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05/01/2022 | FRANCE | N°20/003791

France | France, Cour d'appel de riom, Co, 05 janvier 2022, 20/003791


COUR D'APPEL
DE [Localité 5]
Troisième chambre civile et commerciale

ARRET No

DU : 05 Janvier 2022

No RG 20/00379 - No Portalis DBVU-V-B7E-FL66
FK
Arrêt rendu le cinq Janvier deux mille vingt deux

Sur APPEL d'une décision rendue le 6 février 2020 par le Tribunal de commerce de CLERMONT-FERRAND (RG no 2018 008724)

COMPOSITION DE LA COUR lors des débats et du délibéré :
Madame Anne-Laurence CHALBOS, Président
Madame Virginie DUFAYET, Conseiller
M. François KHEITMI, Magistrat Honoraire

En présence de : Mme Christine VIAL,

Greffier, lors de l'appel des causes et du prononcé

ENTRE :

La société FOREVER anciennement dénommée SARL FOREVER
...

COUR D'APPEL
DE [Localité 5]
Troisième chambre civile et commerciale

ARRET No

DU : 05 Janvier 2022

No RG 20/00379 - No Portalis DBVU-V-B7E-FL66
FK
Arrêt rendu le cinq Janvier deux mille vingt deux

Sur APPEL d'une décision rendue le 6 février 2020 par le Tribunal de commerce de CLERMONT-FERRAND (RG no 2018 008724)

COMPOSITION DE LA COUR lors des débats et du délibéré :
Madame Anne-Laurence CHALBOS, Président
Madame Virginie DUFAYET, Conseiller
M. François KHEITMI, Magistrat Honoraire

En présence de : Mme Christine VIAL, Greffier, lors de l'appel des causes et du prononcé

ENTRE :

La société FOREVER anciennement dénommée SARL FOREVER
SAS immatriculée au RCS de La Rochelle sous le no 398 755 439 00013
[Adresse 3]
[Localité 1]

Représentants : sla SELARL LEXAVOUE, avocats au barreau de CLERMONT-FERRAND (postulant) et la SCP GARRIGUES ASSOCIES, avocats au barreau de LA ROCHELLE-ROCHEFORT (plaidant)

APPELANTE

ET :

La société LAMAZERE GESTION PRIVEE
SAS à associé unique immatriculée au RCS de Clermont-Ferrand sous le no 802 921 759 00022
[Adresse 4]
[Localité 2]
Représentants : Me Sébastien RAHON, avocat au barreau de CLERMONT-FERRAND (postulant) et la SELARL Ambroise de PRADEL de LAMAZE, avocats au barreau de PARIS (plaidant)

INTIMÉE

DEBATS : A l'audience publique du 03 Novembre 2021 Monsieur [C] a fait le rapport oral de l'affaire, avant les plaidoiries, conformément aux dispositions de l'article 785 du CPC. La Cour a mis l'affaire en délibéré au 05 Janvier 2022.

ARRET :
Prononcé publiquement le 05 Janvier 2022, par mise à disposition au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile ;
Signé par Madame Anne-Laurence CHALBOS, Président, et par Mme Christine VIAL, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

Exposé du litige :

Suivant un mandat de gestion établi sous seing privé le 7 mai 2015, la SARL Forever, ayant pour objet social entre autres l'acquisition, la gestion en commun de valeurs mobilières et de parts d'intérêts dans toute société commerciale ou civile, a donné pouvoir à la SAS [V] Gestion Privée (la SAS [V]) de gérer en son nom et pour son compte les avoirs en espèces et instruments financiers que la société mandante déposerait sur un compte spécial, ouvert à son nom auprès d'un établissement bancaire. Le mandat comportait entre autres l'autorisation donnée au mandataire d'acheter et de vendre divers instruments financiers.

Le même jour 7 mai 2015, la société mandante, sous la signature de son gérant M. [U] [E], a établi un « Questionnaire entrée en relation et connaissance des clients », dans lequel elle se déclarait débutante en matière de gestion de divers instruments financiers, indiquait d'autre part qu'elle accepterait, en cas de chute des marchés de 25 %, un niveau de moins-value compris entre 0 et 5 %, et un risque de niveau 1, défini comme suit : « Je privilégie les placements prudents, avec des perspectives de gains faibles mais réguliers et des risques de pertes minimes y compris à court terme ». Ce questionnaire portait, outre le cachet commercial de la mandante et de la mandataire, ceux d'une SAS ID Patrimoine, désignée comme « apporteur ou distributeur ».

En exécution du mandat, la SAS [V] a fait l'acquisition le 28 mai 2015, au nom de la SARL Forever, de titres obligataires émis par sept sociétés, pour un montant total d' environ 738 000 euros.

Au cours des mois suivants, le portefeuille d'obligations acquis pour le compte de la SARL Forever a perdu de sa valeur, à cause en particulier des difficultés rencontrées par deux des sociétés émettrices, les sociétés Abengoa et CGG.

Un litige s'est élevé entre les sociétés Forever et [V], la société mandante reprochant à la mandataire d'avoir commis des fautes en acquérant des titres qui comportaient des risques élevés, malgré le questionnaire dans lequel elle indiquait sa préférence pour des placements sûrs ; la SAS [V], dans une lettre de son avocat du 27 juin 2017, a fait connaître à la société mandante qu'en raison de la perte de confiance de celle-ci, elle dénonçait le mandat de gestion qu'elle lui avait confié. La société mandante ayant d'ailleurs fait part à la SAS [V] de son intention d'engager une procédure de médiation auprès de l'autorité des marchés financiers, la SAS [V] lui a répondu, le 16 octobre 2017, qu'elle ne souhaitait pas donner suite à cette demande de médiation.

Le 13 novembre 2018, la SARL Forever a fait assigner la SAS [V] devant le tribunal de commerce de Clermont-Ferrand, pour obtenir paiement des sommes principales de 160 445,65 euros en réparation de la perte des capitaux investis, de 38 419 euros pour la perte des gains espérés, et de 20 000 euros pour le préjudice moral.

Le tribunal de commerce, suivant jugement contradictoire du 6 février 2020, a débouté la SARL Forever de toutes ses demandes, et l'a condamnée à payer la SAS [V] 8 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.

Le tribunal a notamment énoncé, dans les motifs du jugement, que, bien que la SARL Forever ait opté dans le questionnaire susdit pour un niveau de risque 1, avec des placements prudents, elle s'était en revanche déclarée, dans les conditions particulières du mandat, favorable à l'acquisition d'un portefeuille diversifié, qui comportait un risque de perte en capital, qu'il y avait lieu de faire prévaloir ces dispositions contractuelles sur les termes du questionnaire, qu'au surplus le gérant de la SARL Forever M. [E] n'était pas un investisseur néophyte et avait été suffisamment informé et alerté sur les risques attachés aux placements faits au nom de sa société, et que la SAS [V] n'avait pas manqué à son devoir de prudence ou à son obligation d'information et de mise en garde.

Par déclaration reçue au greffe de la cour le 25 février 2020, la SAS Forever, venant aux droits de la SARL Forever a interjeté appel de ce jugement.

La société appelante demande à la cour de réformer le jugement, et de condamner la SAS [V] à lui payer les sommes de 160 445,65 et 20 000 euros, qu'elle demandait en première instance pour la perte du capital investi et pour le préjudice moral, outre la somme de 19 209 euros au titre de la perte de chance de percevoir les gains escomptés, et une somme de 10 292,22 en restitution des frais de gestion.

La SAS Forever invoque les règles générales applicables aux mandats, et les articles L. 533-1 et -13 du code monétaire et financier, qui obligent les prestataires de services d'investissement à agir d'une manière honnête et professionnelle en servant au mieux les intérêts de leurs clients, et à s'enquérir auprès d'eux de leur connaissance et de leur expérience en la matière, afin de pouvoir leur recommander les instruments financiers adaptés à leur situation. Elle reproche à la SAS [V] d'avoir manqué à ses obligations, en acquérant en son nom un portefeuille d'obligations qui comportait des risques élevés, alors qu'elle s'était déclarée dans le questionnaire comme un investisseur débutant, qui recherchait des placements sûrs : la SAS [V] a choisi des placements en nombre limité, et a porté ce choix sur des titres émis par des sociétés faisant l'objet de notations défavorables, de la part notamment de l'agence Standard et Poor's, aggravant ainsi les risques de perte du capital.

La SAS Forever reproche à la SAS [V] d'avoir commis d'autres fautes en cours de vie du mandat, en lui faisant des propositions de réinvestissement hasardeuses, non motivées, et parfois sans lui laisser un temps de réflexion suffisant. Elle fait valoir que cette société engage sa responsabilité contractuelle en application de l'article 1147 ancien du code civil, et se doit de réparer les préjudices qui sont résultés de l'ensemble de ces fautes : perte partielle du capital investi, qui a porté sur 77,2 % des sommes investies dans les titres Abengoa et CGG ; préjudice moral, tenant à l'impréparation au risque ; perte de chance d'obtenir les gains périodiques espérés de l'opération ; et frais de gestion (rémunération de la société mandataire), qu'elle a exposés sans résultat.

La SAS [V] conclut à la confirmation du jugement. Elle fait valoir principalement que M. [E], gérant de la SAS Forever, et M. [H] [V] qui dirige aujourd'hui la SAS [V], se connaissent de longue date, dès avant la conclusion du mandat en cause, et qu'ils ont eu l'occasion lors de ces relations anciennes, concernant un établissement d'enseignement situé à [Localité 1] dont la SARL Forever était l'expert-comptable, de s'entretenir des différents placements, dont les placements en obligations ; que la SARL Forever, dont l'objet social a été modifié en avril 2015 pour y adjoindre l'activité de gestion de portefeuilles de titres et de participations, n'est pas une profane en matière d'investissements, comme elle le prétend et comme elle l'a déclaré dans le questionnaire établi par son gérant : cette société contrôle, au travers une SARL Opus Développement, la SAS ID Patrimoine, qui a pour objet le conseil en gestion de patrimoine et en investissement financier, et qui est intervenue en qualité d'intermédiaire entre la SAS [V] et la SARL Forever, en apportant son conseil à celle-ci lors de la conclusion et de l'exécution du mandat, moyennant la rétrocession d'une partie des honoraires.
La SAS [V] précise que la conclusion du mandat de gestion en litige a été précédée de nombreux travaux préparatoires, avec l'établissement de plusieurs propositions successives, et que lors de ces travaux la SARL Forever, en la personne de son dirigeant, a exprimé à plusieurs reprises son intention d'obtenir un rendement élevé de ses placements obligataires, tout en étant informée du risque lié à de tels placements : ce choix ressort, selon la SAS [V], des échanges intervenus entre les deux sociétés, avant qu'elles concluent le mandat du 7 mai 2015.

La société intimée fait ensuite valoir l'absence de caractère contractuel du questionnaire, dont la signature ne constitue pas une obligation, et qui a pour objet de vérifier la réalité des échanges intervenus entre les parties ; elle souligne que le classement d'un client dans une catégorie, qui porte sur son degré d'information et d'expérience, est indépendant des risques qu'il choisit de prendre, un client profane pouvant ainsi décider des placements en actions. La SAS [V] se prévaut du mandat, seul document contractuel, et dans lequel la SARL Forever a explicitement opté pour la constitution d'un portefeuille obligataire diversifié, à des fins de rendement et avec un risque sur le capital.

Elle conteste avoir pris des risques inconsidérés en proposant d'acquérir des obligations Abengoa et CGG, souligne le caractère complexe et aléatoire de la gestion obligataire, précise que la SAS Forever passe sous silence les gains importants qu'elle a réalisés avec les cinq autres lignes d'obligations qu'elle lui a fait souscrire, et souligne qu'elle aurait pu améliorer les résultats d'ensemble si elle n'avait pas refusé de suivre, en cours d'exécution du mandat, certains conseils qu'elle lui a donnés.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 9 septembre 2021.

Il est renvoyé, pour l'exposé complet des demandes et observations des parties, à leurs dernières conclusions déposées devant la cour le 25 mai et le 24 août 2020.

Motifs de la décision :

Selon l'article L. 533-1 du code monétaire et financier, les prestataires de services d'investissement agissent d'une manière honnête, loyale et professionnelle, qui favorise l'intégrité du marché ; et selon l'article L. 533-13 du même code, pris dans sa rédaction en vigueur à la date du mandat de gestion en litige, les prestataires de services d'investissement, en vue de fournir le service de conseil en investissement ou celui de gestion de portefeuille pour le compte de tiers, s'enquièrent auprès de leurs clients, notamment leurs clients potentiels, de leurs connaissances et de leur expérience en matière d'investissement, ainsi que de leur situation financière et de leurs objectifs d'investissement, de manière à pouvoir leur recommander les instruments financiers adaptés, ou gérer leur portefeuille de manière adaptée à leur situation.

L'obligation faite à chaque investisseur, dans ce dernier article, de s'enquérir des connaissances, de l'expérience et des objectifs de son client, a pour objet d'instituer un échange entre eux, de telle sorte que l'investisseur soit informé du degré d'aptitude du client à maîtriser la portée de ses engagements en termes de risque et de profit, qu'il soit informé en outre des objectifs du client, et qu'il se trouve en mesure de le conseiller au mieux de ses intérêts. Cette obligation n'est pas soumise une forme ou à des modalités particulières, que ce soit par le code monétaire et financier, ou par le Règlement général de l'Autorité des marchés financiers, pris dans sa version applicable à la date des faits en litige ; l'usage de faire renseigner par le client un questionnaire, qui constitue l'une des formes de remplir cette obligation, n'est pas en lui-même obligatoire, et le questionnaire n'est pas, en vertu de la loi et sauf convention contraire, un acte contractuel.

Le « Questionnaire d'entrée en relation et connaissance des clients », que la SARL Forever a établi sous la signature de son gérant le 7 mai 2015, énonce entre autres que cette société se qualifiait de « débutante » en matière d'instruments financiers (la case « débutant » a été cochée en page 3 sur toutes les mentions relatives à sa compétence en matière de différents produits financiers), qu'elle n'accepterait, en cas de « chute des marchés internationaux » de 25 %, qu'une moins-value des ses investissements située entre 0 et – 5 % (niveau de perte le plus faible prévu dans le questionnaire), et qu'elle privilégiait « les placements prudents, avec des perspectives de gains faibles mais réguliers et des risques de pertes minimes y compris à court terme », soit le risque de niveau 1, le moins élevé parmi les trois niveaux mentionnés.

La SAS Forever invoque spécialement une mention pré-imprimée du questionnaire, contenue dans le dernier paragraphe : « Je reconnais que le présent questionnaire avec les renseignements et les déclarations qu'il comporte est un document contractuel ». Elle se fonde sur cette mention pour faire valoir que le questionnaire, au-delà d'un simple document d'information, constituait un document de nature contractuelle, qui obligeait la SAS [V] à se conformer aux options qu'elle y avait exprimées. Cependant la portée de cette mention apparaît équivoque, puisqu'elle fait référence aux « renseignements et déclarations » de la société cliente, et que les parties avaient établi le même jour un acte contractuel distinct défini comme tel : le mandat de gestion ; la mention en litige doit être interprétée à la lumière des phrases suivantes du questionnaire : « Je certifie que les informations fournies dans le présent questionnaire sont exactes, sincères et complètes et correspondent à ma situation actuelle. Je m'engage à signaler toute modification de ces informations. Je reconnais avoir reçu toute information utile, notamment sur les risques encourus, pour me permettre d'apprécier les caractéristiques des opérations dont j'envisage la réalisation ». Il en résulte que la mention litigieuse, selon laquelle le client reconnaissait que le questionnaire était un document contractuel, doit être comprise en ce sens que la société cliente s'obligeait à faire, dans le questionnaire, des déclarations loyales et sincères, et qu'elle reconnaissait avoir été informée sur les risques encourus ; cette mention n'obligeait pas la société prestataire en investissements à suivre les options exprimées dans le même questionnaire, si la société cliente se déclarait par ailleurs favorable à d'autres options.

Le tribunal de commerce a donc justement énoncé que seul le mandat de gestion constituait un document contractuel, fixant les objectifs de la société cliente ; ce mandat indiquait d'une part, en son article 4 intitulé « Objectifs » : « le mandant détermine ses objectifs de placement et de performance à partir des informations qui lui sont fournies par le mandataire et en fonction du niveau de risque accepté, et les précise dans les Conditions particulières, notamment par le choix d'un profil de gestion ». Dans les Conditions particulières du mandat en cause, les parties ont omis de cocher l'une des cases prévues, servant à préciser si la société mandante se présentait elle-même comme un investisseur qualifié ou non qualifié (page 6 de l'acte de mandat) ; la page 7 des Conditions générales rappelle que les parties ont eu un « entretien de prise de connaissance [?] de [la] situation personnelle, familiale, patrimoniale et financière » du mandant, et que cet entretien avait été formalisé par un questionnaire de renseignement, puis elle énonce dans un tableau les « différents profils d'investisseur », selon le degré de connaissances financières et de tolérance au risque » du mandant, faible, moyenne ou forte.

En page 8, le gérant de la SARL Forever a coché une case intitulée « Portefeuille obligataire diversifié », qui définissait son « objectif d'investissement » comme il suit : « Ce type de mandat s'adresse au client souhaitant obtenir un rendement de leur [sic] portefeuille en acceptant un risque en capital. Essentiellement exposé sur des titres obligataires, d'autres actifs financiers pouvant offrir des revenus comme des obligations convertibles ou certaines actions pourront être investis à la marge. L'objectif de gestion est basé sur une recherche active et diversifiée des revenus. L'épargnant accepte la perte d'un capital qui peut résulter essentiellement d'un risque de sensibilité obligataire ou de défaillance d'un émetteur, mais aussi un risque action le cas échéant ».

Par cette clause d'objectifs, contenue dans le seul acte formant la loi des parties, la SARL Forever a sans équivoque opté pour des placements certes obligataires pour la plupart, mais comportant un risque de perte en capital, en contrepartie du rendement recherché.

Au surplus, la SARL Forever possédait de fait, en dépit de sa déclaration contenue dans le questionnaire, une certaine expérience en matière d'investissements : elle détenait 25 % du capital d'une SARL Opus Développement, fondée en avril 2004, et qui avait pour objet entre autre « la gestion de participations » (pièces no 8 et 9 de la SAS [V]) ; et la SARL Opus Développement détenait elle-même 34 % des parts de la société ID Patrimoine, créée en juin 2004, et ayant pour objet en premier lieu le conseil en gestion de patrimoine (pièce no 10). D'autre part, la SAS Forever ne conteste pas les affirmations de la SAS [V], sur les relations ayant existé entre les gérants des deux sociétés, MM. [U] [E] et [H] [V], « bien avant » la négociation du mandat de gestion en cause : alors que la SARL Forever traitait la comptabilité d'une école d'ingénieurs de [Localité 1], son gérant M. [E], ayant constaté que la trésorerie de cette école n'était pas placée de manière satisfaisante, avait sollicité M. [V] pour qu'il lui fasse des propositions de placements obligataires ; M. [V] s'était déplacé à [Localité 1] pour présenter aux dirigeants de l'école d'ingénieurs les différents types de placements obligataires, et il avait fait cette présentation lors d'une « longue réunion » à laquelle assistait M. [E], qui a donc été informé, à cette occasion, des modalités de fonctionnement du marché obligataire, et du « couple rendement/risque ».

La société appelante n'est donc pas fondée à reprocher à la SAS [V] d'avoir manqué à ses obligations, en acquérant en son nom des obligations qui comportaient un risque, alors qu'elle s'était présentée dans le questionnaire comme un investisseur débutant, n'acceptant que des risques de niveau 1 : le questionnaire n'avait qu'une valeur d'information, et la SARL Forever, en choisissant dans le mandat un type de placement qui comportait des risques élevés, en contrepartie d'une possibilité de rendement élevée elle aussi, s'est engagée sans équivoque et expressément pour ce type de placements, quelles qu'aient été ses déclarations faites dans le questionnaire.

Dans ce même questionnaire d'ailleurs, la SARL Forever avait déclaré que le montant total de ses « actifs professionnels » s'établissait à 2 600 000 euros environ, qu'elle envisageait d'investir par l'intermédiaire de la SAS [V] une somme de 750 000 euros, soit moins d'un tiers de ses actifs, et que ce placement avait pour but de lui procurer des « revenus complémentaires », ce qui souligne que la société a su diversifier ses placements, et qu'elle poursuivait un objectif de rendement assez rapide pour ceux opérés par l'intermédiaire de la SAS [V], au contraire le cas échéant d'autres placements opérés pour le surplus de ses capitaux.

La SAS [V] a soumis à la SARL Forever plusieurs propositions ou études successives, avant que la société mandante décide de son investissement, et avant même la signature du mandat : le 18 puis le 24 février, le 2, le 3 et le 9 avril 2015 (pièces no 14 à 18 de la société intimée) ; les messages échangés entre les parties laissent apparaître que la SAS [V] a modifié ses propositions pour satisfaire aux souhaits de la SARL Forever ; chacune des propositions rappelait d'ailleurs l'existence d'un risque de défaut, pour environ 5 % des émissions. À l'issue de ces échanges, la SARL Forever a viré le 28 mai 2015 la somme de 750 000 euros sur le compte prévu à cet effet, et la SAS [V] a acquis en son nom, au cours du mois de juin 2015 et pour un prix total de 737 778,80 euros, les obligations émises par les sept sociétés choisies par les parties (relevé de compte, pièce no 6 de la SAS Forever).

Les discussions qui se sont poursuivies plusieurs semaines entre les deux sociétés, sur la constitution du portefeuille, révèlent que leur décision a été précédée d'une réflexion et d'une discussions prolongées, et qui ont impliqué aussi une société tierce, la société ID Patrimoine, partenaire de la SARL Forever, et dont la raison sociale apparaît sur les différentes propositions.
La SAS Forever reproche à la SAS [V] d'avoir choisi des placements trop peu nombreux, ce qui a eu pour effet de concentrer les risques, et d'avoir sélectionné des obligations qualifiées de spéculatives et notées B par les agences de notation, en particulier les obligations émises par la société Abengoa. La société appelante ne produit cependant aucun avis qualifié, critiquant les choix initiaux faits en son nom par la société intimée : elle se limite à citer, en pages 7 et 8 de ses conclusions, des critiques qu'auraient exprimées des professionnels des placements obligataires, notamment sur l'insuffisance du nombre de « lignes », mais ne verse pas aux débats l'avis ou le diagnostic écrit de ces professionnels. Par ailleurs le caractère spéculatif de certaines des obligations ne peut être imputé à faute à la SAS [V], puisqu'il correspond aux souhaits de son mandant, contenus dans le mandat de gestion.

Les pertes ne sont d'ailleurs apparues que pour deux séries d'obligations : celles émises par les sociétés Abengoa et CGG ; et selon les pièces produites par les deux parties, les difficultés de la société Abengoa se sont manifestées courant juillet 2015, avec la chute du cours des titres de cette société, illustrée par un graphique présenté par la SAS [V] ; ces difficultés se sont confirmées en novembre 2015, lorsque la société Abengoa a annoncé qu'elle allait « incessamment entrer en pré-dépôt de bilan », après qu'un autre investisseur ait « renoncé à prendre 28 % de son capital, comme il s'y était engagé début novembre [2015] » : cf. le magazine « Les Echos » du 26 novembre 2015, pièce no 15 de la SAS Forever. Il n'apparaît pas en revanche qu'en juin 2015, au moment ou la SAS [V] a fait l'acquisition d'obligations Abengoa, celle-ci comportait des risques anormaux, décelables par les investisseurs.

La SAS Forever ne fait pas non plus état d'éléments d'information particulièrement défavorables sur la société CGG, publiés au plus tard en juin 2015 mois de constitution du capital, et qui auraient dû inciter la SAS [V] à une prudence particulière à l'égard des titres émis par cette société.

Et il est à relever que, selon une cotation du 30 juin 2015 que produit la SAS Forever, la cote des sociétés CGG et Abengoa n'était pas moins favorable que celle d'autres sociétés comprises dans le portefeuille en cause (les sociétés Bombardier, Picard et Zagrebacki), et pour lesquelles la SAS Forever ne fait état d'aucune perte (cf. pièce no 18 de la société appelante) ; il n'apparaît donc pas que les titres CGG et Abengoa aient comporté de risque anormal, au vu des informations publiées à la date de la constitution du portefeuille, et en considération des instructions données par la société mandante.

Ces éléments ne permettent pas de constater que la SAS [V] ait manqué à son obligation d'exécuter le mandat de manière loyale, honnête et professionnelle, au moment des investissements initiaux : elle pouvait et devait, conformément au mandat, proposer à la société mandante de choisir des obligations comportant une chance de gain élevé, en corrélation avec un risque de perte en capital, risque dont la société mandante était pleinement informée.

La SAS Forever reproche ensuite à la SAS [V] d'avoir commis des fautes après l'acquisition initiale, en lui faisant, après la baisse des cours constatée en cours de vie du mandat, des propositions de réinvestissements inappropriées, et surtout sans lui laisser le temps de réflexion nécessaire, et sans lui donner d'explications. La société appelante critique des opérations ou des échanges intervenus en mai 2016, le 6 octobre 2016 et le 12 janvier 2017.

Le 13 mai 2016, à la suite du remboursement anticipé de la ligne obligataire Financière Gaillon, la SAS [V] a proposé à la société mandante soit de réinvestir les fonds disponibles dans trois lignes de titres qu'elle lui suggérait « par exemple », ou soit de lui verser les liquidités ; la SARL Forever a opté pour cette dernière solution, sans demander d'autre explication ; les échanges entre les deux parties se sont déroulés pendant plusieurs jours ; ces circonstances ne révèlent aucune faute, et notamment aucune précipitation ou erreur fautive de la SAS [V] (pièces no 59 et 60 de la société intimée).
Le 6 octobre 2016, la SAS [V] a fait connaître par message à la SAS Forever que « dans le cadre de la restructuration d'Abengoa, [elle avait] reçu ce jour même une opération sur titre à laquelle il [fallait] répondre » de préférence avant le lendemain 7 octobre 2016 à 12 heures ; dans le même message, la société mandataire précisait que le dossier était d'une telle complexité que 17 options étaient disponibles, et qu'après étude de ces options elle privilégiait deux d'entre elles, dont elle présentait la teneur : les options 3 et 9 ; le gérant de la SARL Forever, dans un message en réponse du même jour 6 octobre 2016, tout en se déclarant « abasourdi » par le mode d'information et par la « précipitation » de la société adverse, s'est exprimé en faveur de l'une des deux options proposées (l'option 9). Faisant suite à cette réponse, et à une demande d'explications de la société ID Patrimoine, la SAS [V], dans un nouveau message du 7 octobre 2016 à 10 h. 18, a rappelé le court délai de réponse, et a donné diverses explications sur les 17 options proposées, ainsi que les motifs qui l'inclinaient à retenir de préférence deux d'entre elles (pièce no 29 de la SAS Forever).

Ainsi que le fait valoir la SAS [V], celle-ci a réagi de manière appropriée au regard du délai très bref qui lui était imposé, en invitant la société mandante à lui donner une réponse rapide, et en lui présentant ensuite des explications suffisantes pour qu'elle prenne une décision dans le temps qui lui était imparti.

Le 12 janvier 2017 enfin, la SAS [V] a proposé à la SAS Forever de vendre les obligations de la société CGG, et de réinvestir les capitaux dans d'autres obligations qu'elle lui présentait, en exprimant sa préférence pour celles de la société Rallye ; la société ID Patrimoine lui a répondu, par un message du 19 janvier 2017, qu'après des échanges qu'elle avait eus avec M. [E], il avait été décidé de ne pas donner suite à cette proposition de vendre les obligations CGG (pièce no 40 de la SAS Forever). La société appelante reproche à la SAS [V] de ne pas lui avoir donné d'explication suffisante sur sa proposition, et notamment sur sa préférence pour les titres de la société Rallye, et sur le détail de l'opération de réinvestissement qu'elle lui proposait. Cependant le message de la SAS Forever du 12 janvier 2017 énonce les motifs pour lesquels la société mandataire se proposait de vendre les obligations CGG, et ceux qui l'incitaient à présenter quatre autres séries d'obligations pour y réinvestir les fonds, avec les caractéristiques et les points forts et faibles de chacune d'elles, en précisant qu'elle restait à la disposition de la SAS Forever. Celle-ci ayant décidé de refuser de vendre les titres CGG, sans demander d'autre explication à la SAS [V], il apparaît que celle-ci n'a pas non plus manqué, lors de cet échange du 17 janvier 2017, à ses obligations envers la société mandante.

Aucune faute n' est donc non plus établie, contre la SAS [V], pour l'exécution de son mandat postérieurement à la constitution du portefeuille en juin 2015.

Au surplus, et même si une ou plusieurs fautes se trouvaient établies à l'encontre de la SAS [V], sa responsabilité ne serait engagée, et ne l'obligerait à réparation envers la SAS Forever, qu'à charge pour celle-ci de rapporter la preuve d'un préjudice, provoqué par les fautes adverses ; or la SAS Forever se limite à faire état, sur son principal préjudice allégué (la perte partielle du capital investi), de la perte de valeur des seuls titres Abengoa et CGG entre la date de leur acquisition et la révocation du mandat en septembre 2017, faisant ainsi abstraction de l'évolution de valeur des cinq autres séries de titres achetés en juin 2015, alors que les résultats de placements effectués dans une période donnée doivent être considérés de manière globale, par la balance entre pertes et gains ; les éléments partiels produits par la société appelante, dès lors qu'ils ne mentionnent que les pertes subis sur certains titres, en omettant les gains qu'elle a pu obtenir sur les autres titres, ne permettent pas à la cour de constater que les opérations en cause aient provoqué dans leur ensemble une perte nette de capital pour la SAS Forever. Cette société ne justifie donc pas d'un préjudice, en relation avec les fautes qu'elle reproche à la SAS [V].

Le jugement sera confirmé, en ce qu'il a rejeté toutes les demandes de la SAS Forever, et l'a condamnée aux dépens. Il sera réformé en revanche sur le montant de la condamnation au titre des frais irrépétibles, qui sera réduite, en équité, à la somme de 3 000 euros ; une somme supplémentaire de 3 000 euros sera allouée au même titre à la SAS [V], pour les frais exposés en cause d'appel.

PAR CES MOTIFS :

Statuant après en avoir délibéré, publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort ;

Confirme le jugement déféré, sauf en ce qu'il a condamné la SARL Forever à payer une somme de 8 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile ;

Statuant à nouveau de ce chef,

Condamne la SAS Forever à payer la SAS [V] Gestion Privée à payer une somme de 3 000 euros pour les frais de procédure irrépétibles exposés en première instance ;

Condamne la SAS Forever à payer à la SAS [V] une somme supplémentaire de 3 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens d'appel, et accorde à Me Sébastien Rahon, Avocat, le bénéfice des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile ;

Rejette le surplus des demandes.

Le greffier, Le président,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de riom
Formation : Co
Numéro d'arrêt : 20/003791
Date de la décision : 05/01/2022
Sens de l'arrêt : Infirme partiellement, réforme ou modifie certaines dispositions de la décision déférée

Références :

Décision attaquée : DECISION (type)


Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel.riom;arret;2022-01-05;20.003791 ?
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