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06/05/2024 | LUXEMBOURG | N°50351

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 06 mai 2024, 50351


Tribunal administratif N° 50351 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50351 1re chambre Inscrit le 19 avril 2024 Audience publique du 6 mai 2024 Recours formé par Monsieur …, Luxembourg, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50351 du rôle et déposée le 19 avril 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Yvette Ngono Yah,

avocat à la Cour, assistée de Maître Hakan Kaplankaya, avocat, tous les deux inscri...

Tribunal administratif N° 50351 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50351 1re chambre Inscrit le 19 avril 2024 Audience publique du 6 mai 2024 Recours formé par Monsieur …, Luxembourg, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50351 du rôle et déposée le 19 avril 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Yvette Ngono Yah, avocat à la Cour, assistée de Maître Hakan Kaplankaya, avocat, tous les deux inscrits au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Turquie), de nationalité turque, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK), sise à L-

1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 3 avril 2024 de le transférer vers la Pologne comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 25 avril 2024 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Hakan Kaplankaya, en remplacement de Maître Yvette Ngono Yah, et Madame le délégué du gouvernement Corinne Walch en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 29 avril 2024.

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Le 6 septembre 2023, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur son identité, ainsi que sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Il s’avéra à cette occasion que Monsieur … était entré dans l’espace Schengen moyennant un visa étudiant émis par la Pologne, où il avait fait des études avant de venir au Luxembourg.

En date du 11 septembre 2023, Monsieur … fut encore entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil 1du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Par un arrêté du 11 septembre 2023, notifié à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile assigna Monsieur … à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (« SHUK ») pour une durée de trois mois.

Le 6 novembre 2023, les autorités luxembourgeoises adressèrent une demande de prise en charge de Monsieur … sur base de l’article 13 (2) du règlement Dublin III à leurs homologues polonais, demande qui fut acceptée par ces derniers en date du 9 novembre 2023, sur base de l’article 12 (4) dudit règlement.

Par arrêté du 11 décembre 2023, notifié à l’intéressé en mains propres le lendemain, le ministre des Affaires intérieures, entretemps en charge du dossier, ci-après désigné par « le ministre », assigna Monsieur … à résidence à la SHUK à partir de la notification de la décision en question jusqu’au 8 mars 2024.

Par courrier de son litismandataire du 15 janvier 2024, réceptionné le 7 février 2024, Monsieur … demanda au ministre de révoquer l’arrêté, précité, du 11 décembre 2023 et sollicita son assignation à résidence auprès d’une personne demeurant à Dudelange.

Par arrêté du 7 mars 2024, notifié à l’intéressé en mains propres le lendemain, le ministre prorogea l’assignation à résidence de Monsieur … à la SHUK jusqu’au 7 juin 2024.

Par décision du 3 avril 2024, le ministre informa Monsieur … du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers la Pologne sur base de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 12 (4) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 6 septembre 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 12(4) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Pologne qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 6 septembre 2023 et le rapport d’entretien Dublin III du 11 septembre 2023 sur votre demande de protection internationale. En mains également le courrier de votre mandataire du 15 janvier 2024.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale 2 En date du 6 septembre 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.

Il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que la Pologne vous a délivré un visa étudiant valable du 15 octobre 2021 au 14 avril 2022.

Selon vos déclarations vous auriez continué vos études en Pologne après le 14 avril 2022, ce qui laisse supposer que les autorités polonaises vous aient accordé par la suite un titre de séjour vous ayant donné le droit de rester sur le territoire polonais.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’État responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 11 septembre 2023.

Sur cette base, une demande de prise en charge a été adressée aux autorités polonaises en date du 6 novembre 2023, demande qui fut acceptée par lesdites autorités polonaises au titre de l’article 12(4) du règlement DIII le 9 novembre 2023, confirmant ainsi le doute sur l’existence de votre titre de séjour en Pologne.

2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

La responsabilité de la Pologne est acquise suivant l’article 12(4) du règlement DIII en ce que le demandeur est titulaire d’un ou de plusieurs titres de séjour périmés depuis moins de deux ans ou d’un ou plusieurs visas périmés depuis moins de six mois lui ayant effectivement permis d’entrer sur le territoire d’un État membre et que l’État membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale.

Un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’État normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert 3 En l’espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale, notamment de la vérification de votre passeport, que la Pologne vous a délivré un visa, valable du 15 octobre 2021 jusqu’au 14 avril 2022.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté la Turquie en avion le 1er novembre 2021 lorsque vous auriez pris un vol en direction de Varsovie/Pologne muni de votre visa étudiant polonais. Vous auriez séjourné à … et … du … 2021 jusqu’au … 2023. Lors de votre séjour en Pologne, vous auriez introduit une demande de permis de séjour. Cependant, vous avez déclaré lors de votre entretien DIII que celui-ci vous aurait été refusé.

Vous auriez alors quitté la Pologne sans introduire de demande de protection internationale car vous considérez qu’au vu des relations diplomatiques qu’entretiennent la Pologne et la Turquie, votre demande de protection internationale n’aurait pas abouti et que les autorités polonaises vous auraient fort probablement rapatrié en Turquie.

En outre, vous déclarez avoir subi du racisme, mais aussi des agressions verbales par des ressortissants polonais et par des ressortissants turcs vivant en Pologne. À la suite de ces événements, vous seriez alors parti en voiture pour le Luxembourg, où vous déclarez être arrivé le 3 septembre 2023.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 11 septembre 2023, vous n’avez pas fait mention d’éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Pologne qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que la Pologne est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après la Convention de Genève »), à la CEDH et à ta Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que la Pologne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que la Pologne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, la Pologne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture, de même que les conditions minimales d’accueil fixées dans la directive Accueil.

Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale 4à suspendre les transferts vers la Pologne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Pologne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.

Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Pologne, d’introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités polonaises ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes polonaises, notamment judiciaires.

Aussi, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l’application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.

Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers la Pologne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers la Pologne, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s’avère être nécessaire, la Direction générale de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers la Pologne en informant les autorités polonaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités polonaises n’ont pas été constatées. […] ».

Par courrier de son litismandataire du 9 avril 2024, réceptionné le surlendemain, 5Monsieur … fit introduire un recours gracieux à l’encontre de la décision ministérielle, précitée, du 3 avril 2024.

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 19 avril 2024, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de la susdite décision ministérielle du 3 avril 2024.

Etant donné que l’article 35 (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28 (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours principal en réformation introduit en l’espèce, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

Il n’y a, dès lors, pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.

Prétentions des parties A l’appui de son recours, le demandeur expose les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée.

Plus particulièrement, il explique qu’en raison des opérations des autorités turques visant le mouvement Gülen, son père aurait été arrêté à deux reprises et aurait perdu son emploi.

Il aurait lui-même subi des discriminations graves, aurait été exclu par la société et aurait été victime d’insultes, le demandeur précisant que ses pairs, accusés d’appartenance audit mouvement, risqueraient jusqu’à six ans de prison. Sous la pression et les menaces, il aurait été contraint de quitter la Turquie et se serait rendu en Pologne muni d’un visa délivré par les autorités polonaises, valable du 15 octobre 2021 au 14 avril 2022. Il aurait rapidement appris la langue polonaise et aurait suivi des cours d’ingénierie informatique en Pologne pendant un an.

Le 11 avril 2022, il aurait introduit auprès des autorités polonaises une demande d’octroi d’un permis de séjour temporaire, afin de suivre des études supérieures, demande qui aurait toutefois été rejetée par décision du 6 octobre 2022.

Suite à son opposition à cette décision, il aurait reçu une convocation de l’autorité polonaise compétente datée du 20 juin 2023. Il lui aurait été demandé dans ce contexte de fournir plusieurs documents avant le 14 juillet 2023, afin qu’une décision sur sa demande puisse être prise. Or, il n’aurait pas été en mesure de fournir les documents en question, de sorte que, convaincu qu’il ne remplirait pas les conditions légales requises pour se voir délivrer l’autorisation de séjour sollicitée, il aurait décidé de se rendre au Luxembourg, sans attendre l’éventuelle décision de refus des autorités polonaises.

Compte tenu (i) de discriminations raciales auxquelles il aurait été confronté lors de son séjour en Pologne, (ii) de déclarations négatives de ministres polonais à l’égard des réfugiés musulmans, (iii) d’expulsions de réfugiés biélorusses en 2021, (iv) du refus d’asile pour les membres du mouvement Gülen et (v) du développement des relations diplomatiques entre la Pologne et la Turquie, il aurait été contraint de quitter la Pologne pour se rendre au Luxembourg et y déposer une demande de protection internationale.

En droit, le demandeur conteste, en substance, la compétence des autorités polonaises 6pour connaître de sa demande de protection internationale, sur base de l’article 12 (4) du règlement Dublin III.

A cet égard, il réfute l’argumentation ministérielle selon laquelle, d’une part, il aurait continué ses études en Pologne après l’expiration de son visa en date du 14 avril 2022, ce qui laisserait supposer que les autorités polonaises lui auraient accordé par la suite un titre de séjour et, d’autre part, le fait que ces dernières auraient accepté sur base de l’article 12 (4) du règlement Dublin III la demande de prise en charge leur adressée par leurs homologues luxembourgeois confirmerait le doute sur l’existence, dans son chef, d’un titre de séjour en Pologne.

Il souligne, dans ce contexte, que la demande de prise en charge des autorités luxembourgeoises aurait été basée sur l’article 13 (2) du règlement Dublin III, et non pas sur l’article 12 (4) dudit règlement, de sorte qu’en réalité, le ministre n’aurait pas supposé qu’il aurait obtenu un titre de séjour en Pologne et que, dès lors, l’acceptation de ladite demande par les autorités polonaises ne saurait s’analyser en une confirmation d’une telle supposition.

En tout état de cause, le demandeur conteste qu’il aurait été titulaire en Pologne d’un ou de plusieurs titres de séjour périmés depuis moins de deux ans et souligne que la décision d’acceptation polonaise ne confirmerait en aucun cas la supposition du ministre selon laquelle il aurait obtenu un titre de séjour polonais. Il réitère, dans ce contexte, ses développements antérieurs ayant trait à la convocation lui adressée par les autorités polonaises suite à son opposition à la décision ayant refusé sa demande de permis de séjour et aux conditions y imposées, tout en soutenant que dans la mesure où il lui aurait été impossible de remplir ces conditions, il serait clair qu’il n’aurait pas été titulaire d’un titre de séjour en Pologne.

Ainsi, la supposition du ministre selon laquelle il aurait obtenu un titre de séjour polonais serait purement hypothétique et ne correspondrait pas à la réalité factuelle, la preuve d’un tel titre incombant à la seule partie gouvernementale.

Le demandeur continue, en expliquant qu’il aurait sollicité auprès des autorités polonaises la deuxième décision de refus de sa demande de titre de séjour. Il demande, dans ce contexte, au tribunal d’enjoindre à la partie étatique de s’enquérir auprès des autorités polonaises quant au sort de sa demande, tout en sollicitant l’autorisation de soumettre une preuve supplémentaire.

Il précise encore que la circonstance selon laquelle les étrangers ayant déposé une demande de titre de séjour en Pologne pourraient légalement y séjourner pendant la période d’attente, tel que cela ressortirait d’un document préparé par le gouvernement polonais qu’il verse à l’appui de son recours, n’entraînerait pas qu’il y aurait été titulaire d’un titre de séjour.

Ainsi, l’évaluation polonaise selon laquelle la responsabilité de la Pologne serait établie en vertu de l’article 12 (4) du règlement Dublin III serait erronée, le demandeur affirmant que les autorités polonaises auraient seulement accepté la demande leur adressée par le Luxembourg dans un esprit de bonnes relations interétatiques.

Par conséquent, étant donné qu’il n’aurait été titulaire que d’un visa périmé depuis plus de six mois, l’Etat responsable de sa demande de protection internationale serait le Luxembourg en application de l’article 12 (4), alinéa 2 du règlement Dublin III.

7A titre subsidiaire, si le tribunal était enclin à accepter la supposition du ministre selon laquelle il pourrait être considéré comme « titulaire d’un ou de plusieurs titres de séjour périmés depuis moins de deux ans » conformément à l’article 12 du règlement Dublin III, Monsieur … demande au tribunal de saisir la Cour de Justice de l’Union européenne, dénommée ci-après « la CJUE », de la question préjudicielle suivante, en application de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne :

« La situation d’une personne qui s’est vu refuser la délivrance d’un titre de séjour ou qui est en attente d’une réponse en Pologne peut-elle être assimilée à celle du titulaire d’un titre de séjour en vertu de l’article 12 du règlement Dublin III ? ».

En deuxième lieu, le demandeur estime que son transfert vers la Pologne violerait l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, dénommée ci-après « la CEDH », alors que dans cet Etat membre, une attitude très négative envers les immigrants, en particulier de confession musulmane, pourrait être observée, tel que cela ressortirait des déclarations de Mateusz Morawiecki, ayant dirigé le pays depuis les six dernières années, de même que de l’atmosphère hostile envers les immigrants musulmans incitée par le parlementaire Dominik Tarczynski.

Le demandeur ajoute que le gouvernement polonais rejetterait les demandes de protection internationale des adeptes du mouvement Gülen avec une approche politique et arbitraire, tel que cela ressortirait d’un article paru dans un quotidien pro-gouvernemental turc dénotant que les demandes de protection internationale de 16 Gülenistes sur un total de 54 auraient été refusées en Pologne, ce qui représenterait une proportion de 30 %. Or, si la Convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951, dénommée ci-après « la Convention de Genève », était dûment appliquée, toute personne identifiée comme Güleniste devrait « […] presque automatiquement […] » se voir accorder la protection internationale.

Dans ce contexte, le demandeur invoque encore un arrêt du 26 septembre 2023 de la Cour européenne des droits de l’Homme, dénommée ci-après « la CourEDH », dans une affaire Yalçinkaya, où la Grande Chambre aurait conclu que la condamnation pénale d’un enseignant considéré comme güleniste, expulsé de la fonction publique et emprisonné pour appartenance à une organisation terroriste, tel que ce serait le cas de son père, aurait violé le droit à un procès équitable ainsi que le principe « pas de peine sans loi » au sens de l’article 7 de la CEDH. Ce problème serait systémique et aurait conduit à plus de cent mille condamnations en Turquie.

Le demandeur en conclut qu’en Pologne, les particularités des situations des Gülenistes ne seraient pas dûment comprises et que leurs demandes de protection internationale n’y seraient pas dûment traitées, de sorte que le moindre doute y relatif aurait dû amener les autorités luxembourgeoises à ne pas le transférer en Pologne, pays qui ne pourrait pas être considéré comme un pays sûr pour les demandeurs d’asile musulmans, surtout pour ceux appartenant au mouvement Gülen, tel que ce serait son cas.

Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours.

S’agissant des contestations du demandeur quant à la compétence des autorités polonaises pour connaître de sa demande de protection internationale, en application de l’article 12 (4) du règlement Dublin III, le représentant étatique soutient que s’il est constant en cause que le visa de Monsieur … aurait été périmé depuis plus de six mois à la date de dépôt de sa 8demande de protection internationale au Luxembourg, il n’en resterait pas moins que le 11 avril 2022, ce dernier aurait déposé auprès des autorités polonaises une demande de permis de séjour temporaire pour la poursuite d’études supérieures, demande qui aurait été refusée par décision du 6 octobre 2022, laquelle aurait fait l’objet d’un recours de la part du demandeur. Suite à ce recours, la décision de refus du 6 octobre 2022 aurait été annulée dans son intégralité en date du 9 juin 2023 et l’affaire aurait été renvoyée pour réexamen à l’organe de première instance, qui aurait dû se prononcer quant à la demande de Monsieur … pour le 14 août 2023.

Cependant, le demandeur aurait quitté la Pologne le 3 septembre 2023, sans attendre la nouvelle décision à intervenir au sujet de sa demande de permis de séjour temporaire.

Ainsi, à l’heure actuelle, le demandeur n’aurait toujours pas connaissance de la teneur de la nouvelle décision des autorités polonaises quant à cette demande et resterait donc en défaut, non seulement d’établir qu’il n’aurait pas bénéficié d’un titre de séjour valable en Pologne, mais également qu’il aurait présenté une demande d’autorisation de séjour qui lui aurait été refusée et dans le cadre de laquelle il aurait bénéficié d’un titre de séjour ne rentrant pas dans le champ d’application de l’article 12 (4) du règlement Dublin III.

Or, le 9 novembre 2023, soit postérieurement à la susdite date limite du 14 août 2023, les autorités polonaises auraient accepté la demande de prise en charge de Monsieur … en se basant expressément sur l’article 12 (4), précité, du règlement Dublin III, malgré le fait que la demande leur adressée par les autorités luxembourgeoises auraient été fondée sur les dispositions de l’article 13 (2) du règlement Dublin III.

En renvoyant à un jugement du tribunal administratif du 19 mars 2024, portant le numéro 50093, le délégué du gouvernement conclut que la décision de transfert litigieuse serait a priori justifiée, tout en soulignant que le demandeur n’aurait pas présenté d’éléments qui seraient de nature à énerver le constat de la partie étatique, corroboré par plusieurs éléments de la cause, que sa situation rentrerait bien dans les prévisions de l’article 12 (4) du règlement Dublin III et que la question préjudicielle soulevée par le demandeur laisserait d’être concluante.

Toujours en se prévalant du susdit jugement du tribunal administratif du 19 mars 2024, le délégué du gouvernement conclut au rejet du moyen tiré de la violation de l’article 3 de la CEDH, en soutenant que le demandeur n’aurait pas rapporté la preuve de l’existence, en Pologne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demande de protection internationale, au sens de l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, et qu’il n’aurait pas non plus démontré que, compte tenu de sa situation personnelle, il serait exposé à un risque réel de subir, en cas de transfert en Pologne, des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte ».

Appréciation du tribunal En vertu de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de 9protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 12 (4) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est, en l’espèce, basé pour conclure à la responsabilité des autorités polonaises, dispose que : « Si le demandeur est seulement titulaire d’un ou de plusieurs titres de séjour périmés depuis moins de deux ans ou d’un ou de plusieurs visas périmés depuis moins de six mois lui ayant effectivement permis d’entrer sur le territoire d’un État membre, les paragraphes 1, 2 et 3 sont applicables aussi longtemps que le demandeur n’a pas quitté le territoire des États membres.

Lorsque le demandeur est titulaire d’un ou plusieurs titres de séjour périmés depuis plus de deux ans ou d’un ou plusieurs visas périmés depuis plus de six mois lui ayant effectivement permis d’entrer sur le territoire d’un État membre et s’il n’a pas quitté le territoire des États membres, l’État membre dans lequel la demande de protection internationale est introduite est responsable. ».

Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui qui a émis à l’égard du demandeur de protection internationale concerné un visa lui ayant permis d’entrer sur le territoire d’un Etat membre, périmé depuis moins de six mois, respectivement un titre de séjour périmé depuis moins de deux ans.

S’il ressort effectivement des éléments de la cause que le visa délivré au demandeur par les autorités polonaises est périmé depuis le 14 avril 2022, soit plus de 6 mois au jour de sa demande de protection internationale au Luxembourg, la simple contestation du demandeur d’avoir bénéficié d’un quelconque titre de séjour en Pologne ne saurait établir qu’il ne rentre dans aucun des critères du 1er alinéa de l’article 12 (4) du règlement Dublin.

En effet, en vertu du principe selon lequel les actes administratifs bénéficient de la présomption de légalité, il incombe au demandeur de rapporter la preuve de l’illégalité de l’acte faisant l’objet de son recours. Si le principe de loyauté impose que l’autorité administrative collabore à l’administration des preuves dès lors qu’elle en détient, il n’en reste pas moins que l’essentiel du fardeau de la preuve en droit administratif est porté par le demandeur.1 A cet égard, le tribunal relève qu’il est certes exact qu’il ressort des pièces versées en cause par le demandeur que le 6 octobre 2022, l’autorité compétente polonaise a refusé de faire droit à la demande de Monsieur … tendant à l’octroi d’un permis de séjour temporaire en vue de la poursuite d’études supérieures, introduite le 11 avril 2022.

Il n’en reste pas moins qu’il en ressort également (i) que le demandeur a introduit un recours à l’encontre de cette décision devant une instance supérieure, (ii) que ce recours a été couronné de succès, en ce que la décision initiale a été annulée dans son intégralité et que le dossier a été renvoyé devant l’organe de première instance pour réexamen et (iii) que le 20 juin 1 R. Ergec et F. Delaporte, Le contentieux administratif en droit luxembourgeois, Pas. adm. 2023, n° 25.

102023, ce dernier a adressé une convocation au demandeur, en l’invitant à verser un certain nombre de pièces, tout en précisant que la « […] la décision administrative concernant l’octroi d’un permis de séjour temporaire sur le territoire de la République de Pologne de [Monsieur …] sera prise au plus tard le 14.08.2023 […] ».

Or, le 9 novembre 2023, soit après l’expiration, en date du 14 août 2023, du délai de prise de décision indiqué dans la susdite convocation, les autorités polonaises ont expressément accepté de prendre en charge le demandeur sur base de l’article 12 (4) du règlement Dublin III, et non pas de l’article 13 (1) dudit règlement sur lequel reposait la demande afférente des autorités luxembourgeoises, ce qui est de nature à contredire la thèse du demandeur selon laquelle il n’aurait bénéficié d’aucun titre de séjour en Pologne.

Si le demandeur argumente, en substance, qu’il aurait été dans l’impossibilité de produire les pièces justificatives lui réclamées par les autorités polonaises à travers la susdite convocation du 20 juin 2023, de sorte que sa demande de permis de séjour aurait nécessairement été rejetée et que, dès lors, lesdites autorités auraient, à tort, accepté de le reprendre en charge sur base de l’article 12 (4) du règlement Dublin III, cette argumentation est néanmoins à rejeter, étant donné qu’elle repose sur de simples allégations non appuyées par un quelconque élément de preuve concret.

Si, aux termes du dispositif de la requête introductive d’instance, Monsieur … demande, dans ce contexte, au tribunal d’« […] d’enjoindre [à] la partie étatique [de] demander le sort [de son] dossier portant le numéro « … » […] auprès des autorités polonaises […] », il n’y a cependant pas lieu de faire droit à cette demande, étant donné qu’en l’absence d’une disposition légale spécifique, il n’est pas possible au tribunal, même s’il est saisi d’un recours au fond, de formuler des injonctions à l’encontre de l’administration.2 De même, il n’y a pas lieu de faire droit à la demande de Monsieur … de se voir autoriser à déposer des pièces supplémentaires, étant donné (i) qu’en vertu de l’article 8 (6) de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, aux termes duquel « Toute pièce versée après que le juge-rapporteur a commencé son rapport en audience publique est écartée des débats, sauf si le dépôt en est ordonné par le tribunal », les pièces sont à verser avant le rapport du magistrat rapporteur à l’audience, sauf exception dûment justifiée, (ii) qu’au moment du prononcé du présent jugement, le tribunal n’a pas été informé de l’existence d’une pièce complémentaire – telle que la réponse des autorités polonaises à la demande de Monsieur …, introduite seulement le 18 avril 2024, de se voir délivrer une copie authentique de la décision définitive rendue quant à sa demande de permis de séjour temporaire –, qui serait à la disposition du demandeur et dont le dépôt pourrait être ordonné et (iii) qu’en la présente matière, le tribunal est, en vertu de l’article 35 (4) de la loi du 18 décembre 2015, tenu de statuer dans un délai d’un mois à compter de l’introduction de la requête.

Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal arrive à la conclusion que le demandeur reste en défaut d’établir qu’il n’aurait pas bénéficié d’un titre de séjour en Pologne, tout comme il n’a pas rapporté la preuve qu’il n’y aurait disposé que d’un droit de séjour ne rentrant pas dans le champ d’application de l’article 12 (4) du règlement Dublin III et dont il aurait bénéficié en vertu de la législation polonaise pour la seule période de l’instruction de sa demande de permis de séjour, tel qu’il le soutient, en substance et de l’entendement du tribunal.

2 Trib. adm., 11 mars 2015, n° 33444 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n° 36 et les autres références y citées.

11 Dans ces circonstances, la question préjudicielle formulée par le demandeur laisse d’être concluante, de sorte qu’il n’y a pas lieu d’en saisir la CJUE.

Etant donné qu’il ressort des développements qui précèdent que le demandeur n’a pas rapporté la preuve que sa situation ne rentre pas dans les prévisions de l’article 12 (4), précité, du règlement Dublin III et que la demande de prise en charge du demandeur leur adressée par leurs homologues luxembourgeois a été acceptée sur base de cette dernière disposition de droit communautaire, le tribunal arrive à la conclusion que c’est a priori à bon droit qu’en application des dispositions combinées dudit article 12 (4) du règlement Dublin III et de l’article 28 (1), précité, de la loi du 18 décembre 2015, le ministre a décidé de transférer l’intéressé vers la Pologne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.

En ce qui concerne le moyen tiré une violation de l’article 3 de la CEDH, le tribunal précise que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17 (1), précité, du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

En l’espèce, le tribunal retient que par ses développements selon lesquels les demandes de protection internationale des adhérents du mouvement Gülen ne seraient systématiquement pas correctement analysées en Pologne, de sorte qu’un transfert vers la Pologne l’exposerait à des traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3 de la CEDH, le demandeur a, en substance, voulu se prévaloir de l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III pour faire valoir l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Pologne.

Ledit article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III prévoit ce qui suit : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».

Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.

12La situation visée par ledit article 3 (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé.3 A cet égard, le tribunal relève que la Pologne est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard4. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants5.

Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées6. Dans un arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile7, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.

Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la 3 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.

4 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner, Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.

5 Ibid., point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.

6 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

7 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.

13jurisprudence des juridictions administratives8, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE9, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 201710.

Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 201911 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3 (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine12. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant13.

En l’espèce, le demandeur se limite à mettre en exergue, dans ce contexte, des déclarations de deux acteurs politiques polonais, dont il n’est d’ailleurs pas établi en quelle mesure ces derniers auraient eu, respectivement auraient encore aujourd’hui une influence sur le traitement de sa demande de protection internationale, de sorte que ces éléments laissent d’être pertinents dans le cadre de la présente analyse. Il en va de même en ce qui concerne, le constat, relaté par la presse, selon lequel, sur 54 demandes de protection internationale basées sur une adhérence au mouvement Gülen, la Pologne en aurait rejeté 16 dans le cadre desquelles l’adhérence audit mouvement et une persécution y relative auraient laissé d’être prouvées, circonstance qui est, en effet, loin d’établir que toutes les demandes de protection internationale des adhérents au mouvement Gülen, respectivement présentées par des demandeurs de protection internationale de confession musulmane, seraient systématiquement refusées en Pologne.

Au regard du seuil de gravité fixé par la CJUE, ces éléments ne sont manifestement pas suffisants pour permettre de retenir, de manière générale, l’existence de défaillances systémiques en Pologne, à savoir que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale et le traitement des demandes de protection internationale y seraient caractérisés par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, 8 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.

9 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.

10 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.

11 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.

91.

12 Ibid., pt. 92.

13 Ibid., pt. 93.

14indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation contraire à l’article 4 de la Charte respectivement 3 de la CEDH.

Par ailleurs, le tribunal relève que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers la Pologne, voire une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, ci-après dénommé « l’UNHCR ». Le demandeur ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la Pologne de ressortissants turques dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile polonaise qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.

Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Pologne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.

Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable.14 Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte15, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant.16 Or, en l’espèce, il ne ressort pas des simples affirmations du demandeur que la Pologne, où il a cependant vécu et suivi des cours pendant presque deux ans, serait à ce point islamophobe qu’il y risquerait des traitements prohibés par l’article 4 de la Charte, respectivement 3 de la CEDH. Force est d’ailleurs de constater que le demandeur ne fait état d’aucun acte concret qu’il aurait subi en Pologne – hormis son affirmation vague lors de son entretien Dublin III selon laquelle il aurait été « […] verbalement harcelé par les Turcs et [P]olonais […] » – et il ne se dégage pas de son vécu, ni d’un quelconque autre élément soumis 14 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.

15 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.

16 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.

88.

15à l’appréciation du tribunal que ses conditions d’existence en Pologne auraient revêtu ou – après son transfert vers ce pays – revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient à qualifier de traitements inhumains ou dégradants au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.

Outre le fait qu’il n’a, ainsi, pas établi que, dans son cas précis, ses droits ne seraient pas garantis en cas de retour en Pologne, il n’a pas non plus prouvé que, de manière générale, les droits des demandeurs ou des bénéficiaires d’une protection internationale en Pologne ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que ceux-ci n’auraient en Pologne aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités polonaises en usant des voies de droit adéquates17.

Dans ce contexte, le tribunal rappelle que la Pologne est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève, ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, est censée en appliquer les dispositions.

En tout état de cause, en ce qui concerne les développements du demandeur par rapport aux risques de persécution qu’il subirait en cas de retour en Turquie, force est de relever que le demandeur ne fournit pas d’éléments de nature à démontrer que la Pologne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à son égard et faillirait dès lors à ses obligations internationales en le renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient sérieusement en danger ou encore qu’il risquerait d’être forcé de se rendre dans un tel pays.

De plus, il ne se dégage pas des éléments produits par le demandeur que si les autorités polonaises devaient néanmoins décider de le rapatrier en violation des articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte et 33 de la Convention de Genève, alors même qu’il serait exposé dans son pays d’origine à un risque concret et grave pour sa vie, il ne lui serait pas possible de faire valoir ses droits directement auprès des autorités polonaises en usant des voies de droit adéquates.

Au vu des développements faits ci-avant, il n’est pas établi que compte tenu de sa situation personnelle, le demandeur serait exposé à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, en cas de transfert vers la Pologne, nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, dans ce pays, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3 (2) du règlement Dublin III.

Eu égard aux considérations qui précèdent, l’argumentation du demandeur ayant trait à l’existence, dans son chef, d’un risque de subir des traitements inhumains et dégradants au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, en cas de transfert vers la Pologne, est à rejeter dans son ensemble.

Il suit de l’ensemble des développements qui précèdent que le recours sous examen est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.

Par ces motifs, 17 Voir, pour les demandeurs de protection internationale : article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.

16 le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours principal en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;

condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 6 mai 2024 par :

Daniel Weber, vice-président, Michèle Stoffel, vice-président, Michel Thai, juge, en présence du greffier Luana Poiani.

s. Luana Poiani s. Daniel Weber Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 6 mai 2024 Le greffier du tribunal administratif 17


Synthèse
Formation : Première chambre
Numéro d'arrêt : 50351
Date de la décision : 06/05/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 12/05/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2024-05-06;50351 ?

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