité
devant la loi, sans distinction de sexe, d'origine sociale, raciale, ethnique
ou religieuse....» (Constitution de 1996 art. 11). «Nul ne sera soumis à la
torture, ni à des sévices ou traitements cruels, inhumains ou dégradants
(Constitution de 1996 art. 12); «Tout individu... qui se rendrait coupable
d'actes de tortures, .... ou de traitements cruels, inhumains ou
dégradants... sera puni conformément à la loi» (art. 14 des Constitutions
de 1989 et 1992).
59. La requérante a fait valoir que malgré l'existence de cette législation,
elle a subi une discrimination fondée sur le sexe et sur sa condition sociale
parce qu'elle a été maintenue en esclavage depuis près de 9 ans ;
qu'après son affranchissement elle n'a pas pu jouir de sa liberté malgré
ses réclamations en justice, qu'elle a fait l'objet de détention et que toutes
ces actions ont contribué à la priver de ses droits fondamentaux ; elle a
sollicité par conséquent la condamnation de la défenderesse pour violation
des différents articles visés dans la Charte Africaine des Droits de
l'Homme et des Peuples, et exiger l'adoption de législations nouvelles plus
protectrices des droits des femmes contre les coutumes discriminatoires.
60. La Cour sur ce 1er moyen de la requérante affirme qu'elle n'a pas pour
rôle d'examiner les législations des États Membres de la Communauté in
abstrato, mais plutôt d'assurer la protection des droits des individus
lorsque ceux-ci sont victimes de violations de ces droits qui leur sont
reconnus, et ce, par l'examen des cas concrets présentés devant elle.
La Cour précise qu'un tel examen relève d'autres mécanismes, en
l'occurrence le contrôle des situations par pays, les rapports périodiques
tels que prévus par certains instruments internationaux dont l'article 62 de
la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples qui dispose
que :«chaque État partie s'engage à présenter tous les deux an., un
rapport sur les mesures d'ordre législatif ou autres, prises en vue de
donner effet aux droits et libertés reconnus et garantis dans la présents
Charte».
61. À cet égard, la Cour note que de tels examens ont déjà eu lieu,
notamment, devant le Comité des Droits de l'Homme et le Comité des
Droits de l'Enfant des Ax Aa, à l'égard de la République du Niger,
et assortis de Recommandations.
Par conséquent, la Cour déclare qu'elle ne saurait outrepasser sa
compétence principale qui est de connaître des cas concrets de violations
des droits de l'Homme et de les sanctionner s'il y a lieu.
SUR LA DISCRIMINATION
62. La requérante a soutenu qu'elle est victime de discrimination fondée
sur le sexe et sur sa condition sociale, en violation des articles 2 et 18(3)
de la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples ; elle a ajouté
qu'elle n'a pas bénéficié d'une égale protection de la loi et devant la loi
comme le dispose l'article 3 de ladite Charte. Elle a précisé que la Sadaka
ou le fait de vendre une femme à un homme pour lui servir de concubine
est une pratique qui ne touche que les femmes et constitue donc une
discrimination liée au sexe ; qu'en outre le fait pour elle de ne pouvoir
consentir librement au mariage, ni de divorcer sont autant de
discriminations liées à son origine sociale.
63. Il ressort du témoignage du sieur Ab Ar, sociologue, cité par la
défenderesse à l'audience du mardi, 8 avril 2008 à Aw ce qui suit :
«dans le cas de la femme wahiya, on ne dit pas qu'elle est affranchie,
puisque c'est une esclave ; donc elle est la propriété de quelqu'un ; le
système de wahiya, ou 5ème épouse, est un système qui a été mis au
point par les esclavagistes ; ... je considère que la femme ne sort pas de
son état de wahiya ; ...c'est un système qui permet de faire passer les
femmes d'un statut à un autre, ce qui veut dire que l'esclavage continue
d'ailleurs, parce qu'il faut encore attraper des femmes: il faut faire la
guerre, il faut acheter...».
64. La Cour après examen de l'ensemble des moyens de la requérante
tirés de la discrimination, de l'égalité devant la loi, ainsi que d'une égale
protection de la loi retient comme le souligne Ba An dans son
ouvrage : le droit international et européen des droits de l'homme : éd.
2005, page 259 : «le principe de la non-discrimination est un principe tiré
du postulat général de l'égalité selon lequel «tous les êtres humains
naissent libres et égaux en droit et en dignité» (article 1er de la
Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948). C'est ce principe
qui permet de définir le domaine de l'égalité.
65. Selon les textes invoqués par la requérante toute discrimination
fondée sur la race, l'ethnie, le sexe, la religion, l'origine sociale, est
interdite et constitue une violation des droits de l'Homme reconnus par les
différentes Constitutions de la République du Niger (1989, 1992 et 1996)
ainsi que les dispositions du code pénal nigérien qui consacrent les mêmes
principes protecteurs.
En l'espèce, pour déterminer si la requérante a été discriminée ou non, il
convient d'analyser la pratique de la wahiya ou de la sadaka telle que les
témoins l'ont décrite pour savoir si d'une part, toutes les femmes ont les
mêmes droits dans le mariage et d'autre part, si l'homme et la femme ont
les mêmes aptitudes à jouir des droits et libertés proclamés dans les
instruments internationaux ratifiés par la défenderesse.
66. La Cour note qu'en République du Niger, la célébration du mariage se
constate par le payement de la dot, le consentement de la femme et la
consécration par une cérémonie religieuse ; dans le cas d'espèce, la Cour
relève que le Sieur El Ay Bb Ak ancien maître de la
requérante s'est refusé à se conformer à ces obligations ou conditions du
mariage avec l'intéressée.
En effet, le témoin Bc Bk, agriculteur et éleveur cité par la
requérante a déclaré à l'audience du lundi 07 avril 2008: «le Préfet nous a
convoqués à son cabinet pour nous dire qu'il a reçu un papier de Aw
qui dit qu'on doit remettre à El Ay Bb Ak sa femme ; le
Préfet lui a demandé : est-ce que vous voulez la remarier, puisque vous
l'avez affranchie ? si c'est ça amenez la cola on va faire le mariage ; El
Ay Bb Ak a. dit : non ! je ne peux pas la marier, puisque
c'est Dieu qui me l'a déjà, mariée».
67. Par ailleurs, le témoin Az Bl, cultivateur, cité par la
requérante a déclaré : «lorsqu'on a demandé à l'ancien maître de
A d'amener la dot, il a dit que c'est Dieu qui lui a donné la femme
et on va lui demander de l'argent pour la dot ! le Préfet a dit à l'ancien
maître : «puisque cette femme tu l'as déjà affranchie, ce qu'il y a lieu de
faire c'est de donner la dot, on va la supplier pour qu'elle accepte le
mariage ; l'ancien maître s'est levé pour dire : non, comment ! je vais
acheter une femme et on va me réclamer la dot ? ... après cette réaction
le Préfet a dit : écoutez, moi je ne peux rien faire, il faut vous en aller».
68. La Cour retient ainsi donc que convoqué chez l'autorité administrative
en l'occurrence le Préfet, l'ancien maître de la requérante s'est refusé non
seulement à accomplir les formalités de mariage avec elle, mais encore à
lui rendre sa liberté, malgré le certificat d'affranchissement.
69. En République du Niger, la célébration du mariage se constate par le
payement de la dot et la tenue obligatoire d'une cérémonie religieuse. Or,
en l'espèce El Ay Bb Ak, n'a accompli aucune des
exigences coutumières ou civiles à l'égard de la requérante.
70. En outre, la Cour retient que dans la famille de son ancien maître, la
requérante faisait l'objet de traitements différenciés par rapport aux
épouses de l'intéressé.
71. La Cour relève que si le grief tiré de la discrimination, que la
requérante soulève pour la première fois devant elle est constitué, cette
violation n'est pas imputable à la République du Niger puisqu'elle émane
plutôt de El Ay Bb Ak qui n'est pas partie à la présente
procédure. Par conséquent, la Cour conclut que ce moyen est inopérant.
LA REQUERANTE A-T-ELLE ETE TENUE EN ESCLAVAGE?
72. La requérante fait grief à la défenderesse d'être tenue en esclavage en
violation de l'article 5 de la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des
Peuples ainsi que d'autres instruments internationaux relatifs aux droits
de l'Homme, lesquels édictent une interdiction absolue de l'esclavage. Elle
a déclaré être née de parents ayant eux mêmes le statut d'esclaves, et
qu'elle a toujours été traitée comme telle sous le toit de son ancien maître
El Ay Bb Ak.k.
73. La défenderesse quant à elle a réfuté le motif de l'esclavage et a
soutenu que la requérante, de condition servile certes, était l'épouse de El
Ay Bb Ak, avec qui elle a vécu avec plus ou moins de
bonheur comme dans tous les couples.
74. L'esclavage, aux termes de l'article 1er de la Convention de Genève de
1926 «est l'état ou la condition d'un individu sur lequel s'exercent les
attributs du droit de propriété ou certains d'entre eux».
«La traite des esclaves comprend tout acte de capture, d'acquisition ou de
cession d'un individu en vue de le réduire en esclavage; tout acte
d'acquisition d'un esclave en vue de le vendre ou de l'échanger ; tout acte
de cession par vente ou échange d'un esclave acquis en vue d'être vendu
ou échangé, ainsi que, en général tout acte de commerce ou de transport
d'esclaves.»
75. L'esclavage ainsi défini est considéré comme une violation grave de la
dignité humaine et est formellement interdit par tous les instruments
internationaux relatifs aux droits de l'Homme. D'autres instruments tels
que la Convention Européenne des Droits de l'Homme et des Libertés
Fondamentales (art. 4 para. l), la Convention Américaine des Droits de
l'Homme (art. 6) et le Pacte International relatif aux Droits Civils et
Politiques (art. 8 para.l.2 ratifié par la République du Niger) font de
l'interdiction de l'esclavage un droit intangible, c'est-à-dire un droit absolu
et indérogeable. De même, le code pénal nigérien tel que modifié par la
Loi No 2003-025 du 13 juin 2003 en son article 270.1 à 5, définit et
réprime le crime et le délit d'esclavage.
76. De tout ce qui précède, il est constant que dame A Bi
X a été cédée à Pl'âge de douze (12) ans à titre onéreux par El hadji
Ae At pour la somme de deux cent quarante mille
(240.000) F CFA à El Ay Bb Ak ; a été conduite au domicile
de l'acquéreur ; a subi pendant près d'une décennie de nombreuses
pressions psychologiques caractérisées par la soumission, l'exploitation
sexuelle, les corvées ménagères et champêtres, les violences physiques,
les insultes, les humiliations et le contrôle permanent des ses
mouvements par son acquéreur qui lui délivre, le 18 août 2005, un
document libellé «certificat d'affranchissement (d'esclave)» et
mentionnant qu'à partir de la date de signature dudit acte «elle (la
requérante) est libre et n'est l'esclave de personne».
77. Ces éléments caractérisent la situation de servilité de la requérante et
font ressortir tous les indicateurs de la définition de l'esclavage contenus
dans l'article 1er de la Convention de Genève de 1926 et telle
qu'interprétée par la Chambre d'Appel du Tribunal Ap As pour
l'ex-Yougoslavie (TPIY), dans l'Affaire Ministère public c/ Bf
Bq, Al Bp et Aj Bj, Arrêt du 12 juin 2002, ÏT-96-
23&23/1 paragraphe 119. Selon cette jurisprudence, en plus de l'exercice
des attributs du droit de propriété qui caractérisent la notion d'esclavage,
celle-ci : «dépend aussi de facteurs ou indices de réduction en esclavage,
notamment, du contrôle des mouvements de quelqu'un, du contrôle de
l'environnement physique et psychologique, des mesures prises pour
empêcher ou décourager la fuite, l'usage de la force on de la menace de
l'usage de la force, la durée, l'affirmation de l'exclusivité,
l'assujettissement à des traitements cruels ou à des mauvais traitements,
le contrôle de la sexualité et le travail forcé».
78. La défenderesse, tout en reconnaissant la survivance de l'esclavage, a
fait observer que cette pratique est devenue plus discrète, et confinée
dans des cercles sociaux très restreints. Elle a soutenu que la requérante
était plutôt l'épouse de El Ay Bb Ak avec qui elle a vécu
dans le lien du mariage avec plus ou moins de bonheur comme dans tous
les ménages jusqu'en 2005, et que de leur union sont nés des enfants.
79. La Cour ne saurait admettre un tel argumentaire, car il est aujourd'hui
bien établi que : «l'esclavage peut exister sans qu'il y ait torture ; même
bien nourri, bien vêtu et confortablement logé, un esclave reste un esclave
s'il est illégalement privé de sa liberté par la force ou par la contrainte. On
pourrait éliminer toute preuve de mauvais traitement, oublier la faim, les
coups et autres actes de cruauté, le fait reconnu de l'esclavage c'est-àdire
du travail obligatoire sans contrepartie demeurerait. II n'y a pas
d'esclavage bienveillant. Même tempérée par un traitement humain la
servitude involontaire reste de l'esclavage. Et la question de savoir la
nature du lien entre l'accusé et la victime est essentielle». cf. jugement du
3 novembre 1947, in Trials of Major War Av Ai Z Ac
Bm Av under Control Council Law N° 10, vol. 5, 1997, page 958
cité par le Tribunal Ap As pour l'ex-Yougoslavie dans l'Aff.
États-Unis c/ Ao Aq et consorts.
80. La Cour retient dans le cas d'espèce qu'au delà des actes matériels
bien constitués, l'élément moral de la réduction en esclavage réside, en
outre, dans l'intention de El Ay Bb Ak d'exercer sur la
requérante les attributs du droit de propriété, et ce, même après Pacte
d'affranchissement. Par conséquent, il ne fait aucun doute que la
requérante, A Bi X, a été tenue en esclavage ; pendant
près de neuf (09) ans en violation de l'interdiction légale de cette pratique.
81. Dans le droit pénal nigérien, tout comme il ressort des instruments
internationaux, l'interdiction et la répression de l'esclavage sont absolues
et d'ordre public. Comme l'a affirmé la Cour Internationale de Justice, dans
l'Arrêt Barcelona Traction (5 Février 1970 C.I.J) «la mise hors la loi de
l'esclavage est une obligation erga omnes qui s'impose à tous les organes
de l'État».
82. Par conséquent, le juge national saisi d'une affaire relative à l'état des
personnes, comme ce fut le cas de dame A Bi X devant le
tribunal de grande instance de Konni, doit lorsque l'affaire laisse
apparaître un fait de servitude, soulever d'office ce cas de servitude et
entamer la procédure de répression.
83. En conclusion, sur ce point, la Cour relève que le juge national nigérien
saisi de l'action de dame A Bi X c/ le Sieur El Ay
Bb Ak, au lieu de dénoncer d'office le statut d'esclave de la
requérante comme étant une violation de l'article 270.1 à 5 du code pénal
nigérien tel que modifié par la loi N° 2003-025 du 13 juin 2003, a plutôt
affirmé que «le mariage d'un homme libre avec une femme esclave est
licite, dès lors qu'il n'a pas les moyens d'épouser une femme libre et s'il
craint de tomber dans la fornication...».
84. La Cour estime que reconnaître ainsi le statut d'esclave de dame
A Bi X sans dénoncer cette situation est une forme
d'acceptation, ou du moins, de tolérance de ce crime ou de ce délit que le
juge nigérien avait l'obligation de faire poursuivre pénalement ou de
sanctionner le cas échéant.
85. La Cour en outre considère que la situation d'esclave de la requérante,
même si elle émane d'un particulier agissant dans un contexte
prétendument coutumier ou individuel, lui ouvrait droit à une protection
par les autorités de la République du Niger, qu'elles soient administratives
ou judiciaires.
Qu'en conséquence, la défenderesse, devient responsable tant en droit
international, que national de toute forme de violation des droits de
l'Homme de la requérante fondées sur l'esclavage du fait de la tolérance,
de la passivité, de l'inaction, de l'abstention de ces mêmes autorités face
à cette pratique.
86. En définitive, en omettant de soulever d'office une interdiction d'ordre
public et de prendre ou faire prendre les mesures adéquates pour en
assurer la répression, le juge national nigérien n'a pas assumé sa mission
de protection des droits de A Bi X et a de ce fait engagé la
responsabilité de la défenderesse au même titre que l'autorité
administrative lorsqu'elle a déclaré : «écoutez, moi je ne peux rien faire il
faut vous en aller».
87. Par ailleurs, la requérante soutient, en se fondant sur des textes
internationaux, notamment le paragraphe l(c) et (g) de l'article 7 des
Statuts de la Cour Pénale Internationale, que son statut d'esclave est un
crime contre l'humanité.
88. S'il est vrai que l'esclavage figure dans l'énumération des faits
constitutifs du crime contre l'humanité, il importe toutefois de préciser que
pour constituer un crime contre l'humanité ledit esclavage doit pouvoir
s'inscrire dans une «attaque généralisée ou systématique» tel qu'énoncé
audit article 7 du Statut de la Cour Pénale Internationale.
89. Or, de telles appréciations relèvent de la compétence d'autres
mécanismes internationaux, et plus précisément, des Juridictions Pénales
Internationales. La Cour de céans n'est donc pas compétente pour
apprécier le bien fondé du grief tiré de ce moyen.
L'ARRESTATION ET LA DETENTION DE LA REQUERANTE SONT ELLES
ARBITRAIRES?
90. La requérante a exposé que son arrestation, le 9 mai 2007, ainsi que
sa détention à la maison d'arrêt de Konni sont arbitraires et constituent
une violation de l'article 6 de la Charte Africaine des Droits de l'Homme et
des Peuples. Selon elle le délit de bigamie n'est pas constitué, faute de
mariage entre elle et El Ay Bb Ak ; or il est établi que cette
détention est consécutive à la plainte déposée par ce dernier ; que
l'arrestation et la détention de la requérante ont été décidées suite à cette
plainte déposée par son ex-maître devant le tribunal correctionnel de
Konni.
91. Une détention est dite arbitraire lorsqu'elle ne repose sur aucune base
légale. Or, dans le cas d'espèce l'arrestation et la détention de la
requérante sont intervenues en exécution de la décision judiciaire rendue
par le tribunal correctionnel ; cette décision mal fondée ou non, constitue
une base légale, qu'il ne revient pas à la Cour d'apprécier. Par conséquent,
la Cour estime que ce moyen de la requérante ne saurait prospérer,
LA REQUERANTE A-T-ELLE DROIT A UNE INDEMNITE REPARATRICE?
92. Dans son mémoire en réplique du 07 avril 2008, la requérante sollicite
le paiement par la République du Niger de la somme de cinquante millions
(50.000.000) de francs de en réparation des préjudices subis.
93. La défenderesse en réponse fait valoir qu'il s'agit là d'un moyen
nouveau, invoque l'article 37.2 du Règlement de Procédure de la Cour et
conclut à l'irrecevabilité de la demande de réparation.
94. La Cour rappelle que l'irrecevabilité prévue à l'article 37.2 du
Règlement du Procédure concerne les moyens nouveaux soulevés par une
partie au cours de l'instance. En l'espèce, la quantification de la réparation
sollicitée ne peut s'analyser en un moyen nouveau mais comme une
précision de la demande en réparation contenue dans la requête
introductive d'instance.
Par conséquent il y a lieu de rejeter l'argument de la défenderesse.
95. A l'appui de sa demande en réparation la requérante n'a fourni à la
Cour aucun indice de calcul permettant la fixation précise du montant des
préjudices allégués. La Cour en déduit qu'un montant forfaitaire peut lui
être accordé.
96. L'analyse des faits de la cause laisse apparaître clairement que la
requérante a subi des préjudices physiques, psychologiques et moraux
certains, du fait de ses neuf (09) années de servilité justifiant l'allocation
d'une indemnité en réparation des préjudices ainsi subis.
EN CONSEQUENCE
1. Attendu que là où les textes ne prévoient pas de conditions particulières
de recevabilité des requêtes la Cour ne saurait en imposer celles plus
lourdes.
2. Attendu que la pratique de la Wahiya ou de la sadaka fondée sur des
considérations d'appartenance à une classe sociale a mis la requérante
dans une situation désavantageuse et l'a exclue des avantages certains de
l'égale dignité reconnue à tous les citoyens ; qu'elle a donc été discriminée
en raison de son appartenance à une classe sociale. Mais que cette
discrimination n'est pas imputable à la République du Niger.
3. Attendu que la Cour relève que la République du Niger n'a pas
suffisamment protégé les droits de la requérante contre la pratique de
l'esclavage.
4. Attendu que cette situation d'esclavage a causé à la requérante des
préjudices physiques, psychologiques et moraux certains.
5. Attendu que la requérante a de ce fait droit à une indemnité réparatrice
forfaitaire pour préjudices résultant de l'esclavage.
PAR CES MOTIFS
La Cour de Justice de la Communauté, CEDEAO, statuant publiquement,
contradictoirement, en matière de violation des droits de l'Homme, en
premier et dernier ressort.
- Vu le Traité Révisé de la CEDEAO du 24 juillet 1993,
- Vu la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme du 10 décembre
1948,
- Vu la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination
à l'égard des femmes, du 18 décembre 1979,
- Vu la Convention relative à l'esclavage du 25 septembre 1926 et la
Convention supplémentaire relative à l'abolition de l'esclavage, de la traite
des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l'esclavage du 7
septembre 1956,
- Vu la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples du 27 juin
1981,
- Vu le Protocole du 06 juillet 1991 et le Protocole Additionnel du 19 janvier
2005 relatifs à la Cour de Justice de la Communauté, CEDEAO,
- Vu le Règlement de Procédure de la Cour du 28 août 2002,
- Vu la décision avant-dire-droit N°. ECW/CCJ/APP/08/08 du 24 janvier
2008,
EN LA FORME
- Rejette les exceptions d'irrecevabilité de la requête soulevée par la
République du Niger en tous ses points ;
- Reçoit dame A Bi X en sa demande et dit qu'elle a
qualité à agir;
AU FOND
1. Dit que la discrimination dont a été l'objet dame A Bi X
n'est pas imputable à la République du Niger ;
2. Dit que dame A Bi X a été victime d'esclavage et que la
République du Niger en est responsable par l'inaction de ses autorités
administratives et judiciaires;
3. Reçoit dame A Bi X en sa demande de réparation des
préjudices subis et lui accorde une indemnité forfaitaire de dix millions de
francs cfa (10.000.000);
4. Ordonne le paiement de cette somme à dame A Bi X
par la République du Niger ;
5. Rejette tous autres chefs de demandes de dame A Bi
X ;
6. Met les dépens à la charge de la République du Niger, conformément à
l'article 66.2 du Règlement de Procédure de la Cour.
Ainsi fait, jugé et prononcé publiquement par la Cour de Justice de la
Communauté, CEDEÀO à Aw (République du Niger) les jours, mois et
an que dessus.


Synthèse
Numéro d'arrêt : ECW/CCJ/JUD/06/08
Date de la décision : 27/10/2008

Parties
Demandeurs : Dame Hadijatou Mani Koraou
Défendeurs : République du Niger

Origine de la décision
Date de l'import : 22/11/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;cedeao;cour.justice;arret;2008-10-27;ecw.ccj.jud.06.08 ?
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